PORTRAIT

Farkas, le Chili incarné

Il a déjà chanté à Las Vegas, bossé pour Donald Trump, possédé les plus grandes mines de fer du Chili. Ses fans l’imaginaient même déjà président du pays. Pourtant, Leonardo Farkas a choisi de se ranger des voitures à même pas 50 ans pour se consacrer à la philanthropie. De passage à Paris, le multimillionnaire chilien livre ses vérités. En costume cintré et mocassins brillants.
Un fauteuil pour Dieu.

“Mais qui est ce type?” En 2007, c’est tout le Chili qui se pose la question en découvrant cette crinière blonde montée en un mulet d’un autre siècle, cette cravate rose sur veste satinée constellée de motifs orientaux et ces mocassins vernis. Celui que la presse people consacre vient d’organiser une fête somptueuse pour ses 40 ans et s’est payé le luxe de faire venir les groupes Air Supply et KC and the Sunshine Band. Santiago découvre alors que Leonardo Farkas, ce multimillionnaire excentrique, est à la tête des plus grosses mines de fer du Nord du pays.

Neuf ans plus tard, l’homme qui ouvre la porte de sa suite de l’hôtel Peninsula n’a pas bougé. Gourmette en or rose éblouissante au poignet, il affiche toujours le même goût pour l’ostentation. “Avant, je logeais au Georges V, mais le Peninsula vient d’ouvrir alors j’ai décidé d’essayer, c’est la plus grande suite de Paris.” À l’heure de changer de crémerie, Leonardo Farkas ne s’emmerde pas. Il sourit franchement, puis dévoile un appartement de 350 mètres carrés au luxe tapageur ou s’enchaînent trois salons en enfilade. Pour les 16 ans de sa fille, il a fait l’aller-retour en jet privé pour lui offrir un siège au premier rang du défilé Chanel. Il faut dire que l’argent n’est pas un problème pour l’un des hommes les plus riches du Chili, qui a fait fortune dans les mines de fer avant de tout revendre l’été dernier, pour se consacrer à l’objectif de sa vie : la philanthropie. Mais l’histoire de Leonardo Farkas, c’est avant tout celle d’un fils d’immigrés voulant rendre hommage à son père.

La croisière s’amuse et Donald Trump

Ce père, c’est Daniel, chef d’une famille hongroise débarquée au Chili en 1939 pour échapper aux pogroms. Self-made-man comme la communauté juive en exil en compte tant, il investit rapidement dans les mines de fer du Nord du Chili jusqu’à ce que l’Unidad Popular de Salvador Allende ne ruine les Farkas en décidant de nationaliser le cuivre et le fer en 1970. De cette époque compliquée, Leonardo en a fait un principe de vie : Il faut savoir se faire plaisir. “Mon père me disait que l’argent ça va, ça vient, mais quand il est là, il faut en profiter au maximum parce que ça n’est pas éternel. On ne sait jamais ce qui se passethéorise-t-il. Mon père est venu de Transylvanie avec rien, il a gagné beaucoup d’argent et a quasiment tout perdu avec l’UP, donc il sait mieux que personne que rien n’est jamais définitif.”

C’est donc sous la dictature et dans un milieu social soumis à aux fluctuations des activités paternelles que Leonardo grandit. Il développe rapidement une passion pour la musique et propose ses services lors de mariages ou bar-mitsva de la communauté juive de Santiago. Mais Leonardo voit plus haut : à 20 ans, il part tenter sa chance aux États Unis. Après quelques concerts sur des bateaux de croisière, Leonardo vise le Graal : les plus grands casinos de Vegas. Avec un objectif en tête, le pognon : “Je n’ai jamais voulu être connu, j’ai voulu gagner de l’argent. Je ne voulais pas qu’une fois marié, ce soit un problème d’acheter une belle paire de chaussures à ma femme”, affirme Farkas qui, à l’époque, se démultiplie entre Vegas, Atlantic City et les croisières dans les Caraïbes pour le troisième âge fortuné.

Leonardo Farkas faisait du piano debout.
Leonardo Farkas joue du piano debout.

Son répertoire, qui va de la maîtrise de plusieurs instruments au chant, lui permet de se produire sous le nom de The Orchestra Man : “J’ai commencé en tant que musicien, puis je suis devenu plus complet. Dans mon show, je chantais, je dansais, je faisais des blagues. Un vrai show de cabaret”, assure-t-il. De quoi être engagé pour assurer la première partie de Tom Jones ou Julio Iglesias au MGM. De quoi aussi séduire sa future femme, l’héritière des hôtels Concorde, qu’il invite à danser sur scène sur une chanson de Tito Puente, alors qu’il se produit dans l’un des établissements familiaux. Les mauvaises langues diront que Farkas a fait son beurre en profitant de l’argent de sa belle-famille, mais lui se fiche des rumeurs : “Les gens disent que je l’ai épousée pour l’argent mais c’est faux, car j’ai fini par aider sa famille. J’ai très vite gagné beaucoup plus d’argent qu’eux.”

En réalité, Farkas profite d’une autre de ses relations pour devenir le plus riche possible : le milliardaire Donald Trump. Lors d’un show à Atlantic City, le flamboyant chilien tape dans l’œil du candidat républicain américain : “À la fin du spectacle, il a demandé si ça m’intéressait de me produire quotidiennement au Taj Mahal. Il m’a fait une proposition que je ne pouvais refuser.”  Leonardo Farkas prépare alors l’avenir. À 35 ans, au tournant du millénaire, il décide de se retirer définitivement du monde du spectacle pour accomplir son grand dessein : retourner dans son pays natal et réussir dans les mines, comme son père.

Ambition présidentielle et menaces de mort

Ce retour, Farkas y pense depuis des années. Peu importe que le domaine de l’extraction du fer lui soit étranger. Leonardo a muri. Et surtout, il a réfléchi : “En 1996, j’ai commencé à faire des explorations, mais le cours du fer était très volatile. J’ai énormément appris des milliardaires pour lesquels j’ai travaillé à Vegas. Au Chili, une entreprise a eu le monopole des mines de fer pendant 30 ans, il n’y avait pas d’émulation, se souvient-il. J’ai étudié aux États-Unis sur le tas, sans faire d’études d’ingénierie minière. Mais les géologues chiliens n’en savaient pas plus que mon dentiste. Alors j’ai fait venir des Australiens, on a mis en place des avions avec un magnétomètre, et puis, en 2003, j’ai trouvé un gisement intéressant que j’ai commencé à exploiter.” L’histoire est en marche. Les gisements en question sont les mines de Santa Fe et Santa Barbara. Très vite, Leonardo Farkas devient le magnat de l’industrie en exportant dix millions de tonnes de fer vers la Chine chaque année.

Seul problème, le nouveau roi du fer chilien ne se fait pas que des amis dans le petit milieu des grandes familles chiliennes qui vivent en vase clos avec leurs codes, leurs clubs et les collèges privés de leurs enfants.

On m’a demandé pourquoi je ne pensais pas à me présenter et j’ai répondu simplement ‘OK’. Ça a été un raz de marée. Mais en réalité, je n’ai jamais eu aucune ambition politique, j’ai dû faire une annonce sur YouTube pour dire que je ne me présenterai pas

La réussite d’un jeune loup qui ne s’est pas enrichi pendant le pinochetisme et qui vit comme un footballeur venu des quartiers populaires en affichant sa fortune sans pudeur dérange. Fidèle à lui-même, Farkas assume. Et revendique même cette ostentation “mal vue au Chili” par une classe sociale qui “n’est pas généreuse avec ses employés et avec les pauvres”. Mais alors, comment un homme qui aime exhiber son argent outrageusement dans un pays “austère” a t-il pu atteindre une cote de popularité aussi importante ? En joignant la parole aux actes. Comme par exemple mettre en vigueur un salaire éthique de 300 euros dans ses entreprises alors que le salaire minimum à Santiago est de 200 euros. Ou encore se balader en ville avec des liasses de billets de 20 000 pesos qu’il distribue comme bon lui semble et signer un chèque de deux millions de dollars pour le Téléthon. Mais Leonardo Farkas n’est pas qu’un exubérant aux bonnes intentions. Ses prises de positions et ses engagements tendent aussi à faire changer la société chilienne. “En 2007, les mineurs, à la fin de leur tour, devaient échanger leurs bottes et leurs gants, on les appelait les ‘bottes chaudes’. C’était dégoûtant, on se serait cru dans Germinal, remet-il. À mon arrivée, j’ai changé cela dans mon entreprise, les autres ont fini par suivre. Ça coûte quoi a une entreprise qui gagne des millions d’acheter une paire de bottes et de gants par personne ?”

Leonardo Frakas.
Leonardo Frakas.

Si bien que dès 2008, aux quatre coins de Santiago, dans les poblaciones, des graffitis à son effigie apparaissent sur les murs. Le long du Mapocho, les affiches “Farkas Presidente” se multiplient. L’élection présidentielle a lieu l’année suivante et sur Facebook, un million de personnes lui demandent de se porter candidat. Leonardo Farkas prend conscience que son statut a changé. Dans l’euphorie, il se met à rêver d’un destin présidentiel, avant de se raviser : “Dans la rue, on entendait ‘Farkas ! Farkas ! Farkas !’ On m’a demandé pourquoi je ne pensais pas à me présenter et j’ai répondu simplement ‘OK’. Ça a été un raz de marée. Mais en réalité, je n’ai jamais eu aucune ambition politique, j’ai dû faire une annonce sur YouTube pour dire que je ne me présenterai pas.” Si Farkas renonce, c’est peut-être aussi pour d’autres raisons. Lorsque son éventuelle candidature prend de l’épaisseur courant 2008, les tentatives d’intimidation à son égard se multiplient. Un soir, dans le lecteur DVD de son imposant 4×4, il trouve un dessin animé dans lequel ses enfants se font assassiner. Ou encore, alors invité à se produire sur scène lors du festival de Vina del Mar, il est victime, selon lui, d’un sabotage : “Quand je suis arrivé sur scène, le piano n’était pas accordé, le clavier déréglé. C’était vraiment un sabotage, pour que les gens me sifflent. Un président-artiste, ça dérange !” Mais qui dérange Leonardo Farkas ?L’intéressé a sa petite idée : L’establishment. “Dans tous les journaux, on remettait en cause l’origine de ma fortune alors que j’ai toujours été transparent, l’establishment a tout fait pour me déstabiliser. Les hommes d’affaires que je dérange sont des patrons de groupes de presse et de chaînes de télévision. Il y avait une cabale contre moi. Légalement, la presse est libre au Chili, mais dans les faits, ce n’est pas vrai.”

Dissuadé définitivement d’embrasser une carrière politique, Farkas entend tout de même profiter de sa notoriété pour jouer les trouble-fête. Parfois, quand ça le démange, il aime défaire les liens entre le pouvoir et l’argent, avec un zest de populisme et de démagogie dans le texte : “Au Chili, presque tous les politiques ont les mains sales. Récemment, j’ai été élu homme le plus digne de confiance du pays, ma voix compte. J’ai l’image d’un incorruptible. Si je dis demain sur Twitter qu’untel est un voleur, je peux le faire tomber très vite. L’an passé, on m’a demandé pourquoi je ne voulais pas être président. J’ai répondu que je ne voulais pas car je devrais virer tout le monde. Trois jours plus tard, Bachelet a changé tout son gouvernement. Je pense que c’était une coïncidence, mais je me suis dit qu’elle faisait attention à ce que je dis. C’est la première fois dans l’histoire que tout le gouvernement était viré comme ça !”
Pourtant, Farkas n’aime pas virer les gens. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a refusé d’être la tête d’affiche de la version chilienne de The Apprentice, le show de télé-réalité américain dans lequel Donald Trump devait recruter un candidat parmi plusieurs postulants. Après le show-biz, le monde du business a aussi lassé Leonardo Farkas. Il y a un an, il a revendu toutes ses affaires, juste à temps avant que le cours du fer ne s’effondre. Installé à New York, il vit aujourd’hui d’amour et de philanthropie. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à se faire plaisir. Sa dernière folie : “J’ai 20 personnes en Inde qui travaillent pour moi et qui font des répliques de tableaux de Monet en pierres semi-précieuses.” Même à la retraite, Leonardo Farkas ne fait pas dans la dentelle.

PAR ARTHUR JEANNE / PHOTOS : RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

TECHNO

Uplust, le réseau social qui met tout le monde à nu

D'un côté, il y a Instagram qui supprime la photo d'une fille qui a ses règles ; de l'autre, il y a Uplust, le premier réseau social pour adultes certifié 100 % amateur et non censuré. En ligne depuis 2013, et présent dans plus de 200 pays, Uplust donne une nouvelle dimension à la fois au web 2.0 et au monde du X, mais aussi à l'économie avec sa propre monnaie virtuelle. Décryptage d’une plateforme qui a conquis un public étonnant : les gens lambda.

Il est à l’image des jeunes entrepreneurs dont la France raffole. Quentin Lechemia, 25 ans, lyonnais, diplômé d’une école de commerce, a déjà plusieurs start-up à son actif. Avec Uplust, il a poussé ses ambitions un peu plus loin : se faire une place dans le très fermé monde du X.
L’aventure commence en 2013. “Je me suis dit: ‘C’est quand même trop con qu’une fille qui a envie de montrer ses seins sur Instagram ne puisse pas le faire.’ Et je me suis tout simplement mis en tête de créer un Instagram pour adultes, sans censure. En seulement quatre mois, lui et son équipe codent l’intégralité du site.

“Je me suis dit: ‘C’est quand même trop con qu’une fille qui a envie de montrer ses seins sur Instagram ne puisse pas le faire’
Quentin Lechemia

La machine est lancée. Quinze mille fans se préabonnent, avant même l’ouverture de la plateforme, dont le nom, à l’époque, ne laisse aucune place au doute : Pornostagram. “C’était tellement facile de sortir un site comme ça, avec un nom comme ça. On n’avait même pas besoin d’expliquer le concept.” Mais un an après, Instagram négocie avec Quentin un changement de nom. “Ça s’est fait sans douleur.” Au contraire, Quentin se réjouit. C’est l’occasion de retirer l’étiquette pornographique. Après un sondage mené auprès des internautes, c’est le nom Uplust qui l’emporte à 73,8 % contre Hurrycam. Pornostagram devient donc Uplust. Up pour upload, lust pour désir sexuel. Un changement de nom qui a d’ailleurs particulièrement bien marché aux États-Unis. “Porn, c’est très latin comme racine, explique Quentin Lechemia. Les Américains, ils tapent pas “porn”. Uplust, c’est plus catchy, le site a pris une nouvelle dimension. Pas étonnant que le patron s’intéresse particulièrement aux mœurs outre-Atlantique : les États-Unis représentent le premier marché pour Uplust. Suivis de près par le Mexique, puis le Brésil. La France se classe tranquillement 4e, Marseille tout en haut du top des villes de l’Hexagone.
Uplust en 2016, c’est plus de 400 000 membres actifs dans le monde entier, trois millions de photos affichées par jour, 25 % de filles, 95 % d’amateurs. “Sur Uplust, c’est vraiment monsieur et madame Tout-le-monde”, se réjouit Quentin. Monsieur et madame tout nus, surtout.

Hashtag fessier

“Le jour, je m’occupe d’enfants au travail ; le soir, je m’occupe d’adultes sur Uplust.” Il est 18h. Margaux, 23 ans, inscrite depuis 2013, et déjà plus de 7 000 followers, sort du travail. Trente minutes plus tard, elle est connectée. Comme on checke ses mails, Margaux, elle, prend connaissance de ses notifications. Puis, son copain la photographie. Un cliché qui finira dans quelques heures sur le réseau. En espérant qu’il plaise.
Si le réseau social joue sur les codes d’Instagram, il surfe aussi sur les phénomènes de société en parodiant Candy Crush avec sa version sexy, Booty Crush, ou encore en proposant Game of Boobs, un jeu qui consiste à deviner à quelle actrice de Game of Thrones appartient la paire de seins qui s’affiche à l’écran. Les utilisatrices peuvent aussi faire des #dediboobs à d’autres anonymes, et/ou tenter de remporter des challenges hebdomadaires dont les catégories s’affichent sous forme de hashtags explicites : #whippedcream, #bed, #ass…

“Il y a Margaux  sur Internet et il y a quelqu’un d’autre dans la ‘vraie vie’”
Margaux, utilisatrice

C’est simple, Uplust fonctionne comme un réseau social classique où chacun cherche à faire sa place et à se divertir en mettant ses photos en ligne, sauf que la communauté est anonyme. “La plupart des personnes s’inscrivent avec une adresse mail créée juste pour Uplust”, explique Quentin. Margaux confirme : “J’ai tout séparé.  Il y a Margaux  sur Internet et il y a quelqu’un d’autre dans la ‘vraie vie’. J’aime pas dire la vraie vie… Dans la vie réelle, la vie hors ligne.” Narboc, 27 ans, photographe professionnel, a pris moins de précautions “Narboc, c’est un pseudo, mais inspiré de mon nom.” Comme Margaux, il ne dévoile que très rarement son visage. Malgré cela, les utilisateurs choisissent bien souvent d’en parler à leur entourage. Au cas où… “Mon chéri, il prend mes photos donc il est plus qu’au courant. Ma mère, elle, a eu un peu plus de mal à l’accepter, mais elle respecte mon choix”, explique Margaux. Pour Narboc, c’est pareil : “Mes potes s’en amusent. C’est encore revenu sur la table ce week-end. Ils vont chercher des photos de moi, tout en sachant très bien ce qu’ils vont trouver. Et j’ai l’impression que certains d’entre eux sont tentés de s’inscrire aussi.”

“C’est très exhib’, très amateur”

Uplust, c’est en fait le trait d’union entre l’évolution des mœurs et les nouveaux moyens technologiques. “C’est très paradoxal mais dans la sphère publique, il n’y a jamais eu autant de conservatisme, constate Grégory Dorcel, fils de Marc Dorcel et actuel directeur général de… Dorcel. Dans les années 80, les entrées en salle de films X représentaient 30 % du chiffre d’affaires des cinémas en France. Vous aviez cinq ou six magazines de sexe qui paraissaient avec toutes les stars du cinéma sans que personne ne crie au scandale. Vous aviez les chansons de Gainsbourg. Aujourd’hui, le sexe a disparu de la sphère publique. Pour mieux s’exprimer de

Du contenu posté sans but lucratif par des non-professionnels, par monsieur et madame Tout-le-monde, ça n’a jamais existé. On a trouvé ça fantastique”
Grégory Dorcel

façon décomplexée dans la sphère privée? Pour Grégory Dorcel, la réponse est oui. “C’est de moins en moins tabou de se faire plaisir comme on l’entend, de jouir, de profiter. Les femmes ont repris leur sexualité en main. Avant, c’était l’apanage des hommes. Maintenant, elle se disent : ‘Et pourquoi pas ?’ “On peut tomber sur une nana libertine qui met son plan cul du samedi soir à trois, quatre, six ou dix. Tout le monde est libre”, confirme Margaux.
Dorcel, géant du X pour qui tout a commencé dans les années 70 avec le roman érotique, a tout de suite compris l’énorme potentiel de la girl next door. C’est en 2015 que Quentin croise Grégory, sur un plateau d’Europe 1. “Je lui ai envoyé un mail qui disait : ‘Il faut qu’on se rencontre. Il faut investir dans ce qui est pour moi le futur, la démocratisation du nu’”, raconte Quentin. “Dans le domaine du X, il y a le saint Graal, c’est d’avoir du contenu amateur. Du contenu posté sans but lucratif par des non-professionnels, par monsieur et madame Tout-le-monde, pour bien connaître toutes les ficelles de ce métier-là, ça n’a jamais existé. On a trouvé ça fantastique”, explique Grégory. Bref, son mail à lui dit oui. Et en septembre dernier, Dorcel investit dans le capital d’Uplust. Mais la multinationale veut quand même garder ses distances “pour une raison qui est simple : ils font ce [qu’elle] n’a jamais su faire”.

Uplust, c’est donc aussi un monde sans censure ni barrières. Dans une société où “tout ce qui est beau est bon”, le réseau social d’un autre genre change les codes. “Aujourd’hui, il faut être mince, blonde, avec de gros seins, pas de gras au ventre… Quand j’ai commencé à poster des photos sur ce site, plein de mecs me disaient : ‘T’es trop belle, t’es trop bonne.’ Je pensais qu’il n’y aurait que des gros pervers, mais c’est pas le cas”, explique Margaux. Et la flatterie des ego ne s’arrêtent pas là. “Sur les sites comme YouPorn par exemple, si t’as deux commentaires, t’es content. Sur Uplust tu peux taper les 1 000 likes, et c’est ça qui attire de plus en plus de monde”, ajoute Quentin.

Et c’est pas fini

Narboc, lui est un peu déçu par cette évolution. S’il s’est inscrit sur Uplust, c’est pour pouvoir poster des photos érotiques. Très rapidement, il a pris goût à tout ça : “Je cherchais du beau, de l’intéressant, du design…” Ce qu’il a trouvé. Enfin, au début. Car depuis quelques mois, il se connecte moins. “Ça manque de plus en plus de style, c’est très exhib’, très amateur. Pour moi, la girl next door, elle a un peu plus de classe, elle a quelque chose. Elle poste des photos un peu plus recherchées, même si c’est amateur, ça doit rester joli et sexy. La girl next door ne serait donc pas toujours à la hauteur des fantasmes qu’elle génère.

N’en déplaise à ce photographe utopiste, Uplust a décidé de passer à la vitesse supérieure. Il y a six mois, une version premium a été mise en ligne. Le but : monétiser certaines activités en créant une monnaie virtuelle, le lust. Les utilisateurs peuvent flouter leurs photos et vidéos, et les “déflouter” moyennant un certain montant en lusts, partagé ensuite 50/50 entre la plateforme et l’utilisateur. Un système qui, d’après Quentin, fonctionne bien pour le moment.

Par Diane Tamalet

CANNES

Le poing levé

En parallèle du festival de Cannes, loin des paillettes, des enfilades de photographes et des coupes de champagne avait lieu la douzième édition de Visions Sociales. L’objectif : donner la parole à ceux qui ne l’ont pas à travers le septième art. Un défi pas facile à gagner selon François Ruffin, chauffeur de salle d’un jour. Reportage à Mandelieu-la-Napoule, où le cinéma social n’a pas rendu les armes.
François Ruffin, lors du festival Visions Sociales.

Debout près de son Renault Scénic gris métallisé garé en double file, Félix attend les journalistes en retard. Il en profite pour scruter les berlines amassées le long de la Croisette, un brin nostalgique : “Avant, on avait des grosses voitures aussi. C’était vraiment bien.” Pas le temps de gamberger, les retardataires sont là. Félix s’engouffre dans la voiture, bloc-notes calé dans la main. Après un demi-tour maîtrisé sereinement, il longe le Palais des festivals, puis le stand Next du marché du film. Félix connaît bien l’endroit : “Avec Visions Sociales, on était là pendant longtemps. Mais il fallait payer deux à trois millions d’euros pour louer l’espace pendant dix jours. Donc on s’est déplacés.” Organisé parallèlement au festival de Cannes, Vision Sociales est le rendez-vous annuel d’un genre à part dans le coin : le cinéma social. Ce festival indépendant militant se tient désormais à l’écart, à Mandelieu-la-Napoule.

Chaises en plastique et élus absents

Ici, on est loin du bling-bling cannois. Certains ont même tombé la chemise. C’est le cas de François Ruffin, arborant un t-shirt “I Love Bernard”. Son film Merci patron!, fort de ses 460 000 entrées, est sur le point d’être projeté. Le réalisateur, qui revendique le fait d’être “militant sans être chiant”, jette un dernier regard sur la foule. Quinquas en polo bariolé et syndicalistes historiques se pressent pour s’assurer une place dans la salle. Pas de robes longues ni de nœuds papillon en vue, mais des chaises en plastique disposées en ligne. Les lumières s’éteignent, les Klur –une famille ruinée par la délocalisation de leur entreprise– apparaissent à l’écran et, avec l’aide de François Ruffin, entourloupent Bernard Arnault et son groupe de luxe LVMH pour sortir de la misère. L’assemblée est hilare, conquise. “Il y en a marre des films tournés dans un appart parisien, avec un plafond de quatre mètres de haut et des bobos qui font des brunchs le soir, assène Gilles, représentant CGT Spectacle. Le cinéma s’éloigne des classes populaires, il faut se réapproprier ce lien !”

Ruffin approuve et renchérit : si un lien a bien disparu, c’est celui entre les classes populaires et les classes dirigeantes. Pour preuve, un seul homme politique est présent à Visions Sociales : Jean-Luc Mélenchon, qui s’est discrètement installé en salle. Le cinéma social serait-il boudé par la classe politique ? François Ruffin fait la moue. Malgré le succès de son documentaire, il a continué à être ignoré par les élus. “Les politiques sont plus réceptifs à l’écho du film qu’au film en lui-même”, soupire-t-il. Pire : quand les films viennent aux politiques, ce n’est pas mieux. Estelle Robin est la productrice de Comme des lions, le documentaire retraçant la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois. Le 10 mai dernier, elle était présente à la projection organisée par Isabelle Attard, au sein même de l’Assemblée nationale. Sauf que, à part la députée écologiste, aucun élu à l’horizon. La raison officielle ? Des discussions sans fin sur le 49.3 les auraient empêchés de s’y rendre.

Le monde du cinéma a abandonné le terrain social”

À en croire les participants de Visions Sociales, ce n’est pas seulement le public et les élus qui ont perdu la fibre sociale, ce sont aussi les professionnels du cinéma : réalisateurs, scénaristes et producteurs. François Ruffin se montre intraitable : “Le monde du cinéma a abandonné le terrain social !” Il règne pourtant, aussi, un vent de contestation sur cette 69e édition du festival de Cannes. Le 17 mai, lors de la montée des marches, le réalisateur Kleber Mendonça Filho et l’équipe du film Aquarius brandissaient des pancartes contre la destitution de Dilma Rousseff. Également en sélection officielle, Ken Loach présentait son nouveau film contestataire Moi, Daniel Blake. Face aux journalistes, le Britannique ne se privait d’ailleurs pas d’afficher sa position contre le Brexit.

Pas de quoi satisfaire le réalisateur de Merci patron ! qui voit dans les films des années 70 comme Coup de tête, un “produit idéologique”. En France, le dernier positionnement sur le terrain social, pour le monde du cinéma, c’était Goodyear, en 2014”, regrette-t-il. Alors qu’au même moment, sur les écrans de télévision, les chaînes d’info posent la question qui fait sensation lors de cette quinzaine : Bella Hadid portait-elle une culotte sous sa robe ?

PAR AMELIA DOLLAH ET LUCAS MINISINI

FESTIVAL DE CANNES 2016

Le vrai du faux

Regarder un film en l'air, à gauche ou derrière soi. C'est maintenant possible grâce aux casques de réalité virtuelle. Au festival de Cannes, des réalisateurs ont abandonné le cinéma classique pour se lancer dans la "VR". Aucun film ne passe en salle avec cette technologie et pourtant, ils y dédient leur vie. Avec comme ligne de mire une hypothétique Palme d'or de la réalité virtuelle dans les décennies à venir.

Lampe torche à la main, il furète dans chaque pièce. Le représentant du ministère indien de la Culture attrape délicatement une clé et tente d’ouvrir un placard, silencieux, à l’affût du moindre bruit. Il cherche des indices. Son seul objectif : trouver la présence malveillante qui occupe une de ces pièces. D’un coup, il se retourne, balayant la pièce avec son faisceau de lumière. Fausse alerte, sûrement un banal courant d’air. Sa veste de costume bleu marine toujours impeccable et les manettes bien en main, le haut fonctionnaire continue son exploration de la maison de Paranormal Activity. À quelques mètres, sa femme garde les yeux rivés sur l’écran. Elle peut suivre sa performance en direct. “Je n’aime pas les films d’horreur. Je les regarde toujours avec la main devant les yeux !” mime-t-elle en riant. Pour son mari, impossible d’adopter cette technique. Son casque de réalité virtuelle l’en empêche. Mais après dix minutes, c’en est trop. “Sortez-moi de ce truc”, dit-il à un de ses collègues. Raja –le vice-président de l’entreprise de technologie à l’origine du jeu, présente au pavillon Next du festival de Cannes– esquisse un sourire : “Avec cette expérience, j’ai choqué beaucoup de monde. Des enfants comme des vieux !”

“Quelqu’un pourrait me pointer un flingue sur la tête”

Au bout de la jetée, quelques jet-setteurs descendent de leur yacht. Mais ici, c’est une autre réalité. La réalité virtuelle. “VR” dans le jargon. Dans une salle de projection à ciel ouvert, la trentaine de spectateurs ne tient pas en place. Certains lèvent les yeux au ciel, d’autres tournent frénétiquement sur leur chaise pivotante. Munis de leur casque VR, quelques-uns peinent à retenir leurs émotions. Une spectatrice s’inquiète : “Je ne vois plus mes mains.” Michel Reilhac jette un coup d’œil amusé à l’assemblée. Il est catégorique : “La réalité virtuelle,

Quand je porte le casque, quelqu’un pourrait me pointer un flingue sur la tête, je ne m’en rendrais même pas compte
Amanda Prager, étudiante américaine

ça ne va pas seulement être une nouvelle plateforme. Ça va être l’équivalent du portable.” L’ancien président d’Arte cinéma France a tout lâché pour la VR. Fini le job prestigieux, maintenant, il fait le tour des festivals avec un poème tantrique, son film qui “explore la notion d’intimité”. Comprendre trois hommes et quatre femmes qui se caressent sur fond blanc. Et que l’on peut voir sous tous les angles, en réalité virtuelle. Parce que c’est là “que l’on a le pouvoir de tout inventer”, selon lui. Pourtant, tout le monde ne le suit pas dans son rêve d’explorateur technologique. Quand il a quitté Arte en 2012, les réactions étaient sans appel. “Pourquoi tu quittes l’aristocratie du cinéma pour aller dans la plèbe ?” revenait souvent. “Certaines de ces mêmes personnes viennent me voir maintenant et me disent que je suis visionnaire”, assure-t-il.

Amanda Prager, tongs aux pieds, sa casquette University of Pennsylvania posée bien droite sur la tête, se faufile au milieu des businessmen de la Croisette. Et engage la conversation avec réalisateurs et producteurs potentiels. Pour une raison simple : “[elle veut] être une pionnière. Assise sur des marches tapissées de rouge, l’étudiante américaine détaille ce qu’elle anticipe comme la nouvelle forme artistique émergente. Et elle lui voit un grand avenir. “Des gens ne croient pas que l’Holocauste ait eu lieu. Mais si on leur montre une vidéo en réalité virtuelle avec des survivants qui se plongent dans des archives, ça peut avoir un impact énorme !” Elle croque dans une fraise qu’elle sort de son sac, et prophétise. “Avec la réalité virtuelle, on peut aussi facilement manipuler des gens.” Elle philosophe sur la perte de conscience. La possibilité de naviguer dans cet “autre monde”. “Quand je porte le casque, quelqu’un pourrait me pointer un flingue sur la tête, je ne m’en rendrais même pas compte.” Mais elle préfère prendre le risque. Son but est clair: “J’espère que je serai la première à faire un film en VR qui aura un réel impact.”

LeBron James et les chevaux mongols

Miami, 2015. LeBron James, star de la NBA, se balade en voiture avec des potes. Il raconte un peu les entraînements de pré-saison, boit une gorgée d’eau et enchaîne sur une petite blague destinée à son fils, assis juste derrière lui. Le paysage de la Floride défile. Voilà ce que c’est de vivre avec LeBron James. En réalité virtuelle. C’est un studio québécois, Felix et Paul, qui a mis sur pied ce documentaire. Une caméra 360 degrés a suivi toute la préparation de pré-saison

Il n’y a que le porno qui fait de la tune avec la réalité virtuelle
un producteur

du joueur de basket. “LeBron James voulait faire un projet en réalité virtuelle, donc il a contacté Oculus (marque de casque de réalité virtuelle, ndlr). Et ensuite, Oculus nous a chargés de mener à bien le projet”, raconte Stéphane Rituit, le cofondateur du studio. À Montréal, ça fait trois ans que ces réalisateurs se sont lancés dans cette aventure risquée. “On est encore en phase d’évangélisation”, reconnaît-il. Et au pavillon Next, le prosélytisme de la VR suit son cours. Discuter avec des producteurs, des réalisateurs intéressés par des projets, voilà l’objectif. Parce que pour l’instant, “il n’y a que le porno qui fait de la tune avec la réalité virtuelle”, à en croire un producteur de Digital Immersion. Et la raison est simple pour le studio Felix et Paul. “L’année dernière, on disait que cette année tout le monde aurait un casque de réalité virtuelle. Mais c’est faux. Ça sera sûrement pas avant fin 2017, même 2018”, avoue Ryan, un producteur. Tous confient que le marché de la réalité virtuelle n’existe pas encore vraiment. Si les revenus ne s’accumulent pas, les passages dans les festivals si. Et ce, pour des projets de plus en plus élaborés. Et souvent, les studios tentent le tout pour le tout. “En Mongolie, on devait filmer une horde de chevaux sauvages qui arrivent vers nous. Sauf qu’on avait peur que la caméra se fasse écraser. Donc je suis resté seul au niveau de la caméra, quand les chevaux galopaient vers moi. Le sol vibrait, c’était extraordinaire”, revit Stéphane Rituit, petit sourire aux lèvres.

Amanda a terminé ses fraises, elle remonte les marches. Elle garde son expérience VR bien en tête : “Pendant un moment, à chaque fois, je ne sais plus ce qui est réel et ce qui ne l’est plus quand j’y passe trop de temps.” D’autant plus qu’elle en est sortie avec la nausée. “Je regardais une scène dans une voiture, mon cerveau pensait que je bougeais, mais ce n’était pas le cas. Et je ne me sentais pas bien ensuite.” La réalité virtuelle, la prophétie qui fait tourner toutes les têtes ?

Texte et photo : Lucas Minisini

CANNES

Wonder Women

Au mois de février, la cérémonie des Oscars créait une polémique sur la parité. Et pour cause, parmi les 156 prétendants à la statuette, seulement 39 femmes étaient nommées. Trois mois plus tard, sur la Croisette, à l’occasion de l’édition 2016 du festival, le changement est en marche. Et ce n’est pas près de s’arrêter…
Kristen Stewart.

C’était en 1993. Jane Campion, alors nommée pour La Leçon de piano, devenait la première femme à recevoir la Palme d’or à Cannes. Et la seule, à ce jour. Mais peut-être plus pour longtemps: en cette 69e édition du festival, trois femmes sont en compétition dans la sélection officielle: la française Nicole Garcia, l’anglaise Andrea Arnold et l’allemande Maren Ade, déjà auteure du coup de cœur de la quinzaine. Même si, au milieu des 18 hommes également en lice, le chiffre paraît bien maigre, la majorité des personnages principaux des films en sélection cette année sont des femmes –De Sasha Lane dans American Honey à Kim Min-hee et Kim Tae-ri dans Mademoiselle, en passant par Sonia Braga dans Aquarius, Adèle Haenel dans La Fille inconnue des frères Dardenne, et même Emma Suarez dans Julieta de Pedro Almodovar.
Une révolution pour la représentation des femmes au cinéma. Mais aussi un combat au quotidien: “Lors du tournage de Thelma et Louise, je ne pensais qu’à déranger personne, confie Geena Davis, fondatrice d’un institut à son nom sur la place des genres dans les médias.

Une réalisatrice m’a raconté qu’elle n’avait pas obtenu de fonds parce qu’elle était maquillée et qu’elle portait une jupe trop courte
Audrey Clinet, fondatrice de Eroïn

Présente à Cannes dans le programme Women in Motion, porté par la fondation Kering depuis 2015, elle contribue ainsi à soutenir la place des femmes dans la création cinématographique. “Susan, elle, était très à l’aise et demandait même à Ridley Scott de changer des dialogues si cela lui paraissait incongru.” Susan, c’est Susan Sarandon: “Réaliser un film de copines dans le paysage du mâle hétérosexuel par excellence, c’était un choix.” Car faire évoluer son milieu professionnel part avant tout d’une décision individuelle: “Quand j’étais petite, je ne voyais jamais une autre femme sur le plateau, à part l’actrice qui jouait ma mère, la maquilleuse ou la scripte. Mais depuis 50 ans que je travaille dans le cinéma, j’ai pu constater des changements radicaux”, a lancé Jodie Foster, invitée la première à s’exprimer pour Women in Motion. Présente à Cannes pour Money Monster, elle a repris son parcours: un premier rôle à l’âge de 4 ans, un festival de Cannes dix ans après pour Taxi Driver et un premier film réalisé à seulement 27 ans. Sa success story, qui en fait rêver plus d’une, semble encore être un accident. “Dans les métiers de l’image, on ne trouve que 2% de femmes. La plupart des réalisatrices ont peur de ne pas trouver de travail et s’orientent souvent vers d’autres postes comme la production, explique Celine Rattray, également invitée par Kering. C’est un cercle vicieux. On le voit particulièrement dans les films à gros budget: pour un film d’action, les producteurs chercheront quelqu’un qui en déjà réalisé plusieurs. Or, peu de femmes ont déjà réalisé des films de ce genre. Dès le départ, elles n’ont pas leur chance.”

“Quand l’argent entre en jeu, les femmes sortent du tableau”

La productrice américaine est accompagnée de Keri Putnam, directrice générale du Sundance Institute, qui observe aussi ce manque de parité dans le cinéma indépendant: “Cette année, seuls 25% des films proposés à Sundance sont réalisés par des femmes, alors que dans les écoles de cinéma américaines, 50% des élèves en réalisation sont des filles. À partir de quand ont-elles abandonné?” D’après Keri Putnam, ce serait d’abord une histoire de sous. “Le problème majeur, c’est l’accès au financement. Quand l’argent entre en jeu, les femmes sortent du tableau. Il faut dire que les réseaux financiers sont dominés par les hommes. Et les femmes sont souvent moins à l’aise dès qu’il s’agit de demander de l’argent. Je pense qu’il faut surtout les encourager à prendre position pour elles-mêmes.” C’est ce qu’a fait Audrey Clinet, fondatrice de l’association Eroïn, qui soutient la diffusion de films réalisés par des femmes.

Après la sortie d’Hunger Games, le nombre de filles inscrites au tir à l’arc a juste explosé aux États-Unis, ça montre bien l’impact de l’image
Geena Davis

En mettant un pied dans le septième art, la réalisatrice a vite compris qu’il fallait se débrouiller toute seule: “J’ai créé Eroïn en 2012. J’étais actrice à l’époque et j’avais écrit un court-métrage de trois minutes. J’ai simplement créé mon asso’ pour pouvoir le diffuser. Puis, j’ai eu envie de mettre en avant d’autres réalisatrices, pour leur donner la même chance.” Si elle n’est pas vraiment partisane du combat féministe, elle reconnaît que le cinéma souffre encore du sexisme ordinaire: “Une réalisatrice m’a raconté qu’elle n’avait pas obtenu de fonds parce qu’elle était maquillée et qu’elle portait une jupe trop courte. Le pire, c’est que c’est une femme de la commission qui lui a dit ça! Elle pensait qu’une femme habillée de cette façon ne pouvait pas défendre un film. Résultat: je connais des réalisatrices qui ne peuvent pas assumer leur féminité parce qu’elles ont peur d’être stigmatisées. Mais c’est la même chose dans tous les corps de métier.” Pour Celine Rattray, il s’agit bien d’un problème plus profond encore ancré dans les mentalités. Quoi qu’elles fassent, les femmes partiraient toujours avec une longueur de retard: “La barre est placée plus haut pour les femmes. On les oblige à être beaucoup plus performantes que les hommes si elles veulent réussir.” Diana Rudychenko, une réalisatrice ukrainienne installée à Paris depuis plusieurs années, en a fait l’expérience à Cannes. Venue présenter un court-métrage grâce à Eroïn, elle a profité de sa présence au festival pour pitcher son premier long-métrage à des producteurs. Tous des hommes. “J’ai raconté l’histoire de mon film, tous les yeux étaient rivés sur moi. Mais pas seulement parce qu’ils étaient intéressés par mon idée. Un producteur m’a avoué que c’était difficile pour une femme: on vous écoute mais on vous regarde aussi. On s’attache à votre apparence.” Pourtant, elle n’est pas à l’aise avec la question des femmes réalisatrices: “On parle des femmes dans le cinéma comme si c’étaient des handicapées. Oui, c’est plus difficile pour une femme, malheureusement. Mais je préfère prendre l’exemple de celles qui réussissent plutôt que de me focaliser sur les difficultés. J’admire beaucoup la force de Kathryn Bigelow, la seule femme à avoir reçu l’Oscar du meilleur réalisateur. En Ukraine aussi, on voit que dans les festivals comme celui d’Odessa, il y a beaucoup de femmes en compétition, peut-être même plus que des hommes. Tout est possible si on se bat.” 

Jennifer Lawrence, Lena Dunham et la génération Y

L’égalité des sexes, en particulier au cinéma, serait-il un débat sans fond? Audrey Clinet aussi reste méfiante à l’égard du sujet: “On en parle plus qu’avant, mais ça ressemble plutôt à un coup de buzz. Aujourd’hui, c’est le sujet à la mode, mais dans quelques années, les choses auront-elles véritablement changé?” Pour s’en assurer, Geena Davis et Susan Sarandon ont élaboré un manuel pour les femmes qui souhaitent faire évoluer le monde du cinéma: “Il faut partir de la mesure, car si ce n’est pas mesuré, ça ne changera jamais”, pose Davis. Avant que Sarandon ne révèle son propre plan d’action: “D’abord, dès que vous recevez un script, remplacez les personnages masculins par des noms féminins et voyez si l’histoire se tient. Si c’est le cas, demandez pourquoi il n’y a pas plus de personnages féminins. Ensuite, sur le casting, c’est important que la moitié des postes soient attribués à des femmes, ça change tout l’esprit d’un plateau. Il faut impliquer les acteurs, producteurs et décideurs masculins à provoquer le changement. En refusant de faire plus de presse que les hommes quand ils touchent plus que moi par exemple…” Celine Rattray, elle, est optimiste quant à l’avenir des femmes au cinéma: “Le paradigme est en train d’évoluer. La génération Y montre une extraordinaire confiance en elle. Des femmes comme Jennifer Lawrence et Lena Dunham, avec leurs écrits, ont eu un réel impact sur l’égalité homme-femme dans l’industrie cinématographique.” Geena Davis illustre: “Après la sortie d’Hunger Games, le nombre de filles inscrites au tir à l’arc a juste explosé aux États-Unis, ça montre bien l’impact de l’image.” Diana a une toute autre théorie sur la question: “Un de mes amis a une vision qui me plaît beaucoup. Il dit: ‘Le XXe siècle était celui des hommes, le XXIe, celui de la femme et le prochain sera celui des robots. En attendant que les automates nous remplacentSusan Sarandon sait où trouver de l’inspiration: “Regardez Kristen Stewart, elle reste authentique. Elle n’est pas dans la lignée des femmes comme les Kardashian, qui ont érigé au niveau de science leur propre communication.” 

Retrouvez Women in Motion ici

Par Amelia Dollah et Brieux Férot

FESTIVAL DE CANNES 2016

“Quand je vais dans les festivals, c’est une grande déception de voir que mon pays est souvent réduit à un marché”

Sorte de Balzac chinois caméra au poing, le monument Jia Zhangke est revenu avec Au-delà des montagnes. L’occasion de faire un point avec lui sur le rapport qu’entretient la jeunesse chinoise avec son pays, lui qui officie cette année à Cannes comme parrain de la Fabrique des cinémas du monde.

Quelle place la jeunesse chinoise a-t-elle dans votre travail ?

Quelle que soit la période historique, la jeunesse est toujours obligée de résoudre les problèmes laissés par les générations précédentes et apprendre à faire avec. Mon sentiment à son égard est très complexe, un mélange réel d’inquiétude et de joie. L’inquiétude, c’est parce que le sentiment nationaliste, l’exclusion de l’autre, une sorte de xénophobie teintée d’orgueil démesuré, prend une ampleur considérable. La jeunesse se renferme plutôt qu’elle ne s’ouvre sur l’extérieur. J’observe aussi la baisse de la qualité de la langue chinoise pratiquée, et avec elle la disparition de tout un mode de pensée. Qu’est-ce qui va être véhiculé à la place ? On ne sait pas. La joie, c’est que les jeunes dans mon pays ont une plus grande conscience d’être des individus à part entière que les générations précédentes. Et comme la jeunesse est l’avenir du monde…

À l’heure de l’avénement de l’image, pourquoi la langue est-elle si importante?

J’ai toujours, dans mes films, parlé de cet obstacle de la langue entre les gens en Chine: dans Still Life, le personnage qui arrive du Sitchuan discute avec le patron de l’hôtel et on sent qu’il y a quelque chose qui ne passe pas. Il ne faut pas oublier que longtemps, on était obligé d’uniformiser avec le mandarin dans le cinéma chinois alors que c’était complètement contradictoire avec la réalité du pays. Ce

La langue ne cesse de véhiculer un nombre d’informations bien plus grand que celui de l’image, c’est sans équivalent
JZ

qui caractérise la langue comme mode de pensée, c’est qu’elle est inscrite dans une certaine linéarité, sans interruption. Par la langue, on peut accéder à une certaine unité alors que les images sont fragmentées, il faut un agencement pour leur donner sens. La langue ne cesse de véhiculer un nombre d’informations bien plus grand que celui de l’image, c’est sans équivalent. Chaque dialecte possède un vocabulaire qui n’a pas d’équivalent dans un autre dialecte. Elle permet aussi un rapport au monde plus subjectif alors que l’image est plus dans le monde de l’objectivité, à mon sens, étonnamment. Dans Au-delà des montagnes, la mère s’attend à ce que son fils s’adresse à elle dans sa lange maternelle. Or, lui ne connait déjà plus cette langue et a d’autres automatismes.

Quel rapport la jeunesse chinoise entretient-elle avec l’argent, selon vous ?

Depuis la fin des années 70, notre gouvernement et la population font tout tourner autour de l’argent. Cette avidité pour l’argent provient du fait que l’on nous a obligés à rester dans une situation de pauvreté pendant si longtemps que le désir d’enrichissement est naturel. La pauvreté était encensée mais a conduit à un sentiment d’insécurité qui ne semblait pouvoir être corrigé que par l’enrichissement. Le collectivisme a réfréné et interdit le désir: tout bonheur, tout divertissement, toute accumulation de richesse était vu comme négatif. Les plaisirs sentimentaux ou sexuels ont été réprimés mais pas ceux liés à la nourriture ou aux agapes: tout le monde s’y est vautré, et les individus se sont perdus. Dans mon film, Tao fait un choix en fonction de l’argent: elle laisse la garde de l’enfant au père parce qu’il est plus riche, qu’il peut lui assurer une meilleure vie. Restent les sentiments. Là, les dégâts sont réels. Et l’argent ne peut rien y faire.

Vous qui croyez en l’amour, tomber amoureux arrive-t-il encore souvent en Chine ?

Disons que dans la Chine actuelle, tous les Chinois revendiquent l’amour et l’argent. Des histoires d’amour naissent tous les jours mais aux issues de plus en plus incertaines, hein. Elles ont du mal à passer le cap d’une réalité matérielle confrontée à la réalité. Le haut de la société envoie des slogans auxquels

Être incompris n’est pas grave si l’on sait comment réagir en étant fidèle à qui on est
JZ

l’individu croit, et qu’il finit par reproduire. La réalité actuelle, c’est que les individus manquent d’expérience personnelle, il y a des perceptions, celle de la ville sur la campagne par exemple, qu’ils n’ont jamais eu l’occasion d’avoir en vrai. Autre exemple: de nombreuses résidences sont porteuses de romantisme, elles ont le nom de lieux français, idem pour le vin et le chocolat. Ça crée une idée préconçue: est-ce vraiment le romantisme qui caractérise la France? Le problème du slogan, c’est la simplification à outrance et l’illusion que ça crée chez les gens. Même nous, les cinéastes, désormais, quand on veut démarcher des investisseurs, on est obligés de trouver un slogan.

Quelle est la chose que vous aimez le plus dans votre pays aujourd’hui ?

La nourriture.

Quelle est la chose de la Chine d’aujourd’hui que les étrangers ne comprennent absolument pas ?

La réalité de la Chine. Tous les problèmes liés à l’histoire, à cette nation, et aussi les réactions de toute cette population, c’est très difficile à percevoir pour les étrangers, ou alors ça demande extrêmement de temps. Quand je vais dans les festivals, c’est une grande déception de voir que mon pays est souvent réduit à un marché.

Un mouvement populaire autre que consumériste est-il possible en Chine ?

C’est extrêmement difficile, le moindre regroupement de personnes est physiquement difficile, ce qui explique que tout passe par le net. Là, les moyens d’expressions sont peu évidents, Internet est surveillé, controlé, censuré. Mais bon, il n’y a qu’en soi-même que l’on sait parfaitement comment se positionner par rapport à la réalité des choses. Être incompris n’est pas grave si l’on sait comment réagir en étant fidèle à qui on est. Ma quête, si elle existe, c’est la continuité, c’est dans cela que je me reconnais. Il n’y a que nous qui savons. Il faut se faire confiance.

Par Brieux Férot / Photo : Patrick Wack (www.patrick-wack.com)

CANNES 2016

Mads Mikkelsen : “Le débat sur les migrants, c’est plus subtil que : ‘Ouvrez les portes !’”

L’acteur danois Mads Mikkelsen, prix d’interprétation au festival de Cannes en 2012 pour le film La Chasse, revient cette année sur la Croisette en tant que membre du jury, après la sortie de l’improbable Men & Chicken, en salle le 25 mai. Astreint au silence sur la compétition, il a néanmoins des trucs à dire, étonnamment sur les migrants. Entre autres.

Vous avez une présence folle, il paraît que vous êtes sympa,  et pourtant vous parlez peu…

Je pense surtout que c’est très important qu’on n’en sache que très peu sur un acteur, comme ça il peut être plus persuasif à l’écran. Si j’étais un mec qui faisait du vélo, vous pourriez savoir tout ce que vous voulez sur moi parce que ça ne changerait pas la manière dont je pédale. En fait, je suis de ceux qui pensent qu’un film peut montrer beaucoup plus que la parole. Tu peux toujours parler dans la vraie vie, hein.

Allons-y: le pays où vous continuez à habiter, le Danemark, semble avoir une position radicale sur l’accueil des migrants…

Quand vous demandez à un artiste, à un musicien, il va toujours vous donner la même réponse: ‘Ouvrez les portes, j’ai honte de mon pays.’ Je pense que nous avons entendu cette réponse un milliard de fois. Honnêtement, le débat est sûrement beaucoup plus subtil que ça. Pour tout vous dire, je pense que l’Europe entière est comme le Danemark. On doit faire face à une situation nouvelle et très importante dont il faut discuter de manière très différente et subtile. La première question est bien évidemment: comment aider les gens qui sont en train de fuir ? Mais il faut également se demander ce que veut devenir l’Europe après ça. C’est une question très importante. On veut tous être des gens bien mais on veut aussi le faire de la bonne manière, une manière dont on a l’impression qu’elle pourra faire partie de notre futur. Ce que je dis est assez vague, mais c’est une question qu’on ne peut éviter et à laquelle il faut faire face parce que l’Europe entière doit prendre en compte ce problème. Je pense qu’à partir de maintenant, les gens vont en discuter pendant plusieurs années. Mais il ne faut surtout pas croire que c’est une question qui demande une réponse claire et tranchée, c’est toujours cette même zone plus complexe que j’appelle grise qui pourra nous apporter la réponse.

Mais la position du Danemark vis-à-vis de l’Europe est ambiguë…

Encore une fois, je dirais que ce n’est pas seulement le Danemark, c’est toute l’Europe. Et ce sujet est à discuter de manière nuancée et pas seulement en surface en disant des choses vagues comme : ‘La Suède est amicale, le Danemark

Globalement, je ne pense pas qu’il faille se sentir obligé d’être politisé
MM

est droit, l’Allemagne est ouverte d’esprit, la France etc.’ On ne peut pas dire les choses comme ça. Je pense qu’il y a beaucoup de gens sceptiques par rapport à l’Union européenne dans toute l’Europe, même en France… Ça peut être à hauteur de 20, 40 ou 60 % dans les sondages, mais on devrait tous parler de ce que ce scepticisme reflète. La plupart des gens en Europe aiment l’Union européenne mais ils sentent aussi qu’elle devient de plus en plus puissante dans une seule et même direction : celle consistant à ce que les plus petits pays n’aient plus leur mot à dire sur rien. C’est cet équilibre que les petits pays, comme le Danemark, remettent en question. Mais je pense que cet équilibre est également remis en cause en France et en Allemagne. C’est juste que les médias n’en parlent pas ou plus. Le Danemark, c’est ma base, et ça le sera probablement toujours.

Vous êtes politisé ?

Quand j’étais enfant, c’est le parti de gauche qui était très eurosceptique. Maintenant, c’est la droite. C’est drôle comme l’Union européenne a changé pour devenir quelque chose de plus attrayant pour la gauche.
Globalement, je ne pense pas qu’il faille se sentir obligé d’être politisé. La plupart des gens ont des avis politiques mais ne sont pas  tenus de prendre position ouvertement. Ce n’est pas notre rôle, nous, les comédiens : si des gens sentent la nécessité de s’exprimer, je vous en prie, ne vous gênez pas. Mais sinon, de la même manière, ne faites rien. Je ne pense pas que, parce que vous êtes une personnalité publique, vous devez également avoir une opinion publique.

Et vous, vous avez envie de donner votre opinion ?

Parfois, j’en ai envie, mais en même temps, il y a plein de gens qui ont déjà une déclaration politique similaire, donc à quoi ça sert que je ne fasse que répéter ? Si tu veux débattre de quelque chose, avoir plus de personnes qui pensent de la même manière, ça ne rend pas les arguments plus forts. Ça doit être débattu de manière juste. Parfois, j’aimerais beaucoup être un politicien, ou peut-être même un dictateur. Ça, ce serait génial. Mais pour l’instant, je n’ai pas particulièrement envie d’être perçu comme un acteur politiquement engagé. Peut-être un jour, mais je ne pense pas qu’un acteur doive s’engager. Pour l’instant, je m’intéresse à la politique en tant que citoyen, en tant qu’homme qui a le droit de voter et c’est comme ça que j’y réfléchis.


Retrouvez Men & Chicken de Anders Thomas Jensen, avec Mads Mikkelsen, au cinéma le 25 mai 2016.

Par Alice de Brancion

BIPOLAIRE

Suzy Favor Hamilton : “Quand je suis devenue escort, je pouvais tout laisser derrière moi, être libre”

Dans une ancienne vie, Suzy Favor Hamilton était une coureuse de demi-fond célèbre aux États-Unis, avec trois participations aux JO à son actif. Et puis, à cause d’une bipolarité qui la rendait accro au sexe, elle est devenue l’une des escort girls les plus prisées de Las Vegas. Son histoire, elle la raconte dans son livre Fast Girl, paru en mars. Aujourd’hui, Suzy Favor Hamilton revient sur ce long processus de perdition et d’incompréhension face à une maladie dont on parle peu.
Suzy Favor Hamilton

Comment passe-t-on d’une vie de sportive de haut niveau à celle d’une escort girl ? Vous parlez d’un déclic à Las Vegas avec votre mari, pour votre vingtième anniversaire de mariage, où vous faites l’expérience d’un plan à trois avec une escort

J’ai grandi dans un environnement religieux et je devais être une bonne fille, parfaite. Avant, je ne pouvais pas porter certains vêtements ni être sexy. Parfois, en soirée, j’avais l’impression que je ne pouvais pas me sentir féminine. Quand je suis devenue escort, j’ai enfin pu porter tout ce que je ne pouvais pas mettre avant, j’avais l’impression d’être libérée, d’oublier complètement les autres. J’étais loin de tous, de mon mari, du fait d’être mère, femme, je pouvais tout laisser derrière moi. Il y a un moment dont je me souviens à Las Vegas : ma mère et mon père m’ont appelée et j’ai décroché. Je le devais parce que ça faisait tellement longtemps que je ne leur avais pas parlé. Il y avait cette part de moi qui pensait que ce serait terrible s’ils l’apprenaient, mais quand j’ai raccroché, ce monde m’a paru de nouveau tellement lointain… Devenir escort, c’était surtout de la rébellion : je me rebellais contre cette vie tellement stricte d’athlète. À Las Vegas, j’étais libre et au sommet. Mon sport m’avait amenée dans cet autre monde. Finalement, mon corps est devenu autant un outil que quand je courais. Parce que dans ce milieu, ton corps est tout. Quand tu arrives dans une pièce et que le client te voit, si ton corps est vraiment très bien foutu, ça aide.

Et votre mari vous a laissé partir ?

Oui. Il voyait que j’allais extrêmement mal, que je n’étais heureuse qu’à Vegas. On n’était peu en contact quand j’étais là-bas parce que je ne voulais pas parler, il me ramenait à mon ancienne vie et ça me déroutait. C’était donc plus facile de l’ignorer, mais ça nous éloignait de plus en plus. Mais heureusement, il s’est toujours débrouillé pour ne jamais perdre le contact. J’aurais pu rester à Vegas mais pour ma fille, je suis toujours revenue. 

C’est quelque chose qui revient souvent dans votre livre : vous racontez l’importance d’avoir été soutenue par votre mari, de ne pas avoir été abandonnée dans cet état de folie mentale.

J’ai eu de la chance d’avoir été très entourée par mon mari, mes beaux-parents, ma fille… Le vrai problème, c’est la méconnaissance de la maladie et la solitude qui en résulte, presque logiquement. Après la publication de ce livre, deux personnes m’ont écrit en me disant que j’avais sauvé leur vie. L’une des deux est transgenre. Je ne peux qu’imaginer combien ça doit être dur à vivre. La vie est difficile quand les gens ne te comprennent pas, qu’ils ne te montrent aucune compassion.

Pour que vous compreniez combien j’étais malade, le deuxième jour après la sortie du scandale, j’ai essayé de me suicider, et le troisième, j’ai décidé d’écrire ce livre

J’ai suivi cette personne sur Twitter parce que je pense que c’est important de la soutenir, même si des gens me demandent : ‘Pourquoi tu suis cette personne ? Elle poste des photos très bizarres.’ Je réponds toujours qu’on ne peut pas ne pas les soutenir. Si personne ne te soutient, c’est horrible. Et je fais la même chose avec mes connaissances qui sont escort. Je pense que c’est très important de les suivre pour leur montrer mon soutien. Pareil dans le monde de la course : seul mes très bons amis me suivent sur Twitter. Mais ils ne retweetent jamais ce que je dis parce que s’ils le faisaient, ils perdraient des followers. Et c’est là le vrai problème : que les maladies mentales soient taboues. Se battre contre elles, c’est plus important que la course ou que les fans.

Quand avez-vous eu l’idée d’écrire un livre à propos de votre maladie ?

Un jour, j’étais dans un Starbucks et un homme s’est mis à me fixer étrangement. Puis il a regardé son téléphone, comme pour vérifier quelque chose. J’ai compris que l’histoire avait fuité dans les médias. Elle a fait la une de tous les journaux pendant plusieurs jours. Très vite, j’ai été approchée par un écrivain. C’était le troisième jour après la fuite. Pour que vous compreniez combien j’étais malade, le deuxième jour après la sortie du scandale, j’ai essayé de me suicider, et le troisième, j’ai décidé d’écrire ce livre. Je me disais qu’il fallait que j’écrive mon histoire parce que, sinon, personne n’allait me comprendre. J’ai donc commencé à le faire avec cet écrivain et c’était horrible. Il était méprisant, il ne me comprenait pas. J’ai arrêté de travailler avec lui. Puis un autre agent m’a contactée et m’a dit : ‘C’est une très bonne histoire mais vous devez comprendre que l’écrire mettra entre trois et cinq ans.’ Au début, je n’arrivais pas à tout dire à l’écrivain avec lequel je travaillais, je me retenais, je ne voulais pas parler de ma famille. Après un an et demi de traitements, j’ai pu commencer à lui parler plus sincèrement. Finalement, le livre a été écrit en deux ans.

Quand vous évoquez vos clients dans votre livre, vous le faites toujours sous un éclairage très favorable.

Oui, dans le livre, je les rends fabuleux. À ce moment-là, dans ma tête, ils avaient tous l’air très charmants, magnifiques. C’est fou. Et j’ai réalisé que c’était une perception faussée quand, après coup, j’ai vu des photos d’eux. J’ai cherché sur Google le mec qui m’a démasquée et il ne ressemblait pas du tout à ce dont je me souvenais de lui. Il était laid et méchant. Il n’était plus du tout charismatique comme dans mes souvenirs. C’est surement dû au fait que j’étais très malade à l’époque. Maintenant que je suis en pleine forme et que je prends des médicaments efficaces, je peux m’arrêter et réfléchir avant d’agir. La bipolarité fait que tu ne penses pas aux choses qui pourraient être mauvaises dans certaines situations, tu agis.

Suzy Favor Hamilton (dossard 3348), lors des JO de Sydney, en 2000.
Suzy Favor Hamilton (dossard 3348), lors des JO de Sydney, en 2000.

Vous parlez de cet homme qui vous a démasquée. Comment ça s’est fait ?

Quand j’ai été démasquée, on a trouvé le coupable en pistant son ordinateur. J’avais un client très influent qui travaillait dans la même boîte que lui et qui pouvait le faire virer, mais j’ai refusé de lui donner son nom parce que je ne voulais pas qu’il le vire.

Lorsque le scandale a éclaté, comment les gens ont-ils réagi ?

En dehors du petit milieu de la course, j’étais vraiment considérée comme une gentille fille. Tout le monde se disait que j’étais parfaite. Quand j’ai été démasquée, il y a des gens qui sont venus me voir pour me dire : ‘Tu sais, je ne comprenais vraiment pas comment tu pouvais être si parfaite alors que personne ne l’est vraiment. Je me suis toujours dit que c’était bizarre.’ Il y a même quelqu’un de très connu dans ma communauté à Madison (capitale du Wisconsin, ndlr) qui m’a invitée à déjeuner après que le scandale a eu lieu. Je n’ai pas trop compris pourquoi mais je me suis dit qu’il voulait me montrer son soutien. Il se trouve qu’il n’a fait ça que pour coucher avec moi. C’est lui qui me l’a dit. Mais moi, j’allais beaucoup mieux, et quand il m’a dit ça, je ne pouvais pas y croire. Si j’avais été malade, j’aurais couché avec lui sans hésiter, mais à ce moment-là, j’allais mieux et ça ne m’avait même pas effleuré l’esprit. Cette proposition m’a tellement mise en colère ! Je ne lui ai plus jamais parlé après ça. Mais une question continue à me tarauder : comment quelqu’un peut-il faire ça, essayer de me ramener dans un monde malade alors que je suis en pleine convalescence ?

Et votre famille ?

Marc, mon mari, et ma fille sont venus me voir à Las Vegas. On y est restés trois semaines parce qu’on essayait de se cacher de tout. À ce moment-là, ce n’était pas encore dans les médias mais on savait que ça n’allait pas tarder à arriver.

La bipolarité, c’est comme le deuil : avec le temps, ça va mieux, mais tu ne passes jamais outre. Il n’y a pas de guérison

Moi, je paniquais en pensant à ma fille, je me disais qu’elle allait me haïr en grandissant. Marc ne m’a pas donné le choix, je devais lui parler : on est allés voir un psychologue et on lui a dit que j’avais eu des petits copains. Maintenant qu’elle a grandi, je lui ai expliqué ce qu’était une prostituée, la prostitution, etc. Aujourd’hui, elle a 10 ans, elle comprend ce qu’est une escort, elle sait que j’ai des amies qui font toujours ce job. Ce qu’elle ne comprend pas, c’est pourquoi j’ai eu des problèmes, moi, et pas les hommes avec qui j’étais. Quant à mes parents, ce qui a été extrêmement dur, c’est qu’ils n’ont pas compris le lien entre la maladie et mes actes. Nous sommes allés une seule fois chez un psy avec eux. Il leur a expliqué que la dépendance sexuelle est une vraie conséquence de la bipolarité. Ils ont refusé de l’entendre et n’ont plus jamais voulu le voir. La sortie du livre n’a rien arrangé. Depuis, je ne suis plus en contact avec eux.

Votre livre se termine lorsque vous êtes démasquée. Comment s’est déroulée votre convalescence après ça ?

Pendant un certain temps, j’en ai voulu à tout le monde. Je pense que ça fait partie du processus de guérison : d’abord les reproches, puis la rage et la culpabilité… Tu prends des médicaments et la clé, c’est d’éviter les choses qui te font replonger. Le livre a longtemps été un élément déclencheur. Je faisais des interviews et c’était très dur, je n’arrêtais pas de revivre toute ma vie à Las Vegas. Je n’étais pas encore assez en forme pour y faire face. Maintenant, ça va mieux, mais à l’époque, je n’arrivais pas à gérer mes émotions. Donc, durant mes premières interviews, je me mettais à pleurer. La bipolarité, c’est comme le deuil : avec le temps, ça va mieux, mais tu ne passes jamais outre. Il n’y a pas de guérison.

Maintenant que le livre est paru, sur quoi allez-vous concentrer votre énergie ?

Je vais donner des conférences. Plusieurs dans des écoles, d’ailleurs. Je ne parlerai pas de la sexualité. Enfin, évidemment, je vais parler de ma période en tant qu’escort, des clients, mais ce que je veux raconter, c’est la maladie mentale. Et je sais que des gens ont dit et vont dire : ‘Pourquoi j’écouterais une prostituée parler ?’ Mais moi, je veux changer la vision des gens sur la maladie et si j’y arrive un peu, alors ça en vaut la peine.

PAR ALICE DE BRANCION, AVEC ARTHUR CERF

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“C’est Jésus qui les délivrera du démon”

Au Togo, loin de tout, dans le camp de prière Jésus est la Solution de l’Église de Pentecôte, 200 personnes présentant des troubles psychiatriques vivent enchaînées à des arbres ou des blocs de béton. En attendant le “miracle” qui les libérera. Un reportage à découvrir dans le Society #30, en kiosque le vendredi 29 avril. Portfolio.