PERMANENTE

Because I’m nappy

En 2017 encore, la coupe afro est parfois comparée, dans la presse féminine notamment, à "un dessous de bras" ou "un caniche", quand elle n'est pas complètement effacée grâce à Photoshop. Alors pour les femmes noires, refuser le défrisage et se laisser pousser les cheveux au naturel deviennent un "long travail d'acceptation de soi", voire prennent la forme d'une "revendication".

“Salut ma belle. Une petite coupe ?” La réponse est non. Pour Hawa, étudiante de 21 ans, il n’est plus question de remettre les pieds dans un de ces salons de coiffure afro disposés les uns à côté des autres et qui réalisent tressages, tissages et défrisages. Et ce, depuis déjà trois ans. “J’ai eu le déclic quand mon crâne a été à moitié brûlé lors d’un énième défrisage”, confie celle qui cache encore aujourd’hui ses cheveux sous une perruque tressée, “le temps qu’ils repoussent”. Le responsable de ce carnage ? Un défrisant composé d’actifs très agressifs tels que la soude, seul produit de coiffure chimique disponible à la vente en grande surface. Posé longuement sur la chevelure des adultes comme des enfants, il altère la nature même du cheveu et le fragilise. Alopécies ou brûlures sont monnaie courante. Si les conséquences des défrisants au niveau capillaire sont connues, ses effets au niveau sanitaire moins. Une étude parue en janvier 2012 dans l’American Journal of Epidemiology établit un lien entre l’usage de ces produits et les risques de développer un fibrome utérin (tumeurs bénignes situées sur la paroi de l’utérus), des problèmes urinaires ou une puberté précoce. En cause, dans ce cas précis, des composants œstrogéniques interférant avec le système hormonal.

En école de coiffure, on apprend seulement à défriser le cheveu crépu. On n’apprend pas la manière de le démêler ou de le coiffer. Ce cheveu n’existe pas
Aline Tacite, coiffeuse experte en cheveux afro-métissés naturels

Pourtant, la pression est forte sur les femmes noires. En ce samedi après-midi de juin, boulevard de Strasbourg, dans le Xe arrondissement de Paris, elles sont beaucoup à profiter du week-end pour se refaire une beauté. Imitant les pop stars afro-américaines en vogue, elles viennent ici pour changer volontairement l’aspect crépu de leurs cheveux. Selon une étude de l’agence d’ethnomarketing AK-A datant de 2012, en France, 61% des femmes noires se défriseraient les cheveux au moins une fois par an, dépensant jusqu’à neuf fois plus d’argent que les autres. Un marché capillaire –tous “soins” confondus– dont le chiffre d’affaires était estimé à 7,7 millions d’euros en 2013 (selon l’estimation des fabricants) et dominé par trois marques : Dark and Lovely, du groupe SoftSheen-Carson, Activilong, des Laboratoires Mai, et Laura Sim’s, du groupe Ceda. Dark and Lovely revendique même la place de leader mondial du défrisage. De 8 à 18 ans, Hawa optait pour le défrisage à domicile plutôt qu’en salon. Elle se souvient : “Je détestais me défriser les cheveux, mais c’est ma mère qui le voulait. Selon elle, c’était beaucoup plus simple ensuite pour les coiffer.” Malgré la douleur et la conscience des risques, ce geste est devenu banal, transmis de mère en fille.

Naturel et heureux

Cependant, à la suite de désastres capillaires similaires à celui d’Hawa, de plus en plus de femmes noires, partout dans le monde, se sont ralliées à un mouvement connu sous le terme de nappy, signifiant “crépu”, qu’elles se sont réapproprié avec la contraction de natural and happy, “naturel et heureux”. Le but étant de revendiquer son cheveu d’origine. Aline Tacite, 43 ans, coiffeuse experte en cheveux afro-métissés naturels, se bat, elle, depuis quinze ans en France pour que les femmes noires retrouvent leurs cheveux crépus et en soient fières. En 2005, avec sa sœur Marina, elle crée l’association Boucles d’ébène, devenue ensuite salon-événement dont la 6e édition a eu lieu en mai dernier à la Cité des sciences et de l’industrie. “On en avait marre de ne pas voir des cheveux crépus dans notre entourage et dans les médias », raconte-t-elle à la terrasse d’un café parisien, non loin du quartier de Château d’Eau, qu’elle appelle “le ghetto de la coiffure”. “Je suis moi aussi passée par le défrisage, bien sûr… Au bout d’un moment, on ne sait même plus pourquoi on le fait. C’est comme une drogue.” Avec Boucles d’ébène, Aline cherche à faire prendre conscience aux femmes qu’il y a d’autres alternatives : “Nos chevaux de bataille sont la transmission et la valorisation… Parfois, les parents ont même des mots très durs pour qualifier les cheveux de leurs enfants. C’est dramatique”, s’attriste Aline. Lors du salon, plus de 8 000 visiteurs ont droit à un diagnostic des cheveux et de la peau avec des coiffeurs et des dermatologues, peuvent assister à une trentaine de conférence, découvrir des marques de beauté et participer à des ateliers mamans-enfants.

Pour Jessie Ekila, auteure du Guide de survie des cheveux crépus ou frisés paru en 2015, le problème réside en grande partie au sein de la communauté noire. “Les Noirs se critiquent entre eux”, assure-t-elle. Hawa confirme : “Les pires réactions viennent des hommes de ma communauté.” Pour se soutenir, les femmes qui décident de franchir le pas vers les cheveux naturels se retrouvent sur les réseaux sociaux. Les blogueuses

Au bout d’un moment, on ne sait même plus pourquoi on se défrise les cheveux. C’est comme une drogue
Aline Tacite

sont devenues le fer de lance du mouvement. Sur leurs blogs, elles conseillent, donnent leur avis sur différents produits et montrent des exemples de coiffure. Âgée de 20 ans, Eva, étudiante en communication, a créé le compte Twitter @Beautesafro “pour aider les personnes à accepter leur nature de cheveux”. Sur le réseau social, elle interpelle directement ses 8 230 abonnés via des sondages, comme “Pensez-vous que la classification selon l’échelle d’André Walker (du type 1 –cheveu lisse– au type 4 –cheveu crépu) est source de discrimination envers le cheveu crépu ?” Réponse de la communauté à 72 % : “Non pas du tout.” Pour Aline Tacite, cette classification est une aberration. “D’ailleurs, en école de coiffure, on apprend seulement à défriser le cheveu crépu. On n’apprend pas la manière de le démêler ou de le coiffer. Ce cheveu n’existe pas.” Elle ajoute : “Dans un livre de cours de référence en coiffure –Cours de Biologie BP coiffure, de l’auteure Simone Viale, édité en 2010 chez Casteilla–, le cheveu crépu est classé dans le chapitre ‘Les anomalies et affections du cheveu’ et il est écrit : ‘Les cheveux laineux. Cheveux crépus sur l’ensemble du cuir chevelu. Affection congénitale ou héréditaire’ ! 

Aline Tacite voit aussi un problème de représentation de la femme aux cheveux crépus : “L’absence de modèles depuis des années empêche les femmes de se défaire du défrisage.” Si les blogueuses ont boosté et boostent encore la promotion de ces cheveux, rares sont les stars qui arborent une coupe afro. Hawa admet d’ailleurs qu’elle voulait avoir des cheveux lisses “pour faire comme Beyoncé ou Rihanna”. “C’est un vrai problème qui commence peu à peu à être résolu. Quelques stars comme Solange Knowles vont assumer leur texture naturelle de cheveux, positive Aline. Mais, c’est vrai que ce choix est toujours présenté comme une revendication.” La journaliste et écrivaine Rokhaya Diallo a tenté d’offrir des modèles avec son livre Afro !, qu’elle a coécrit avec la photographe Brigitte Sombié. Elle y a dressé le portrait de plus d’une centaine de Parisiens d’origines diverses, et les a questionnés sur leurs cheveux crépus, frisés, tressés, au naturel. “J’ai voulu donner plus de visibilité aux personnes qui ont fait ce choix dans l’espoir que cela inspire. Ce n’est pas un bouquin antidéfrisage pour autant. Je n’ai pas envie de stigmatiser. Chacun fait ce qu’il veut.”

Crêpage de chignon

Ce type de propos, Juliette Sméralda ne le supporte plus. La sociologue française est considérée comme la pionnière du mouvement en France, notamment grâce à son premier ouvrage sur le sujet sorti en 2004, Peau noire, cheveu crépu, l’histoire d’une aliénation –présenté en 2005 lors du tout premier salon Boucles d’ébène, le livre a beaucoup fait parler de lui. Selon son analyse, aujourd’hui encore, les Blancs dirigent les Noirs, par le biais du défrisage notamment. “Le peuple noir adopte une pratique que les maîtres blancs veulent les voir accepter.” Pour elle, “ceux qui créent des produits chimiques qui détruisent nos cheveux ne peuvent pas nous aimer”. Samantha JB, créatrice de l’association Nappy Party dont le mot d’ordre est “Aimer sa chevelure crépue est aussi un acte militant”, a remarqué, commeJuliette Sméralda, que le discours identitaire avait été atténué, “de

Samantha JB, créatrice de l’association Nappy Party a également remarqué que le discours identitaire avait été atténué, “de peur, notamment, de perdre des contrats avec des marques”
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peur, notamment, de perdre des contrats avec des marques”. Rokhaya Diallo se défend : “Je suis absolument opposée aux marques et produits chimiques, mais je ne me sens pas en position de donner des leçons.“ Et elle n’est pas la seule. L’auteure Jessie Ekila partage cet avis et rappelle : “Il y a avant tout dans le choix de revenir au naturel quelque chose de très personnel : c’est un long travail d’acceptation de soi.” Hawa est exactement dans cette phase de transition, et, effectivement, vit cette étape de sa vie de façon intime. Mais l’idée de recouvrement de son identité ne semble pas être sa motivation première : “Si je veux retrouver mes cheveux au naturel, c’est surtout pour moi.”

Une chose est sûre, le mouvement nappy s’intensifie. “De plus en plus de femmes sautent le pas”, se réjouit Aline Tacite. Les parts de marché du défrisage sont en chute libre.” Même L’Oréal a racheté, il y a deux ans, l’une des plus grosses marques pour cheveux naturels crépus, frisés, bouclés, Carol’s Daughter. “C’est bien la preuve qu’ils se repositionnent là où la demande est forte.” 

Par Martin Vienne, à Paris


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.