Le monde a déjà connu plusieurs révolutions technologiques, notamment avec la robotisation des usines, mais aujourd’hui, les “cols bleus” ne sont plus les seuls menacés par ces nouveautés, les “cols blancs” aussi.
Exactement. La grande nouveauté, c’est que l’on ne parle plus de l’automatisation des tâches physiques comme c’était le cas dans les usines, mais de l’automatisation des tâches intellectuelles. On n’est plus dans la robotisation, mais dans l’intelligence artificielle. Prenez par exemple le métier d’avocat. Certes, on aura toujours besoin d’un avocat pour aller plaider à la cour –les métiers qui risquent d’être à 100% automatisés sont très rares–, mais tout le travail préparatoire comme consulter les affaires passées, les jurisprudences, habituellement fait par des jeunes avocats, sera automatisé. Il sera réalisé par des technologies, des ordinateurs. Même chose chez les secrétaires. Les technologies sont capables de prendre des notes de réunion, de faire de la reconnaissance vocale, de caler des rendez-vous… Bien sûr, les secrétaires ne servent pas qu’à cela, mais c’est une partie de leur métier, et si on automatise 50% de leur travail, au lieu d’avoir besoin de deux secrétaires, on n’en aura besoin que d’une. Au niveau macroéconomique, il y aura des suppressions d’emploi partout. Selon l’OCDE, qui fait partie des plus optimistes, seulement 9% des emplois dans le monde seraient aujourd’hui automatisables, ce qui est déjà énorme. McKinsey & Company, un des leaders mondiaux du conseil en stratégie, évoque 1,16 milliard d’emplois – 47% des emplois en Europe, 46% aux États-Unis, 51% en Chine, 52% en Chine et 56% au Japon.
Il existe bien des métiers intouchables, non ? Par exemple, les journalistes pourraient-ils être complètement remplacés par des machines ou des nouvelles technologies ?
Il y a déjà un logiciel qui existe aux États-Unis, qui s’appelle Quill et qui écrit tout seul. Alors, ce n’est pour le moment que de la dépêche, de l’information brute, cela n’écrira pas des articles de magazine, mais il y a plein de journalistes dont le métier est de bâtonner de la dépêche ! Aujourd’hui, il y a encore des humains derrière ces technologies, mais uniquement pour vérifier qu’il n’y a pas de faute dans la brève, et en une minute l’affaire est réglée. Les humains seront de plus en plus là uniquement pour vérifier et valider ou non le raisonnement de la machine. À chaque correction, les machines s’améliorent, c’est ce que l’on appelle le deep learning : les algorithmes apprennent à travers les expériences vécues, plus ils sont entraînés, plus ils sont bons.
Les seuls emplois qui seront créés dans le futur –pour concevoir des robots ou des algorithmes– seront donc réservés à une certaine élite ?
Oui, et on est sur du très haut niveau, du post-doctorat, ce n’est pas du petit bac+5. Ce que les experts craignent c’est que l’on ait une élite de la technologie qui gagne des salaires très élevés et qu’à côté de cela, tous les autres secteurs soient complètement déclassés. Il y aura inévitablement de moins en moins d’emplois, donc de plus en plus de gens qui veulent travailler, donc de plus en plus de gens prêts à accepter n’importe quelles conditions y compris des salaires très bas. On aura des inégalités hallucinantes entre ces deux classes-là et une chose qui fait consensus dans tous les cabinets de recherche : la disparition des classes moyennes.
Parmi les chefs d’entreprise avec lesquels vous avez discuté durant votre enquête, certains avaient-ils des scrupules à remplacer leurs employés par des technologies ?
Ils ont un peu le cul entre deux chaises. Ils voient que ces nouvelles technologies fonctionnent, et qu’ils peuvent éventuellement faire d’énormes économies. Par exemple, il y a ce géant mondial de la restauration qui est en train de tester des caméras intelligentes d’Augustin Marty, ce sont des appareils qui détectent les plats sur votre plateau et déterminent votre addition. Le coût d’installation complet est de 30 000 euros. Un caissier au SMIC coûte à l’employeur 18 000 euros par an, donc au bout de 21 mois, le matériel est déjà rentabilisé. Si vous partez du principe que les 50 000 caissiers en France perçoivent le SMIC, l’économie pourrait s’élever à 940 000 euros par an. On voit bien que du point de vue du business, c’est une super solution. Mais là où cela devient compliqué, c’est au niveau de l’image. Vous ne pouvez pas virer tant de personnes sans en pâtir un peu. Du coup, la plupart du temps, quand quelqu’un part à la retraite ou dans une autre entreprise, il n’est pas remplacé. Puis il y a aussi des situations comme celle d’Intermarché. L’enseigne a fait appel à au cabinet Eurodecision, spécialisé dans l’optimisation logistique. Celui-ci a calculé comment rendre plus rentable les magasins Intermarché en s’appuyant sur des algorithmes. Résultat: les entrepôts dans le Gers ont fermé puis ont tous été regroupés 80 kilomètres plus loin, dans un centre automatisé, et 200 personnes ont été licenciées. Celles qui ont accepté d’aller dans le nouvel entrepôt font les mêmes gestes tous les jours, à une vitesse folle. Elles sont elles-mêmes robotisées.
Finalement, lorsqu’on voit leur situation, que l’on sait que 480 000 personnes souffrent de travail, que le burn-out est devenu un phénomène courant, est-ce qu’un monde sans emploi ne serait pas plus bénéfique ?
Je rêve d’un monde sans emploi ! Il suffit de regarder autour de soi, les gens n’en peuvent plus, il y des burn-out à la chaîne comme vous dites, du harcèlement et des conditions de travail qui sont de pire en pire avec les nouvelles techniques de management, donc oui ce serait génial que tout cela disparaisse. Après, de nombreux sociologues vont diront que le travail vous encadre, que certaines personnes arriveraient à faire des choses dans ce genre de monde alors que d’autres en seraient incapables et se morfondraient dans leur canapé. Le problème aujourd’hui est que les gens se définissent par leur travail, c’est le prestige social. C’est pour cela que l’on se sent si mal au chômage. Il faut que la société évolue, il faut que l’on arrête de regarder celui qui n’a pas d’emploi comme un perdant. Si notre société du futur est une société qui regarde de haut ces gens-là, cela posera un problème. L’autre souci, c’est notre système actuel : dans le monde et l’économie tels qu’ils sont organisés, il est inconcevable de vivre sans salaire, la rémunération est ce qui fait vivre les gens.
On en revient au revenu universel.
Il faut aussi faire attention au revenu universel, cela peut être très bien si c’est suffisamment élevé, mais on peut le voir aussi comme une manière de dire: “On donne quelques euros aux pauvres et ils se taisent.” Une façon d’acheter la paix sociale. Et puis admettons qu’on ait un revenu universel à 3 000 dollars par mois, est-ce que cela est juste si on a 10% de privilégiés qui gagnent 30 000 ? Une minorité de la population va s’accaparer toutes les richesses créées par les technologies et ne laisser que des miettes aux autres. Même si on n’a pas encore les solutions, il faut en parler, car le risque est réel. Beaucoup d’études le montrent, les chercheurs disent que les emplois vont disparaître, les gens de la Silicon Valley et les chefs d’entreprise aussi. Aux États-Unis, Obama avait commandé avant la fin de son mandat plusieurs études sur l’intelligence artificielle. Il en avait parlé dans Wired, le magazine tech’ américain, où il disait que c’était maintenant qu’il fallait se poser ces questions-là. Et pourtant, en France, les gens rigolent quand on leur parle du revenu universel ; il n’y a qu’à voir comment Benoît Hamon a été tourné en ridicule. C’est un vieux concept, mais il ne se justifie que s’il n’y a plus d’emploi pour tout le monde, et il est donc nécessaire d’être en accord avec cette théorie de la disparition des emplois.
Ce qui n’est pas vraiment le cas des politiciens…
À la fin de l’enquête, je regardais le débat à cinq pendant la présidentielle, il y en avait quatre qui expliquaient comment ils allaient rétablir le plein emploi, et moi je me disais : “Oh mon dieu.” On sait que c’est impossible, les chercheurs le savent : le plein emploi n’existe plus depuis 30 ans et cela va empirer. Et pourtant, les quatre le promettent. Les politiques sont à la masse, mais en même temps comment dire aux Français –et Hamon est l’un des rares à avoir eu le courage de le faire– que dans dix ans il y a aura 10% de chômeurs en plus, que dans vingt ans, il y en aura 20% de plus, etc. ? Plus le temps passe, plus il y a de métiers automatisables. Reste à savoir quand les entreprises vont vraiment s’y mettre.