Joey Badass est affalé dans sa loge du festival We Love Green avec quatre potes. Un dort sur une banquette, l’autre roule un joint, le troisième examine chacun des faits et gestes du rappeur et le dernier est tranquillement assis sur un tabouret. En ce dimanche matin pluvieux, Jo-Vaughn Virginie Scott de son vrai nom, ne semble pas du tout disposé à répondre aux questions et s’amuse à expédier les interviews en sept minutes, peu enclin à s’excuser pour son manque de coopération.
Mais qui est vraiment Joey Badass ? “Je ne le sais pas moi-même. D’ailleurs, tout le monde l’ignore”, ne s’étale-t-il pas, derrière ses petites lunettes rondes, son sweat trop long et son minois endormi. Un mystère qui a le don d’exaspérer les critiques et les grands du hip-hop qui tentent de séduire le gamin – il vient de fêter ses 20 ans – de Brooklyn. Découvert en octobre 2010 grâce à une vidéo de rap freestyle, postée sur YouTube, il est tout de suite contacté par Jonny Shipes, boss du label indépendant Cinematic Music Groupe (K.R.I.T, Sean Kingston…), qui le signe. Dès la mise en ligne de ses premières mixtapes en 2012, il est acclamé par le public et la critique qui le nomment sans attendre héritier légitime de la plus noble tradition du rap. Badass, cracheur de feu au verbe bouillant, écrit des textes provocants qui s’inspirent “de la rue, de Brooklyn et des problèmes du quotidien.”
Vite, tout s’accélère. Convoqué quelques mois plus tard par Jay-Z en haut de son building, il est impressionné, mais refuse le contrat à moins de trois millions de dollars. Son premier sursaut, sur lequel il semble vouloir s’expliquer : “Trois millions de dollars, c’est une somme qui pourrait changer définitivement la vie de mes proches. Avec cet argent, je pourrais enfin acheter une maison à ma mère. En dessous, je ne suis pas à l’abri.”
Dix mille euros d’instruments à son ancien lycée
Son collectif, Progressive Era (Pro Era), de 47 jeunes gens dont il est la figure de proue, s’éloigne alors des majors. Ensemble, ils enchaînent les mixtapes et grimpent sans harnais vers le sommet du succès. Seule ombre au tableau : la
journée du 24 décembre 2012. Capital Steez, le meilleur ami de Joey Badass depuis le lycée, avec qui il a sorti l’EP Peep une semaine plus tôt, se suicide ce jour-là, à 19 ans, après avoir posté un message sur Twitter : “The End.”
Une blessure dans le cœur du rappeur, qui peine à se refermer. Lorsqu’on demande à Joey Badass s’il a accepté le geste de son pote, il fait mine de ne pas comprendre, se referme sur lui-même. Ses proches font signe de changer de sujet : “Il est toujours très affecté par ce décès.” Badass finit par lâcher : “C’est la société de consommation dans laquelle nous vivons qui est trop violente.” Concerné par l’injustice et les problèmes de la police auxquels est confrontée la communauté afro-américaine, il ne développe pas pour autant. Lui a une destinée. Impossible de faire machine arrière. Mais pas question d’oublier les siens ni son quartier d’origine. Avec la J Dilla Foundation, il a déjà offert l’équivalent de 10 000 euros d’instruments à son ancien lycée.
Peace, love, unity and having fun
Le 20 janvier 2015, le jour de son vingtième anniversaire, est sorti son très attendu premier album,B4.Da.$$, dans une maison de disques indépendante. À la première écoute, on découvre un gamin aux goûts aiguisés : soul, jazz, samples de Jimi Hendrix, de 2Pac qui claquent ; l’album rappelle l’âge d’or du rap old school new-yorkais incarné un temps par le Wu-Tang Clan. Pour preuve, Badass a été fait membre – le même jour que Nas et Freddie Gibbs – de la Zulu Nation, mouvement pacifiste créé par Afrika Bambaataa, au début des années 70, dans le but de canaliser la violence des gangs.
Au quotidien, Joey Badass revendique un style de vie proche de la maxime “Peace, love, unity and having fun”. Un bon fond qui contraste avec ce qu’il veut bien montrer de lui. Et ce, pas seulement dans ses mauvais jours, où il expédie les interviews parce qu’elles le gonflent. Violent, il risque toujours la prison pour avoir frappé un agent de sécurité à un festival où il jouait en Australie début janvier. Pour le reste, même s’il négocie des contrats à “pas moins de 3 millions” derrière son masque de rappeur intouchable, Joey Badass gère la notoriété avec la naïveté de son âge, “un peu comme ça vient”.