INSOUMISE

“Le peuple, ça n’existe pas, c’est une construction politique”

Comment résister à la montée du populisme de droite? Pour la philosophe politique belge Chantal Mouffe, proche de Jean-Luc Mélenchon, une seule solution: inventer un populisme de gauche.
Dernier grand meeting de Jean-Luc Mélenchon avant le premier tour de la présidentielle.

Vous avez théorisé le “populisme de gauche”. En quoi est-il aujourd’hui nécessaire en Europe selon vous ?

La priorité, pour moi, est de voir comment on peut répondre au développement du populisme de droite, car il avance dans tous les pays. Pour cela, il s’agit de comprendre ce qui pousse les classes populaires à voter pour Marine Le Pen, si on prend l’exemple de la France. Certains vous diront que les classes populaires sont, par atavisme, homophobes, sexistes, racistes, incultes… C’était l’analyse d’Hillary Clinton ou du think tank Terra Nova en France, qui avait conseillé au PS d’oublier les classes populaires. Or, la bataille implique au contraire, à mon sens, de voir quelles sont les douleurs et les revendications de ces classes populaires. Et pour y arriver, il faut les prendre au sérieux. Marine Le Pen a un discours d’empathie. Elle explique qu’elle comprend leurs souffrances et désigne les immigrés comme responsables de leur situation. Il faut donc avoir un autre discours qui reconnaît l’importance de leurs demandes, mais qui désigne le véritable adversaire. Et ce ne sont pas les immigrés, qui connaissent les mêmes problèmes qu’eux. L’adversaire, c’est le néolibéralisme, le capitalisme. C’est lui qu’il faut désigner.

C’est-à-dire ?

Ma thèse, c’est que nos sociétés sont en train de “s’oligarquiser”. C’est ce que l’on appelle la “post-démocratie” : derrière leur apparence démocratique –les élections ont bien lieu, la liberté d’expression et le pluralisme sont assurés, les partis politiques existent encore–, nos sociétés ne donnent plus aux citoyens la place qui leur revient. Les décisions sont prises ailleurs. Et cette post-démocratie découle de la globalisation néolibérale, qui crée dans nos sociétés une fracture de plus en plus importante entre les très riches et les classes dites populaires, mais

Derrière leur apparence démocratique –les élections ont bien lieu, la liberté d’expression et le pluralisme sont assurés, les partis politiques existent encore–, nos sociétés ne donnent plus aux citoyens la place qui leur revient. Les décisions sont prises ailleurs
Chantal Mouffe

aussi une prolétarisation de la classe moyenne. Et comme il existe la post-démocratie, il existe ce que j’appelle la “post-politique”. Autrement dit le fait qu’il n’existe plus de différence entre la gauche et la droite de gouvernement. C’était le cas du New Labour en Grande-Bretagne. Quand Tony Blair est arrivé au pouvoir, il n’a pas remis en question l’hégémonie libérale établie par Margaret Thatcher, il a simplement géré ça de manière plus humaine, avec un tout petit peu plus de redistribution. D’ailleurs, quand on a demandé à Margaret Thatcher quelle avait été sa plus grande victoire politique, elle a répondu : “Le New Labour de Tony Blair.” Car il était la preuve qu’elle avait gagné la bataille culturelle. Quand Thatcher est arrivée au pouvoir, les dirigeants du Labour pensaient que sa victoire n’était qu’un interlude. Ils disaient : “Quand le chômage dépassera la barre du million, les gens réagiront.” Mais la réaction n’est jamais arrivée. Entre-temps, Thatcher a construit son hégémonie. Et aujourd’hui, à l’image de Blair, Schröder en Allemagne ou Zapatero en Espagne, les partis sociaux-démocrates européens ont accepté l’idée qu’il n’existait pas d’alternative à l’hégémonie néolibérale. Voilà pourquoi on se retrouve dans une situation post-démocratique dans laquelle le citoyen, quand il va voter, se retrouve devant une absence de choix. Pour moi, les mouvements populistes sont des réactions à cette post-démocratie, avec des gens qui demandent à retrouver leur “voix”. Les Indignés en Espagne disaient : “Nous avons un vote, mais nous n’avons pas de voix.” Ou disons qu’on a le choix entre voter Coca-Cola et Pepsi-Cola.

En France, Jean-Luc Mélenchon est celui qui a su le mieux incarner ce populisme de gauche que vous défendez. Pourquoi lui ?

Parce que c’est quelqu’un qui construit la frontière. Celle du populisme : le peuple contre l’establishment. Le populisme consiste à établir une frontière entre le “eux” et le “nous”. Il y a quelque chose de commun entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, et les populismes de droite et de gauche. Mais ce qui diffère, c’est la façon dont on construit le “nous” et le “eux”. Je veux insister là-dessus : le peuple, ça n’existe pas. Le peuple n’est pas une population, c’est une construction politique. Et le peuple de Marine Le Pen n’est évidemment pas le même que celui de Jean-Luc Mélenchon. En outre, en plus de dresser une frontière, Mélenchon dresse un horizon. Car créer un adversaire n’est pas suffisant ; il faut aussi créer un imaginaire. L’un des slogans de Mélenchon, c’est : “Fédérer le peuple pour refonder la gauche.” Quand il parle du peuple, il parle de l’articulation de toute une série de demandes démocratiques. La caractéristique du populisme de gauche, c’est de construire des thématiques transversales fortes. Comme l’écologie, qui est au cœur de son programme.

À l’inverse, comment expliquer l’échec de Benoît Hamon, qui avait aussi mis l’écologie au cœur de son programme et parlait d’un horizon ? 

Hamon a peut-être dix ans d’avance, mais le revenu universel n’est pas un

Marine Le Pen ne va pas disparaître à cause du succès de Macron
Chantal Mouffe

objectif mobilisateur aujourd’hui. On ne peut pas créer un imaginaire autour de ça. Il y a eu une erreur par rapport à la psychologie des gens. Pour les mobiliser, il faut partir des gens comme ils sont, pas de comment ils devraient être. Il n’y a pas tellement de différences entre les programmes d’Hamon et Mélenchon, mais ce dernier a des qualités de leadership qu’Hamon n’a pas. Il est davantage “sud-américain” dans le style. Le charisme est très important dans la notion de populisme de gauche.

Aujourd’hui, Emmanuel Macron surfe à l’inverse sur cette idée qu’au lieu de dresser des frontières, il faut faire travailler ensemble les bonnes volontés de droite et de gauche. Et visiblement, c’est un discours qui rencontre un certain succès…

Il faut voir ce que cela va produire. Comme d’autres, je pense que cette victoire de Macron renforce le Front national. Je vois ça comme un épisode. Comme pour le cas de la Grande-Bretagne. Quand je disais au début des années 2000 que la post-politique créait les conditions pour le développement du populisme de droite, tout le monde me donnait comme contre-exemple la Grande-Bretagne, où il était très faible. Et je rétorquais que toutes les conditions étaient déjà là pour son développement. Je crois qu’une partie du succès du Brexit dans les classes populaires vient justement du fait qu’elles ne se sentaient plus représentées par le Labour. À plus ou moins long terme, ces expériences de consensus au centre vont renforcer le populisme de droite. Marine Le Pen ne va pas disparaître à cause du succès de Macron. Au contraire, élire Macron, c’est renforcer Marine Le Pen à l’avenir…

Lire : Construire un peuple, livre d’entretiens avec Inigo Errejon, cofondateur de Podemos, aux Éditions du Cerf

Par Victor Le Grand et Alexandre Pedro / Photo : Stéphane Lagoutte