PETITE MOUSSE

Le nouvel âge de bière

Cette année encore, la Paris Beer Week a drainé son lot d’amateurs de bières artisanales. Parmi les exposants du Grand Final ce samedi au Centquatre, le stand des Anglais de Beavertown Brewery est l’un des plus attendus. Logique, la marque est le symbole du renouveau de l’industrie brassicole outre-Manche, et son fondateur est le fils d’une rock star.
SuperBrasseur.

Laurent et Micha sont ce que l’on appelle des beer enthusiasts, des passionnés de bière. Principalement d’ales, bières de fermentation haute, par opposition aux fadasses lagers industrielles. Une passion qui concerne essentiellement des trentenaires qui, parfois, parviennent à tirer profit de leur production au niveau local. Il y a peu, pourtant, ce milieu ne concentrait qu’une poignée d’amateurs. “On devait être quelques centaines en France à savoir ce qu’était une IPA (Indian Pale Ale, bière à fermentation haute, ndlr). Ce n’était absolument pas un truc de branchés. Et puis les urbains barbus et tatoués s’y sont intéressés”, résume Micha, qui brasse pour sa conso personnelle. Toute cette galaxie se réunit sous la bannière de la craft beer. “En français, le terme ‘artisanal’ fait un peu polémique. Pour beaucoup, la bière est un produit forcément industriel parce qu’on utilise des machines”, justifie Laurent Cicurel, gérant de La Fine Mousse, bar à bières “quali” du XIe arrondissement de Paris, et accessoirement co-organisateur avec d’autres professionnels de la Paris Beer Week, dont la quatrième édition s’est déroulée cette semaine. Ces dernières années, Micha et Laurent ont tous deux été témoins de la résurrection de la scène craft londonienne. Au sortir des années 50, la capitale anglaise a vu ses brasseries fermer les unes après les autres, avant de renaître de leurs cendres il y a environ cinq ans –Londres compte aujourd’hui plus de 70 brasseries actives, contre seulement sept en 2006. Beaucoup se sont implantées dans les quartiers tombés en désuétude de l’est. “Ces microbrasseries sont pour la plupart tenues par d’anciens cols blancs trentenaires qui ont préféré quitter leur emploi de bureau désincarné pour faire un métier à petite échelle où le résultat du labeur est concret, visible, avec une vraie dimension cool et fun”, analyse Thomas Thurnell-Read, professeur de sociologie à l’université du Leicestershire. Évidemment, cette mutation n’aurait pu s’opérer sans l’impulsion de quelques jeunes brasseurs, insufflant une nouvelle dynamique à l’industrie.

De la cuisine familiale à la production de 45 000 hectolitres par an

En première ligne de ces influenceurs, Beavertown Brewery et son fondateur, Logan. Avec ses cannettes multicolores et son univers à base de squelettes et d’extraterrestres, difficile de passer à côté de la marque lorsqu’on pousse la porte d’une boutique spécialisée aujourd’hui, même à Paris. “C’est l’une des bières craft anglaises qui a le plus de succès ici. C’est un super produit, et on le reconnaît au premier coup d’œil, le branding est excellent”, confirme Jaclyn, originaire de Floride, gérante du magasin Biérocratie dans le XIIIe arrondissement de Paris. “J’imagine que c’est un énième hipster londonien qui a commencé comme moi à toute petite échelle mais qui avait le budget pour investir dans des cuves de 100 hectolitres, et qui aujourd’hui se concentre sur le marketing et les collab’, vanne quant à lui Micha. En revanche, il faut avouer que les bières qu’il fait sont délicieuses et parfaitement équilibrées. Ça a du goût, quoi.”

“Si demain je m’assois dans un bar et qu’il n’y a que de la lager industrielle, je prends une limonade”
Logan Plant

L’intéressé préfère s’amuser de la description : “Je suis loin d’être un hipster, je suis juste un ennuyeux père de famille de 37 ans passionné par le fait de produire de la super bière.” Pour le reste, on n’est pas très loin de la vérité. Comme Micha, l’Anglais a bel et bien commencé par brasser des quantités infimes dans sa cuisine. C’était il y a six ans à peine. “Je revois mes enfants m’engueuler en rentrant de l’école. Je mettais un bazar monstre dans la maison, sans parler de l’odeur que ça laissait, tout ça pour parvenir péniblement à remplir 20 bouteilles.” C’est peu dire que du chemin a été parcouru depuis. Sa marque emploie aujourd’hui plus de 50 personnes et produit 45 000 hectolitres de bière par an. “Ce n’est pas assez, il faut qu’on déménage rapidement à cause de la demande”, prévient Lauren, la responsable des ventes, un brin stressée. Gérant d’une jeune société de négoce en bière et importateur exclusif de la marque sur le sol français, Quentin Blum tranche : “Le phénomène Beavertown, c’est presque miraculeux tellement ça va vite. Quand ils font un brassin unique comme ça arrive plusieurs fois dans l’année, leur service export nous envoie un mail: ‘Voilà, nous avons fait telle bière, le stock qui vous est réservé est de tant de litres. Si vous le voulez, il faut l’acheter la semaine prochaine, sinon on le remet en vente.’ En gros, ce sont eux qui décident de ce qu’on fait. Pas toutes les brasseries n’ont ce luxe. Et tout ça, sans jamais utiliser l’histoire personnelle de Logan comme argument marketing.”

Profession du père : “musicien”

Car ce qui fait la particularité de Logan, c’est avant tout son patronyme: Plant. Comme Robert Plant, son père, et accessoirement ancien chanteur de Led Zeppelin, le mythique groupe de rock des années 70 aux 300 millions d’albums vendus, aux dizaines de chambres d’hôtel ravagées et aux multiples délires sataniques et orgiaques. “Il a dû m’emmener au pub pour la première fois lorsque j’avais 4 ans. Non, je blague, je devais avoir six mois, s’amuse le jeune chef d’entreprise. Pour le reste, j’ai eu une enfance normale avec un père normal, qui venait me voir au foot et m’aidait à faire mes devoirs. À l’école, sur la fiche de renseignement, en face de la case ‘profession du père’, je mettais un truc vague genre ‘musicien’. Les gens devaient croire qu’il était dans un tribute band.” Découvrir le plaisir de la bière très jeune, c’est de toute façon plus une tradition locale que familiale, selon lui. “J’ai grandi dans les West Midlands, ce qu’on appelle le Black Country. Une région avec une forte tradition brassicole de plus de 200 ans, poursuit Logan Plant. Là-bas, le pub est une extension de la maison, on y va en famille. Mon père mettait un chapeau, on filait au pub et on était juste des gens parmi d’autres. J’y ai formé mon palais à l’adolescence. J’ai commencé à m’intéresser à tout ça vers 18-19 ans, et je suis devenu un amateur de bière obsessionnel. À tel point que si demain je m’assois dans un bar et qu’il n’y a que de la lager industrielle, je prends une limonade.”

“À l’école, sur la fiche de renseignement, en face de la case ‘profession du père’, je mettais un truc vague genre ‘musicien’. Les gens devaient croire qu’il était dans un tribute band”
Logan Plant, fils de

Si niveau mœurs, Logan semble également se situer à des années-lumière de Robert lors de ses années de gloire (“Avec ma femme, on est ensemble depuis que l’on a 15 ans, et on se connaît depuis la maternelle”), il a, fut un temps, tenté d’emboîter le pas de son géniteur. La décennie 2000, Logan l’a traversée en tant que leader et chanteur des Black Country Bandits puis des Sons of Albion, à partir de 2006. Un groupe au succès confidentiel. À l’époque, il n’était pas très épanoui. “Est-ce que je souffrais de la comparaison? Peut-être un petit peu. Mais le fait est que je n’étais pas très heureux. Le style ne me correspondait pas, je chantais des trucs grunge et dark et je me disais: ‘Eh, mais je suis un mec joyeux, moi.’ Mais surtout, le pire, c’est que je ne pouvais pas boire de bière pendant les périodes de concerts, à cause de ma voix.” La révélation est venue en novembre 2010. Les Sons of Albion, qui sont alors en tournée aux États-Unis, sortent d’un concert à Brooklyn. Après leur set, Logan et le batteur s’en vont manger des travers de porc et boire une IPA dans un BBQ bar du quartier. “Ils avaient de la super craft beer locale. Je me régalais d’un pulled pork en buvant une bière exceptionnelle. Et là, j’ai eu un flash: ‘Putain, c’est ça que je veux faire!’ La suite: “On rentre en Angleterre. Je convoque le groupe: ‘Les gars, je crois que vous feriez mieux de vous asseoir, j’ai un truc à vous annoncer. Je quitte le groupe, je veux monter un BBQ bar, un truc où on boirait de la bière en mangeant de la viande grillée.’ Après quelques mois de recherche, c’est finalement dans le quartier de De Beauvoir, dans l’est de Londres, que le Duke’s Brew and Que ouvre ses portes en février 2012. Logan se met à brasser dans l’arrière cuisine et à servir sa propre bière aux clients, avant de déléguer la gestion du resto pour se focaliser uniquement sur sa nouvelle passion, et ainsi produire à plus grande échelle.

Si Beavertown Brewery a réussi à sortir du lot aussi vite, au moment même où tous les branchés de Londres se sont mis à faire la même chose, c’est qu’en plus d’avoir été très vite bien cotée par les médias spécialisés, la marque a pris le pari osé de mettre ses bières dans des cannettes en métal. Comme des vulgaires 8.6. Depuis, beaucoup l’ont imitée. “J’étais un peu inquiet, ça renvoie l’image cheap du pack de six pour cinq livres, confesse Logan Plant. Mais en réalité, pour le produit, c’est beaucoup mieux que la bouteille en verre. La bière, c’est un produit fragile, la levure continue à vivre, elle travaille. Donc moins la lumière entre à l’intérieur, mieux c’est. Heureusement, suffisamment de nos clients étaient des consommateurs ‘éduqués’.” C’est justement la principale caractéristique de l’amateur de craft beer, qu’il soit français, anglais ou américain: vouloir se démarquer du consommateur classique. Comme pour de nombreuses autres modes, la tendance qui émerge actuellement a mis plusieurs décennies à traverser l’Atlantique, admet Quentin Blum, avant de conclure: “Et puis Paris a copié Londres avec cinq ans de retard, comme toujours.”

À voir: La Paris Beer Week, jusqu’au samedi 13 mai

Par Marc Hervez / Photos : Christopher Nunn