La sirène du Queen Mary 2 retentit dans le port de Saint-Nazaire pour la première fois depuis 2003. Il fait beau ce dimanche 25 juin. Au sol, des milliers de personnes sont venues saluer la fierté locale. À bord, plus de 2 000 passagers agitent drapeaux français et américain : le mot laissé dans leur cabine conseillait de “pousser des cris de joie pour remercier la ville de Saint-Nazaire”. Les 150 000 tonnes du paquebot quitte la forme Joubert des chantiers de l’Atlantique, cernés par les quatre trimarans qui lui feront la course sur les 5 815 kilomètres qui séparent Saint-Nazaire de New York. TF1, BFM-TV, France Bleu, France 2 sont en direct. Thierry Martinez, le célèbre photographe nautique, officie depuis un hélicoptère. Pour parfaire cette image en noir et blanc digne des années 20, la voix chaude de Louis Armstrong retentit sur le pont principal. La Vie en rose s’achève à peine lorsque le jazz est recouvert d’un bruit sourd de moteur qui fait lever les yeux de cette masse de passagers en marinière. Sur le pont, on parle de “moment historique”, les mains se serrent, l’entreprenariat du grand Ouest français se retrouve, se salue, n’en finit plus de se présenter dans un grand speed dating professionnel qui durera six jours. Mais ce dimanche à 19h, un enthousiasme enfantin prend le pas sur les obligations professionnelles : on murmure que le skipper Thomas Coville, vainqueur du tour du monde en solitaire, a quelque peu loupé son départ sur son maxi-trimaran Sodebo. Peu importe, il ne verra bientôt plus le Queen Mary 2, qui trace à une moyenne de 24 nœuds vers le pont Verrazano de Brooklyn.
Entre l’excitation et l’émotion suscitées par le retour du mythique paquebot à Saint-Nazaire, la course contre les meilleurs skippers du circuit, les inévitables mondanités, il est facile d’oublier ce que l’on commémore ici : les 100 ans du premier débarquement américain. Celui que tout le monde a oublié. À 7h, le 26 juin 1917, quatre bateaux américains débarquaient à Saint-Nazaire. En l’espace de 18 mois, deux millions de soldats transiteront par le port français. Si 30 000 Américains ont cohabité avec 35 000 Nazairiens pendant deux ans, la France préfère penser qu’elle a gagné cette guerre seule et ce débarquement ne restera qu’une note de bas de page dans les manuels scolaires. Ce fut pourtant la première incursion de la culture américaine en Europe –Nantes connut cette année-là le premier concert de jazz de l’histoire du continent. Les passagers aussi l’ont vite oublié : c’est qu’il y a beaucoup à faire sur le Queen Mary 2.
Le lundi 26 juin à midi, heure à laquelle le capitaine Christopher Wells s’adresse aux passagers de son accent british, le paquebot a parcouru 395 milles marins, a passé le canyon de la Petite sole, du Trèfle et du roi Arthur, et se trouve désormais au sud-ouest de la mer Celtique, vent force 3. Le France Actualités, quotidien fait maison destiné à signifier aux passagers que le monde ne s’est pas arrêté de tourner, vient de tomber dans les cabines : la faillite de Tati, les affaires du président Macron en Ukraine, la Gay Pride. Difficile de s’intéresser, aujourd’hui on diffuse deux documentaires, assiste à trois conférences et deux concerts de jazz. L’ancienne cantatrice Natalie Dessay, le pianiste de jazz Paul Lay, et l’ensemble classique Matheus, dirigé par Jean-Christophe Spinosi, sont chargés d’assurer le spectacle les six soirs de la traversée. Sans oublier que le Queen Mary 2 abrite un casino, une boîte de nuit, une bibliothèque, un spa, un simulateur de golf, quatre piscines, huit jacuzzis, dix restaurants et sept bars. Le deuxième jour, les trimarans partent vers l’ouest après les Îles britanniques afin de contourner un anticyclone dans le golfe de Gascogne. François Gabart, sur le bateau Macif, et Francis Joyon, sur l’IDEC Sport, se disputent toujours la tête de la course à plus de 30 nœuds, alors que Thomas Coville est à la ramasse 85 milles derrière depuis la nuit précédente. La seule chose que le QM2 perd de son côté, c’est une heure chaque jour. Le programme des festivités quotidien le rappelle chaque matin à ses passagers : il faut remonter sa montre d’une heure chaque soir.
Coup de poker et Club des 100
Souriant, salué à chaque détour de couloir, Damien Grimont, l’homme à l’origine de ce projet, se souvient cependant que le chemin n’a pas été facile. Pendant plusieurs mois, le jeune quinquagénaire, qui s’est endetté à hauteur de huit millions d’euros, se demande s’il n’a pas fait une connerie, si cette fois il n’est pas allé un peu trop loin. Damien a affrété l’un des plus gros paquebots du monde. Le Queen Mary 2 abrite 1 140 cabines –qu’il va bien falloir remplir. Parce que Cunard, la compagnie anglaise qui gère le navire, lui a refusé la location de 500 cabines, Damien Grimont a fait tapis. Un coup de poker qui a permis aux Anglais de mieux comprendre à qui ils avaient affaire. Si on ne veut pas lui allouer une partie du bateau pour son projet évènementiel, il le réservera tout entier. “Je m’étais dit que si un jour on faisait un évènement ici, il fallait que ce soit lié à l’identité de la ville, et Saint-Nazaire, c’est les paquebots. Et quand on pense paquebot, on pense Queen Mary 2”, raconte-t-il aujourd’hui dans la suite 9060. Aucun paquebot construit dans les chantiers de l’Atlantique –le France, le Sovereign of the Seas, l’Harmony of the Seas– n’est jamais revenu au port. Et pour Damien, comme pour les habitants de Saint-Nazaire, le Queen Mary 2 n’est pas n’importe quel paquebot. “Ce bateau, c’est un million d’heures de travail, c’est à la fois la fierté locale et le vecteur de la douleur liée à l’accident de la passerelle qui a tué seize personnes (le 15 novembre 2003, la passerelle reliant le QM2 au quai avait cédé, ndlr). J’avais l’intuition que ramener le Queen Mary 2 ici serait une émotion forte pout tout le monde.” Mais à six semaines du départ, le déficit financier est toujours là, béant, inévitable. “Quand on est passés à 130 entreprises engagées en mars, tout le monde a commencé à se dire que c’était génial, que ça allait vraiment se faire. Et moi, je me suis dit : ‘Ouais, ça va se faire et moi je vais y laisser ma boutique ! Tout le monde sera content et moi je vais rester sur le quai !’” Aujourd’hui, Damien en rit. Le teint hâlé, en chemise bleue en lin, jean et baskets, il a tout le loisir de se détendre sur un balcon filant s’ouvrant sur l’infini de l’Atlantique, tutoie tout le monde parce que “c’est la règle de l’océan”. Le bateau est parti, direction New York. Il peut enfin respirer. “Un mois et demi avant le départ, Fincantieri, la société de construction navale italienne, est venu combler le déficit de l’association.” Le 25 juin, Damien Grimont ouvre le champagne sur l’un des 17 ponts du Queen Mary 2 : il a réussi à réunir 2 646 personnes autour d’un voyage impossible et d’un séminaire sur le monde du futur. Sur son téléphone, il apprend que les images télévisées du départ ont été autant reprises que celles de La Route du rhum. Alors que le Queen Mary 2 s’éloignait lentement du port de Saint-Nazaire, entouré d’hélicoptères, de bateaux, de badauds, Damien, lui, jubilait avec une bonne moitié de son équipe dans la piscine, habillé, une coupe de champagne à la main.
À bord, pas de claquettes, peu d’enfants qui crient et un dress code “casual chic” obligatoire après 18h. La population actuelle du Queen Mary 2 n’a en effet pas grand-chose à voir avec l’idée que l’on se fait des croisiéristes classiques. Parce qu’en réalité, personne à bord n’est vraiment en vacances. The Bridge n’est pas seulement une course, une traversée transatlantique, une commémoration historique, c’est aussi et surtout un séminaire professionnel géant sur six jours. “Ce qui fait la force du projet, c’est qu’on s’est dit qu’on y arriverait uniquement avec des entreprises et des gens avertis, et on s’y est tenus.” Des gens avertis, cela veut dire les membres du “Club des 100” –un regroupement d’entreprises de l’Ouest– et leurs invités, eux-mêmes des entrepreneurs installés dans la région, ou des jeunes créateurs de start-up ambitieux venus présenter leur projet. Au programme de ce séminaire sur “le monde de demain” : conférences, dîners thématiques, rencontres, organisés autour de quatre thématiques : l’environnement, la géopolitique, la technologie et le rapport à soi et aux autres. Avec douze heures de programmation par jour, le réseautage est partout : de la séance de yoga matinal au speed dating de 14h, en passant par le terrain de tennis et les transats de l’obervation deck, voire au bar du nightclub G32. Autour d’un déjeuner gastronomique, il est possible d’écouter le philosophe Vincent Cespedes disserter sur le thème cryptique de “la passion”. Dans le jacuzzi, il n’est pas surprenant de discuter intelligence artificielle ou big data. On parle de “bienveillance”, “d’innovation” ou de “savoir faire la différence entre un Chinois, un Japonais et un Coréen”. Si le vocabulaire de la France post-mai 2017 est bien là, difficile de ne pas remarquer une démographie plus qu’homogène, même si quelques entrepreneurs de moins de 35 ans se cachent parmi la foule. “La moyenne d’âge tourne en effet plutôt autour des 55-60 ans, admet l’un d’eux. On a rencontré plein de gens, on a même retrouvé des amis de l’école. C’est parfait pour se faire des contacts, savoir ce à quoi ils s’intéressent, qui investit dans quoi, ça donne des idées. Qu’importe finalement si on ne se retrouve pas forcément dans toutes les conversations… Au déjeuner, c’était plutôt Fillon que Macron !”
Gingembre et champagne
Le meilleur moyen de changer de schéma démographique sur le Queen Mary 2, c’est encore de passer en-dessous du niveau de l’eau. Au sous-sol, le paquebot de luxe se transforme en labyrinthe de couloirs blancs, où des silhouettes pressées s’agitent afin que les passagers ne manquent de rien. La plupart sont Philippins ou Sri Lankais, certains font toute leur carrière chez Cunard. Rex est responsable des réserves de nourriture : dans six chambres froides à -18 degrés, il supervise l’acheminement quotidien des 6 000 œufs frais, des 100 litres de bière, des 300 kilos de homard ou des 700 à 800 bouteilles de champagne. À 30 minutes du premier service du déjeuner, tout est pourtant calme. “La clé, c’est l’organisation”, affirme Santosh Seebchurrun, un Mauricien à la toque blanche et à l’insigne “White Star Service”. C’est le chef anglais Nicholas Oldroyd qui supervise les 6 000 plats à envoyer par jour. Il n’a pas de femme dans sa brigade. Elles sont en réalité un étage plus bas, à la laverie, un autre monde immaculé où la vapeur et la chaleur humide remplacent le doux confort des étages.
Ce jeudi 29 juin, le Queen Mary 2 a parcouru 2 160 milles marins, il n’en reste plus que 900 pour atteindre New York. À 2h, le paquebot passait non loin du point de chute du Titanic, coulé dans ces eaux glacées en 1912. Le Queen Mary 2, malgré ses 150 000 tonnes, peut faire demi-tour en moins d’un kilomètre, assure Christopher Wells. Ce vieil anglais très british reçoit dans la prestigieuse passerelle du capitaine, à 41 mètres de la surface de l’eau. Ce poste de pilotage permet de voir à 22 kilomètres, mais le Capitaine Wells n’a que faire des baleines qui passent en arrière-plan, il est d’ailleurs “plus polar suédois que Moby Dick”. Capitaine chez Cunard depuis 25 ans, Wells a 40 ans d’expérience en mer. Il promet que l’on ne heurtera pas d’iceberg. Pourtant, un scandale a éclaté dans la nuit : le Queen Mary 2 aurait dérivé de sa trajectoire, coupé au plus court sur ces dernières 24 heures “en traversant outrageusement la zone d’exclusion des glaces”, écrit Guillaume Combescure depuis le trimaran Macif. “Le jury de la course n’aura aucun mal à juger du caractère intentionnel de cette erreur et du gain de temps dont a ainsi joui le commandant et son équipage de 2 000 hommes ! Il paraît que certains le qualifient désormais de pirate, d’autres s’insurgent et réclament même une pénalité de trois jours”, plaisante le skipper. L’accusation fait sourire Christopher Wells. “Je lui donne trois heures de plus à l’arrivée”, lâche-t-il. Dans son uniforme blanc, il jette de temps en temps un œil à l’infini bleu, et parle toujours de son navire au féminin : “Elle est très forte, très pointue, construite pour traverser l’océan sans problème en six jours. Avec la robustesse du bateau et les équipements modernes que nous avons, s’il y a un problème, cela vient toujours d’un humain. Toujours.” Sur un dernier conseil –“Le gingembre résout tous les problèmes sur un bateau”–, l’Anglais s’échappe, appelé quelques ponts plus bas pour un cocktail en costume trois pièces.
À 2h ce samedi 1er juillet, on aperçoit de très loin les premières lueurs de New York. “Pour une surprise, c’en fût une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire”, écrivait Céline dans Voyage au bout de la nuit. Bien que prévenus depuis six jours, les passagers de The Bridge ont semble-t-il le même sentiment que l’écrivain : lorsqu’à 5h10, la cheminée rouge du Queen Mary 2 passe seulement quatre mètres en-dessous du pont Verrazano, la brume se lève, entraînant un silence admiratif. François Gabart est toujours sur son trimaran Macif, à encore à 897 milles de la côte américaine. Joyon, Coville et Le Blevec le suivent à respectivement 92, 110 et 415 milles. Sur le Queen Mary 2, personne n’est couché à 5h30. Le paquebot glisse lentement dans les eaux calmes de la baie. Alors que le “chœur des 100”, qui s’est entraîné toute la semaine sous la baguette de Jean-Christophe Spinosi, entonne Amazing Grace, le soleil se lève derrière les buildings de Manhattan. Tous traquent la même chose, celle qui passera à bâbord, puis à tribord : la statue de la Liberté. Le chœur murmure maintenant une Marseillaise en forme de point final de cette traversée, les drapeaux français et américains s’agitent à nouveau fièrement. Un arc en ciel apparaît. Cette fois, Damien Grimont, les traits tirés mais le sourire ému, n’y est pour rien.