EN MARGE !

Minimalisme : non, rien

Les minimalistes étaient d’accord pour se débarrasser des objets et accéder à un état de conscience supérieur. Ils ont créé des communautés, écrit des livres et empêché leurs invités de s’asseoir sur des chaises. Mais la spiritualité à l’heure de Facebook et YouTube n’est pas aisée, et la quête de la pureté se confond souvent avec celle de l’image.

La première chose qui frappe dans l’appartement de Jenny Mustard, c’est l’écho. Les pièces, vides, et les murs, dépourvus de décoration, font rebondir la voix comme dans une église. Tableaux, canapé, tabourets, tables, tapis, affiches, livres, vaisselle, chaussures, vêtements, rideaux ou armoire de la grand-mère ont disparu. Jenny Mustard, 31 ans, a décidé de débarrasser son appartement de tous les objets inutiles pour “se concentrer sur ce qui est joyeux et important”. Elle a aussi choisi de se raser les sourcils chaque matin et de ne porter que des habits monochromes. Jenny Mustard est minimaliste. Et pas n’importe laquelle. Avec sa chaîne YouTube qui compte 280 000 abonnés, elle est une icône du rejet des biens matériels nommé  “minimalisme”.
Après avoir touché la musique et la mode, cette tendance a envahi les appartements, mais aussi les réseaux sociaux et les livres, qui relaient à l’envi des messages tels que “less is more”, “apprendre à jeter pour simplifier sa vie” ou “libérez-vous du superflu, reprenez le contrôle”. “Asseyez-vous dans une pièce et regardez tous les objets qui s’y trouvent. Imaginez qu’ils sont tous reliés à vous par une corde. […] Essayez de vous lever et de vous déplacer avec tous ces trucs qui traînent, cognent, s’entrechoquent. Pas facile, hein ?” écrit par exemple Francine Jay, dans une publication Facebook. Avec le Japonais Fumio Sasaki, l’Américain Josha Becker ou la Française Dominique Loreau, elle est l’une des penseurs de ce mode de vie qui voient dans les objets un obstacle à une plus grande liberté, une meilleure connaissance de soi et un temps retrouvé.   

“Se détacher du matériel pour ne vivre qu’avec ce dont on a besoin”

Sur Facebook, des groupes dédiés très actifs ont fleuri, “Les Licornes pailletées du 71”, “Gestion budgétaire, entraide et minimalisme” ou encore “Les Apprentis minimalistes”. Mino Rakotozandriny est l’administratrice de ce dernier, qui compte 13 000 membres. Née à Madagascar, elle raconte son chemin vers le minimalisme : «“Quand je suis arrivée en France, j’ai découvert la société de consommation. J’ai commencé à beaucoup acheter. Le samedi, j’allais dans les centres commerciaux. Cela a continué avec mon mariage et l’arrivée de mon premier enfant.” C’est à l’occasion du déménagement dans un appartement dépourvu de cave qu’elle se met à tout jeter. “On se fie aux publicités, à ce que la société nous dit de faire. Il y a une forme de course à la nouveauté, et on se retrouve avec plein d’affaires inutiles. Je me suis débarrassée de ma bibliothèque pour ne

On se fie aux publicités, à ce que la société nous dit de faire. Il y a une forme de course à la nouveauté, et on se retrouve avec plein d’affaires inutiles
Mino Rakotozandriny

garder que quelques livres. Je ne fais presque plus d’achats coup de cœur. Le minimalisme, c’est se détacher du matériel pour ne vivre qu’avec ce dont on a besoin.”
Son groupe se veut une communauté d’entraide pour atteindre ce nouvel anticonsumérisme. Les minimalistes en herbe y échangent retours d’expérience et conseils dans un esprit bienveillant. Ici, une jeune fille vient “partager son expérience de matelas au sol”, quand une autre informe qu’elle “croule totalement sous les chaussettes” ; une modératrice, ailleurs, relaie un article du site espritminimaliste.com en concédant “qu’avec toute la bonne volonté du monde, on rencontre parfois un obstacle majeur vers une vie plus simple : notre conjoint”. Mais les publications les plus appréciées, celles qui peuvent entraîner une avalanche de likes et de commentaires, sont les photos d’appartements minimalistes. “Instit’ Coton” demande ainsi à la communauté “[s]on avis sur son salon, j’aimerais savoir s’il est minimaliste. En quoi pensez-vous qu’il puisse être amélioré ?” et joint les photos d’un appartement aux tons blanc et noir, rideaux tirés. Deux lampes dévoilent un parquet flottant nu, un écran plasma 30 pouces fixé au mur, quatre tabourets rouges et une plante verte. Les réactions sont plutôt positives : “J’aime beaucoup, ça a l’air tout doux”, pense Maud, alors que Jeanne remarque une “petite touche de rouge Feng Shui” dans les tabourets, pas du goût de Stéphanie qui trouve que leur couleur “casse l’harmonie”.
À l’origine, le groupe n’était pas centré sur le partage de photos d’appartement, et nous avons un vrai problème avec ça, reconnaît Mino. Les membres sont trop focalisés sur le désencombrement matériel, nous sommes obligés de les recadrer. Parfois, nous relevons des profils extrêmes. Je me souviens de Paul, qui avait posté une photo de son séjour avec juste une chaise.” Pour qu’ils ne perdent pas le nord, Mino propose sur son site un programme “Je simplifie ma vie” en treize étapes pour “reprendre sa maison en main” et amorcer “un nouveau départ”, facturé 157 euros.

“J’aime le côté vaisseau spatial de ce WC”

Puisque alléger sa vie ne semble décidément pas facile, de nombreuses youtubeuses se chargent aussi de vous montrer la voie. Outre-manche, Silke Dewulf, professeure de yoga, propose une visite virtuelle de son logis, annoncée par le titre “New London Apartment Tour / Vegan Minimalist Apartment”. Le deux pièces respire la lumière. Les murs bleu ciel sont vierges. Au sol, une plante

Pas de chaise : “Mes amis et moi trouvons cela très confortable de nous asseoir par terre”
Silke Dewulf

Monstera, une table basse où reposent un ordinateur portable et un smartphone griffés d’une pomme. Pas de chaise : “Mes amis et moi trouvons cela très confortable de nous asseoir par terre”, dit Silke. Finalement, le seul engin qui dépasse le mètre trente est le purificateur d’eau autonome. Placé au centre de la pièce, haut de 76 centimètres et de forme cylindrique, il serait “le système idéal en cas d’urgence ou de désastre naturel”, selon le fabricant, qui en demande 250,10 euros. Pour Silke, le passage vers le minimalisme s’est fait après une période de sa vie où quand elle s’ennuyait, elle faisait du shopping. “J’étais une acheteuse compulsive. Mais je ne me servais jamais des objets ou vêtements acquis.” C’est grâce à des vidéos sur Internet que se produit le déclic. Silke passe de 20 paires de chaussures à deux. Pour elle, il y a différentes interprétations du minimalisme, mais la sienne tient à “être averti de ce que l’on achète, notamment sur la qualité. Je serai minimaliste toute ma vie. Je pense que ce n’est pas une mode, mais que cela va devenir un mouvement encore plus grand”.

Jenny Mustard présente elle aussi ses appartements simplifiés, dans pas moins de quatre vidéos dédiées, qui totalisent 1,6 million de vues. Certaines pièces sont agencées selon un thème (“intérieur scandinave moderne”, par exemple), d’autres sont presque totalement vides. Leur point commun ? L’absence de couleur et le soin porté au choix de l’objet. Chacun bénéficie d’un arrêt sur image, et le nom de la marque apparaît. Au fil des visites, on découvre la chaise acapulco par Ok Design, le placard “réservé aux vêtements noirs” et le “siège des WC qui ressemble à un vaisseau spatial”.  Jenny reconnaît qu’elle n’a “pas toujours vécu dans des lieux blancs et porté des vêtements monochromes. Cela a été un cheminement, ma recherche de la beauté passant par différentes phases”. La quête du beau fut le point de départ : “J’ai commencé le minimalisme comme une démarche esthétique. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai compris que la simplicité était un concept applicable à la totalité de mon style de vie, et pas seulement à son apparence.”

Les minimalistes cacheraient des choses sous leur tapis imaginaire

L’apparence. C’est ce que reproche Dominique Loreau à cette ébullition minimaliste. L’essayiste française, qui vit au Japon depuis 38 ans, a façonné malgré elle le mouvement avec un ouvrage paru dès 2005, L’Art de la simplicité. Elle y explique que certains associent l’image qu’ils ont d’eux aux biens qu’ils détiennent, et que tout ce que nous possédons devrait être transportable dans un sac de voyage. Mme Loreau, dont la photo de profil WhatsApp est une tasse de thé, regarde pourtant avec tristesse les pratiques actuelles de désencombrement : “Je ne me reconnais pas du tout dans le terme ‘minimalisme’. Je prône la simplicité,

Ils sont esclaves de leur minimalisme. C’est devenu une mode déplorable, un business. Les visites d’appartement, c’est d’un ridicule, c’est creux. Il est possible d’être très simple en étant entouré de beaucoup de biens matériels
Dominique Loreau

qui ne se résume pas à compter le nombre de petites cuillères que l’on possède. C’est à l’opposé du m’as-tu-vu.” Pour elle, les minimalistes peuplant les blogs et les réseaux sociaux “chérissent l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. Ils sont esclaves de leur minimalisme. C’est devenu une mode déplorable, un business. Les visites d’appartement, c’est d’un ridicule, c’est creux. Il est possible d’être très simple en étant entouré de beaucoup de biens matériels.” À l’écouter, les minimalistes extrêmes, aux appartements quasi vierges, cacheraient même des choses sous le tapis à supposer qu’ils en aient un : “Vivre avec trois fois rien, c’est faux. Les gens qui prônent cela ne nous montrent pas tout.” Et de prendre en exemple le très couru Fumio Sasaki, dont le livre Goodbye Things a été publié en quatorze langues, et qui se serait remis à accumuler des objets. Pour Dominique Loreau, le minimalisme extrême touche au religieux. Au Japon, il est pratiqué par les bonze zen, des prêtes bouddhistes vivant avec très peu. “Des gens comme Fumio Sasaki, il y en peut-être dix au Japon, prévient l’essayiste. Ils ont tellement influencé les jeunes que plusieurs ont fini dans des hôpitaux psychiatriques. Ils se sont consumés de l’intérieur.”

Comment, alors, trouver la voie vers le bonheur, le temps, l’ataraxie, si ce n’est en se débarrassant du matériel ? Florie Buecheler, romancière installée à Paris, a bien une idée : «“Le but n’est pas de se lancer dans la course à celui qui aura le moins d’objets possible, parce que le travers est le même que dans la consommation : l’objet est placé au centre.” Au contraire, avance t-elle, “c’est en questionnant le sens émotionnel que l’objet a pour nous, en le détachant de notre identité, en acceptant qu’il n’apporte pas la réponse à nos questions, que l’on peut atteindre ses buts et se retrouver. Ce n’est pas posséder une GoPro qui fera de vous un aventurier.” Mission peut-être accomplie pour Florie, qui pense avoir ainsi “retrouvé le plaisir des objets”. Dominique Loreau va encore plus loin : “Il faut se détacher du monde virtuel. Je ne sais pas ce que les gens font toute la journée avec leur portable. Et la vraie simplicité, c’est de rejeter son ego.” Ah, voilà, on savait que ce n’était pas si facile.

Par Aymeric Guittet


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".