RÉVOLUTION

Mec-up

En août dernier, Emmanuel Macron se retrouvait au cœur d’une polémique : pour ses trois premiers mois à l’Élysée, le président aurait dépensé 26 000 euros en prestation make-up. Polémique essentiellement budgétaire. Preuve que, même en dehors des plateaux de cinéma et de télévision, où personne n'a jamais rien trouvé à redire, le maquillage des hommes est (de nouveau) accepté ? Pas vraiment, non. Du moins, pas encore.
Jordan, on air et on fleek.

Après avoir hydraté sa peau, on commence évidemment par appliquer une base pour fixer le maquillage et resserrer les pores.” Cheveux noirs bien coiffés et sourcils on fleek, Jordan a tout de la youtubeuse beauté classique, à un détail près : c’est un homme. Pinceau en main, il mélange les fards et les applique sur son visage. “On n’oublie pas de faire son petit color correcting pour enlever les rougeurs”, précise-t-il, face à sa caméra et ses lumières. Installé dans un coin de son salon, son studio improvisé lui permet d’enregistrer son prochain tutoriel. Sa chaîne YouTube, Beautyction, est suivie par plus de 6 300 abonnés, avec lesquels il s’amuse, voix chantante et mimiques marrantes.
Passionné par le maquillage, Jordan est aussi make-up artist pour la marque de cosmétiques Zoeva. “À la base, j’étais photographe de mode. J’ai commencé à vouloir faire mes maquillages moi-même pour les shootings et je suis tombé dans l’univers de la beauté”, raconte-t-il. Ensuite, il décide de faire de sa passion son métier et devient maquilleur, notamment pour Mac Cosmetics et Tom Ford. Désormais, il propose des vidéos pour réaliser un smoky eye, un teint bronzé ou encore un maquillage spécial pour l’automne.

Jordan n’est pas seul. Sur YouTube, les chaînes tenues par des hommes maquillés sont de plus en plus nombreuses. Ils s’appellent James Warden, Jeffree Star, James Charles, Manny Guttierez ou encore Patrick Starrr et comptent des millions d’abonnés les ayant élevés au rang de star. Sur Instagram, le hashtag #makeupboy recense plus de 28 000 photos de visages masculins fardés ; #makeuphasnogender (“le maquillage n’a pas de genre”) a, lui, été repris près de 9 000 fois. Ce slogan, plus qu’un hashtag, a été lancé par Jack. Enfin, plutôt par la mère de Jack. À 10 ans seulement, ce très jeune Anglais bat des faux cils sur le compte MakeuupbyJack, suivi par plus de 375 000 personnes qui voient en lui un militant anti-genre.

Le maquillage comme arme

Il fut un temps où Jordan, Jack et les autres n’auraient pas vu leur passion considérée comme féminine. À l’époque où la mouche sublimait les visages de la cour et de la bourgeoisie, collée sur les joues, les lèvres, les tempes ou le front, “les rois se maquillaient énormément. Ils portaient de la poudre et des parfums à outrance, pour camoufler la crasse et les odeurs”, explique Martine Tardy, auteure du livre Histoire du maquillage : des Égyptiens à nos jours. Selon la spécialiste, c’est à la fin de la Première Guerre mondiale que les hommes ont laissé tomber les artifices. Il faut se montrer viril, on se laisse pousser la

Un jour, quelqu’un m’a pointé du doigt en déclarant : ‘Encore un pédé, Hitler n’en a pas tué assez.” C’est très violent
Adantko, youtubeur beauté

moustache. Aujourd’hui, les hommes s’imposent de plus en plus sur un marché devenu exclusivement féminin. Jordan précise que ses tutoriels beauté sont destinés à tout le monde. “Je fais des vidéos pour transmettre ma passion de la beauté, mais j’ai aussi des messages importants à véhiculer”, assure-t-il. Et ce combat est justifié.

En pénétrant dans un milieu généralement réservé aux femmes, les “make-up boys” chamboulent les codes et doivent affronter l’intolérance. Début 2017, Matt Walsh, journaliste américain et conservateur chrétien, publiait une photo du maquilleur professionnel Manny Gutierrez accompagnée de la légende suivante :  “Pères, voici pourquoi vous devez éduquer vos fils.” Le post avait suscité une vive polémique, et le make-up artist avait répondu au chroniqueur que, selon lui, un homme ne se définissait pas par le fait d’être solide ou masculin.
“Il y a un gros travail à faire du côté de la tolérance”, appuie Adrien, make-up artist pour Lancôme et lui aussi youtubeur, plus connu sous le nom d’Adantko. Sur sa chaîne, Adrien reçoit régulièrement “des messages homophobes, parfois très agressifs”. “En général, je me contente simplement d’effacer le message, de signaler le compte en question et ensuite de le bloquer, dit-il, dégoûté. Un jour, quelqu’un m’a pointé du doigt en déclarant : ‘Encore un pédé, Hitler n’en a pas tué assez.” C’est très violent.” La question du genre revient sans cesse dès que l’on aborde le sujet des hommes maquillés. Sont-ils gays ? Sont-ils transgenres ? À terme, souhaitent-ils devenir des femmes ? Pour eux, le maquillage ne devrait pas remettre en question leur genre ni leur sexualité : “Les gens ne peuvent pas s’empêcher de mettre tout le monde dans des cases et font constamment l’amalgame entre le maquillage et l’homosexualité, qui sont deux choses complètement différentes”, estime Jordan. Durant mon adolescence, je mettais beaucoup de fond de teint pour camoufler mon acné. Lors d’un repas, un membre de ma famille m’a clairement dit : ‘Tu n’as pas compris que le maquillage, c’était pour les filles ? Regarde-toi, on ne voit que ça ! Essaie d’être un garçon, quand même.’ Mais j’ai la chance d’avoir une communauté bienveillante.” Adrien s’adresse “aux personnes qui aiment se maquiller, c’est tout”.

Une opportunité marketing

Devant ce phénomène grandissant, l’industrie du make-up réagit. Quelques marques américaines, comme 4Voo, Myego ou encore Mënaji se sont lancées dans les produits de maquillage dédiés aux hommes : poudre, correcteur, anticernes, eye liner, mascara transparent, etc. En France, on les retrouve sur des

C’est à la fin de la Première Guerre mondiale que les hommes ont laissé tomber les artifices. Il faut se montrer viril, on se laisse pousser la moustache
Martine Tardy, auteure du livre Histoire du maquillage : des Égyptiens à nos jours

sites spécialisés dans la beauté de l’homme, comme MenCorner ou Un jour, un homme, qui proposent un onglet dédié au maquillage. “Depuis 2008, nous vendons des articles de maquillage masculins, explique Jean-Christophe Jacquet, dirigeant du site Darkly Handsome Cosmetics etauteur du livre Le guide pratique des soins pour hommeÀ la base, on voulait surtout proposer quelque chose que les autres n’avaient pas, du point de vue marketing. Aujourd’hui, le maquillage se démocratise.” Depuis l’été dernier, Asos, le géant britannique de la vente en ligne, commercialise une ligne de make-up pour les hommes. Baptisée MMUK MAN, la gamme propose des fonds de teint, des crayons, des pinceaux, etc. “Chez Asos, nous sommes persuadés que le maquillage est destiné à tout le monde et n’est pas défini par un genre. Dès le lancement de la marque sur le site, nous avons eu un très bon retour puisque certains produits ont été liquidés en quelques semaines”, précise l’intéressé. Mais certaines marques vont plus loin. Fin 2016, pour la première fois, la firme de maquillage Cover Girl choisissait un homme comme égérie : James Charles, 17 ans à l’époque. Manny Gutierez a, lui, tourné deux vidéos pour le lancement du mascara Big Shoot de Maybelline. D’autres, comme Jeffree Star, ont même lancé leur propre collection de maquillage.

Dans une interview pour le Telegraph, Vismay Sharma, directeur britannique de L’Oréal a assuré que des corners de maquillage pour homme pourraient voir le jour d’ici cinq ou sept ans. Selon lui, la demande ne fait qu’augmenter. Mais pour Adrien, comme pour beaucoup d’autres, ce qui ressemble à une initiative révolutionnaire n’est pas forcément une bonne idée. “Je ne crois pas que des produits uniquement dédiés aux hommes plairaient davantage à la gent masculine. Le maquillage n’a pas à être genré, il est pour tout le monde.”

Par Victoria Lasserre


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".