CINÉMA

Tavi et rien d’autre

À l’affiche de Manhattan Stories de Dustin Guy Defa, qui sort ce mercredi au cinéma, la jeune Tavi Gevinson débute au cinéma, mais pas dans la vie. À 11 ans, elle était déjà la petite fille préférée de l’Amérique. Mais comment passer de blogueuse mode à actrice respectée ? Elle raconte.
C’est Tavi.

L’année des 12 ans de Tavi Gevinson, en 2008, son père lui offre une nouvelle. Elle s’en souvient comme d’un petit livre pour enfants du nom de Claudine. Comme Tavi, Claudine a 12 ans ; comme Tavi, Claudine écrit un journal. Sa belle-mère le trouve et le publie, et le monde commence alors à s’intéresser à Claudine. Puis, la belle-mère raconte que c’est elle qui a écrit le journal. Et au lieu de nier, Claudine en a tellement marre d’avoir l’attention des médias braquée sur elle qu’elle laisse tout le monde croire que c’est en effet l’œuvre de sa belle-mère, et retourne dans son petit monde fait de jouets et de rêves d’enfants. Rétrospectivement, Tavi pense que ce n’est pas un hasard si son père lui a offert ce livre cette année-là: c’est aussi l’année où Tavi est devenue une star, et en a subi les conséquences. “Il voulait me dire que l’attention ne veut pas dire bonheur, et que je n’avais rien à prouver à personne.” Dix ans après, Tavi Gevinson a désormais tout à prouver à tout le monde, et elle est prête.

Alors que sort ce mercredi au cinéma Manhattan Stories, de Dustin Guy Defa, archétype de cinéma new-yorkais indépendant réussi, la jeune fille de 22 ans enchaîne les interviews promo. Ce n’est que son deuxième rôle au cinéma –après un petit rôle dans All About Albert en 2013– mais ce ne sont pas ses premières interviews. L’Amérique connaît Tavi Gevinson depuis qu’à 11 ans, elle est devenue la plus jeune des blogueuses mode invitée à tous les défilés de la Fashion Week. C’était un après-midi d’ennui de 2008. Chez sa copine Caroline, Tavi rencontre la grande sœur de celle-ci, une adolescente de 16 ans avec un placard bien rempli. Elle a aussi un blog de mode, qu’elle montre aux deux fillettes. Vivant dans une banlieue d’Oak Park, près de Chicago, qu’elle a parfois comparée au film Virgin Suicides, Tavi n’a pas franchement grand-chose de plus excitant à faire que de s’inscrire immédiatement sur Blogspot et de lancer sa propre page. “Alors voilà, je suis nouvelle ici. Récemment, je me suis beaucoup intéressée à la mode, je prévois de poster quelques photos mais pour l’instant je débute. Sincèrement votre, Tavi.” Ce sera son premier post : “Style Rookie” est né.

“À l’époque, j’avais l’impression que certains pensaient: ‘C’est scandaleux que ses parents la laissent venir aux défilés, elle devrait être au lycée.’ J’avais envie de répondre: ‘Les filles sur le podium ont le même âge que moi!’”

Les photos viendront bientôt: Tavi, dans son jardin, se prend seule à l’aide d’un trépied, sans sourire, dans des tenues de sa création, souvent des superpositions de vêtements colorés, accordant peu de cas aux motifs, saisons ou couleurs. Le tout ressemble régulièrement à un déguisement, mais démontre une culture de la mode rare pour une petite fille du Midwest américain. Tavi se met aussi à écrire des critiques des dernières collections de la Fashion Week et, surtout, raconte sa vie de jeune adolescente: les films et livres qu’elle découvre, ses après-midi avec ses copines. Le buzz est immédiat. Alors que Tavi Gevinson poste une vidéo d’elle en train de chanter (littéralement) les louanges de Rei Kawakubo, designeuse pour Comme des Garçons, celle-ci l’invite avec sa mère au Japon pour son nouveau défilé. En 2010, John Galliano la fait venir au sien avec son père, lors de la Fashion Week à Paris. Rapidement, son lectorat atteint les 50 000 lecteurs par jour. C’est le moment où le scepticisme gronde: on raconte qu’elle est forcément aidée par un adulte, qu’elle n’a peut-être même pas 12 ans, ou alors que tout cela n’est qu’un piège marketing orchestré par des parents en quête de fortune. Mais rien qui ne suffise à briser son ascension. La petite silhouette frêle de Tavi –son mètre cinquante et ses 14 ans– est devenue une vision habituelle des défilés new-yorkais. Bientôt, elle est invitée à interviewer les couturiers, à discuter avec Karl Lagerfeld, à s’asseoir au premier rang. Elle apparaît dans le New Yorker et le New York Times. Elle devient ce que l’on appelle une It-girl, mais miniature: quand elle a une peine de cœur, elle prend un avion pour débriefer avec Taylor Swift. En 2009, Teen Vogue lui décerne le titre d’“adolescente la plus chanceuse du monde”.

“L’Amérique est obsédée par la jeunesse”

Aujourd’hui, Tavi Gevinson regarde tout cela de loin. Depuis son appartement de New York, elle se souvient : “Je venais souvent à New York quand j’étais petite, je me retrouvais avec des gens de trois ou quatre fois mon âge, qui me parlaient comme à une adulte. Ensuite, je retournais au lycée, où mes profs se fichaient de savoir ce que je faisais de ma vie. Ils voulaient juste mes devoirs à temps. Et les autres élèves connaissaient tout de mes activités extrascolaires, mais étaient généralement assez bizarres avec moi.” Finalement, Tavi ne sait pas trop ce qui est le pire: le monde impitoyable de la mode, ou le lycée. Au moins, au lycée, personne ne tweetera pour se plaindre de sa présence, comme cette journaliste de Grazia, en 2010, lorsque le chapeau –démesuré– de Tavi, au premier rang, lui bloquait la vue d’un défilé. En creux, Tavi sent bien que certaines personnes préféreraient la voir retourner à l’école. “J’avais l’impression que certains pensaient : ‘C’est scandaleux que ses parents la laissent venir, elle devrait être au lycée’, et j’avais envie de répondre : ‘Les filles sur le podium ont le même âge que moi!’ Tellement de filles qui font ça sont mineures, et le font pour pouvoir envoyer de l’argent à leur famille. Mais les gens s’en fichent parce qu’elles ne sont pas vues ni entendues.” Après une pause, elle ajoute : “Si le mouvement #MeToo n’a pas vraiment atteint le monde de la mode, c’est parce que si c’était le cas, tout le monde tomberait.”

Tavi Gevinson à côté de Maria Sharapova, lors de la Fashion Week.
Tavi Gevinson à côté de Maria Sharapova, lors de la Fashion Week.

Au milieu des critiques, Valerie Steele, directrice du musée du Fashion Institute of Technology, touche un point sensible dans le New Yorker : “L’aurait-on remarquée si elle n’avait pas 13 ans? Si elle avait créé ce blog à 23 ans, on aurait dit : ‘Ouais. Et?’L’ironie de la situation n’échappe pas à Tavi. Dès 2010, elle déclare: “Plus je grandis, moins les gens peuvent se dire: ‘Wow, elle n’a que 13 ans!’ Tant pis, autant que j’attire l’attention pour ma crédibilité. Et si ce n’est plus le cas, c’est peut-être que je n’avais aucune crédibilité. Alors je regarderai les défilés en streaming. Ce qui m’intéresse, ce sont les vêtements.” Tavi a désormais 22 ans : difficile de passer encore pour une adolescente. “Il y avait, et il y a toujours, une part de moi qui a peur de perdre de ma pertinence, admet-elle. Mais c’est le cas de tous les jeunes gens qui travaillent et vivent en Amérique. Ce pays est obsédé par la jeunesse, les gens y dépensent des fortunes pour combattre la seule chose dont on est sûr : que l’on vieillit tous, et qu’ensuite on meurt.”

Pour ne pas disparaître, Tavi a dû s’adapter. Dès 2010, elle annonce la création du magazine en ligne Rookie, inspiré de son blog mais surtout de Sassy, une publication des années 90 pour adolescentes fans d’indie rock. Tavi s’associe même avec la rédactrice en chef historique de Sassy, Jane Pratt. Lancé en septembre 2011, le site atteint le million de visite en six jours. Comme Sassy, Virgin Suicides ou les meilleurs romans initiatiques, Rookie esthétise l’adolescence et emprunte parfois ses mots à Joan Didion pour exprimer “cette conviction adolescente que ce que vous vivez n’est jamais arrivé à personne avant”. Sauf que si, et pour le prouver, Tavi crée la section “Ask a Grown Man” (“Demandez à un Adulte”), dans laquelle Jon Hamm, Paul Rudd ou Judd Apatow défilent pour donner des conseils aux ados. Le site est unanimement félicité pour son mélange de mode et de féminisme. Dans sa quête de culture, Tavi a découvert les Riot Grrrl, Daria, Ghost World, et n’hésite pas à profiter de la première semaine de Rookie pour rédiger un édito sur la façon dont l’Amérique encourage la compétition entre les femmes : “Vous n’êtes pas sexiste, vous avez juste été élevé autour d’un certain nombre d’entre eux, qui prennent la forme d’affreux magazines ou films dans lesquels les femmes se battent en permanence pour le même homme, le même titre, où le personnage principal observe l’autre fille avec les cheveux brillants, qui flirte avec un mec en souriant et ne ressent rien d’autre que de la rancœur.” “J’ai beaucoup de rêves pour Rookie, pose Gevinson. Il ne s’agit plus exclusivement de moi.”

“Ce pays est obsédé par la jeunesse, les gens y dépensent des fortunes pour combattre la seule chose dont on est sûr : que l’on vieillit tous, et qu’ensuite on meurt”

Et donc, en parallèle, Tavi s’est trouvé un nouveau métier : comédienne. Qu’elle avait déjà en réalité commencé à sonder plus tôt. À peine diplômée du lycée, Tavi déménage seule dans le centre de Chicago et décroche son premier rôle au théâtre : elle joue dans This Is Our Youth de Kenneth Lonergan, aux côtés de Michael Cera. Son rôle est celui d’une jeune fille anxieuse qui essaie de grandir dans l’Amérique de Reagan. À 18 ans, elle croit à peine à sa chance: “Je n’arrêtais pas de me rappeler que j’avais eu le rôle légitimement, que j’avais passé plusieurs auditions, que le metteur en scène ne savait pas qui j’étais quand il m’a choisie…” À la suite de cette expérience, Tavi enchaîne les pièces et le cinéma, et zappe finalement la fac. “Même si c’est vrai que certaines grosses productions choisissent des acteurs selon leur nombre de followers sur Instagram, j’ai dû auditionner pour tout”, précise-t-elle. Et à ceux qui doutent de ce qu’elle raconte, Tavi offre en guise de réponse un haussement d’épaules. Elle a déjà connu tout cela. “Quand j’écrivais le blog, les gens pensaient que je ne méritais pas ma place aux défilés. Mais dans le même temps, les premiers rangs étaient remplis de ‘filles de’, qui venaient juste d’une famille avec de l’argent et qui n’avaient même pas de job. De toute façon, c’est comme ça. La mode n’est pas une méritocratie, Hollywood n’est pas une méritocratie. L’Amérique n’est pas une méritocratie.”

Par Hélène Coutard