CINÉMA

« Chez nous, on sait que la guerre des idées peut toujours se transformer en vraie guerre »

Enfant de Kabardie, dans le Caucase du Nord, Kantemir Balagov aime le hip-hop, Kurosawa et l'historien français Philippe-André Grandidier. Son premier film, Tesnota, réalisé à 25 ans, a été la révélation de la sélection "Un certain regard" du dernier festival de Cannes. Élève de Sokourov, il raconte sa République et son rapport à la Fédération.
Kantemir Balagov.

De quoi parle Tesnota ?

C’est un film sur l’amour, qui peut d’ailleurs être terrible, vécu à l’intérieur de la famille, entre hommes et femmes et entre peuples de nationalités différentes au sein d’un même pays. J’ai l’impression que le cinéma a quitté le monde des relations humaines et j’aimerais que les gens aient plus confiance envers les autres, qu’il y ait moins de dureté. J’en ai pris conscience en lisant des livres d’écrivains soviétiques qui évoquaient les camps –Varlam Chalamov, Platonov. Tesnota est un film dont on n’aura pas besoin dans mon pays parce qu’il montre les Kabardes (peuple de Kabardino-Balkarie, république autonome située dans la région du Caucase, ndlr) vus de l’extérieur, et non par l’un des leurs. La manière dont je les présente ne va pas dans leur sens, ne préserve pas leur honneur. Ils ont déjà estimé que ce film n’était pas digne d’eux. Après, dans le Caucase du Nord, les gens ont tellement été blessés, vexés, offensés, qu’ils en veulent au monde entier, ils ne peuvent pas pardonner aux Russes de les avoir vaincus. Beaucoup de personnes sont antirusses dans le Caucase, qui appartient pourtant à la Russie. Cela dit, là-bas, quelqu’un de bien l’est complètement. Bon, je n’en connais pas beaucoup, deux ou trois, mais les qualités humaines sont là !

Vous vivez toujours dans le Caucase du Nord ?

Je l’ai quitté il y a deux ans. Il ne s’y passait pas grand-chose, parfois une troupe de théâtre était de passage avec des mises en scène vraiment pas terribles. Avant, on se retrouvait dehors avec mes amis, devant le Cinéma de l’amitié, un vieux cinéma avec des lettres brûlées sur la devanture, fermé depuis 20 ans désormais. Là, on y a vu Emmanuelle, puis c’était le temps des VHS avec Bruce Willis et Van Damme. Le dernier film que l’on a vu là-bas, ça doit être Le Seigneur des anneaux. On se retrouvait là sans trop savoir quoi faire de nos vies, beaucoup ont plongé dans l’alcool et la drogue.

Vous avez étudié le droit, paraît-il…

“La propagande n’a même pas besoin d’être importante, mettre les bureaux de vote dans des endroits de vie sociale suffit”

Au départ, je m’intéressais à la jurisprudence. Bon, je ne m’y intéressais pas vraiment, je n’allais pas en cours. Je ne savais pas quoi faire de ma vie. Ce qui m’intéressait, c’était les langues.Je voulais aller aux Affaires étrangères. Mon père m’a fait comprendre que ce n’était pas possible, vu mon niveau. Je me suis inscrit à la fac d’éco et j’ai pris des cours par correspondance en droit, pour trouver du travail. On pensait que ce serait le plus simple pour trouver du travail. Et puis j’ai découvert l’Institut national de la cinématographie. J’ai eu l’opportunité d’entrer directement en troisième année dans cette école de cinéma créée par Alexandre Sokourov.

Il y a une grande méconnaissance en Europe de ce qu’est la culture russe du rapport de force, sa topographie aussi…

Dans tous les pays, il y a un complexe de supériorité par rapport à l’extérieur. Après, la Russie, ce n’est pas seulement Moscou. Actuellement, dans le Caucase du Nord, les relations sont tendues entre les communautés. Il y a un désir d’autonomie et d’indépendance, une volonté de ne pas être sous la tutelle russe, mais ce n’est pas majoritaire. Tout le monde en parle beaucoup mais personne ne fait ne serait-ce qu’un pas vers un tel changement. Je pense que c’est bien car je n’ai aucune envie qu’il y ait une guerre. Chez nous, on sait que la guerre des idées peut toujours se transformer en vraie guerre. Même si la situation est plus tranquille aujourd’hui.

Comment décririez-vous les Kabardes ?

Moi, j’ai grandi dans une famille moyenne, classique, qui avait peur d’exprimer des émotions, de montrer des larmes ou de la tendresse. Pas parce que les gens sont méchants mais parce que ça ne se fait pas. On n’éduque pas les enfants, les sentiments doivent être pétrifiés. Ce sont des gens très durs mais qui peuvent devenir immédiatement comme des gamins sur autre chose. Un code de l’honneur avec des dimensions positives et négatives, une entraide entre amis aussi. Le plus important, c’est le fait de ne pas trahir, jamais, de ne pas enfreindre la morale. Quand je faisais mes études à l’Institut, je ne voyais plus mes amis, mais en les croisant par hasard dans la rue, la chaleur humaine revenait. Je n’ai jamais été un bagarreur.

Comment drague-t-on sans montrer ses sentiments ?

Beaucoup d’hommes prennent encore des femmes pour des objets dans le Caucase, parce que c’est plus facile et confortable. On n’aime pas le qu’en-dira-t-on chez nous. Voir un couple s’embrasser dans la rue dans le Caucase, c’est d’une grande rareté, des gens viennent vous voir pour dire que ça ne se fait pas.

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L’élection en Russie est-elle aussi jouée d’avance dans le Caucase du Nord ?

En Russie, il y a certaines personnes qui votent pour l’opposition, mais ce que je vois dans le Caucase, c’est que globalement, il n’y a pas d’opposition. Ma mère est professeure de chimie. L’école où elle enseigne devient un bureau de vote au moment des élections. Globalement, une majorité écrasante vote pour le parti de Poutine, Russie unie. Certains sont obligés de voter pour Poutine, comme les fonctionnaires par exemple. La propagande n’a même pas besoin d’être importante, mettre les bureaux de vote dans des endroits de vie sociale suffit. Donc finalement, les journaux ne s’y intéressent pas car tout le monde sait qu’il va gagner.

Un grand film russe qui parlerait de la Russie d’aujourd’hui, ce serait plutôt une comédie ou un drame ?

Mon prochain projet est celui de deux femmes de retour de la bataille de Stalingrad, qui essayent de revenir à une vie pacifique. Mais un évènement qui n’a jamais été abordé, c’est la prise d’otage dans une école à Beslan, en Ossétie du Nord, qui a fait plus de 600 morts. Elle a laissé une empreinte très forte dans l’histoire moderne de la Russie. Ça s’est passé le 1er septembre 2004, et je peux vous dire que depuis, chaque 1er septembre, il n’y a pas une seule télévision qui en parle. Il faut raconter ce qui s’est passé et, surtout, les conséquences que cela a eu.

Une des conséquences a-t-elle été une forme de solidarité des minorités entre elles dans le pays, selon vous ?

Pas sûr. J’aurais plutôt tendance à répondre en fonction des peuples : les Kabardes ne sont pas très copains avec les Kabars, alors qu’ils font partie de la même république. Les Kabardes ne sont pas très copains non plus avec les Tchétchènes –qui eux sont plutôt potes avec les Ingouches– mais sont plutôt proches des Ossètes, de l’autre côté. Des antagonismes existent, d’autres moins. Un ami à moi pense qu’ils sont entretenus par la Russie, mais ça m’est difficile de le confirmer.

À quoi va servir la Coupe du monde de football ?

Je serais incapable de vous répondre, je n’en suis pas très fan, j’imagine que ça doit servir aux hauts fonctionnaires. À Sotchi, il y a eu quelques mouvements de la population, car la ville fait partie de la terre kabarde, or elle est désormais dans le Kouban. Comme à Rio, une fois que les compétitions ont commencé, on n’en a plus entendu parler. Donc là, vu que je n’ai vu personne s’y opposer…

 

À voir : Tesnota, de Kantemir Balagov, en salle

Par Brieux Ferot