LIRE

Salvador, damné

Juan Martinez D’aubuisson est anthropologue et l’un des auteurs de non-fiction les plus prometteurs du moment. Après le récit d’un an au sein du gang de la Mara Salvatrucha, il revient avec l’histoire d’un sicario, El Niño de Hollywood. Mais certains voudraient aujourd’hui le faire taire.

Ce lundi 1er octobre, Juan Martinez D’aubuisson s’est rendu dans le bureau des douanes du Salvador pour récupérer les premiers exemplaires de son nouveau livre, El Niño de Hollywood, un roman de non-fiction écrit en duo avec son frère Oscar. C’est peu dire qu’il l’attendait: il travaillait dessus depuis plus de six ans et a plusieurs fois risqué sa vie pour cette histoire. Sur place, tout ne s’est pas passé comme prévu. “Un fonctionnaire des douanes, un certain Chicas, m’a dit, avec l’aval de deux supérieurs, que le livre ne passerait pas, pour cause de ‘contenu pernicieux’, confie aujourd’hui Juan, la voix éraillée. L’écrivain a alors sorti son téléphone portable pour filmer le fonctionnaire des douanes justifiant la censure. Deux policiers sont intervenus, menaçant de le conduire en prison s’il ne supprimait pas l’enregistrement. “Ils se sont montrés très agressifs, poursuit Juan Martinez. À ce moment-là, Chicas, qui est un monsieur d’un certain âge, m’a dit : ‘Attention ! Si je retrouve ça sur les réseaux sociaux, je viendrai chez vous.’ ‘Et une fois chez moi, vous ferez quoi ?’ je lui ai demandé. ‘Discuter avec vous’, il m’a répondu! Cela m’a beaucoup fait rire. Mais en vérité, c’est très triste.”

Juan Martinez D’aubuissson n’est pas un écrivain comme les autres. Anthropologue de formation, il s’est spécialisé depuis 2008 dans l’étude des maras, ces gangs qui ravagent le Salvador et s’entretuent depuis maintenant deux décennies. À 32 ans, il est l’un des chercheurs les plus brillants du continent. Mais Juan Martinez D’aubuisson est un anthropologue allergique aux salles de classe, une dégaine de rocker des années 80 plus que d’universitaire. Pour comprendre les pandilleros, considère-t-il, il faut vivre où ils vivent. Manger ce qu’ils mangent. Voir ce qu’ils voient. Lui a infiltré pendant près d’un an la Mara Salvatrucha, l’un des trois gangs principaux du Salvador. Il a interrogé des chefs de la MS, des sicarios de la MS, des petits assassins, des ennemis de la MS. Tous l’ont ensuite condamné à mort. Lui en a tiré un livre remarquable, publié en 2015: Ver, oir y callar. (Voir, entendre et se taire, non traduit en français). Dans celui-ci, il décrivait les parcours parallèles de Little Down, Moxy, el Destino, Noche, El Ajedrez et les autres dans le labyrinthe de la violence, dans une langue chirurgicale, avec le sens de la rigueur universitaire et le rythme des récits pandilleros. Juan Martinez D’aubuisson n’est pas fasciné par la violence des maras : elle le dégoûte moralement, le rend furieux politiquement. La violence est, dit-il, le résultat de décisions politiques, sociales et économiques prises par les différents gouvernements salvadoriens et américains.

“J’ai vécu avec lui quand il était un assassin”

C’est justement le projet de El Niño de Hollywood, explique-t-il. Décrypter les conséquences de choix politiques et macroéconomiques sur le destin d’un homme, Miguel Ángel Tobar. Miguel Ángel Tobar est un assassin de la Mara Salvatrucha. Lors de son entrée dans le gang, on l’appelait “El Payaso” (“le

La violence est le résultat de décisions politiques, sociales et économiques prises par les différents gouvernements salvadoriens et américains
Juan Martinez D’aubuisson

Clown”), jusqu’à ce qu’il arrache le cœur d’une de ses victimes un jour de 2005. Il est alors devenu “El Niño”, sicario pour la branche Hollywood de la Salvatrucha. Selon ses propres comptes, il a tué de sang-froid 56 personnes. Arrêté par la police en 2009, il est surtout devenu un précieux informateur dont le témoignage a permis de mettre derrière les barreaux une trentaine de haut dirigeants de la Salvatrucha. À partir de ce moment, tout le Salvador – la police, ses anciens amis, ses ennemis – voulait la peau de Miguel Angel Tobar, et a fini par l’avoir, le 21 novembre 2014. De tous, Juan Martinez est sans doute celui qui a le mieux compris les Maras, et certainement celui qui a le mieux connu El Niño. “J’ai vécu avec lui quand il était un assassin de la Salvatrucha, j’ai vécu avec lui quand il était recherché par la police, puis quand il était recherché par tout le monde et que l’on se rencontrait à l’arrière de voitures, le moteur en marche. J’ai parlé avec sa famille, sa femme, et sans doute avec son assassin ou ses assassins.” Il était aussi là le jour de son enterrement. Il y a senti le regard suspicieux des nombreux pandilleros présents, alors il a quitté le cimetière précipitamment puis il s’est mis à écrire.

Juan Martinez D’aubuisson ne sait pas pourquoi les douanes ont empêché l’entrée sur le territoire salvadorien des premiers exemplaires d’El Niño de Hollywood. On considère en Amérique latine qu’il est possible d’écrire sur les gangs, de dénoncer la corruption politique, ou celle de la police, mais que relier les trois est une condamnation à mort. Il le croit aussi. “Le livre met en relation des processus historiques et politiques, menés par les gouvernements du FMLN, et la formation de la Mara Salvatrucha. Je supose pque c’est la raison de cette censure. Mais c’est une interprétation.” El Niño de Hollywood doit prochainement être publié aux États-Unis, au Mexique, en Espagne, et en France, aux éditions Métailié. Mais peut-être pas au Salvador. “Cela me rend triste, solde Juan Martinez D’aubuisson, car je l’ai d’abord écrit pour que les Salvadoriens le lisent.”  

Par Pierre Boisson