“–Votre dernier shampooing remonte à quand ? –Trois semaines. –Alors on va en faire deux !” Gladys fait couler doucement l’eau sur la tête de Madame L. “Vous préférez un brushing ou une mise en plis ?” interroge-t-elle en faisant mousser les cheveux. Madame L. prend un petit temps de réflexion avant de répondre : “En vérité, j’avais une mauvaise sensation avant de venir. J’ai fait mon AVC deux jours après être allée chez le coiffeur…” Gladys lui sourit tendrement dans le miroir, et la rassure : “Vous allez voir, ils sont très gentils ici.” Ici, à la résidence Castagnary, un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Cela fait 20 ans que Gladys Octau est coiffeuse. Couleur, coupe, extensions, lissage brésilien ou encore perruquerie, elle a eu le temps de multiplier les spécialisations pour être polyvalente avant de rejoindre l’entreprise Freesia, en février dernier. Depuis 2011, cette société propose des prestations de socio-esthétique pour hommes et femmes dans les maisons de retraite, hôpitaux et cliniques. En juin, elle disposait de 50 bulles de beauté en Île-de-France et atteignait presque un million d’euros de chiffre d’affaires.
Chaque jour de la semaine, Gladys se rend en uniforme noir et doré dans un établissement différent aux quatre coins de la capitale. Et le mercredi, la trentenaire aux cheveux courts blond platine arpente les couloirs de la résidence Castagnary. Elle est attendue de pied ferme au salon de coiffure situé au sixième étage. “C’est important de leur permettre de changer de décor et de ne pas les coiffer à leur chevet”, assure le directeur de l’Ehpad, Khaled Touri, pour qui, lors de la construction de la maison de retraite, il était primordial de créer un espace dédié au soin du cheveu. Une petite salle entièrement optimisée : casque pour la mise en plis, lavabos, miroir, sèche-cheveux et produits de beauté, Gladys dispose de l’équipement complet, comme dans un salon de coiffure classique.
Booster les troupes
Dans la pratique, les prestations diffèrent. Les résidents de la résidence Castagnary ont la particularité d’être dépendants et fragiles, parfois atteints de maladies, handicaps ou troubles cognitifs. Les moins autonomes d’entre eux comptent sur Gladys, ne serait-ce que pour se laver les cheveux une fois par semaine. “On tisse des liens avec les résidents. Et on les voit partir aussi…” lance la coiffeuse, avant d’ajouter en chuchotant : “Ce n’est pas évident tous les jours.” Au début de la journée, elle fait son “tour de piste”. Les rendez-vous sont programmés par les tuteurs et familles qui règlent la prestation (coupe de cheveux à partir de 22,50 euros pour les hommes et 39 euros pour les femmes). Certains résidents s’inscrivent toutes les semaines. En fonction de sa liste, elle passe voir les inscrits pour confirmer : “Il y a des jours où tout va bien et d’autres où c’est la fin du monde pour eux. On ne peut pas les forcer.” Souvent, elle pousse des portes supplémentaires pour saluer des visages familiers. “Ce sont presque des assistantes sociales”, constate Corinne Perrot, responsable d’exploitation chez Freesia.
Gladys glisse son index sur sa liste du jour et s’arrête brusquement, soucieuse. Demi-tour. Toc toc toc. Pas de réponse. Elle entre dans la chambre. “Bonjour
Madame B. Alors, ces agrafes ?” La résidente, assise dans son fauteuil roulant, ne réagit pas. Elle attend patiemment, habillée, sac à main posé sur les genoux, prête à partir. Gladys se penche vers le haut de son crâne et jette un œil à son cuir chevelu “Ah non, toujours pas, je ne peux pas vous coiffer.” Madame B. s’est récemment ouvert le crâne en chutant. Gladys lui promet de repasser la voir la semaine suivante et referme la porte. “Il faut toujours être dans le positif et prendre beaucoup de recul. On est là pour leur apporter de la joie et les booster.” Mais elle le reconnaît : “Humainement, on donne beaucoup de notre personne. Ça m’arrive de flancher, de pleurer, et là j’appelle Clémence Souquet. Elle est toujours à l’écoute pour nous permettre d’évacuer”. De l’autre côté du téléphone, la fondatrice de Freesia éponge les difficultés : “Certaines coiffeuses viennent tout droit de l’univers des paillettes et doivent tout à coup faire face à la relation avec la mort.”
Loin des clichés de l’esthétique
Ouverte en octobre 2016, la résidence Castagnary ne renvoie pas l’image d’une maison de retraite classique. “Ces salles d’attente de la mort”, comme les appelle Clémence Souquet. En plus de leur offrir des équipements de qualité, elle met un point d’honneur à assurer le bien-être des résidents, comme ne manque pas de le répéter Khaled Touri : “Nous n’avons pas une cantine mais un vrai restaurant ouvert aux familles. Aucune personne ne veut descendre en pyjama. À partir du jeudi, on a beaucoup de réservations car de nombreux résidents, notamment des femmes, sont passés voir Gladys le mercredi et sont fiers de recevoir leur entourage.”
En fin de matinée, Gladys part chercher Madame S. et l’emmène au sixième étage. Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent, la coiffeuse échange quelques mots avec Anaïs Lopvip, l’esthéticienne qui l’accompagne une fois par mois dans cet Ehpad, occupée à poser avec minutie le pinceau d’un vernis rose nacré très discret sur les ongles d’une vieille dame. La jeune femme travaille chez Freesia depuis le début de l’année, après des études pour devenir traductrice : “J’ai toujours été attirée par l’esthétique mais je me souciais des préjugés autour de cette profession.” D’où sa volonté de se spécialiser dans le milieu médical. Après un stage en oncologie, elle poursuit en gériatrie… et craque dès le premier jour. Elle s’accroche, “par vocation”.
Après avoir coiffé puis ramené Madame S. dans sa chambre, Gladys passe devant la chambre double de Monsieur et Madame C. Elle confie à voix basse : “La dernière fois je n’ai pas pu les coiffer car ils se faisaient des bisous !” Et les bisous valent bien un deuxième shampooing.
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