HIP-HOP

Back to Compton

À tout juste 30 ans, Kendrick Lamar s’est imposé comme le musicien américain le plus important du moment, au point de remporter le 16 avril dernier un prix Pulitzer dans la catégorie musique pour son album DAMN –une première pour un artiste hip-hop. Loin des dérives people d’autres stars, loin des pages faits divers aussi. Entre éthique du travail sans faille et engagement politique sans pause. Ceux qui l’ont vu grandir à Compton, sa ville de toujours et pour toujours, racontent son ascension de l’intérieur. (Article issu du Society #75)
Show Gudda, de dos.

La sortie récente au cinéma de Black Panther est historique, en tout cas de points de vue symbolique et politique: voilà que pour la première fois, Hollywood met à l’honneur un super-héros noir. Et, presque logiquement, c’est à Kendrick Lamar qu’a été confiée la charge de penser la bande originale du blockbuster. Le rappeur remplit les deux cases du projet Black Panther : il est aujourd’hui l’une des figures les plus puissantes du divertissement mondial, en même temps qu’une voix politique importante. En vérité, Kendrick Lamar est un homme de tout. Il est ce champion de la Great Black Music capable d’infuser son rap de soul, de jazz et de funk ; le premier artiste hip-hop à avoir remporté le prix Pulitzer dans la catégorie musique ; un collectionneur de Grammys à la pelle parmi lesquels, dernier en date, celui du meilleur album rap de l’année pour DAMN ; un complice de Rihanna, Bono et de toutes les autres têtes couronnées de la pop internationale ; et aussi un citoyen qui n’a jamais laissé tomber le sens au profit de l’attitude, toujours prompt à dénoncer les mauvaises manières de la police ou la fatalité de la culture de la canaille.

Qui d’autre que lui peut se targuer d’avoir reçu un 4 juillet les honneurs d’un président des États-Unis? C’était en 2016, et Barack Obama recevait le rappeur à Washington avec les égards d’un grand de ce monde. Choc énorme: un petit gars de Compton à la Maison-Blanche. Compton, oui. C’est là-bas, en Californie, à très précisément 17,5 miles et 50 minutes de voiture d’Hollywood, que se trouve la terre de Kendrick Lamar. Il y est né le 17 juin 1987. Alors, comme aujourd’hui, Compton est cette ville de palmiers fanés aux pieds desquels court un enchevêtrement de restaurants rapides où l’on sert du poulet, de supérettes aux paliers jonchés de bouteilles vides et de petits pavillons sans charme. Une ville où le père du rappeur, Kenneth Duckworth Senior, a atterri un jour après que sa tête a été mise à prix par des méchants de Chicago. Un faubourg noir considéré comme le royaume des gangs –‌les fameux Crips et Bloods– mais où trône aussi un genre de Mont Rushmore du rap west coast: King Tee, NWA, Eazy-E, Ice Cube, MC Eiht, DJ Quik, Dr. Dre…

Pas un hasard. Il y a dans les quatre albums de Kendrick Lamar toutes les tensions et les émotions qui parcourent Compton Boulevard et Rosecrans Avenue. Alors que le rappeur s’apprête à remplir deux Bercy d’affilée, ce sont ces tensions, et ces émotions, que racontent à Society tant ses proches de toujours, compagnons de quartier ou de studio, que les officiels de la ville, politiques, professeurs et mêmes policiers. Comment Kendrick Lamar, petit enfant sage qui a grandi dans un bain de folie, a-t-il fait pour devenir à 30 ans la personnalité la plus forte de sa génération? Lisez-ceci.


Show Gudda, 32 ans
Membre du gang Campanella Pirus

ShowGudda

Show Gudda habite Corlett Avenue, une voie qui donne sur la fameuse Rosecrans Avenue maintes fois racontée par Kendrick Lamar dans ses albums. Il est l’un des premiers mentors du rappeur.

“Mon cousin Lil Yogi traînait toujours avec ce petit mec dont on se moquait parce qu’il avait de grandes oreilles, comme une souris de dessin animé. C’était Kendrick. Il rappait tout le temps. Une machine. Quand on braquait, il rappait. Quand on tirait, il rappait. Quand on allait en prison, il rappait. Parfois, on organisait des battles devant mon garage. Les gens enchaînaient les freestyles et Kendrick, lui, restait dans son coin, capuche sur la tête, sans rien dire, en attendant son tour. Et quand son tour arrivait, il enlevait sa capuche et broyait tout le monde. On se demandait comment tout ça pouvait sortir d’un si petit corps, de quelqu’un qui, le reste du temps, avait l’air si calme. Tout ça pour dire que Kendrick a toujours donné l’impression de vouloir découvrir autre chose, et de voir plus loin que Compton.

Pendant longtemps, les Bloods et les Crips de Compton ont été ennemis. Si mes gars et moi croisions des Crips, il y avait des chances pour qu’une bagarre éclate, ou pire, que des coups de feu soient tirés. Mais quand on lève la tête, on se rend compte d’une chose: que l’on porte du rouge (la couleur des Bloods, ndlr) ou du bleu (la couleur des Crips, ndlr), on est tous Noirs. On se fait du mal à nous-mêmes et Kendrick a été l’un des premiers à le faire remarquer haut et fort. Pour lui qui est neutre, l’idée a toujours été d’être unis. Cela n’a pas l’air de grand-chose, mais la violence entre gangs est tellement importante à Compton que ce qu’il a dit et matérialisé dans le clip de King Kunta (tiré de l’album To Pimp a Butterfly, en 2015, ndlr), qui réunit des Bloods et des Crips, est symbolique à bien des égards. Sur le tournage de ce clip, je me suis retrouvé à danser avec des Crips. Et j’ai commencé à voir les choses différemment dans ma vie. Je me suis dit qu’il fallait que je sois positif, que je me débarrasse du costume qui m’avait corseté jusque-là. Kendrick m’a montré qu’il était important de se réaliser par soi-même. Je ne suis pas obligé de n’être qu’un Bloods.”


Lil L, 30 ans
Membre des West Side Pirus, un gang de Compton

Lil L a grandi à l’angle de la 138e rue et de Dern Avenue, à Compton. Ami d’enfance de Kendrick Lamar. Tous les deux sont allés à la Centennial High School.

Lil L a grandi à l’angle de la 138e rue et de Dern Avenue, à Compton. Ami d’enfance de Kendrick Lamar. Tous les deux sont allés à la Centennial High School.

“À l’inverse de beaucoup d’entre nous, Kendrick a obtenu son bac. Il a toujours été suffisamment malin pour ne pas s’attirer d’ennuis, ne pas traîner là où il ne fallait pas traîner. La culture des gangs ne l’a jamais intéressé. Mais cela ne veut pas dire que c’est un sujet qui ne le concerne pas. Il a grandi au milieu. Il en connaît les codes, le quotidien, la violence. Au fur et à mesure qu’il a gravi les marches de sa carrière, Kendrick a vu certains de ses amis proches partir en prison et mourir. Il ne peut pas faire comme si cette culture ne faisait pas partie de sa vie. C’est ancré en lui et c’est une chose qu’il articule parfaitement, d’ailleurs.

Au moment où il a commencé à tourner beaucoup, moi aussi je voyageais. Je faisais des allers-retours entre Compton et le Texas pour vendre de la drogue: de la prométhazine et de la codéine. Un jour, Kendrick m’a appelé et m’a supplié d’arrêter: ‘Je ne veux pas savoir ce que tu fais, mais s’il te plaît, prends soin de toi, ne t’attire pas des ennuis. Je fais en sorte qu’un jour on puisse tous s’en sortir.’ J’ai juste répondu: ‘Ne t’inquiète pas. Je fais ce que j’ai à faire. J’en aurai fini dans pas longtemps.’ Kendrick est dur avec moi, mais il est aussi patient. Il sait que je dois me débrouiller, que j’ai des factures à payer, que j’ai deux gamins à nourrir. On n’a pas la même vie, il le sait et il respecte ça. Bon, finalement, je me suis fait arrêter et je suis allé en prison au Texas.

Lorsque je suis sorti et que je suis rentré à Compton, il m’a appelé à nouveau. Il est passé me prendre en voiture, on a roulé vers Hollywood et je me suis retrouvé dans le studio de Dr. Dre. Kendrick avait changé de dimension pendant que je purgeais ma peine, et je l’ai réalisé d’un coup. Depuis, je suis parti plusieurs fois en tournée avec lui. J’ai découvert le Nebraska comme ça. Je suis aussi allé à Porto Rico pour mon anniversaire, pendant une semaine entière. C’était la première fois que je prenais l’avion de ma vie et c’était en jet privé. Je me souviens que on a embarqué dans un hangar à l’écart de l’aéroport de Los Angeles. Et tout était payé d’avance! Sur place, on a fait du canoë, du Jet-Ski et on a beaucoup fait la fête en parlant du bon vieux temps. Quelque temps plus tard, je retournais en prison pour une histoire de possession d’armes et de cocaïne.”


Regis Inge, 44 ans
Professeur d’histoire et de littérature en collège, à Compton

Regis Inge a fait découvrir la poésie à Kendrick Lamar, quand ce dernier était en classe de quatrième à la Vanguard Middle School, au début des années 2000.

Regis Inge a fait découvrir la poésie à Kendrick Lamar, quand ce dernier était en classe de quatrième à la Vanguard Middle School, au début des années 2000.

“Kendrick Duckworth (le vrai nom de Kendrick Lamar, Lamar étant son deuxième prénom, ndlr), était un enfant que l’on pouvait presque oublier. Dans ma classe, il était assis près de la porte et n’osait pas prendre la parole parce qu’il avait un problème: il bégayait. À cette époque, les élèves hispaniques et afro-américains se battaient entre eux en répétant les conflits entre gangs. Je pouvais sentir la tension dans ma classe, je voyais comment les gamins se regardaient. J’ai alors décidé de concentrer une partie de mes cours sur l’apprentissage de la poésie. Parce que celle-ci, avec ses images et ses sonorités, donne la possibilité d’extérioriser la violence que l’on porte en soi.

Un jour, alors que je sortais de ma classe, je suis tombé sur un petit attroupement dans le couloir. Pour moi, c’était du tout cuit: encore une bagarre à gérer. Mais en réalité, c’étaient des gamins en train de rapper les textes qu’ils avaient écrits avec moi. Parmi eux, il y avait Kendrick. Et il ne bégayait plus. Kendrick travaillait beaucoup. En classe, il aimait lire des textes de Langston Hughes, décortiquer les poèmes de Zora Hurston et il compulsait les pages du Los Angeles Times. À chaque nouvelle dissertation, son vocabulaire s’étoffait. Plus tard, au lycée, il a même intégré le fameux Ladies and Gents Class, un club où l’on réunissait les meilleurs élèves du lycée pour leur faire profiter d’une série de sorties.

Je l’ai perdu de vue, puis des années plus tard, un musicien de mon église m’a expliqué qu’il travaillait avec un rappeur qui s’appelait Kendrick Lamar. Dans le même temps, une professeure m’a appelé pour me dire qu’un jeune rappeur de Compton était venu parler à ses élèves en expliquant que j’étais celui qui lui avait donné le goût des mots. Un certain Kendrick Lamar, encore. J’ai appelé mon ami musicien pour vérifier le nom de ce type qui, bizarrement, ne me disait rien. ‘Hey, K. Dot, tu connais un certain M. Inge?’ a demandé tout haut mon ami. Et là, j’ai entendu une voix répondre: ‘Mais ouais, bordel!’ C’était le petit Duckworth!

Aujourd’hui, Kendrick est un véritable modèle pour Compton. On sous-estime le fait que les enfants venant de ce genre d’endroit ont une faible estime d’eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux, encore aujourd’hui, ne connaissent rien d’autre que la misère et la violence. En 23 ans de carrière, j’ai enterré 19 de mes élèves à cause de rivalités entre gangs. À la Centennial High School, où Kendrick est aussi passé, une collègue m’a récemment raconté qu’un élève avait refusé qu’elle marche avec lui vers le lycée parce qu’il se savait suivi. Lorsqu’il est finalement arrivé, il était en sang. Alors la trajectoire de Kendrick dit quelque chose d’important à nos gamins: eux aussi peuvent réussir.”


Maxine Keaton, 80 ans
Retraitée

Maxine Keaton

Maxine Keaton est la grand-mère de Jason et Chad Keaton, deux amis d’enfance de Kendrick Lamar. Le premier purge une longue peine de prison pour tentative de meurtre et le second a été assassiné en 2013 dans une rue de Compton.

“Chad a eu une vie compliquée. Sa mère est morte lorsqu’il avait 7 ans. Je me suis retrouvée à m’occuper de lui, de sa sœur et de ses deux frères. Je crois que je l’ai bien élevé, Chad. Il voulait devenir médecin. Kendrick avait beaucoup d’amour pour lui aussi, il veillait sur lui comme s’il était son petit frère. Il avait demandé à Chad de se faire un passeport pour pouvoir l’accompagner en tournée en Europe. Il allait découvrir le monde, il était très enthousiaste. Et puis Chad s’est fait assassiner. Il venait d’avoir 23 ans. Il y a des choses qui se passent dans ce quartier contre lesquelles on ne peut pas vraiment lutter.

Il y avait tellement de monde pour les funérailles que l’on a dû changer d’église. Kendrick était présent. C’était la première fois que je le voyais. Cela m’a fait du bien de le voir, parce que je n’écoute pas de rap, donc je ne le connaissais pas. Et puis un jour, ma petite-fille, Maxine, m’a dit que Kendrick avait parlé de Chad dans une de ses chansons. Grâce à ça, j’ai l’impression que l’on n’oublie pas mon petit-fils. Et ça veut dire aussi que Kendrick n’a pas oublié d’où il vient, qu’il ne se situe pas au-dessus des autres. Il reste un garçon de Compton. Et il donne une bonne image de la ville. Et Dieu sait que ce n’est pas gagné.”


JaVonté, 33 ans
Chanteur, actuellement pour Gladys Knight

JaVonté

JaVonté fait partie de ceux qui ont vu Kendrick Lamar éclore, puisqu’il a collaboré à ses premiers projets indépendants, Overly Dedicated et The Kendrick Lamar EP.

“Kendrick n’avait rien à voir avec les types pour qui je chante habituellement. Il n’était pas comme ces rappeurs qui voulaient toujours en imposer en studio. Lui était assez calme, mystérieux même. On ne savait pas vraiment ce qu’il pensait. Il gardait les choses pour lui. Et puis surtout, il avait quelque chose à dire, dès le début. Il se fichait des strip-teaseuses et de vendre de la drogue. Il voulait raconter tout un tas d’histoires, comme s’il avait déjà été le témoin de beaucoup de choses dans sa vie. Des choses trop sérieuses pour son âge.”


Nosaj Thing, 33 ans
Producteur

Nosaj Thing

Nosaj thing est une figure de proue de la “beat scene” de Los Angeles, ce cercle de compositeurs alternatifs alliant la musique ambiante et les rythmes hip-hop. Il a rencontré Kendrick Lamar en 2011 et est, depuis, l’un de ses fidèles compagnons de studio.

“Un jour de 2011, j’ai reçu un mail de Dave Free, le manager de Kendrick. Il avait entendu parler de moi en surfant sur des blogs et voulais que je collabore avec Kendrick. Tout simplement. Cela ne m’a pas surpris. Kendrick avait l’air d’aimer tenter des choses, il y avait quelque chose de très expérimental dans sa démarche. Un peu comme OutKast, à leur époque. On s’est donc retrouvés en studio. Les salutations ont été très courtes: on s’est tout de suite mis à travailler. Ce qui compte pour Kendrick, c’est le boulot. Il ne voulait pas que l’on perde de temps.

Je me souviens que j’avais sélectionné plus d’une vingtaine de beats. Mais j’ai à peine eu le temps de jouer le premier que Kendrick a tiqué. Pour lui, c’était celui-là. Il a quitté la pièce et a écrit un texte en un rien de temps. J’ai eu l’impression qu’il avait tout modélisé dans sa tête au moment où il écoutait la musique. C’est comme s’il avait déjà une bibliothèque d’idées toutes prêtes. La session a duré trois heures et puis Dr. Dre a appelé. Kendrick avait rendez-vous à Vegas trois heures plus tard. Et je me suis retrouvé tout seul. C’était très étrange.

Depuis, on est restés en contact. Quand il prépare un nouvel album, il m’appelle pour que je lui envoie des playlists de morceaux ou que je vienne lui présenter des idées en studio, ou tout simplement pour que je lui donne mon avis sur ce qu’il fait. Je débarque dans la pièce, je me mets dans un coin et j’écoute. Kendrick impose quelque chose de très fort en studio. Il bouge en silence et les autres suivent. Ils lui font une confiance aveugle. Il aime aussi que l’air soit très froid. Il faut que l’air conditionné soit monté au maximum ou presque. Ça le rend plus alerte.

On était ensemble, en studio, lorsque Donald Trump a remporté l’élection présidentielle. On travaillait sur DAMN, son dernier album, en suivant du coin de l’œil CNN et d’un coup, on s’est tous arrêtés. Kendrick a fixé l’écran. Il a dû dire ‘fuck’ une centaine de fois, puis il s’est tu et il s’est remis immédiatement au boulot, sans rien dire d’autre. Il donnait l’impression qu’il avait vu venir tout ça depuis longtemps.”


Problem, 37 ans
Rappeur

Problem

Nouvelle figure du rap de Compton, Problem a grandi sur Dern Avenue, en face de chez Lil L.

“On n’a jamais vu un type comme Kendrick avant. Son CV est parfait: il sait être positif mais en même temps, il est gangsta. C’est un mélange des meilleurs, comme si Nas et Tupac s’étaient mis ensemble. Je le connais bien, on est voisins. Nos maisons étaient simplement séparées par Central Avenue. Lui était du côté tranquille et moi du côté dur. ‘The Deuce’ contre ‘The Fourth’, comme on disait. Kendrick est sorti un temps avec une bonne amie de ma petite sœur. On se croisait toujours dans les parcs alentours. Et surtout, je fréquentais souvent le studio de Top Dawg, où il était tout le temps lui aussi. Dès qu’il y avait un enregistrement, on débarquait. On voulait tous en être. Je me souviens que des règles de vie étaient affichées sur le mur du studio. L’une d’entre elles stipulait que le premier qui débarquait avec une arme se ferait casser la gueule en un rien de temps. Il y avait aussi des règles de savoir-vivre, des règles d’écriture. Et tout le monde les respectait.

Top Dawg est une vraie légende de la rue, à Los Angeles. Il surveille les gens qui s’approchent trop près de Kendrick. Il est comme son Original Gangster, son ange gardien. Aujourd’hui, TDE (le label de Top Dawg, sur lequel est signé Lamar, ndlr) est une véritable société secrète. Ils ont saisi la puissance de l’unité. Ils restent entre eux, on ne les verra jamais faire les malins. Ce ne sont pas des clowns.


Bekon, 32 ans
Producteur et chanteur

Bekon

Ancien collaborateur d’Eminem et Snoop Dogg, Bekon a participé à la composition de huit titres de DAMN, le dernier album de Kendrick Lamar.

“Cela faisait six ans que j’étais à Hollywood et que je produisais des rappeurs lorsque j’ai eu l’impression que j’étais arrivé à la fin d’un cycle. Petit à petit, j’ai ralenti le rythme de ma production, jusqu’à ne plus avoir beaucoup d’argent en poche. J’ai alors quitté Los Angeles pour revenir chez mes parents, à Long Island. J’étais perdu. Et c’est à ce moment-là que j’ai reçu un drôle de coup de fil. C’était un garçon que j’avais rencontré à Los Angeles. DJ Dahi, l’un des producteurs attitrés de Kendrick Lamar. D’une manière assez cosmique, Dahi m’a demandé si j’avais envie de travailler avec Kendrick. Et le lendemain, j’étais dans ce studio à Soho, avec une vue extraordinaire sur l’Hudson River.

Kendrick était là, seul, en train de regarder un film de kung-fu sur un grand écran. Il a une connaissance encyclopédique des films de kung-fu, et il se trouve que moi aussi. Je lui ai donc raconté l’histoire de The Hidden Path of Hirato Makzui. Un fils de nobles japonais qui refuse le mariage qu’on lui a arrangé et rejette son héritage pour devenir l’élève d’un maître kung-fu vivant dans un château au milieu de la forêt. Sa mémoire va peu à peu s’effacer et la seule manière d’enrayer ce phénomène est de faire le bien en aidant les gens autour de lui. Kendrick m’a très vite demandé où il pouvait voir ce film. Je lui ai répondu qu’il ne pouvait pas, parce que c’était une histoire que j’avais écrite chez moi quelques jours avant. Et pour lui prouver, je lui ai montré le texte sur mon ordinateur. Avec cette histoire, j’avais composé une courte bande originale que je lui ai jouée au piano, dans le studio. Kendrick a alors balancé: ‘On doit bosser ensemble.’ Voilà comment il travaille. Il fait ce qu’il veut, il se fiche de comment l’industrie fonctionne. Il aime essayer les choses.

Ensemble, on a composé, samplé, rappé et chanté, en nous laissant guider par notre seule inspiration, pendant près de huit heures, jusqu’à l’aube, et on a répété le même exercice les deux jours suivants. Jusqu’à ce que Kendrick me demande de venir à Los Angeles pour l’aider à terminer son album. J’ai alors convaincu mon agent, avec qui je ne m’entendais plus vraiment, de me payer un billet, ma mère m’a prêté 1 000 dollars, et j’ai vendu tout mon matériel en disant à tout le monde que je travaillais avec Kendrick. Personne ne me croyait. Mais j’ai passé les trois mois suivants avec lui, dans les studios No Excuses, à Santa Monica. À l’intérieur, il y a cette pièce qui n’est en fait rien d’autre qu’une boîte de nuit que Dr. Dre a fait construire à une époque. Juste pour pouvoir produire de la musique dans un club. C’était dingue de faire de la musique dans cet endroit, beaucoup trop glamour, presque vulgaire.

Là-bas, au bout de la nuit, quand tout le monde commençait à piquer du nez, il ne restait souvent plus que deux personnes encore debout: Kendrick et moi. Il pouvait être 3h ou 4h du matin et on avait tous les deux ces conversations étranges sur la vie. Kendrick est quelqu’un qui se demande pourquoi les choses sont telles qu’elles sont dans le monde. Il passe son temps à se poser des questions, à sortir de lui-même. Voilà pourquoi il est capable de raconter des histoires et d’inventer des personnages. Et lorsqu’on en avait marre de parler ou de jouer, on se levait pour faire des pompes, afin de se régénérer et de trouver un nouveau souffle. Des séries de 100.”


Tana McCoy, 60 ans
Conseillère municipale de Compton

Tana McCoy

Élue du premier district de la ville, qui s’étend entre Avalon Avenue et Central Avenue, Tana McCoy a participé à la remise des “clés de la ville de Compton” à Kendrick Lamar, en 2016.

“La dernière fois que l’on a voulu honorer le rap à Compton, les choses ont tourné au vinaigre. C’était il y a 30 ans et en tant que secrétaire principale du conseil municipal de Compton, j’avais organisé un concert du groupe NWA sur le campus du Compton College. Avant que les garçons ne montent sur scène, je leur avais dit une seule chose: ‘Je vous demande simplement de ne pas jouer votre titre Fuck the Police. Et, bien sûr, c’est le premier morceau qu’ils ont joué. Les hommes en uniforme qui assuraient la sécurité du concert sont devenus fous, ils voulaient passer les menottes à Eazy-E et les autres. Il avait fallu interrompre le show. Je tremblais, j’avais peur que cela se transforme en émeute.

Avec Kendrick Lamar, les choses sont différentes. Lui ne monte pas en sauce la culture de la rue. Ses paroles racontent la ville et le monde, tout en impliquant les gens. Et même si parfois, je me dis ‘Oh mon Dieu, ce garçon peut être violent’, je le trouve subtil. La maire de Compton, Aja Brown, est une jeune femme qui n’a même pas 40 ans, elle est au fait de choses et surtout, de ce que ressent la jeunesse de la ville. C’est elle qui a proposé de ‘remettre les clés’ de la ville à Kendrick. On n’a même pas eu besoin d’un vote du conseil municipal. Tout le monde a été d’accord sur le champ. On a besoin de célébrer la jeune génération locale, de lui montrer qu’elle est une actrice importante de la vie d’ici. D’habitude, on se fout un peu des cérémonies de ce genre, pas grand-monde n’est là pour couper un ruban, ou bien l’on se demande toujours pour qui on organise tout ça. Là, c’était différent. Les gens étaient très excités. Le jour de la cérémonie, tout le conseil municipal était réuni, il y avait des représentants du Sénat de Californie, et des personnalités médiatiques. Kendrick Lamar a basé son discours sur son fameux morceau, Alright, en expliquant qu’il avait confiance en la ville et ses habitants, que l’on était tous capables de nous extraire de notre situation. Il y a quelques années, on a fait installer des plaques honorifiques pour les pasteurs les plus éminents de Compton. Peut‑être que dans 25 ans, Kendrick, lui, aura sa statue.”


Steve Soboroff, 70 ans
Président du bureau des commissaires du LAPD

Steve Soboroff

Au printemps dernier, Steve Soboroff a publié une photo de lui accompagné de Kendrick Lamar.

“Kendrick Lamar s’est souvent fait remarquer pour ses discours attaquant le travail policier, comme lorsqu’il dit: ‘On déteste les flics/ Ils veulent nous abattre dans la rue, c’est sûr’ dans Alright. Je me souviens aussi que lors d’une de ses performances (un live lors de la cérémonie des BET Awards en 2015, ndlr), il ne s’était pas gêné pour se mettre en scène en train de sauter sur le capot d’une voiture de police. Mais c’est un ressentiment qui ne vient pas de nulle part. Lorsqu’on est originaire des bas-quartiers de Los Angeles, il est impossible de ne pas avoir en mémoire l’affaire Rodney King et les émeutes qui ont enflammé la ville dans la foulée. C’était le début des années 90, une autre époque: les policiers étaient alors policiers pour casser des gueules.

Kendrick Lamar raconte les sentiments qui animent les gamins noirs d’ici, ceux qui ont toutes les chances de finir en prison parce que tout le monde se fiche d’eux. D’une certaine manière, Kendrick m’aide dans mon travail. Ce qu’il raconte m’aide à saisir ce qui se passe sur le terrain et ce que je dois faire. Je ne pense pas qu’il soit l’un de ces militants extrémistes qui cherchent à attiser la colère contre les flics. Au contraire, je suis persuadé qu’il comprend le travail de proximité réalisé par la police et dans le même temps, il ne se gêne pas pour pointer du doigt les graves erreurs commises parfois par celle-ci. Je respecte ça. Je déteste les gens qui commettent des crimes, même s’il s’agit de policiers.

Kendrick Lamar et moi avons tous les deux la malchance de supporter l’équipe de basket des Los Angeles Clippers, connue pour ses nombreux échecs, et c’est comme ça que l’on s’est retrouvés par hasard l’un à côté de l’autre un soir de match. On en a profité pour parler de la police et prendre une photo. Je ne suis pas certain qu’il y a 20 ans, à l’époque du gangsta rap, il aurait été possible de voir Tupac avec le chef du LAPD! Mais je ne crois pas que Kendrick Lamar ait été critiqué pour avoir pris une photo avec moi. Et, de mon côté, personne ne m’a fait remarquer qu’il ne fallait pas que je m’affiche avec un rappeur. Pas un flic noir, pas un flic blanc. Personne.”


Mozzy, 30 ans
Rappeur

Mozzy

La nouvelle coqueluche du gangsta rap californien. Kendrick Lamar l’a convié sur la bande originale du film Black Panther, dont il est le producteur exécutif.

“Un soir que j’étais dans un studio d’Hollywood, je suis tombé sur Kendrick. D’habitude, quand mes fans viennent me voir pour prendre une photo, ils tremblent, et là, c’est à moi que ça arrivait. J’avais les mains tellement moites qu’il a fallu que je les essuie sur mon pantalon. Je suis un gangster, je ne lèche les bottes de personne, j’aurais dû montrer que je suis un dur, mais là, je ne pouvais pas: Kendrick est mon Dieu. Il m’a dit que j’étais son compagnon de tranchée et que ma musique donnait de la force à la sienne. Et là, il a récité de tête l’une de mes rimes. J’ai fondu pour de bon. Comment Kendrick Lamar pouvait-il connaître un bout de morceau de Mozzy? Le mec ne s’endort pas, il fait attention à ce qui se passe autour de lui.

Une autre fois, j’étais à Houston et je me rendais à la pharmacie quand mon téléphone s’est mis à exploser. Des messages en pagaille. C’était le chaos. Même mon oncle Gangster Jeff, de Sacramento, m’a appelé: ‘Les prix vont monter pour toi! Kendrick vient de parler de toi!’ Effectivement, il venait de me citer aux Grammys, devant toute l’Amérique. C’est mon passeport pour le mainstream. Après tout ce travail, toutes ces années, toute cette sueur, toutes ces larmes, tout ce sang, après la prison, après avoir dormi dans la rue, après avoir voulu abandonner, après avoir galéré en refusant de bosser chez McDonald’s, après avoir pensé mourir comme ça, après tout ça, j’ai été cité par Kendrick aux Grammys. Je n’arrive pas à y croire.”

 

Retrouvez cet article dans le Society #75 (22 février au 7 mars 2018)

couv-web-SOCIETY_75

Par Raphaël Malkin, à Compton / Photos : Renaud Bouchez pour Society