“Mais qui est ce type?” En 2007, c’est tout le Chili qui se pose la question en découvrant cette crinière blonde montée en un mulet d’un autre siècle, cette cravate rose sur veste satinée constellée de motifs orientaux et ces mocassins vernis. Celui que la presse people consacre vient d’organiser une fête somptueuse pour ses 40 ans et s’est payé le luxe de faire venir les groupes Air Supply et KC and the Sunshine Band. Santiago découvre alors que Leonardo Farkas, ce multimillionnaire excentrique, est à la tête des plus grosses mines de fer du Nord du pays.
Neuf ans plus tard, l’homme qui ouvre la porte de sa suite de l’hôtel Peninsula n’a pas bougé. Gourmette en or rose éblouissante au poignet, il affiche toujours le même goût pour l’ostentation. “Avant, je logeais au Georges V, mais le Peninsula vient d’ouvrir alors j’ai décidé d’essayer, c’est la plus grande suite de Paris.” À l’heure de changer de crémerie, Leonardo Farkas ne s’emmerde pas. Il sourit franchement, puis dévoile un appartement de 350 mètres carrés au luxe tapageur ou s’enchaînent trois salons en enfilade. Pour les 16 ans de sa fille, il a fait l’aller-retour en jet privé pour lui offrir un siège au premier rang du défilé Chanel. Il faut dire que l’argent n’est pas un problème pour l’un des hommes les plus riches du Chili, qui a fait fortune dans les mines de fer avant de tout revendre l’été dernier, pour se consacrer à l’objectif de sa vie : la philanthropie. Mais l’histoire de Leonardo Farkas, c’est avant tout celle d’un fils d’immigrés voulant rendre hommage à son père.
La croisière s’amuse et Donald Trump
Ce père, c’est Daniel, chef d’une famille hongroise débarquée au Chili en 1939 pour échapper aux pogroms. Self-made-man comme la communauté juive en exil en compte tant, il investit rapidement dans les mines de fer du Nord du Chili jusqu’à ce que l’Unidad Popular de Salvador Allende ne ruine les Farkas en décidant de nationaliser le cuivre et le fer en 1970. De cette époque compliquée, Leonardo en a fait un principe de vie : Il faut savoir se faire plaisir. “Mon père me disait que l’argent ça va, ça vient, mais quand il est là, il faut en profiter au maximum parce que ça n’est pas éternel. On ne sait jamais ce qui se passe, théorise-t-il. Mon père est venu de Transylvanie avec rien, il a gagné beaucoup d’argent et a quasiment tout perdu avec l’UP, donc il sait mieux que personne que rien n’est jamais définitif.”
C’est donc sous la dictature et dans un milieu social soumis à aux fluctuations des activités paternelles que Leonardo grandit. Il développe rapidement une passion pour la musique et propose ses services lors de mariages ou bar-mitsva de la communauté juive de Santiago. Mais Leonardo voit plus haut : à 20 ans, il part tenter sa chance aux États Unis. Après quelques concerts sur des bateaux de croisière, Leonardo vise le Graal : les plus grands casinos de Vegas. Avec un objectif en tête, le pognon : “Je n’ai jamais voulu être connu, j’ai voulu gagner de l’argent. Je ne voulais pas qu’une fois marié, ce soit un problème d’acheter une belle paire de chaussures à ma femme”, affirme Farkas qui, à l’époque, se démultiplie entre Vegas, Atlantic City et les croisières dans les Caraïbes pour le troisième âge fortuné.
Son répertoire, qui va de la maîtrise de plusieurs instruments au chant, lui permet de se produire sous le nom de The Orchestra Man : “J’ai commencé en tant que musicien, puis je suis devenu plus complet. Dans mon show, je chantais, je dansais, je faisais des blagues. Un vrai show de cabaret”, assure-t-il. De quoi être engagé pour assurer la première partie de Tom Jones ou Julio Iglesias au MGM. De quoi aussi séduire sa future femme, l’héritière des hôtels Concorde, qu’il invite à danser sur scène sur une chanson de Tito Puente, alors qu’il se produit dans l’un des établissements familiaux. Les mauvaises langues diront que Farkas a fait son beurre en profitant de l’argent de sa belle-famille, mais lui se fiche des rumeurs : “Les gens disent que je l’ai épousée pour l’argent mais c’est faux, car j’ai fini par aider sa famille. J’ai très vite gagné beaucoup plus d’argent qu’eux.”
En réalité, Farkas profite d’une autre de ses relations pour devenir le plus riche possible : le milliardaire Donald Trump. Lors d’un show à Atlantic City, le flamboyant chilien tape dans l’œil du candidat républicain américain : “À la fin du spectacle, il a demandé si ça m’intéressait de me produire quotidiennement au Taj Mahal. Il m’a fait une proposition que je ne pouvais refuser.” Leonardo Farkas prépare alors l’avenir. À 35 ans, au tournant du millénaire, il décide de se retirer définitivement du monde du spectacle pour accomplir son grand dessein : retourner dans son pays natal et réussir dans les mines, comme son père.
Ambition présidentielle et menaces de mort
Ce retour, Farkas y pense depuis des années. Peu importe que le domaine de l’extraction du fer lui soit étranger. Leonardo a muri. Et surtout, il a réfléchi : “En 1996, j’ai commencé à faire des explorations, mais le cours du fer était très volatile. J’ai énormément appris des milliardaires pour lesquels j’ai travaillé à Vegas. Au Chili, une entreprise a eu le monopole des mines de fer pendant 30 ans, il n’y avait pas d’émulation, se souvient-il. J’ai étudié aux États-Unis sur le tas, sans faire d’études d’ingénierie minière. Mais les géologues chiliens n’en savaient pas plus que mon dentiste. Alors j’ai fait venir des Australiens, on a mis en place des avions avec un magnétomètre, et puis, en 2003, j’ai trouvé un gisement intéressant que j’ai commencé à exploiter.” L’histoire est en marche. Les gisements en question sont les mines de Santa Fe et Santa Barbara. Très vite, Leonardo Farkas devient le magnat de l’industrie en exportant dix millions de tonnes de fer vers la Chine chaque année.
Seul problème, le nouveau roi du fer chilien ne se fait pas que des amis dans le petit milieu des grandes familles chiliennes qui vivent en vase clos avec leurs codes, leurs clubs et les collèges privés de leurs enfants.
La réussite d’un jeune loup qui ne s’est pas enrichi pendant le pinochetisme et qui vit comme un footballeur venu des quartiers populaires en affichant sa fortune sans pudeur dérange. Fidèle à lui-même, Farkas assume. Et revendique même cette ostentation “mal vue au Chili” par une classe sociale qui “n’est pas généreuse avec ses employés et avec les pauvres”. Mais alors, comment un homme qui aime exhiber son argent outrageusement dans un pays “austère” a t-il pu atteindre une cote de popularité aussi importante ? En joignant la parole aux actes. Comme par exemple mettre en vigueur un salaire éthique de 300 euros dans ses entreprises alors que le salaire minimum à Santiago est de 200 euros. Ou encore se balader en ville avec des liasses de billets de 20 000 pesos qu’il distribue comme bon lui semble et signer un chèque de deux millions de dollars pour le Téléthon. Mais Leonardo Farkas n’est pas qu’un exubérant aux bonnes intentions. Ses prises de positions et ses engagements tendent aussi à faire changer la société chilienne. “En 2007, les mineurs, à la fin de leur tour, devaient échanger leurs bottes et leurs gants, on les appelait les ‘bottes chaudes’. C’était dégoûtant, on se serait cru dans Germinal, remet-il. À mon arrivée, j’ai changé cela dans mon entreprise, les autres ont fini par suivre. Ça coûte quoi a une entreprise qui gagne des millions d’acheter une paire de bottes et de gants par personne ?”
Si bien que dès 2008, aux quatre coins de Santiago, dans les poblaciones, des graffitis à son effigie apparaissent sur les murs. Le long du Mapocho, les affiches “Farkas Presidente” se multiplient. L’élection présidentielle a lieu l’année suivante et sur Facebook, un million de personnes lui demandent de se porter candidat. Leonardo Farkas prend conscience que son statut a changé. Dans l’euphorie, il se met à rêver d’un destin présidentiel, avant de se raviser : “Dans la rue, on entendait ‘Farkas ! Farkas ! Farkas !’ On m’a demandé pourquoi je ne pensais pas à me présenter et j’ai répondu simplement ‘OK’. Ça a été un raz de marée. Mais en réalité, je n’ai jamais eu aucune ambition politique, j’ai dû faire une annonce sur YouTube pour dire que je ne me présenterai pas.” Si Farkas renonce, c’est peut-être aussi pour d’autres raisons. Lorsque son éventuelle candidature prend de l’épaisseur courant 2008, les tentatives d’intimidation à son égard se multiplient. Un soir, dans le lecteur DVD de son imposant 4×4, il trouve un dessin animé dans lequel ses enfants se font assassiner. Ou encore, alors invité à se produire sur scène lors du festival de Vina del Mar, il est victime, selon lui, d’un sabotage : “Quand je suis arrivé sur scène, le piano n’était pas accordé, le clavier déréglé. C’était vraiment un sabotage, pour que les gens me sifflent. Un président-artiste, ça dérange !” Mais qui dérange Leonardo Farkas ?L’intéressé a sa petite idée : L’establishment. “Dans tous les journaux, on remettait en cause l’origine de ma fortune alors que j’ai toujours été transparent, l’establishment a tout fait pour me déstabiliser. Les hommes d’affaires que je dérange sont des patrons de groupes de presse et de chaînes de télévision. Il y avait une cabale contre moi. Légalement, la presse est libre au Chili, mais dans les faits, ce n’est pas vrai.”
Dissuadé définitivement d’embrasser une carrière politique, Farkas entend tout de même profiter de sa notoriété pour jouer les trouble-fête. Parfois, quand ça le démange, il aime défaire les liens entre le pouvoir et l’argent, avec un zest de populisme et de démagogie dans le texte : “Au Chili, presque tous les politiques ont les mains sales. Récemment, j’ai été élu homme le plus digne de confiance du pays, ma voix compte. J’ai l’image d’un incorruptible. Si je dis demain sur Twitter qu’untel est un voleur, je peux le faire tomber très vite. L’an passé, on m’a demandé pourquoi je ne voulais pas être président. J’ai répondu que je ne voulais pas car je devrais virer tout le monde. Trois jours plus tard, Bachelet a changé tout son gouvernement. Je pense que c’était une coïncidence, mais je me suis dit qu’elle faisait attention à ce que je dis. C’est la première fois dans l’histoire que tout le gouvernement était viré comme ça !”
Pourtant, Farkas n’aime pas virer les gens. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a refusé d’être la tête d’affiche de la version chilienne de The Apprentice, le show de télé-réalité américain dans lequel Donald Trump devait recruter un candidat parmi plusieurs postulants. Après le show-biz, le monde du business a aussi lassé Leonardo Farkas. Il y a un an, il a revendu toutes ses affaires, juste à temps avant que le cours du fer ne s’effondre. Installé à New York, il vit aujourd’hui d’amour et de philanthropie. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à se faire plaisir. Sa dernière folie : “J’ai 20 personnes en Inde qui travaillent pour moi et qui font des répliques de tableaux de Monet en pierres semi-précieuses.” Même à la retraite, Leonardo Farkas ne fait pas dans la dentelle.