APOCALYPSE

“Nous nous dirigeons vers un monde de plus en plus dangereux”

Nous sommes à 2 minutes 30 de la fin du monde. Aïe. C’est ce qu'affirment les quinze scientifiques américains réputés du Bulletin des scientifiques atomistes avec leur Horloge de l’apocalypse. Une horloge conceptuelle créée dans le but d’alerter sur les risques qu’encourt la civilisation humaine. Entretien avec l’un d'eux, Richard Somerville, professeur émérite à l’université de Californie. 
Richard Somerville et une canisse.

Qu’est-ce que l’Horloge de l’apocalypse et comment fonctionne-t-elle ?

L’horloge marche comme une métaphore : ce n’est pas une horloge physique, c’est un symbole. Elle apparaît chaque année dans le Bulletin des scientifiques atomistes, créé en 1945 par des scientifiques qui avaient travaillé au développement de la bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale. L’horloge a été inventée ensuite en 1947, par des chercheurs qui voulaient prévenir le monde du danger et des menaces que représentaient les armes nucléaires. Le conseil d’administration a été constitué au fil des ans de nombreux prix Nobel et scientifiques accomplis. Et chaque année,  les membres du Science and Security Board, dont je fais partie, avancent ou reculent l’heure de l’horloge en fonction du danger qu’encourt la planète. Plus on l’approche de minuit, plus le danger est grand. Nous l’avons avancée de 30 secondes cette année. Elle est aujourd’hui à 23 heures 57 minutes et 30 secondes.

La situation mondiale –géopolitique, nucléaire et environnementale– n’a pas tellement changé depuis 2015, mais vous avez tout de même choisi d’avancer l’heure de l’horloge de 30 secondes –alors qu’habituellement, lorsque vous choisissez de la modifier, c’est d’une minute minimum. Est-ce une manière d’alerter l’opinion sur l’élection de Donald Trump ?

Nous avons avancé l’horloge d’une trentaine de secondes car nous vivons une nouvelle réalité. Nous souhaitions attirer l’attention sur le fait que la direction dans laquelle le monde se dirige n’est pas la bonne. C’est un monde toujours plus menacé par les bombes nucléaires, le changement climatique, les attaques informatiques ou encore les armes biologiques. Donald Trump a évidemment influé sur le mouvement de l’horloge. Quand nous avons décidé de l’horaire définitif, il n’était président des États-Unis que depuis six jours. Les membres de son cabinet n’avaient pas encore été tous confirmés par le Sénat. En réalité, il n’avait pas encore fait grand-chose. Mais il s’agissait de montrer à travers cela que les mots comptent. Que les mots peuvent influer sur le destin du monde. Quand Donald Trump dit que cela serait une bonne idée si le Japon et la Corée du Sud avaient la bombe nucléaire, c’est inquiétant. Ce n’est pas anodin. Tous les experts dans le domaine des armes nucléaires sont effrayés à l’idée qu’il y en ait plus dans le monde. Lui s’en réjouit. Il se moque de l’opinion et de la parole des experts.

Cette défiance à l’égard de la parole scientifique vous inquiète-t-elle ?

Oui, c’est très préoccupant. Trump s’est par exemple entouré de personnes qui ne prennent pas le changement climatique au sérieux. Les personnes nommées à la

Trump lui-même pense que le changement climatique est une invention des Chinois. C’est une folie. On parle tout de même de quelque chose qui fait le consensus au sein de la communauté scientifique
Richard Somerville

tête de l’US Department of Energy et l’US Environmental Protection Agency n’acceptent pas les découvertes scientifiques fondamentales dans le changement climatique. Trump lui-même pense que le changement climatique est une invention des Chinois. C’est une folie. On parle tout de même de quelque chose qui fait le consensus au sein de la communauté scientifique. Mais cela ne concerne pas que ces sphères-là, une partie des citoyens lambda rejettent tout simplement la science. Ils traitent les résultats scientifiques comme de la contrebande, ils prennent ce qui leur plaît, et rejettent le reste. Beaucoup de personnes refusent que nous apprenions à leurs enfants à l’école les risques du réchauffement planétaire. Ce sont les mêmes personnes qui ne veulent pas que l’on enseigne à leurs enfants les thèses évolutionnistes. Il y a des convictions politiques, religieuses ou idéologiques qui sont dans leur esprit bien plus importantes que les thèses scientifiques.

Et puis, il y a Sean Spicer, le porte-parole de la Maison-Blanche, qui déclare que “parfois, nous [pouvons] être en désaccord avec les faits”. Les faits alternatifs, fake news, etc. sont-ils des nouveaux dangers ?

Tout à fait. Nous assistons à un rejet de la réalité. L’une des choses qui nous inquiètent –chez Trump et d’autres personnes d’ailleurs–, c’est cette tendance à ne pas voir les faits quand ils sont inconvénient pour soi. Sean Spicer affirme que la cérémonie d’investiture a été la plus grande en termes d’audience.  Mais c’est faux, les images le montrent. Lui-même doit le savoir, mais il nie la réalité. Donald Trump qui dit qu’il a remporté plus de voix qu’Hillary Clinton, c’est faux également, le contraire a été avéré. Tout le monde doit avoir droit à sa propre opinion, c’est vrai, mais vous ne pouvez pas choisir les faits qui vous arrangent.

En 1953, en pleine guerre froide et le risque d’un conflit nucléaire entre les deux plus grandes puissances mondiales, l’horloge de l’Apocalypse était réglée à 23h58, elle n’a reculé que de 30 secondes aujourd’hui. Le danger n’est plus le même. N’est-ce pas un peu exagéré ?

Non, c’est une fausse idée, notre présent est très dangereux. En 1949, l’Union soviétique testait ses premiers dispositifs nucléaires : seuls deux pays étaient concernés. Maintenant, environ 16 300 armes nucléaires sont éparpillées dans

D’une certaine façon, le monde était plus sûr dans les années 50, quand seulement deux pays possédaient l’arme nucléaire, qu’ils contrôlaient avec soin
Richard Somerville

neuf pays. Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Chine, la Corée du Nord, l’Inde, le Pakistan et Israël, tous ont un véritable arsenal. Vous imaginez la puissance nucléaire ? Les États-Unis et la Russie, qui ont de loin le plus gros stock, se préparent tous deux à dépenser une tonne d’argent dans la “modernisation” de leur arsenal. En clair, encore plus de bombes et encore plus de puissance. Puis il ne faut pas oublier que lors de la chute de l’URSS, beaucoup d’armes nucléaires qui n’étaient pas assemblées, de matériel radioactif traînaient et ont disparu. Les hommes qui travaillaient dans ces arsenaux nucléaires, les scientifiques, n’avaient soudainement plus de boulot. Où est-ce qu’ils sont allés? Beaucoup de monde veut la bombe nucléaire, y compris les organisations terroristes. Il y a toujours le risque que ces dernières volent du matériel ou embauchent les personnes qui ont les connaissances pour le manier. D’une certaine façon, le monde était plus sûr dans les années 50, quand seulement deux pays possédaient l’arme nucléaire, qu’ils contrôlaient avec soin.

L’horloge de l’Apocalypse se rapproche de minuit depuis plus de 70 ans et pourtant, nous n’avons pas encore explosé. Y a-t-il tant à craindre, finalement ? 

Arrêtez de vous demander les raisons pour lesquelles le monde a évité la catastrophe nucléaire et vous réaliserez que beaucoup de gens ont travaillé très dur pendant plus de 70 ans pour la prévenir, par la diplomatie, par la vigilance et par des actions comme la publicité de l’Horloge de l’apocalypse, qui informe les peuples du problème posé par les armes nucléaires. Aujourd’hui, des organisations comme le Bulletin des scientifiques atomiques avertissent également le monde que d’autres menaces existent aussi, y compris le changement climatique et les dangers des nouvelles technologies émergentes. Nous nous dirigeons vers un monde de plus en plus dangereux, c’est un fait.

Mais, justement, le fait que plusieurs pays aient la puissance nucléaire ne permet-il pas paradoxalement de maintenir la paix ?

Si, c’est un intéressant paradoxe. Il est vrai que les armes nucléaires ont maintenu la paix. C’est ce que l’on appelle la “Mutual Assured Destruction”, “l’équilibre de la terreur”. C’est l’idée terrifiante que l’on peut dissuader le camp d’en face d’utiliser l’arme nucléaire car le résultat serait l’annihilation des deux camps. C’est vrai que cela marche. Mais c’est une horrible manière de maintenir la paix dans le monde. Il faut impérativement une réduction des armes nucléaires. Il faut savoir que de nos jours, de nombreuses ogives nucléaires, dans les avions, dans les sous-marins, sont prêtes à être lancées. Tout le temps. Nous préfèrerions voir les mains loin du bouton rouge.

Steven Pinker, professeur à Harvard, qualifie notre ère de “nouvelle paix”, soulignant que les conflits de tous types – génocides, guérillas, terrorisme– sont en déclin. L’extrême pauvreté a baissé de plus de 50% depuis 1990 et l’espérance de vie, elle, a augmenté. Pourtant, nous sommes donc à 2 minutes 30 de la fin du monde…

Les guerres ont diminué, les personnes vivent plus longtemps, en meilleure santé et la pauvreté diminue. Mais il suffit déjà de regarder en Ukraine, en Syrie et dans divers pays d’Afrique pour se rendre compte que ce n’est pas le monde entier qui se porte bien
Richard Somerville

C’est en partie vrai, les guerres ont diminué, les personnes vivent plus longtemps, en meilleure santé et la pauvreté diminue. Mais il suffit déjà de regarder en Ukraine, en Syrie et dans divers pays d’Afrique pour se rendre compte que ce n’est pas le monde entier qui se porte bien. Et puis les menaces existentielles à la civilisation sont toujours réelles et sérieuses. Un accident ou un mauvais calcul pourrait facilement engendrer un accident nucléaire. À plusieurs reprises, le monde n’en est pas passé loin. Chaque année, il y a de nouvelles menaces. La technologie a permis à notre civilisation de faire tant de progrès sur tant de plans différents ! Mais elle a aussi une face obscure. Vous pouvez prendre un ordinateur pour éduquer un enfant, mais vous pouvez aussi le prendre pour faire fonctionner une machine de guerre. Les piratages du camp des démocrates lors de la campagne présidentielle et la fuite des mails d’Hillary Clinton sur Internet sont des exemples criants. Ceux qui sont derrière cela peuvent influer sur le monde. La technologie est tellement puissante qu’elle peut être utilisée autant pour le bien que pour le mal.

Vous dites notamment dans votre rapport craindre l’évolution des machines autonomes…

Nous observons les menaces futures, ce qui inclut les armes biologiques, le terrorisme, mais aussi l’intelligence artificielle sur les champs de bataille. Imaginez que la décision d’attaquer ou de ne pas attaquer, de tuer ou de ne pas tuer, ne soit plus dans les mains humaines mais dans celles d’un robot. C’est ce vers quoi on se dirige. Nous sommes inquiets dans l’exclusion de l’homme dans ce genre de procédure. Je vous parlais juste avant d’accident qui aurait pu amener à une utilisation de l’arsenal nucléaire. Un jour, le système militaire américain a déclaré que le “camp” d’en face attaquait. C’était faux. Si l’homme en charge ne s’était pas rendu compte que le système informatique ne fonctionnait pas correctement, le cours de l’histoire en aurait été changé. Quand vous sortez l’humain de l’équation, vous enlevez un facteur de sécurité.

Par William Thorp