Comment mettre un panier à tous les coups ? Premièrement, il faut passer le ballon devant son nez en gardant les pieds dans l’axe de l’arceau, entre les quatre vis. Deuxièmement, le faire glisser presque sur le bout des doigts. Troisièmement, fouetter délicatement la balle en direction du panier. Quand le ballon tourne dans les airs, il est impératif de ne pas le quitter des yeux tant qu’il n’a pas fini sa course parce que “ça fait une belle pose pour les photographes !” C’est en costume et cravate rayée, dans le canapé en cuir du salon cossu d’un hôtel quatre étoiles de Boulogne, qu’Hervé Dubuisson décortique ce qu’il appelle le “bon geste”.
L’ancien basketteur est un showman doté d’un sens aigu de l’efficacité. Du haut de son mètre 95, le désormais quinquagénaire aligne les plus belles statistiques du basket français. En 26 ans de carrière, l’ailier passé par Le Mans, Antibes ou encore le Racing Club de France est devenu, entre autres, le meilleur marqueur de l’histoire de l’équipe de France et du championnat national, le joueur le plus capé de la sélection tricolore, le plus jeune international jamais sélectionné et le recordman du nombre de points marqués lors d’un match des Bleus, avec 51 points inscrits contre la Grèce le 21 novembre 1985. Assez pour se voir surnommé “Monsieur Record” par la nouvelle génération.
Ce n’est pas son seul surnom. Si, dans les années 70, à force de le voir porter “des blousons et des vestes avec les franges”, ses coéquipiers du Mans l’appelaient “Clint” en hommage à Eastwood, ce sont ses performances qui lui ont valu les autres : “Dub la main chaude” en France ou “le Blanc qui saute au-dessus des buildings” dans la presse américaine. Et pour cause. Au-delà des chiffres, il incarnait, du temps de sa gloire, une certaine idée du basket-ball. Offensive, inventive, pleine de fougue. “Ce n’était pas un joueur de basket, c’était un joueur tout court. On lui disait : “T’es capable de shooter des tribunes et de mettre le panier ?” Il le faisait. Et il le mettait souvent ! Avant Tony Parker, c’était quasiment la seule star française de ce sport”, remet son ancien collègue Sylvain Lautié. Ami, avocat et ancien joueur, Xavier Le Cerf surenchérit : “Certes, il shootait à dix mètres, mais Dub était aussi beau gosse, bien sapé, toujours un mannequin ou une chanteuse à son bras. Hervé, c’était l’icône. On voulait tous être lui.”
Un aller-retour aux États-Unis
Aux yeux du grand public, la légende Dubuisson commence à l’été 1984, lorsque le natif de Douai, dans le Nord-Pas-de-Calais, devient le premier Français à porter le maillot d’une équipe NBA. Durant un tournoi d’exhibition à Gravelines, le Stade Français rencontre une équipe évoluant sous le patronage des New Jersey Nets. Dub est sur le terrain, côté parisien, le recruteur Herb Tureztky assis sur le banc du club américain. “Pour la première fois, j’ai vu Hervé. Un joueur à la longue chevelure flottant au vent, un magnifique compétiteur qui semblait sorti d’un shooting mode publié dans GQ plutôt que d’un compte-rendu de match tiré de Sports Illustrated”, décrit Turetzky, qui milite aujourd’hui pour faire entrer
Dubuisson au Hall of Fame de la NBA. Ce jour-là, l’artilleur inscrit 46 points, dont sept paniers à trois points. Suffisant pour se voir proposer une offre du club américain dès le coup de sifflet final.
Après le fiasco des Jeux olympiques de Los Angeles en 1984, où l’équipe de France ne gagne qu’une seule rencontre, le jeune homme de 27 ans s’envole donc vers le New Jersey. Pour intégrer les Nets, il doit participer à un summer camp à l’université de Princeton. Trois semaines d’entraînement et de matchs fondées sur un principe de sélection naturelle : les meilleurs éléments parviennent à intégrer l’équipe pour la saison à venir, les autres restent à la porte de la NBA. Habitué à la franche camaraderie d’un basket gaulois encore semi-professionnel, Dubuisson vit mal cette période d’essai, où chacun tente de tirer son épingle du jeu. “Il n’y avait pas d’esprit d’équipe, tout le monde jouait pour soi… C’était la mentalité NBA, chacun pour sa pomme. Et puis, avec Oscar Schmidt, le marqueur brésilien, on était les seuls étrangers. Du coup, dès qu’on avait la balle, les Ricains nous mettaient des coups de marteau”, soupire-t-il encore. Lorsque les Nets, arguant de faibles qualités défensives, ne lui proposent qu’une option pour un contrat, le Frenchie met les voiles. Il décide de retourner au Stade Français.
Des paillettes aux enfers
Trente ans plus tard, sur un air de jazz d’ascenseur, Dub explique qu’il ne regrette rien. De l’autre côté de l’Atlantique, la vie parisienne lui aurait cruellement manqué. Le grand gaillard aux cheveux longs a le train de vie d’une star. Après son arrivée au Stade Français, au début des années 80, Dubuisson devient une petite vedette dans la capitale. “Je faisais partie de l’agence de mannequins sportifs Marilyn-Gauthier, avec Jean Galfione, Evander Holyfield et Kelly Slater. Je sortais aux Bains Douches, j’allais dîner chez Roman Polanski avec Emmanuelle Seigner et le chanteur Manu Booz”, déballe-t-il. Avant d’ajouter : “Mais attention ! je tournais au Perrier ou au Coca, je n’ai jamais bu une seule goutte d’alcool !” À l’époque, jouer au basket n’est pas très coté sur l’échelle des mondanités. Invité dans le jury de Miss France 1994 avec le néo-troubadour Francis Lalanne et l’animatrice télé Marie-Ange Nardi, Dubuisson croise en coulisses un acteur célèbre. Il se présente. Malaise : “Attendez, mais vous avez un vrai travail quand même à côté ?”
Qu’importe, les paillettes mènent à une autre passion : les femmes. Dragueur redoutable, Dubuisson branche la chanteuse d’eurodance Indra dans une boîte de nuit du Quartier Latin. Grande, blonde, suédoise jusqu’au bout des ongles, la demoiselle a tout pour plaire au basketteur. Le couple fera le bonheur de la presse people durant sept ans. Mais le crush ultime a lieu en 1989, devant le magazine Maxi Basket. Alors qu’il feuillette un article sur les joueuses de l’Est venues s’installer en France, le shooteur tombe sur la photo d’une jeune Bulgare à chemisette à pois. Son nom : Madléna Staneva. “Elle jouait à Aix en Provence, elle était magnifique. J’ai commencé à la draguer. Je lui envoyais des fleurs, je lui offrais des cassettes audio avec des slows pour ne pas qu’elle s’ennuie lors de ses déplacements en train. Mais elle ne voulait pas sortir avec moi. Soi-disant parce que j’étais un séducteur ! Bon, c’est vrai que je suis sorti avec pas mal de femmes…” Il s’arrête, baisse d’un ton, cligne de l’œil droit : “Heureusement, je ne me souviens de rien.”
Derrière ce clin d’œil, il y a un terrible accident de moto. Dans la nuit du 10 au 11 mai 2001, après un dîner en compagnie de sa chérie de l’époque, Hervé Dubuisson rentre tranquillement chez lui, à Nancy, au guidon de sa fidèle Yamaha Royal Star. Devenu coach du club lorrain, il entame une brillante reconversion : son club vient de se qualifier pour la prochaine Coupe Korac, alors troisième compétition européenne par ordre d’importance. La prolongation de son contrat, prévue pour la fin du mois, ne semble qu’une formalité. Sauf qu’en cette douce nuit de printemps, à quelques mètres de son domicile, tout s’arrête lorsqu’une voiture le percute de plein fouet. “D’abord, j’ai réussi à me relever, dit-il. Seulement, comme nous étions dans un cul de sac, le conducteur a fait demi-tour et m’a touché une deuxième fois. J’ai été projeté sur le trottoir, j’ai fini écrasé contre une borne de stationnement.” Dubuisson plonge illico dans le coma. Diagnostic : traumatisme crânien. Lorsqu’il reprend connaissance, ce n’est plus le même homme.
Des enfers à la fonction publique
Les sept dernières années de sa vie ont disparu de sa mémoire. L’amnésique se croit de retour dans les années 80, au temps du Stade Français, quand il enflammait le gymnase Pierre-de-Coubertin avec ses shoots à huit mètres. Il lui arrive même parfois de se réveiller en pleine nuit pour s’échauffer pour une prétendue rencontre. Sa compagne d’alors doit le ramener à la réalité. Dubuisson broie du noir : “J’ai végété pendant sept ans, à m’insulter, à me dégrader physiquement… Je me regardais dans la glace, je disais : “T’es qu’un connard.” Comme j’avais un hématome sous-dural, près du cerveau, les médecins ne pouvaient pas m’opérer. Je prenais de la cortisone. Je suis monté à 135 kilos, j’étais tout bouffi… On aurait dit le bonhomme Michelin.” La belle Madléna Staneva est
touchée par la star déchue, qui n’est plus que le fantôme du Don Juan d’autrefois. Peu à peu, elle se rapproche de lui, jusqu’à vivre à ses côtés. Avec Xavier Le Cerf, elle va tout faire pour le sortir de la déprime. En premier lieu, le juriste récupère les affaires juridiques de l’ancien basketteur, laissées en vrac par l’avocat précédent. “J’ai reçu le dossier d’Hervé dans une boîte à chaussures en janvier 2003”, se rappelle-t-il, toujours remonté. Au terme d’une procédure complexe, Le Cerf obtient l’indemnisation des conséquences de l’accident. “On s’est alors demandé ce qu’on allait faire d’Hervé : est-ce qu’il allait rester chez lui à se tourner les pouces en regardant la télé ? C’était un homme en pleine force de l’âge. Psychologiquement, il était important qu’il puisse retravailler. On a appelé la Fédération française de basket pour savoir s’ils pouvaient faire quelque chose. Pas de réponse. En dernier recours, j’ai écrit à Jacques Chirac, qui avait témoigné de son émotion lors de l’accident.” La situation se débloque finalement en 2007, plusieurs années après l’intervention du président de la République : Hervé Dubuisson est embauché dans la fonction publique. Le rescapé est aujourd’hui en charge de l’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite à la direction départementale de la jeunesse et des sports des Alpes-Maritimes.
Côté temps libres, ces derniers mois, c’est son projet de biographie qui l’a occupé. « Écrire la vie de quelqu’un d’amnésique est un peu compliqué… Je l’ai abordé comme un héros de tragédie grecque, un homme béni des dieux puis touché par la foudre, glisse Stéphanie Augé, la journaliste derrière cette somme de 220 pages. Il y a quelques années, Hervé était considéré comme un has-been. Il avait d’ailleurs parlé de cette idée de livre avec des journalistes spécialisés. Tous l’avaient découragé. Aujourd’hui, je vois comment le public se comporte lors des séances de dédicaces, Dub attire la bienveillance. Après être tombé aux oubliettes, il est heureux de voir qu’il est toujours le grand Hervé Dubuisson. » Le grand Hervé Dubuisson a d’ailleurs des objectifs très clairs : « Maintenant, je voudrais passer chez Bernard Pivot ! »
Lire : Hervé Dubuisson : une vie en suspension, par Stéphanie Augé (éditions Ipanema)
Voir : DUB, le documentaire sur Hervé Dubuisson par Gasface. Plus d’infos sur reverse-mag.com.