Ploshcha Pyeramohi, “place de la Victoire”, cœur de Minsk. Ce matin frileux d’hiver, le coin est inhabituellement animé. L’avenue de l’Indépendance est bardée de membres des services secrets vêtus de noir des rangers jusqu’au bonnet ; le KGB ne fait même plus l’effort d’être discret. Pour accéder au lieu de rendez-vous, il faut passer un contrôle de la police biélorusse : ouverture des sacs, vérification du passeport… “Vous êtes journalistes ? Faites voir la dernière photo que vous avez prise.” Pas besoin de chercher longtemps la cause de cette agitation : ce jour-là, le pays accueille en grande pompe le secrétaire général du Parti communiste vietnamien, pays frère de l’ère soviétique avec lequel la Biélorussie a maintenu des liens forts. Parade militaire pour fêter l’arrivée des hôtes, discours solennels devant la flamme du soldat inconnu… Le régime sait recevoir.
Iryna Khalip attend à quelques centaines de mètres de là, peu intéressée par ces mondanités géopolitiques. La grande blonde fume une clope, engoncée dans sa doudoune beige, en faisant les cent pas devant l’entrée du Gorki Park, une sorte de square pour enfants sans les enfants. À peine le temps de traverser le parc blanchi par une mince pellicule de neige et de s’engouffrer dans un café qu’Iryna commence déjà à raconter sa vie. On ne prend pas vraiment son temps quand on est journaliste à Minsk, plusieurs fois menacée de mort et ex-assignée à résidence pendant deux ans. Et puisqu’il faut bien commencer quelque part, elle entame par le début : “Je suis née en 1967, juste à côté de ce parc, j’en connais tous les arbres. J’ai grandi ici, à Minsk.”
En réalité, l’histoire d’Iryna Khalip commence par une chute, celle de l’URSS. Nous sommes en 1989 quand elle entame ses études de journalisme. Le mur de Berlin est déjà bien fissuré. La Perestroïka, la politique de réformes économiques
et sociales menée à la fin des années 80 par Mikhaïl Gorbatchev, est en train de précipiter la fin de la guerre froide. “À l’époque, je ne voulais pas m’endormir. J’avais peur que le monde soit trop différent quand je me réveillerais”, se souvient-elle. En décembre 1991 les présidents des Républiques socialistes soviétiques de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie se réunissent à côté de Minsk pour acter la dissolution de l’URSS et créer la Communauté des États indépendants. Le futur ressemble à une page blanche : “Il y avait tellement d’espoir ! J’étais heureuse. On sentait se dessiner un chemin vers la liberté, vers l’Europe, confirme Iryna. Je ne pouvais pas m’imaginer qu’après l’expérience soviétique, ce système totalitaire prendrait sa revanche et revenir.” Le poids des illusions perdues assombrit son visage. Elle doit certainement penser à cette année 1994, quand, après trois ans d’indépendance, les Biélorusses élisent un ancien directeur de sovkhoze à leur tête. Alexandre Loukachenko remporte la première élection présidentielle libre du pays en faisant campagne sur le thème “Vaincre la mafia”. Las, une fois installé à la tête de l’État, Loukachenko multiplie les atteintes à l’encontre des droits de l’homme et les Biélorusses apprennent vite à connaître les ingrédients du nouveau régime : opposition muselée, économie confisquée au profit du clan au pouvoir, gouvernement par la peur et l’argent. En échange, Alexandre Loukachenko assure la stabilité du pays et une certaine sécurité sociale. Dans un pays où les trois quarts de l’activité proviennent du secteur public, le taux de chômage officiel ne dépasse pas 1%. De quoi convaincre le peuple de l’efficacité de son président, réélu haut la main en 2001, 2006 et 2010, avec près de 80% des voix à chaque fois et des scrutins bourrés d’irrégularités.
“Incitation au coup d’État”
Un terreau propice pour qui a l’âme d’un enquêteur. D’autant qu’on a la fibre médiatique chez les Khalip : le père est journaliste culturel, un refuge de liberté à l’époque soviétique, et la mère éditrice pour la revue de l’Académie des sciences. “Les sciences physiques, c’était trop difficile pour moi, j’ai choisi une voie plus facile”, raconte Iryna, modeste. La facilité pour elle, ce sera le journalisme d’investigation dans l’un des régimes les plus durs d’Europe. Elle débute en 1994 à la Sovetskaya Belorussiya, le plus grand quotidien russophone du pays, mais en
claque la porte presque aussitôt, quand Alexandre Loukachenko décide d’en faire l’organe officiel de la présidence. Elle ne cessera plus d’être dans le viseur du régime. En 1999, elle travaille pour le magazine Imya (“Le Nom”) sur la Commission électorale nationale, moins d’un an avant les élections présidentielles. Une enquête que le gouvernement interprète comme une “incitation au coup d’État”. Iryna Khalip est arrêtée et gardée à vue pendant une journée, tandis que son appartement est fouillé et ses documents dérobés. “Iryna, c’est une battante”, tranche Natallia Radzina, rédactrice en chef du principal site d’opposition Charter97.org. Aujourd’hui en exil à Varsovie, elle a travaillé pendant un an avec Iryna Khalip. Le début de 20 ans d’amitié. “Quand je l’ai vue pour la première fois, elle travaillait avec la jambe dans le plâtre après un accident de parachute ! Son courage sautait aux yeux.” La jeune femme pratique alors un journalisme “méticuleux, très professionnel, très rare en Biélorussie”, se souvient Natallia Radzina. Quatre ans plus tard, en 2003, les articles d’Iryna sur la corruption parus dans le Belorusskaya Delovaya Gazeta entraînent la suspension de la publication. Alors que tous ses employeurs sont contraints de fermer les uns après les autres, Iryna devient en 2006 correspondante pour Novaya Gazeta, l’un des derniers journaux d’opposition de Russie. Celui-là même qui employait Anna Politkovskaïa, rédactrice russe assassinée par balles la même année.
Son quotidien est alors celui d’une journaliste surveillée, intimidée, et même menacée de mort à chaque nouvelle révélation. Elle bénéficie alors d’un important soutien de l’étranger. Le magazine Time la sélectionne en 2005 dans sa liste des “European Heroes”, catégorie “Brave Hearts”, tandis que l’International Women’s Media Foundation lui décerne le pris du Courage en journalisme en 2009, comme à Anna Politkovskaïa en 2002. Une médiatisation qui lui donne suffisamment de visibilité pour être protégée, du moins le croit-elle. Entre-temps Iryna rencontre son mari, Andreï Sannikov. Diplomate, ministre des Affaires étrangères entre 1995 et 1996, cet activiste démissionne en signe de protestation et devient l’un des leaders de l’opposition. Une rencontre comme une évidence : “J’étais actif en politique et dans la société civile et Iryna commençait à écrire sur ces sujets. Nous avions des visions très proches de notre pays”, se souvient-il. Séduit par les idées de la jeune femme, il l’est aussi par son écriture, très reconnaissable. “Elle écrit très facilement, avec un style très aiguisé et des métaphores précises, dit-il, admiratif. Elle s’inspire de la poésie, qu’elle lit beaucoup, surtout Joseph Brodsky.” Son point fort ? “Sa mémoire : elle parvient toujours à sortir une citation presque inconnue, exactement appropriée au message qu’elle veut faire passer.”
Dans les geôles du KGB
Mais les mots vont bientôt manquer à Iryna Khalip pour raconter la fin de l’année 2010. En décembre de cette année-là, l’élection présidentielle se déroule dans un pays englué dans une crise économique majeure. Andreï Sannikov fait partie des dix candidats à se présenter contre le président. Sans illusions. Dès le premier tour, Alexandre Loukachenko est réélu une fois de plus avec un score de république bananière. L’Union européenne ne reconnaît pas le résultat du scrutin, et pour beaucoup de Biélorusses, c’est la fraude de trop. Le soir même, ils sont plus de 30 000 à se rassembler dans les rues de Minsk pour crier leur colère. Iryna et son mari en font bien sûr partie. Insupportable pour le régime. La répression est aussi soudaine que violente. Plus de 700 manifestants sont arrêtés, battus et emprisonnés, dont sept candidats et le couple. Direction “l’Amerikanka”, le surnom local donné à la prison du KGB. “Je suis un gars bien, Iryna, assurait pourtant Loukachenko à la journaliste lors d’une conférence de presse quelques mois plus tôt. Regardez, vous êtes là, libre de faire ce que vous voulez.” Un sens consommé du cynisme.
Sur son passage en prison, Iryna ne s’étend pas. Tout juste se contente-t-elle d’évoquer les “mauvais traitements” qu’elle a subis, mais son regard se durcit quand elle parle de son fils Dania, 8 ans aujourd’hui. “Ils ont menacé de l’envoyer aux services sociaux. Vous vous rendez compte ? Si on commence à utiliser des
enfants dans des luttes politiques, ça veut dire qu’il n’y a plus de limites.” Elle en tremble encore de rage. Ses yeux cernés par les longues nuits sans sommeil s’embrument de souvenirs. Cette période, c’est peut-être Natallia Radzina qui en parle le mieux. “Nous étions dans la même cellule pendant trois jours. Toutes les femmes avaient été placées ensemble. Il n’y avait pas assez de lits, alors nous partagions le nôtre Iryna et moi. Nous dormions à tour de rôle.” Rations de nourriture, vêtements, soutien… les deux femmes partagent tout pour traverser l’épreuve. “Nous étions amies, nous en sommes sorties sœurs.” Les détenues subissent des pressions du KGB, sont privées de nourriture et soumises aux coups de leurs geôliers. Elles décrètent alors une grève de la fin. “C’est à ce moment-là qu’on m’a transférée dans une autre cellule pour nous isoler et nous affaiblir”, conclut Natallia. Elle y vivra encore un mois de tortures et de privations. Iryna Khalip patientera près de six mois dans les geôles biélorusses. En mai 2011 elle est finalement jugée et condamnée à deux ans d’emprisonnement avec sursis, assortis d’une période probatoire de deux ans. “Je ne pouvais pas quitter mon appartement après 22h, se souvient-elle. Je devais me présenter à un poste de police chaque semaine. La police avait l’habitude de frapper à ma porte à 3h du matin.” Son mari, lui, est condamné à cinq ans de prison ferme, et elle reste seule avec son fils de 4 ans. Beaucoup auraient craqué, rendu les armes. Mais Iryna poursuit ses enquêtes, tant bien que mal. “On m’a enlevé presque trois ans de ma vie et maintenant, on attend de moi que je dise merci pour ne pas m’avoir emprisonnée ?” s’emporte-t-elle en jetant un regard glacial. On n’ose pas répondre.
“Vive la Biélorussie !”
En juillet 2013, sa condamnation a été officiellement levée. “Mais ne croyez pas que je suis libre, prévient-elle. Tant que ce régime de fascistes existe, même ceux qui ne sont pas enfermés restent des prisonniers politiques.” Son téléphone est tracé, son ordinateur piraté. “Il y a quelque temps, j’enquêtais sur les relations entre Loukachenko, le KGB et des oligarques russes. J’écris l’article et je l’envoie à Moscou, au siège de Novaya Gazeta. Dix minutes plus tard, je reçois un mail d’une adresse inconnue : ‘Très chère, si cet article est publié, vous allez rencontrer Anna Politkovskaïa le jour même.’ La menace reste en l’air, mais d’autres n’ont pas eu cette chance. Et Iryna d’égrener un à un les noms de ses collègues disparus, comme Dzmitry Zavadski, enlevé et assassiné en 2000. Elle évoque aussi son “très bon ami” Aleh Byabenin, cofondateur du site Charter97.org et ancien responsable presse d’Andreï Sannikov pendant la dernière campagne présidentielle : “Il a été retrouvé pendu dans sa maison de campagne en septembre 2010.” La journaliste interrompt un instant son récit. Ses grands yeux fixent un point imaginaire, quelque part entre sa tasse à café vide et son carnet de note. Un silence recueilli s’installe, aussitôt déchiré par une exclamation à la table voisine : “Jive Belarus !” “Vive la Biélorussie”, le cri de ralliement de l’opposition. Il est poussé par un jeune couple qui tendait l’oreille depuis une vingtaine de minutes. Un simple salut au moment de sortir du café, comme un mot que l’on griffonne sur la nappe en passant. Aussitôt prononcé, aussitôt effacé. Mais un sourire se dessine au coin des lèvres d’Iryna quand elle se lève à son tour pour aller affronter les -15 degrés de l’hiver local. Elle ajuste son manteau, s’allume une de ses longues et fines cigarettes russes et reprend le fil de sa pensée. “Le journaliste doit se créer des espaces de liberté, poursuit-elle. Les Biélorusses ont cru que la liberté leur était acquise. Nos voisins ont dû se battre pour elle, nous n’avons pas compris sa valeur.” Elle désigne un petit pont d’ornement tout proche, qui enjambe un fossé : “Mon père m’y emmenait quand j’étais gamine. Je devais y faire un vœu. Pour moi, il reste associé à l’espoir.”
Devant le spectacle d’une opposition en lambeaux et divisée, elle préfère se tourner vers les jeunes générations. “Vous êtes français, moi je veux emmener mon fils sur les plages du débarquement de Normandie, lance-t-elle dans un sourire. Il est fan d’histoire, surtout de la Seconde Guerre mondiale. Pour moi, c’est le meilleur symbole de la victoire de la liberté sur le totalitarisme.”