JAZZ (3/3)

Miles Davis : “Est-ce que j’ai une gueule de 33 tours ?”

Avec son comparse Alain Simard, André Ménard est l’homme derrière le plus grand festival de jazz au monde. Un immense tintamarre planté chaque été au cœur du centre-ville de Montréal, depuis 35 ans. Quelques chiffres permettent de mieux appréhender la chose : près de 800 concerts en dix jours dont les deux tiers gratuits, 25 scènes, environ deux millions de visiteurs de moyenne et, surtout, des milliers d'anecdotes. Drogue, sexe, rock and roll, mais pas que… Rencontre en trois temps avec un passionné, à Montréal. Au programme de cette troisième et dernière partie, la crème de la crème et des fortes têtes : Miles Davis, Aretha Franklin, Stevie Wonder et même Bob Dylan.
Miles Davis – Théâtre St-Denis, le 11 juillet 1982 (photo: Robert Etchevery).

Miles Davis – Des dessins de femmes nues et l’appart’ de Gil Evans

Il avait cette présence intimidante, naturellement : ce regard intense, ces grands yeux, cette peau si noire, presque bleue, cette voix caverneuse… Ça me glaçait totalement. Pourtant, il ne manquait pas d’humour. Dans les années 80, Miles Davis était très fâché avec Wynton Marsalis. L’autre le cherchait tout le temps, racontait que Miles ne faisait plus du jazz, que ce n’était même pas de la musique. “Si son œuvre est importante, elle commence à sérieusement dater et puis ce qu’il fait maintenant, c’est de la soupe”, déclarait-il à longueur de temps. Excédé, Miles Davis demande un jour à Pat Metheny ce qu’il pense de tout ça. Évidemment, il lui répond qu’il n’est pas d’accord avec Marsalis. Tous ces trucs comme quoi Miles défigurait sa musique, qu’il n’était pas foutu de la préserver. “Préserver la musique ? répond-il. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ! Je croyais que c’était à ça que servaient les disques ? J’ai une gueule de 33 tours ?”

Il est venu quatre fois au festival. Un an avant sa mort, il avait aussi assuré trois dates de suite au Spectrum. C’était en plein mois de février, nous étions dans l’ascenseur de l’hôtel qui donnait sur l’extérieur. Il fixe alors le panorama de la ville et lâche d’un ton aussi ironique que dépité : “Welcome to Winter Wonderland !” Comme le chant de Noël. Je lui rétorque alors que pour la période, il ne fait pas si mal. À peine un mètre de neige et une température autour de zéro, il faisait même plutôt chaud. “Parfois, vous savez, le thermomètre descend jusqu’à – 40°C”, lui dis-je. “T’es sérieux ? Putain, mais qu’est-ce que t’attends pour te tirer ?” répond-il d’une voix abîmée. “Je ne peux pas, j’ai ma vie ici.”“New York, c’est à peine à une heure d’avion. Mec, t’es dingue.”“Mais c’est chez moi !”“Quelle merde, mais si ça te fait plaisir…”
Un peu plus tard, je le retrouve dans sa chambre. Il est en train de se faire masser les jambes et signe des sérigraphies de son autoportrait que nous lui avions commandées pour le festival. Il y en avait pas moins de 200. Ça l’emmerdait, il bougonnait. Je ne comprenais pas toujours ce qu’il disait parce qu’il avait un sacré accent mais je voyais bien qu’il n’était pas jouasse. Son neveu était à côté. À peine le dos tourné qu’il essayait de lui refiler le crayon, cet escroc (rires) !

Enfin, en 1988, on voulait justement un de ses dessins pour faire l’affiche du festival. Mais il était à l’hôpital. Son manager Peter Shukat nous avait prévenus : “Il est irascible en ce moment, j’essaye même pas de lui demander. Par contre, il déménage bientôt et beaucoup de ses affaires traînent dans un entrepôt. Je vous laisse y faire un tour.” Avec Alain Simard, on ne s’est pas fait prier. Il y avait toute sa vie là-bas et nous sommes effectivement tombés sur des cartons de dessins. La plupart représentaient des femmes nues vues d’en dessous et de derrière. Tout un tas de paires de fesses et de triangles amoureux. Je me disais : “Merde, on ne va tout de même pas foutre un dessin de cul pour annoncer le festival !” Puis, j’ai fini par trouver cet autoportrait, un trompettiste de profil avec écrit en dessous “I’m Miles”. Parfait. Nous sommes retournés chez Peter Shukat pour lui demander l’autorisation de reproduction. Or, la nuit précédente, Gil Evans était mort au Mexique. Miles Davis n’était pas au courant. Son manager l’appela en notre présence : “Les gars de Montréal sont dans mon bureau et ont choisi un dessin. Euh… avant tout, je dois quand même te dire que Gil est mort hier.” Là, j’ai vu que la réponse de Miles le décontenançait. Il a vite changé de sujet, s’est mis d’accord sur le prix du dessin puis a raccroché. Je n’ai pas pu m’empêcher de l’interroger sur la réponse de Miles. En fait, Gil Evans était l’un des rares musiciens à avoir un appartement donnant sur Central Park. Il l’avait acheté dans les années 40 lorsque c’était encore possible. Tout le monde savait ça, Miles aussi. Sa nouvelle maison n’étant pas prête, il allait donc vivre quelques semaines à l’hôtel à sa sortie de l’hosto. Donc, à l’annonce du décès de son vieux compagnon d’enregistrement, sa seule réaction fut de dire : “Hey, tu crois que je peux avoir son appart ?”

Aretha Franklin – Tout le monde dehors !

Aretha Franklin et André Ménard - Salle Wilfrid-Pelletier, le 3 juillet 2008 (photo: Victor Diaz Lamich).
Aretha Franklin et André Ménard – Salle Wilfrid-Pelletier, le 3 juillet 2008 (photo: Victor Diaz Lamich).

La dernière fois qu’Aretha Franklin est venue au festival, ce fut assez compliqué. C’était en 2014. Quelques semaines avant son concert, elle avait congédié tout son staff. Elle appelait même en personne au bureau pour régler les histoires de chambres d’hôtel. Son concert fut un peu chaotique. Puisqu’elle avait aussi viré des musiciens, elle est arrivée avec des bandes pour certains instruments. Les autres devaient jouer live dessus, mais Aretha Franklin n’avait pas donné le bon ordre au sonorisateur. Et il y a eu d’inévitables couacs avec des titres qui s’entremêlaient. C’était d’un amateurisme à pleurer, pas très drôle. Enfin, il y en a que ça a fait rire. Elle a aussi balancé sa perruque dans la salle, je ne sais pas trop pourquoi…

La fois d’avant, en 2008, elle voulait absolument faire couper la climatisation dans la salle. C’était impossible pour assurer l’accueil du public. Donc, nous nous sommes retrouvés à essaimer des chaufferettes et autres petits ventilateurs à air chaud des loges jusqu’à sa position précise sur scène. Tout compte fait, elle suait tellement qu’elle a dû faire une bonne pause de dix minutes pendant le concert pour se rafraîchir. C’est dommage, parce qu’elle sabote un peu son truc. Lorsqu’elle se met au piano et fait un gospel, c’est juste grandiose. Elle a encore la voix.

Charlie Haden – Les tunnels secrets qui mènent à l’aéroport

Avec lui, c’est bien la demande la plus folle à laquelle j’ai eu affaire. Cette fois où il m’a demandé de déplacer l’heure de son concert pour prendre un avion juste après. Il s’était engagé pour une autre date le lendemain à Copenhague. Mais ce n’était pas possible, nous n’avions pas les moyens de communication d’aujourd’hui et je ne voyais vraiment pas comment prévenir les 3 000 personnes intéressées. Je lui ai donc rétorqué : “Tu vas commencer à l’heure et après tu sautes direct dans la voiture. Tu connais Mike, notre chauffeur, tu l’aimes beaucoup. Eh bien, il connait des tunnels secrets pour aller à l’aéroport et ça va le faire !” Mais, il ne s’arrêtait pas de geindre, pas vraiment rassuré. Plus tard, il m’a rappelé : “Tu crois que je pourrais avoir un hélicoptère ?” C’était tellement n’importe quoi que je lui ai promis que j’allais essayer. La société américaine Bell Helicopter avait justement une usine de fabrication près de l’aéroport et j’ai contacté leur service de relations publiques. Je leur ai fait le topo en vantant la belle publicité que ça pourrait leur ramener. Ils étaient plutôt séduits mais au bout du compte, ça ne s’est pas fait. Leur seul hélicoptère apte au vol de nuit était à l’autre bout du Québec, ils n’avaient pas assez de temps pour le faire revenir. Mais la chose amusante dans tout ça, c’est que la compagnie Bell est un gros marchand d’armes. Or, cette année-là, Charlie Haden était présent avec le Liberation Music Orchestra. Son projet si politique qu’il ranimait chaque fois que la droite américaine était de retour au pouvoir. Je l’ai tout de même prévenu que Bell avait failli lui faire un joli cadeau : “Ça ne t’aurait pas dérangé, tout de même, de te faire trimbaler gratuitement par un marchand d’armes ?” Sa réponse, fusante : “Bien sur que non, pour une fois qu’il pouvait faire quelque chose de bien !”

Aucune cohérence, j’étais sidéré. Mais il était tellement égocentrique que ça ne le titillait pas une seconde. Paul Bley, qui fut son premier employeur en 1957, trouvait que ce n’était pas complètement de sa faute. “Charlie a été élevé par sa mère et avec dix soeurs autour de lui. Ce qui lui fait beaucoup de mamans. Il a ensuite été junkie. Et ces gars-là deviennent vite des experts de l’extorsion, ils pensent continuellement que leurs demandes les plus excentriques sont toujours raisonnables. Or, avec lui, t’additionnes les deux et qu’est-ce que t’obtiens ? Un trou du cul !” Quel grand musicien, mais quel emmerdeur… Sa chambre d’hôtel, ça ne faisait jamais l’affaire. Dès lors, j’avais vite pris l’habitude de lui réserver une chambre pourrie, genre un deuxième étage avec vue sur le parking et à côte des systèmes de ventilation. Comme ça, il pouvait râler et là, nous le mettions dans une suite. Mais, si on avait le malheur de passer cette étape et de l’installer directement dans ladite suite, on avait nulle part où aller. Car, il exigeait toujours de changer de chambre. C’était un rituel immuable.

Stevie Wonder, l’homme qui fait pleurer le ciel

Stevie Wonder - General Motors, le 3 juin 2009 (photo: Denis Alix).
Stevie Wonder – General Motors, le 3 juin 2009 (photo: Denis Alix).

Voilà un contrat que je n’ai jamais voulu signer en l’état. En 2009, Stevie Wonder était programmé pour le grand concert en extérieur. Ce qui veut dire qu’en face, il y avait un public de 100 000 personnes. Mais le premier document rédigé stipulait qu’à la moindre vidéo de son concert sur YouTube, ça me coûterait 50 000 dollars. J’ai pris une suée et j’ai essayé de leur expliquer qu’on n’allait pas pouvoir contrôler une foule aussi massive, qu’il fallait vivre avec son temps. Eux n’en démordaient pas. Je suis parti voir son agent et je l’ai supplié de raisonner Stevie Wonder. Je sais qu’il n’a pas de manager mais des avocats, néanmoins il ne fallait pas pousser. À part cette anicroche, sa présence fut un moment exceptionnel. Michael Jackson venait de mourir. Lors de sa conférence de presse, il en a beaucoup parlé, évoquant leur amitié pendant les années Motown, comment il fut un temps son mentor. Là, il nous a demandé de faire descendre un piano. C’était possible grâce au monte-charge. Il s’y est installé et a interprété I Just Called to Say I Love You en modifiant les paroles. Devant un tel hommage, tout le monde est resté coi. Quelques heures après, sur la grande scène, il s’est passé un autre moment d’anthologie. C’était très bizarre. À la fin de son show, lorsque Stevie Wonder a lancé un medley de chansons de Michael Jackson, il s’est mis soudain à pleuvoir. Et cette pluie n’a cessé qu’au terme de l’hommage. Quinze minutes tout au plus. Je ne suis pas très croyant mais il y avait comme un grand ordinateur ce soir-là. C’était un réel instant de magie.

Bob Dylan, l’homme invisible

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À mes yeux, Bob Dylan est l’un des grands génies du XXe siècle, tout art confondu. Pour son concert en 2007, nous avions prévu de lui remettre le prix “Montreal Jazz Festival Spirit Award”. Je disais à mes associés : “Je ne pourrais jamais me tenir devant lui et faire l’important avec mon petit trophée. Ce mec est dix fois plus grand que le festival de jazz de Montréal, si ce n’est cent fois.” Ce fut des atermoiements pour rien. Entouré de tous ses bodyguards, Bob Dylan s’est cassé sans prendre le fameux prix. On s’est tous retrouvés un peu cons. Par quelle porte était-il entré ? Par où il en est sorti après le concert ? Où était son tour bus ? On était incapable de le dire. Il s’était comme envolé. Ces règles de sécurité, je peux les comprendre dans le monde actuel. Surtout quand tu es une telle icône. Mais bon, quelques semaines plus tard, on a reçu de sa part une carte de remerciements.

 

Retrouvez la première partie de cet article ici et la deuxième partie là.

Par Vincent Berthe, à Montréal