EN COURS

“Ce qui a le plus surpris les migrants en France, ce sont les champignons”

À la manière de Entre les murs, le livre de François Bégaudeau qui racontait le quotidien d’un professeur en dehors des clous dans une classe de ZEP, Marie-France Etchegoin retrace dans J’apprends le français son expérience de journaliste-écrivaine “un peu bobo” qui donne des cours de français à des migrants logés dans un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile du Nord-Est de Paris. A priori vu et revu. Sauf que, dénuée de pathos, de pitié, de bonne conscience et de l’habituel procès en angélisme, la rencontre éprouve autant les migrants que l’auteure sur les complexités de notre langue et le rapport à l’altérité.

Pourquoi avez-vous eu envie de devenir, comme vous l’écrivez, une “bénévole”?

Quand est survenue ce que l’on a appelé “la crise des migrants” en 2015, ce lycée du XIXe arrondissement de Paris a été occupé par des associations de soutien aux réfugiés. À un moment, il y avait à peu près 1 300 personnes, et cela augmentait de jour en jour, avec de plus en plus de problèmes de voisinage, parce que des riverains protestaient, parce que les conditions d’hygiène devenaient difficiles, avec des gens qui vivaient dehors… Sans parler de toutes les bagarres internes, entre les associations un peu radicales ou les habitants qui voulaient juste donner un coup de main. Tout ça sous le regard éberlué des migrants. Tous les jours, je me disais : “Vas-y, c’est à côté de chez toi, va au-moins voir.” À l’époque, j’avais deux livres à terminer. Quand j’ai eu un peu de temps, j’ai frappé à la porte, je me suis présentée. La personne en charge des activités a dû penser en me voyant arriver : “Tiens, encore une bobo du quartier qui vient faire ses bonnes œuvres.”

À ce moment-là, vous n’aviez pas l’idée d’en faire un livre ?

Quand on est journaliste ou écrivain, on est souvent en surplomb des choses, protégé par sa fonction. De fait, il y a toujours cette distance. Même quand on peut faire passer sa subjectivité, on est à côté. Quand j’ai commencé les cours,

La personne en charge des activités a dû penser en me voyant arriver : “Tiens, encore une bobo du quartier qui vient faire ses bonnes œuvres”
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plusieurs journaux m’ont demandé d’écrire là-dessus. Mais je n’ai pas voulu. Parce que, justement, je voulais sortir de ma zone de confort, de mon petit milieu médiatique et éditorial. Jouer le jeu à fond et ne pas être polluée par la grille journalistique. Je donnais des cours de français aux migrants, je n’avais pas le temps ni la volonté de les interviewer. Je ne prenais pas de notes. Je l’ai fait plus tard, quand, au bout d’un an, j’ai eu un déclic. Dans un premier temps, j’ai voulu ouvrir un blog. Pour raconter les cours et mettre en relation les résidents avec des Parisiens, pour qu’ils soient parrainés, que plus de cours soient organisés, ou même que les second prennent une heure pour aller boire un café, avoir une conversation. Puis mon éditrice m’a dit : “Fais-en un livre.” J’ai hésité. Comment parler de ça ?

Comment s’est déroulé le premier cours ?

Quand je suis arrivée, j’étais plus intimidée qu’eux. Je n’ai pas eu de formation – si tant est qu’une formation pertinente puisse exister dans ce cadre particulier–, je me suis lancée sans filet puisqu’il y avait besoin de bras. Il a alors fallu que je me présente. “Bonjour, je suis Marie.” Je n’ai pas osé dire “Marie-France”. Je l’ai dit une fois mais j’ai vu leur interrogation. “France ?”  Avec cette langue, tout est problème… “LA France”, “LE Soudan”. Pourquoi ? “Marie, “marié” ? Pourquoi ? J’essayais de simplifier au maximum. Je n’ai pas non plus voulu dire “je m’appelle”, parce que cela amène d’autres complexités, comme les verbes transitifs. Donc j’ai commencé par “je suis Marie, je suis française”. Ainsi, j’ai exprimé une affirmation de soi qui est particulièrement évidente, sauf dans les périodes de profonde déprime. Se réapproprier un prénom, un pays de provenance, une identité flottante, c’est important. Parce qu’ils traversent un moment de vie en suspens. Il leur a fallu un courage ou une folie énorme pour quitter leur pays et arriver jusqu’ici. Quand ils arrivent, ils sont fatigués, intimidés, ils ont dormi dehors… J’étais là avec mon “je suis Marie” et je leur faisais répéter leur prénom. Ils étaient recroquevillés sur leur chaise, avec une forme d’embarras, mais petit à petit, ils se sont affirmés. C’était quelque chose de fort.

Pourquoi avoir été intimidée ?

Parce que j’imagine ce qu’ils ont vécu avant d’arriver ici. J’en ai parfaitement conscience. Et je sais très bien que si on parle de leur passé, il va y avoir des choses très dures qui vont ressurgir. Au début, j’y allais tout doucement, et puis en enseignant les temps du passé, j’ai été bien obligée d’aller plus loin. Je m’en suis rendu compte quand j’ai expliqué le mot “bateau”. J’ai dessiné mon bateau, et je me suis dit : “Qu’est-ce que tu fais, là ?” Certains m’ont raconté leur périple, mais je ne voulais pas les faire chier avec ça, leur demander de raconter dans quelles conditions ils avaient traversé. Ils sont dans un moment de vie entre parenthèses mais aussi dans une projection vers l’avenir. Je devais oublier mon rôle de journaliste et les questions qui vont avec. Rester sur ma mission, en essayant de la cadrer.

Ce matin, un lapin s'est lavé le ventre avec du savon. C'était un lapin qui n'avait pas de fusil.
Ce matin, un lapin s’est lavé le ventre avec du savon. C’était un lapin qui n’avait pas de fusil.

Qui sont les gens que vous avez eus en face de vous ?

C’était un groupe très hétéroclite. Certains n’étaient jamais allés à l’école, d’autres avaient suivi des cours à l’université et parlaient l’anglais.

En voyant le chemin qu’il leur restait à parcourir avant de suffisamment maîtriser le français, pour pouvoir travailler par exemple, vous ne vous êtes jamais dit qu’ils n’allaient jamais y arriver ?

Certains progressent très vite –comme diraient un prof en salle des profs. C’est un petit contentement. Pour d’autres, souvent plus âgés, c’est très laborieux. Il y a un Soudanais qui vient d’arriver, il est étonnant. Il ne parle pas un mot d’anglais,

C’est aussi lors de ces cours de langue qu’ils établissent les premiers liens avec la France. Des liens autres que les secours d’urgence ou les associations
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il est analphabète. Il s’alphabétise pour la première fois en alphabet latin. Je lui ai dit : “Il y a des cours le matin pour les débutants mais vous êtes le bienvenu.” Il s’accroche, c’est hallucinant ! Il recopie tous les cours et répète dans mon dos tout ce que je dis. Il invente sa propre méthode. À la fin du cours, il vient avec son téléphone, me demande de lire les mots et m’enregistre. Il utilise des applications français/arabe d’une complexité folle. Là, il commence à pouvoir échanger. Ce qui ne m’empêche pas de voir toutes les difficultés qu’il y a à maîtriser complètement cette langue. Qui est aussi importante qu’un travail, un logement, des papiers, finalement. Ils n’apprennent jamais aussi vite le français que quand ils ont un travail. C’est le cas pour certains qui ont obtenu des papiers. C’est aussi lors de ces cours de langue qu’ils établissent les premiers liens avec la France. Des liens autres que les secours d’urgence ou les associations. Donc j’essaye de faire passer une partie de notre culture, des clés pour comprendre la société française.

Comment ?

Par exemple, un jour, je leur ai demandé de faire une phrase avec “et”. Un Afghan a dit : “Je mange un cochon et je bois un Coca-Cola.” Alors, je l’ai félicité, puis je lui ai expliqué qu’en France, le cochon, c’est l’animal, que l’on dit plutôt : “Je mange du porc.” Sauf si l’on est un ogre. Ou “je ne mange pas de porc”, d’ailleurs. Cela peut arriver. Je leur ai dit aussi que certains de mes amis musulmans ou juifs mangeaient du porc, que l’on peut avoir la foi sans respecter toutes les règles à lettre. Il y en a un qui m’a dit : “Oui, la religion, c’est dans le cœur.” J’ai continué en expliquant que le cochon, en France, était un animal très important, que l’on mange tout, même la queue, le groin, etc., que mes grands-parents avaient une ferme et qu’une fois par an, on tuait un cochon et cela permettait de manger toute l’année. Ils étaient très contents d’apprendre tout ça. On a fini avec le dicton : “Tout est bon dans le cochon.” C’est toujours le début d’une conversation et d’un échange. Un jour, je leur ai demandé ce qui les avait le plus surpris en France. L’un d’eux m’a répondu : “Les champignons.” J’ai répondu que l’on en est tellement fous ici que l’on achète des truffes 700 euros le kilo. J’ai expliqué comment on les trouve, donc retour du cochon et de son importance dans notre culture.

Peu de gens se posent des questions sur la construction de leur langue maternelle. Qu’est-ce que cela vous a appris de devoir expliquer la logique du français ?

Il y a des moments où j’en rigole. Cette langue, c’est monstrueux ! Par exemple, je ne mettais pas les accents circonflexes, pour simplifier le travail et la compréhension. Certains, au bout d’un moment, me l’ont fait remarquer. Toute langue est compliquée. En anglais, la plupart des lettres se prononcent ; en français, beaucoup de lettres ne se prononcent pas. Pourquoi ? Ensuite, vous avez tous les double-sens. Les pièges. Un jour, j’ai écrit : “Je fais un pas.” Eh bien l’Afghan qui a compris que la négation se construit avec “ne/pas”, il ne comprend plus rien. Parfois, je me lançais dans des explications, puis je me disais : Forget it, c’est trop compliqué pour l’instant.”

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Un peu de sérieux.

Y a-t-il d’autres acquis culturels pour nous qui ne sont pas évidents pour des gens qui ont évolué au sein d’une autre culture ?

Un jour, je me rends au lycée et là, personne. Aucun élève. C’était la première fois. J’en croise un dans le couloir, Suleiman. Je lui dis : “Le cours va commencer. Tu viens ?” Il me répond : “J’arrive.” J’attends une demi-heure, personne ne vient. Avant de quitter la salle, j’écris sur le tableau : “Marie est venue, Marie a attendu jusqu’à 18h30, Marie est partie.” Là, Suleiman arrive. Pour la première fois, je lui dis : “Tu exagères. Je t’ai vu il y a 20 minutes.” Il me répond : “On peut quand même faire cours.” Donc je lui donne un cours particulier. Et là, j’ai réalisé qu’il n’avait pas compris que 18h, c’était 6h du soir. Comme la plupart d’entre eux. Parce qu’ils connaissent l’heure dans leur langue ou à la manière anglo-saxonne, donc “6pm”. J’ai passé une heure là-dessus. Un autre jour, j’ai découvert que certains ne connaissaient pas le mot “musée”. Ils ne savaient pas à quoi correspondait le concept.

L’Assemblée nationale vient d’adopter une nouvelle loi sur l’asile et l’immigration. Malgré les discours de rupture avec le passé, comment expliquez-vous cette constance de tous les partis en France à mener une politique à la fois inhumaine et inefficace ?

C’est très complexe. La France qui a été championne du droit d’asile pendant longtemps et celle qui a le moins accueilli ces dernières années. Depuis Hollande, qui a fait moins bien que Sarkozy. Bon, il y a eu les attentats et le rétablissement des contrôles aux frontières. Et puis la crise migratoire qui est, selon les spécialistes, plus une crise du droit d’asile. La France a accueilli beaucoup moins que l’Allemagne ou même l’Italie qui voit arriver tous les bateaux qui partent de Libye. Aujourd’hui, beaucoup de ces “Dublinés” ne veulent pas retourner dans ces pays qui ont déjà pris leur part. Mais la France continue de se comparer à l’Allemagne. Sauf que les Allemands ont accueilli un million de personnes ! Il y a un manque de courage de nos politiques, parce qu’on estime que le langage de vérité ne sera pas payant électoralement. Il y a bientôt des élections européennes, Gérard Collomb est l’un des ministres les plus populaires, la France a peur depuis les attentats. Même à gauche, les Insoumis, ils s’en foutent. Il reste que la France reste un des pays les plus généreux en matière de regroupement familial. Beaucoup de gens confondent ce droit avec celui des réfugiés.

Lire : J’apprends le français, de Marie-France Etchegoin (JC Lattès) 

Par Joachim Barbier / Photos : Renaud Bouchez pour Society