Il a déjà chanté à Las Vegas, bossé pour Donald Trump, possédé les plus grandes mines de fer du Chili. Ses fans l’imaginaient même déjà président du pays. Pourtant, Leonardo Farkas a choisi de se ranger des voitures à même pas 50 ans pour se consacrer à la philanthropie. De passage à Paris, le multimillionnaire chilien livre ses vérités. En costume cintré et mocassins brillants.
PAR ARTHUR JEANNE / PHOTOS : RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY
Un fauteuil pour Dieu.
“Mais qui est ce type?” En 2007, c’est tout le Chili qui se pose la question en découvrant cette crinière blonde montée en un mulet d’un autre siècle, cette cravate rose sur veste satinée constellée de motifs orientaux et ces mocassins vernis. Celui que la presse people consacre vient d’organiser une fête somptueuse pour ses 40 ans et s’est payé le luxe de faire venir les groupes Air Supply et KC and the Sunshine Band. Santiago découvre alors que Leonardo Farkas, ce multimillionnaire excentrique, est à la tête des plus grosses mines de fer du Nord du pays.
Neuf ans plus tard, l’homme qui ouvre la porte de sa suite de l’hôtel Peninsula n’a pas bougé. Gourmette en or rose éblouissante au poignet, il affiche toujours le même goût pour l’ostentation. “Avant, je logeais au Georges V, mais le Peninsula vient d’ouvrir alors j’ai décidé d’essayer, c’est la plus grande suite de Paris.” À l’heure de changer de crémerie, Leonardo Farkas ne s’emmerde pas. Il sourit franchement, puis dévoile un appartement de 350 mètres carrés au luxe tapageur ou s’enchaînent trois salons en enfilade. Pour les 16 ans de sa fille, il a fait l’aller-retour en jet privé pour lui offrir un siège au premier rang du défilé Chanel. Il faut dire que l’argent n’est pas un problème pour l’un des hommes les plus riches du Chili, qui a fait fortune dans les mines de fer avant de tout revendre l’été dernier, pour se consacrer à l’objectif de sa vie : la philanthropie. Mais l’histoire de Leonardo Farkas, c’est avant tout celle d’un fils d’immigrés voulant rendre hommage à son père.
La croisière s’amuse et Donald Trump
Ce père, c’est Daniel, chef d’une famille hongroise débarquée au Chili en 1939 pour échapper aux pogroms. Self-made-man comme la communauté juive en exil en compte tant, il investit rapidement dans les mines de fer du Nord du Chili jusqu’à ce que l’Unidad Popular de Salvador Allende ne ruine les Farkas en décidant de nationaliser le cuivre et le fer en 1970. De cette époque compliquée, Leonardo en a fait un principe de vie : Il faut savoir se faire plaisir. “Mon père me disait que l’argent ça va, ça vient, mais quand il est là, il faut en profiter au maximum parce que ça n’est pas éternel. On ne sait jamais ce qui se passe, théorise-t-il. Mon père est venu de Transylvanie avec rien, il a gagné beaucoup d’argent et a quasiment tout perdu avec l’UP, donc il sait mieux que personne que rien n’est jamais définitif.”
C’est donc sous la dictature et dans un milieu social soumis à aux fluctuations des activités paternelles que Leonardo grandit. Il développe rapidement une passion pour la musique et propose ses services lors de mariages ou bar-mitsva de la communauté juive de Santiago. Mais Leonardo voit plus haut : à 20 ans, il part tenter sa chance aux États Unis. Après quelques concerts sur des bateaux de croisière, Leonardo vise le Graal : les plus grands casinos de Vegas. Avec un objectif en tête, le pognon : “Je n’ai jamais voulu être connu, j’ai voulu gagner de l’argent. Je ne voulais pas qu’une fois marié, ce soit un problème d’acheter une belle paire de chaussures à ma femme”, affirme Farkas qui, à l’époque, se démultiplie entre Vegas, Atlantic City et les croisières dans les Caraïbes pour le troisième âge fortuné.
Leonardo Farkas joue du piano debout.
Son répertoire, qui va de la maîtrise de plusieurs instruments au chant, lui permet de se produire sous le nom de The Orchestra Man: “J’ai commencé en tant que musicien, puis je suis devenu plus complet. Dans mon show, je chantais, je dansais, je faisais des blagues. Un vrai show de cabaret”, assure-t-il. De quoi être engagé pour assurer la première partie de Tom Jones ou Julio Iglesias au MGM. De quoi aussi séduire sa future femme, l’héritière des hôtels Concorde, qu’il invite à danser sur scène sur une chanson de Tito Puente, alors qu’il se produit dans l’un des établissements familiaux. Les mauvaises langues diront que Farkas a fait son beurre en profitant de l’argent de sa belle-famille, mais lui se fiche des rumeurs : “Les gens disent que je l’ai épousée pour l’argent mais c’est faux, car j’ai fini par aider sa famille. J’ai très vite gagné beaucoup plus d’argent qu’eux.”
En réalité, Farkas profite d’une autre de ses relations pour devenir le plus riche possible : le milliardaire Donald Trump. Lors d’un show à Atlantic City, le flamboyant chilien tape dans l’œil du candidat républicain américain : “À la fin du spectacle, il a demandé si ça m’intéressait de me produire quotidiennement au Taj Mahal. Il m’a fait une proposition que je ne pouvais refuser.” Leonardo Farkas prépare alors l’avenir. À 35 ans, au tournant du millénaire, il décide de se retirer définitivement du monde du spectacle pour accomplir son grand dessein : retourner dans son pays natal et réussir dans les mines, comme son père.
Ambition présidentielle et menaces de mort
Ce retour, Farkas y pense depuis des années. Peu importe que le domaine de l’extraction du fer lui soit étranger. Leonardo a muri. Et surtout, il a réfléchi : “En 1996, j’ai commencé à faire des explorations, mais le cours du fer était très volatile. J’ai énormément appris des milliardaires pour lesquels j’ai travaillé à Vegas. Au Chili, une entreprise a eu le monopole des mines de fer pendant 30 ans, il n’y avait pas d’émulation, se souvient-il. J’ai étudié aux États-Unis sur le tas, sans faire d’études d’ingénierie minière. Mais les géologues chiliens n’en savaient pas plus que mon dentiste. Alors j’ai fait venir des Australiens, on a mis en place des avions avec un magnétomètre, et puis, en 2003, j’ai trouvé un gisement intéressant que j’ai commencé à exploiter.” L’histoire est en marche. Les gisements en question sont les mines de Santa Fe et Santa Barbara. Très vite, Leonardo Farkas devient le magnat de l’industrie en exportant dix millions de tonnes de fer vers la Chine chaque année.
Seul problème, le nouveau roi du fer chilien ne se fait pas que des amis dans le petit milieu des grandes familles chiliennes qui vivent en vase clos avec leurs codes, leurs clubs et les collèges privés de leurs enfants.
On m’a demandé pourquoi je ne pensais pas à me présenter et j’ai répondu simplement ‘OK’. Ça a été un raz de marée. Mais en réalité, je n’ai jamais eu aucune ambition politique, j’ai dû faire une annonce sur YouTube pour dire que je ne me présenterai pas
La réussite d’un jeune loup qui ne s’est pas enrichi pendant le pinochetisme et qui vit comme un footballeur venu des quartiers populaires en affichant sa fortune sans pudeur dérange. Fidèle à lui-même, Farkas assume. Et revendique même cette ostentation “mal vue au Chili” par une classe sociale qui “n’est pas généreuse avec ses employés et avec les pauvres”. Mais alors, comment un homme qui aime exhiber son argent outrageusement dans un pays “austère” a t-il pu atteindre une cote de popularité aussi importante ? En joignant la parole aux actes. Comme par exemple mettre en vigueur un salaire éthique de 300 euros dans ses entreprises alors que le salaire minimum à Santiago est de 200 euros. Ou encore se balader en ville avec des liasses de billets de 20 000 pesos qu’il distribue comme bon lui semble et signer un chèque de deux millions de dollars pour le Téléthon. Mais Leonardo Farkas n’est pas qu’un exubérant aux bonnes intentions. Ses prises de positions et ses engagements tendent aussi à faire changer la société chilienne. “En 2007, les mineurs, à la fin de leur tour, devaient échanger leurs bottes et leurs gants, on les appelait les ‘bottes chaudes’. C’était dégoûtant, on se serait cru dans Germinal, remet-il. À mon arrivée, j’ai changé cela dans mon entreprise, les autres ont fini par suivre. Ça coûte quoi a une entreprise qui gagne des millions d’acheter une paire de bottes et de gants par personne ?”
Leonardo Frakas.
Si bien que dès 2008, aux quatre coins de Santiago, dans les poblaciones, des graffitis à son effigie apparaissent sur les murs. Le long du Mapocho, les affiches “Farkas Presidente” se multiplient. L’élection présidentielle a lieu l’année suivante et sur Facebook, un million de personnes lui demandent de se porter candidat. Leonardo Farkas prend conscience que son statut a changé. Dans l’euphorie, il se met à rêver d’un destin présidentiel, avant de se raviser : “Dans la rue, on entendait ‘Farkas ! Farkas ! Farkas !’ On m’a demandé pourquoi je ne pensais pas à me présenter et j’ai répondu simplement ‘OK’. Ça a été un raz de marée. Mais en réalité, je n’ai jamais eu aucune ambition politique, j’ai dû faire une annonce sur YouTube pour dire que je ne me présenterai pas.” Si Farkas renonce, c’est peut-être aussi pour d’autres raisons. Lorsque son éventuelle candidature prend de l’épaisseur courant 2008, les tentatives d’intimidation à son égard se multiplient. Un soir, dans le lecteur DVD de son imposant 4×4, il trouve un dessin animé dans lequel ses enfants se font assassiner. Ou encore, alors invité à se produire sur scène lors du festival de Vina del Mar, il est victime, selon lui, d’un sabotage : “Quand je suis arrivé sur scène, le piano n’était pas accordé, le clavier déréglé. C’était vraiment un sabotage, pour que les gens me sifflent. Un président-artiste, ça dérange !” Mais qui dérange Leonardo Farkas ?L’intéressé a sa petite idée : L’establishment. “Dans tous les journaux, on remettait en cause l’origine de ma fortune alors que j’ai toujours été transparent, l’establishment a tout fait pour me déstabiliser. Les hommes d’affaires que je dérange sont des patrons de groupes de presse et de chaînes de télévision. Il y avait une cabale contre moi. Légalement, la presse est libre au Chili, mais dans les faits, ce n’est pas vrai.”
Dissuadé définitivement d’embrasser une carrière politique, Farkas entend tout de même profiter de sa notoriété pour jouer les trouble-fête. Parfois, quand ça le démange, il aime défaire les liens entre le pouvoir et l’argent, avec un zest de populisme et de démagogie dans le texte : “Au Chili, presque tous les politiques ont les mains sales. Récemment, j’ai été élu homme le plus digne de confiance du pays, ma voix compte. J’ai l’image d’un incorruptible. Si je dis demain sur Twitter qu’untel est un voleur, je peux le faire tomber très vite. L’an passé, on m’a demandé pourquoi je ne voulais pas être président. J’ai répondu que je ne voulais pas car je devrais virer tout le monde. Trois jours plus tard, Bachelet a changé tout son gouvernement. Je pense que c’était une coïncidence, mais je me suis dit qu’elle faisait attention à ce que je dis. C’est la première fois dans l’histoire que tout le gouvernement était viré comme ça !” Pourtant, Farkas n’aime pas virer les gens. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a refusé d’être la tête d’affiche de la version chilienne de The Apprentice, le show de télé-réalité américain dans lequel Donald Trump devait recruter un candidat parmi plusieurs postulants. Après le show-biz, le monde du business a aussi lassé Leonardo Farkas. Il y a un an, il a revendu toutes ses affaires, juste à temps avant que le cours du fer ne s’effondre. Installé à New York, il vit aujourd’hui d’amour et de philanthropie. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à se faire plaisir. Sa dernière folie : “J’ai 20 personnes en Inde qui travaillent pour moi et qui font des répliques de tableaux de Monet en pierres semi-précieuses.” Même à la retraite, Leonardo Farkas ne fait pas dans la dentelle.
PAR ARTHUR JEANNE / PHOTOS : RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY
D'un côté, il y a Instagram qui supprime la photo d'une fille qui a ses règles ; de l'autre, il y a Uplust, le premier réseau social pour adultes certifié 100 % amateur et non censuré. En ligne depuis 2013, et présent dans plus de 200 pays, Uplust donne une nouvelle dimension à la fois au web 2.0 et au monde du X, mais aussi à l'économie avec sa propre monnaie virtuelle. Décryptage d’une plateforme qui a conquis un public étonnant : les gens lambda.
Par Diane Tamalet
Il est à l’image des jeunes entrepreneurs dont la France raffole. Quentin Lechemia, 25 ans, lyonnais, diplômé d’une école de commerce, a déjà plusieurs start-up à son actif. Avec Uplust, il a poussé ses ambitions un peu plus loin : se faire une place dans le très fermé monde du X.
L’aventure commence en 2013. “Je me suis dit: ‘C’est quand même trop con qu’une fille qui a envie de montrer ses seins sur Instagram ne puisse pas le faire.’ Et je me suis tout simplement mis en tête de créer un Instagram pour adultes, sans censure.” En seulement quatre mois, lui et son équipe codent l’intégralité du site.
“Je me suis dit: ‘C’est quand même trop con qu’une fille qui a envie de montrer ses seins sur Instagram ne puisse pas le faire’
Quentin Lechemia
La machine est lancée. Quinze mille fans se préabonnent, avant même l’ouverture de la plateforme, dont le nom, à l’époque, ne laisse aucune place au doute : Pornostagram. “C’était tellement facile de sortir un site comme ça, avec un nom comme ça. On n’avait même pas besoin d’expliquer le concept.” Mais un an après, Instagram négocie avec Quentin un changement de nom. “Ça s’est fait sans douleur.” Au contraire, Quentin se réjouit. C’est l’occasion de retirer l’étiquette pornographique. Après un sondage mené auprès des internautes, c’est le nom Uplust qui l’emporte à 73,8 % contre Hurrycam. Pornostagram devient donc Uplust. Up pour upload, lust pour désir sexuel. Un changement de nom qui a d’ailleurs particulièrement bien marché aux États-Unis. “Porn, c’est très latin comme racine, explique Quentin Lechemia. Les Américains, ils tapent pas “porn”. Uplust, c’est plus catchy, le site a pris une nouvelle dimension.” Pas étonnant que le patron s’intéresse particulièrement aux mœurs outre-Atlantique : les États-Unis représentent le premier marché pour Uplust. Suivis de près par le Mexique, puis le Brésil. La France se classe tranquillement 4e, Marseille tout en haut du top des villes de l’Hexagone.
Uplust en 2016, c’est plus de 400 000 membres actifs dans le monde entier, trois millions de photos affichées par jour, 25 % de filles, 95 % d’amateurs. “Sur Uplust, c’est vraiment monsieur et madame Tout-le-monde”, se réjouit Quentin. Monsieur et madame tout nus, surtout.
Hashtag fessier
“Le jour, je m’occupe d’enfants au travail ; le soir, je m’occupe d’adultes sur Uplust.” Il est 18h. Margaux, 23 ans, inscrite depuis 2013, et déjà plus de 7 000 followers, sort du travail. Trente minutes plus tard, elle est connectée. Comme on checke ses mails, Margaux, elle, prend connaissance de ses notifications. Puis, son copain la photographie. Un cliché qui finira dans quelques heures sur le réseau. En espérant qu’il plaise.
Si le réseau social joue sur les codes d’Instagram, il surfe aussi sur les phénomènes de société en parodiant Candy Crush avec sa version sexy, Booty Crush, ou encore en proposant Game of Boobs, un jeu qui consiste à deviner à quelle actrice de Game of Thrones appartient la paire de seins qui s’affiche à l’écran. Les utilisatrices peuvent aussi faire des #dediboobs à d’autres anonymes, et/ou tenter de remporter des challenges hebdomadaires dont les catégories s’affichent sous forme de hashtags explicites : #whippedcream, #bed, #ass…
“Il y a Margaux sur Internet et il y a quelqu’un d’autre dans la ‘vraie vie’”
Margaux, utilisatrice
C’est simple, Uplust fonctionne comme un réseau social classique où chacun cherche à faire sa place et à se divertir en mettant ses photos en ligne, sauf que la communauté est anonyme. “La plupart des personnes s’inscrivent avec une adresse mail créée juste pour Uplust”, explique Quentin. Margaux confirme : “J’ai tout séparé. Il y a Margaux sur Internet et il y a quelqu’un d’autre dans la ‘vraie vie’. J’aime pas dire la vraie vie… Dans la vie réelle, la vie hors ligne.” Narboc, 27 ans, photographe professionnel, a pris moins de précautions “Narboc, c’est un pseudo, mais inspiré de mon nom.” Comme Margaux, il ne dévoile que très rarement son visage. Malgré cela, les utilisateurs choisissent bien souvent d’en parler à leur entourage. Au cas où… “Mon chéri, il prend mes photos donc il est plus qu’au courant. Ma mère, elle, a eu un peu plus de mal à l’accepter, mais elle respecte mon choix”, explique Margaux. Pour Narboc, c’est pareil : “Mes potes s’en amusent. C’est encore revenu sur la table ce week-end. Ils vont chercher des photos de moi, tout en sachant très bien ce qu’ils vont trouver. Et j’ai l’impression que certains d’entre eux sont tentés de s’inscrire aussi.”
“C’est très exhib’, très amateur”
Uplust, c’est en fait le trait d’union entre l’évolution des mœurs et les nouveaux moyens technologiques. “C’est très paradoxal mais dans la sphère publique, il n’y a jamais eu autant de conservatisme, constate Grégory Dorcel, fils de Marc Dorcel et actuel directeur général de… Dorcel. Dans les années 80, les entrées en salle de films X représentaient 30 % du chiffre d’affaires des cinémas en France. Vous aviez cinq ou six magazines de sexe qui paraissaient avec toutes les stars du cinéma sans que personne ne crie au scandale. Vous aviez les chansons de Gainsbourg. Aujourd’hui, le sexe a disparu de la sphère publique.” Pour mieux s’exprimer de
Du contenu posté sans but lucratif par des non-professionnels, par monsieur et madame Tout-le-monde, ça n’a jamais existé. On a trouvé ça fantastique”
Grégory Dorcel
façon décomplexée dans la sphère privée? Pour Grégory Dorcel, la réponse est oui. “C’est de moins en moins tabou de se faire plaisir comme on l’entend, de jouir, de profiter. Les femmes ont repris leur sexualité en main. Avant, c’était l’apanage des hommes. Maintenant, elle se disent : ‘Et pourquoi pas ?’”“On peut tomber sur une nana libertine qui met son plan cul du samedi soir à trois, quatre, six ou dix. Tout le monde est libre”, confirme Margaux.
Dorcel, géant du X pour qui tout a commencé dans les années 70 avec le roman érotique, a tout de suite compris l’énorme potentiel de la girl next door. C’est en 2015 que Quentin croise Grégory, sur un plateau d’Europe 1. “Je lui ai envoyé un mail qui disait : ‘Il faut qu’on se rencontre. Il faut investir dans ce qui est pour moi le futur, la démocratisation du nu’”, raconte Quentin. “Dans le domaine du X, il y a le saint Graal, c’est d’avoir du contenu amateur. Du contenu posté sans but lucratif par des non-professionnels, par monsieur et madame Tout-le-monde, pour bien connaître toutes les ficelles de ce métier-là, ça n’a jamais existé. On a trouvé ça fantastique”, explique Grégory. Bref, son mail à lui dit oui. Et en septembre dernier, Dorcel investit dans le capital d’Uplust. Mais la multinationale veut quand même garder ses distances “pour une raison qui est simple : ils font ce [qu’elle] n’a jamais su faire”.
Uplust, c’est donc aussi un monde sans censure ni barrières. Dans une société où “tout ce qui est beau est bon”, le réseau social d’un autre genre change les codes. “Aujourd’hui, il faut être mince, blonde, avec de gros seins, pas de gras au ventre… Quand j’ai commencé à poster des photos sur ce site, plein de mecs me disaient : ‘T’es trop belle, t’es trop bonne.’ Je pensais qu’il n’y aurait que des gros pervers, mais c’est pas le cas”, explique Margaux. Et la flatterie des ego ne s’arrêtent pas là. “Sur les sites comme YouPorn par exemple, si t’as deux commentaires, t’es content. Sur Uplust tu peux taper les 1 000 likes, et c’est ça qui attire de plus en plus de monde”, ajoute Quentin.
Et c’est pas fini
Narboc, lui est un peu déçu par cette évolution. S’il s’est inscrit sur Uplust, c’est pour pouvoir poster des photos érotiques. Très rapidement, il a pris goût à tout ça : “Je cherchais du beau, de l’intéressant, du design…” Ce qu’il a trouvé. Enfin, au début. Car depuis quelques mois, il se connecte moins. “Ça manque de plus en plus de style, c’est très exhib’, très amateur. Pour moi, la girl next door, elle a un peu plus de classe, elle a quelque chose. Elle poste des photos un peu plus recherchées, même si c’est amateur, ça doit rester joli et sexy.” La girl next door ne serait donc pas toujours à la hauteur des fantasmes qu’elle génère.
N’en déplaise à ce photographe utopiste, Uplust a décidé de passer à la vitesse supérieure. Il y a six mois, une version premium a été mise en ligne. Le but : monétiser certaines activités en créant une monnaie virtuelle, le lust. Les utilisateurs peuvent flouter leurs photos et vidéos, et les “déflouter” moyennant un certain montant en lusts, partagé ensuite 50/50 entre la plateforme et l’utilisateur. Un système qui, d’après Quentin, fonctionne bien pour le moment.
Par Diane Tamalet
En parallèle du festival de Cannes, loin des paillettes, des enfilades de photographes et des coupes de champagne avait lieu la douzième édition de Visions Sociales. L’objectif : donner la parole à ceux qui ne l’ont pas à travers le septième art. Un défi pas facile à gagner selon François Ruffin, chauffeur de salle d’un jour. Reportage à Mandelieu-la-Napoule, où le cinéma social n’a pas rendu les armes.
PAR AMELIA DOLLAH ET LUCAS MINISINI
François Ruffin, lors du festival Visions Sociales.
Debout près de son Renault Scénic gris métallisé garé en double file, Félix attend les journalistes en retard. Il en profite pour scruter les berlines amassées le long de la Croisette, un brin nostalgique : “Avant, on avait des grosses voitures aussi. C’était vraiment bien.” Pas le temps de gamberger, les retardataires sont là. Félix s’engouffre dans la voiture, bloc-notes calé dans la main. Après un demi-tour maîtrisé sereinement, il longe le Palais des festivals, puis le stand Next du marché du film. Félix connaît bien l’endroit : “Avec Visions Sociales, on était làpendant longtemps. Mais il fallait payer deux àtrois millions d’euros pour louer l’espace pendant dix jours. Donc on s’est déplacés.” Organisé parallèlement au festival de Cannes, Vision Sociales est le rendez-vous annuel d’un genre à part dans le coin : le cinéma social. Ce festival indépendant militant se tient désormais à l’écart, à Mandelieu-la-Napoule.
Chaises en plastique et élus absents
Ici, on est loin du bling-bling cannois. Certains ont même tombé la chemise. C’est le cas de François Ruffin, arborant un t-shirt “I Love Bernard”. Son film Merci patron!, fort de ses 460 000 entrées, est sur le point d’être projeté. Le réalisateur, qui revendique le fait d’être “militant sans être chiant”, jette un dernier regard sur la foule. Quinquas en polo bariolé et syndicalistes historiques se pressent pour s’assurer une place dans la salle. Pas de robes longues ni de nœuds papillon en vue, mais des chaises en plastique disposées en ligne. Les lumières s’éteignent, les Klur –une famille ruinée par la délocalisation de leur entreprise– apparaissent à l’écran et, avec l’aide de François Ruffin, entourloupent Bernard Arnault et son groupe de luxe LVMH pour sortir de la misère. L’assemblée est hilare, conquise. “Il y en a marre des films tournés dans un appart parisien, avec un plafond de quatre mètres de haut et des bobos qui font des brunchs le soir, assène Gilles, représentant CGT Spectacle. Le cinéma s’éloigne des classes populaires, il faut se réapproprier ce lien !”
Ruffin approuve et renchérit : si un lien a bien disparu, c’est celui entre les classes populaires et les classes dirigeantes. Pour preuve, un seul homme politique est présent à Visions Sociales : Jean-Luc Mélenchon, qui s’est discrètement installé en salle. Le cinéma social serait-il boudé par la classe politique ? François Ruffin fait la moue. Malgré le succès de son documentaire, il a continué à être ignoré par les élus. “Les politiques sont plus réceptifs àl’écho du film qu’au film en lui-même”, soupire-t-il. Pire : quand les films viennent aux politiques, ce n’est pas mieux. Estelle Robin est la productrice de Comme des lions, le documentaire retraçant la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois. Le 10 mai dernier, elle était présente à la projection organisée par Isabelle Attard, au sein même de l’Assemblée nationale. Sauf que, à part la députée écologiste, aucun élu à l’horizon. La raison officielle ? Des discussions sans fin sur le 49.3 les auraient empêchés de s’y rendre.
“Le monde du cinéma a abandonné le terrain social”
À en croire les participants de Visions Sociales, ce n’est pas seulement le public et les élus qui ont perdu la fibre sociale, ce sont aussi les professionnels du cinéma : réalisateurs, scénaristes et producteurs. François Ruffin se montre intraitable : “Le monde du cinéma a abandonnéle terrain social !” Il règne pourtant, aussi, un vent de contestation sur cette 69e édition du festival de Cannes. Le 17 mai, lors de la montée des marches, le réalisateur Kleber Mendonça Filho et l’équipe du film Aquarius brandissaient des pancartes contre la destitution de Dilma Rousseff. Également en sélection officielle, Ken Loach présentait son nouveau film contestataire Moi, Daniel Blake. Face aux journalistes, le Britannique ne se privait d’ailleurs pas d’afficher sa position contre le Brexit.
Pas de quoi satisfaire le réalisateur de Merci patron ! qui voit dans les films des années 70 comme Coup de tête, un “produit idéologique”. “En France, le dernier positionnement sur le terrain social, pour le monde du cinéma, c’était Goodyear, en 2014”, regrette-t-il. Alors qu’au même moment, sur les écrans de télévision, les chaînes d’info posent la question qui fait sensation lors de cette quinzaine : Bella Hadid portait-elle une culotte sous sa robe ?
PAR AMELIA DOLLAH ET LUCAS MINISINI
Regarder un film en l'air, à gauche ou derrière soi. C'est maintenant possible grâce aux casques de réalité virtuelle. Au festival de Cannes, des réalisateurs ont abandonné le cinéma classique pour se lancer dans la "VR". Aucun film ne passe en salle avec cette technologie et pourtant, ils y dédient leur vie. Avec comme ligne de mire une hypothétique Palme d'or de la réalité virtuelle dans les décennies à venir.
Texte et photo : Lucas Minisini
Lampe torche à la main, il furète dans chaque pièce. Le représentant du ministère indien de la Culture attrape délicatement une clé et tente d’ouvrir un placard, silencieux, à l’affût du moindre bruit. Il cherche des indices. Son seul objectif : trouver la présence malveillante qui occupe une de ces pièces. D’un coup, il se retourne, balayant la pièce avec son faisceau de lumière. Fausse alerte, sûrement un banal courant d’air. Sa veste de costume bleu marine toujours impeccable et les manettes bien en main, le haut fonctionnaire continue son exploration de la maison de Paranormal Activity. À quelques mètres, sa femme garde les yeux rivés sur l’écran. Elle peut suivre sa performance en direct. “Je n’aime pas les films d’horreur. Je les regarde toujours avec la main devant les yeux !”mime-t-elle en riant. Pour son mari, impossible d’adopter cette technique. Son casque de réalité virtuelle l’en empêche. Mais après dix minutes, c’en est trop. “Sortez-moi de ce truc”, dit-il à un de ses collègues. Raja –le vice-président de l’entreprise de technologie à l’origine du jeu, présente au pavillon Next du festival de Cannes– esquisse un sourire : “Avec cette expérience, j’ai choqué beaucoup de monde. Des enfants comme des vieux !”
“Quelqu’un pourrait me pointer un flingue sur la tête”
Au bout de la jetée, quelques jet-setteurs descendent de leur yacht. Mais ici, c’est une autre réalité. La réalité virtuelle. “VR” dans le jargon. Dans une salle de projection à ciel ouvert, la trentaine de spectateurs ne tient pas en place. Certains lèvent les yeux au ciel, d’autres tournent frénétiquement sur leur chaise pivotante. Munis de leur casque VR, quelques-uns peinent à retenir leurs émotions. Une spectatrice s’inquiète : “Je ne vois plus mes mains.” Michel Reilhac jette un coup d’œil amusé à l’assemblée. Il est catégorique : “La réalité virtuelle,
Quand je porte le casque, quelqu’un pourrait me pointer un flingue sur la tête, je ne m’en rendrais même pas compte
Amanda Prager, étudiante américaine
ça ne va pas seulement être une nouvelle plateforme. Ça va être l’équivalent du portable.”L’ancien président d’Arte cinéma France a tout lâché pour la VR. Fini le job prestigieux, maintenant, il fait le tour des festivals avec un poème tantrique, son film qui “explore la notion d’intimité”. Comprendre trois hommes et quatre femmes qui se caressent sur fond blanc. Et que l’on peut voir sous tous les angles, en réalité virtuelle. Parce que c’est là “que l’on a le pouvoir de tout inventer”, selon lui. Pourtant, tout le monde ne le suit pas dans son rêve d’explorateur technologique. Quand il a quitté Arte en 2012, les réactions étaient sans appel. “Pourquoi tu quittes l’aristocratie du cinéma pour aller dans la plèbe ?” revenait souvent. “Certaines de ces mêmes personnes viennent me voir maintenant et me disent que je suis visionnaire”, assure-t-il.
Amanda Prager, tongs aux pieds, sa casquette University of Pennsylvania posée bien droite sur la tête, se faufile au milieu des businessmen de la Croisette. Et engage la conversation avec réalisateurs et producteurs potentiels. Pour une raison simple : “[elle veut] être une pionnière”. Assise sur des marches tapissées de rouge, l’étudiante américaine détaille ce qu’elle anticipe comme la nouvelle forme artistique émergente. Et elle lui voit un grand avenir. “Des gens ne croient pas que l’Holocauste ait eu lieu. Mais si on leur montre une vidéo en réalité virtuelle avec des survivants qui se plongent dans des archives, ça peut avoir un impact énorme !” Elle croque dans une fraise qu’elle sort de son sac, et prophétise. “Avec la réalité virtuelle, on peut aussi facilement manipuler des gens.” Elle philosophe sur la perte de conscience. La possibilité de naviguer dans cet “autre monde”. “Quand je porte le casque, quelqu’un pourrait me pointer un flingue sur la tête, je ne m’en rendrais même pas compte.” Mais elle préfère prendre le risque. Son but est clair: “J’espère que je serai la première à faire un film en VR qui aura un réel impact.”
LeBron James et les chevaux mongols
Miami, 2015. LeBron James, star de la NBA, se balade en voiture avec des potes. Il raconte un peu les entraînements de pré-saison, boit une gorgée d’eau et enchaîne sur une petite blague destinée à son fils, assis juste derrière lui. Le paysage de la Floride défile. Voilà ce que c’est de vivre avec LeBron James. En réalité virtuelle. C’est un studio québécois, Felix et Paul, qui a mis sur pied ce documentaire. Une caméra 360 degrés a suivi toute la préparation de pré-saison
Il n’y a que le porno qui fait de la tune avec la réalité virtuelle
un producteur
du joueur de basket. “LeBron James voulait faire un projet en réalité virtuelle, donc il a contacté Oculus (marque de casque de réalité virtuelle, ndlr). Et ensuite, Oculus nous a chargés de mener à bien le projet”,raconte Stéphane Rituit, le cofondateur du studio. À Montréal, ça fait trois ans que ces réalisateurs se sont lancés dans cette aventure risquée. “On est encore en phase d’évangélisation”, reconnaît-il. Et au pavillon Next, le prosélytisme de la VR suit son cours. Discuter avec des producteurs, des réalisateurs intéressés par des projets, voilà l’objectif. Parce que pour l’instant, “il n’y a que le porno qui fait de la tune avec la réalité virtuelle”, à en croire un producteur de Digital Immersion. Et la raison est simple pour le studio Felix et Paul. “L’année dernière, on disait que cette année tout le monde aurait un casque de réalité virtuelle. Mais c’est faux. Ça sera sûrement pas avant fin 2017, même 2018”, avoue Ryan, un producteur. Tous confient que le marché de la réalité virtuelle n’existe pas encore vraiment. Si les revenus ne s’accumulent pas, les passages dans les festivals si. Et ce, pour des projets de plus en plus élaborés. Et souvent, les studios tentent le tout pour le tout. “En Mongolie, on devait filmer une horde de chevaux sauvages qui arrivent vers nous. Sauf qu’on avait peur que la caméra se fasse écraser. Donc je suis resté seul au niveau de la caméra, quand les chevaux galopaient vers moi. Le sol vibrait, c’était extraordinaire”, revit Stéphane Rituit, petit sourire aux lèvres.
Amanda a terminé ses fraises, elle remonte les marches. Elle garde son expérience VR bien en tête : “Pendant un moment, à chaque fois, je ne sais plus ce qui est réel et ce qui ne l’est plus quand j’y passe trop de temps.” D’autant plus qu’elle en est sortie avec la nausée. “Je regardais une scène dans une voiture, mon cerveau pensait que je bougeais, mais ce n’était pas le cas. Et je ne me sentais pas bien ensuite.” La réalité virtuelle, la prophétie qui fait tourner toutes les têtes ?
Texte et photo : Lucas Minisini
Au mois de février, la cérémonie des Oscars créait une polémique sur la parité. Et pour cause, parmi les 156 prétendants à la statuette, seulement 39 femmes étaient nommées. Trois mois plus tard, sur la Croisette, à l’occasion de l’édition 2016 du festival, le changement est en marche. Et ce n’est pas près de s’arrêter…
Par Amelia Dollah et Brieux Férot
Kristen Stewart.
C’était en 1993. Jane Campion, alors nommée pour La Leçon de piano, devenait la première femme à recevoir la Palme d’or à Cannes. Et la seule, à ce jour. Mais peut-être plus pour longtemps: en cette 69e édition du festival, trois femmes sont en compétition dans la sélection officielle: la française Nicole Garcia, l’anglaise Andrea Arnold et l’allemande Maren Ade, déjà auteure du coup de cœur de la quinzaine. Même si, au milieu des 18 hommes également en lice, le chiffre paraît bien maigre, la majorité des personnages principaux des films en sélection cette année sont des femmes –De Sasha Lane dans American Honey à Kim Min-hee et Kim Tae-ri dans Mademoiselle, en passant par Sonia Braga dans Aquarius, Adèle Haenel dans La Fille inconnue des frères Dardenne, et même Emma Suarez dans Julieta de Pedro Almodovar.
Une révolution pour la représentation des femmes au cinéma. Mais aussi un combat au quotidien: “Lors du tournage de Thelma et Louise, je ne pensais qu’à déranger personne, confie Geena Davis, fondatrice d’un institut à son nom sur la place des genres dans les médias.
Une réalisatrice m’a raconté qu’elle n’avait pas obtenu de fonds parce qu’elle était maquillée et qu’elle portait une jupe trop courte
Audrey Clinet, fondatrice de Eroïn
Présente à Cannes dans le programme Women in Motion, porté par la fondation Kering depuis 2015, elle contribue ainsi à soutenir la place des femmes dans la création cinématographique. “Susan, elle, était très à l’aise et demandait même à Ridley Scott de changer des dialogues si cela lui paraissait incongru.” Susan, c’est Susan Sarandon: “Réaliser un film de copines dans le paysage du mâle hétérosexuel par excellence, c’était un choix.” Car faire évoluer son milieu professionnel part avant tout d’une décision individuelle: “Quand j’étais petite, je ne voyais jamais une autre femme sur le plateau, à part l’actrice qui jouait ma mère, la maquilleuse ou la scripte. Mais depuis 50 ans que je travaille dans le cinéma, j’ai pu constater des changements radicaux”, a lancé Jodie Foster, invitée la première à s’exprimer pour Women in Motion. Présente à Cannes pour Money Monster, elle a repris son parcours: un premier rôle à l’âge de 4 ans, un festival de Cannes dix ans après pour Taxi Driver et un premier film réalisé à seulement 27 ans. Sa success story, qui en fait rêver plus d’une, semble encore être un accident. “Dans les métiers de l’image, on ne trouve que 2% de femmes. La plupart des réalisatrices ont peur de ne pas trouver de travail et s’orientent souvent vers d’autres postes comme la production, explique Celine Rattray, également invitée par Kering. C’est un cercle vicieux. On le voit particulièrement dans les films à gros budget: pour un film d’action, les producteurs chercheront quelqu’un qui en déjà réalisé plusieurs. Or, peu de femmes ont déjà réalisé des films de ce genre. Dès le départ, elles n’ont pas leur chance.”
“Quand l’argent entre en jeu, les femmes sortent du tableau”
La productrice américaine est accompagnée de Keri Putnam, directrice générale du Sundance Institute, qui observe aussi ce manque de parité dans le cinéma indépendant: “Cette année, seuls 25% des films proposés à Sundance sont réalisés par des femmes, alors que dans les écoles de cinéma américaines, 50% des élèves en réalisation sont des filles. À partir de quand ont-elles abandonné?” D’après Keri Putnam, ce serait d’abord une histoire de sous. “Le problème majeur, c’est l’accès au financement. Quand l’argent entre en jeu, les femmes sortent du tableau.Il faut dire que les réseaux financiers sont dominés par les hommes. Et les femmes sont souvent moins à l’aise dès qu’il s’agit de demander de l’argent. Je pense qu’il faut surtout les encourager à prendre position pour elles-mêmes.” C’est ce qu’a fait Audrey Clinet, fondatrice de l’association Eroïn, qui soutient la diffusion de films réalisés par des femmes.
Après la sortie d’Hunger Games, le nombre de filles inscrites au tir à l’arc a juste explosé aux États-Unis, ça montre bien l’impact de l’image
Geena Davis
En mettant un pied dans le septième art, la réalisatrice a vite compris qu’il fallait se débrouiller toute seule: “J’ai créé Eroïn en 2012. J’étais actrice à l’époque et j’avais écrit un court-métrage de trois minutes. J’ai simplement créé mon asso’ pour pouvoir le diffuser. Puis, j’ai eu envie de mettre en avant d’autres réalisatrices, pour leur donner la même chance.” Si elle n’est pas vraiment partisane du combat féministe, elle reconnaît que le cinéma souffre encore du sexisme ordinaire: “Une réalisatrice m’a raconté qu’elle n’avait pas obtenu de fonds parce qu’elle était maquillée et qu’elle portait une jupe trop courte. Le pire, c’est que c’est une femme de la commission qui lui a dit ça! Elle pensait qu’une femme habillée de cette façon ne pouvait pas défendre un film. Résultat: je connais des réalisatrices qui ne peuvent pas assumer leur féminité parce qu’elles ont peur d’être stigmatisées. Mais c’est la même chose dans tous les corps de métier.” Pour Celine Rattray, il s’agit bien d’un problème plus profond encore ancré dans les mentalités. Quoi qu’elles fassent, les femmes partiraient toujours avec une longueur de retard: “La barre est placée plus haut pour les femmes. On les oblige à être beaucoup plus performantes que les hommes si elles veulent réussir.” Diana Rudychenko, une réalisatrice ukrainienne installée à Paris depuis plusieurs années, en a fait l’expérience à Cannes. Venue présenter un court-métrage grâce à Eroïn, elle a profité de sa présence au festival pour pitcher son premier long-métrage à des producteurs. Tous des hommes. “J’ai raconté l’histoire de mon film, tous les yeux étaient rivés sur moi. Mais pas seulement parce qu’ils étaient intéressés par mon idée. Un producteur m’a avoué que c’était difficile pour une femme: on vous écoute mais on vous regarde aussi. On s’attache à votre apparence.” Pourtant, elle n’est pas à l’aise avec la question des femmes réalisatrices: “On parle des femmes dans le cinéma comme si c’étaient des handicapées. Oui, c’est plus difficile pour une femme, malheureusement. Mais je préfère prendre l’exemple de celles qui réussissent plutôt que de me focaliser sur les difficultés.J’admire beaucoup la force de Kathryn Bigelow, la seule femme à avoir reçu l’Oscar du meilleur réalisateur. En Ukraine aussi, on voit que dans les festivals comme celui d’Odessa, il y a beaucoup de femmes en compétition, peut-être même plus que des hommes. Tout est possible si on se bat.”
Jennifer Lawrence, Lena Dunham et la génération Y
L’égalité des sexes, en particulier au cinéma, serait-il un débat sans fond? Audrey Clinet aussi reste méfiante à l’égard du sujet: “On en parle plus qu’avant, mais ça ressemble plutôt à un coup de buzz. Aujourd’hui, c’est le sujet à la mode, mais dans quelques années, les choses auront-elles véritablement changé?” Pour s’en assurer, Geena Davis et Susan Sarandon ont élaboré un manuel pour les femmes qui souhaitent faire évoluer le monde du cinéma: “Il faut partir de la mesure, car si ce n’est pas mesuré, ça ne changera jamais”, pose Davis. Avant que Sarandon ne révèle son propre plan d’action: “D’abord, dès que vous recevez un script, remplacez les personnages masculins par des noms féminins et voyez si l’histoire se tient. Si c’est le cas, demandez pourquoi il n’y a pas plus de personnages féminins. Ensuite, sur le casting, c’est important que la moitié des postes soient attribués à des femmes, ça change tout l’esprit d’un plateau. Il faut impliquer les acteurs, producteurs et décideurs masculins à provoquer le changement. En refusant de faire plus de presse que les hommes quand ils touchent plus que moi par exemple…” Celine Rattray, elle, est optimiste quant à l’avenir des femmes au cinéma: “Le paradigme est en train d’évoluer. La génération Y montre une extraordinaire confiance en elle. Des femmes comme Jennifer Lawrence et Lena Dunham, avec leurs écrits, ont eu un réel impact sur l’égalité homme-femme dans l’industrie cinématographique.” Geena Davis illustre: “Après la sortie d’Hunger Games, le nombre de filles inscrites au tir à l’arc a juste explosé aux États-Unis, ça montre bien l’impact de l’image.” Diana a une toute autre théorie sur la question: “Un de mes amis a une vision qui me plaît beaucoup. Il dit: ‘Le XXe siècle était celui des hommes, le XXIe, celui de la femme et le prochain sera celui des robots.’” En attendantque les automates nous remplacent, Susan Sarandon sait où trouver de l’inspiration: “Regardez Kristen Stewart, elle reste authentique. Elle n’est pas dans la lignée des femmes comme les Kardashian, qui ont érigé au niveau de science leur propre communication.”
Sorte de Balzac chinois caméra au poing, le monument Jia Zhangke est revenu avec Au-delà des montagnes. L’occasion de faire un point avec lui sur le rapport qu’entretient la jeunesse chinoise avec son pays, lui qui officie cette année à Cannes comme parrain de la Fabrique des cinémas du monde.
Par Brieux Férot / Photo : Patrick Wack (www.patrick-wack.com)
Quelle place la jeunesse chinoise a-t-elle dans votre travail ?
Quelle que soit la période historique, la jeunesse est toujours obligée de résoudre les problèmes laissés par les générations précédentes et apprendre à faire avec. Mon sentiment à son égard est très complexe, un mélange réel d’inquiétude et de joie. L’inquiétude, c’est parce que le sentiment nationaliste, l’exclusion de l’autre, une sorte de xénophobie teintée d’orgueil démesuré, prend une ampleur considérable. La jeunesse se renferme plutôt qu’elle ne s’ouvre sur l’extérieur. J’observe aussi la baisse de la qualité de la langue chinoise pratiquée, et avec elle la disparition de tout un mode de pensée. Qu’est-ce qui va être véhiculé à la place ? On ne sait pas. La joie, c’est que les jeunes dans mon pays ont une plus grande conscience d’être des individus à part entière que les générations précédentes. Et comme la jeunesse est l’avenir du monde…
À l’heure de l’avénement de l’image, pourquoi la langue est-elle si importante?
J’ai toujours, dans mes films, parlé de cet obstacle de la langue entre les gens en Chine: dans Still Life, le personnage qui arrive du Sitchuan discute avec le patron de l’hôtel et on sent qu’il y a quelque chose qui ne passe pas. Il ne faut pas oublier que longtemps, on était obligé d’uniformiser avec le mandarin dans le cinéma chinois alors que c’était complètement contradictoire avec la réalité du pays. Ce
La langue ne cesse de véhiculer un nombre d’informations bien plus grand que celui de l’image, c’est sans équivalent
JZ
qui caractérise la langue comme mode de pensée, c’est qu’elle est inscrite dans une certaine linéarité, sans interruption. Par la langue, on peut accéder à une certaine unité alors que les images sont fragmentées, il faut un agencement pour leur donner sens. La langue ne cesse de véhiculer un nombre d’informations bien plus grand que celui de l’image, c’est sans équivalent. Chaque dialecte possède un vocabulaire qui n’a pas d’équivalent dans un autre dialecte. Elle permet aussi un rapport au monde plus subjectif alors que l’image est plus dans le monde de l’objectivité, à mon sens, étonnamment. Dans Au-delà des montagnes, la mère s’attend à ce que son fils s’adresse à elle dans sa lange maternelle. Or, lui ne connait déjà plus cette langue et a d’autres automatismes.
Quel rapport la jeunesse chinoise entretient-elle avec l’argent, selon vous ?
Depuis la fin des années 70, notre gouvernement et la population font tout tourner autour de l’argent. Cette avidité pour l’argent provient du fait que l’on nous a obligés à rester dans une situation de pauvreté pendant si longtemps que le désir d’enrichissement est naturel. La pauvreté était encensée mais a conduit à un sentiment d’insécurité qui ne semblait pouvoir être corrigé que par l’enrichissement. Le collectivisme a réfréné et interdit le désir: tout bonheur, tout divertissement, toute accumulation de richesse était vu comme négatif. Les plaisirs sentimentaux ou sexuels ont été réprimés mais pas ceux liés à la nourriture ou aux agapes: tout le monde s’y est vautré, et les individus se sont perdus. Dans mon film, Tao fait un choix en fonction de l’argent: elle laisse la garde de l’enfant au père parce qu’il est plus riche, qu’il peut lui assurer une meilleure vie. Restent les sentiments. Là, les dégâts sont réels. Et l’argent ne peut rien y faire.
Vous qui croyez en l’amour, tomber amoureux arrive-t-il encore souvent en Chine ?
Disons que dans la Chine actuelle, tous les Chinois revendiquent l’amour et l’argent. Des histoires d’amour naissent tous les jours mais aux issues de plus en plus incertaines, hein. Elles ont du mal à passer le cap d’une réalité matérielle confrontée à la réalité. Le haut de la société envoie des slogans auxquels
Être incompris n’est pas grave si l’on sait comment réagir en étant fidèle à qui on est
JZ
l’individu croit, et qu’il finit par reproduire. La réalité actuelle, c’est que les individus manquent d’expérience personnelle, il y a des perceptions, celle de la ville sur la campagne par exemple, qu’ils n’ont jamais eu l’occasion d’avoir en vrai. Autre exemple: de nombreuses résidences sont porteuses de romantisme, elles ont le nom de lieux français, idem pour le vin et le chocolat. Ça crée une idée préconçue: est-ce vraiment le romantisme qui caractérise la France? Le problème du slogan, c’est la simplification à outrance et l’illusion que ça crée chez les gens. Même nous, les cinéastes, désormais, quand on veut démarcher des investisseurs, on est obligés de trouver un slogan.
Quelle est la chose que vous aimez le plus dans votre pays aujourd’hui ?
La nourriture.
Quelle est la chose de la Chine d’aujourd’hui que les étrangers ne comprennent absolument pas ?
La réalité de la Chine. Tous les problèmes liés à l’histoire, à cette nation, et aussi les réactions de toute cette population, c’est très difficile à percevoir pour les étrangers, ou alors ça demande extrêmement de temps. Quand je vais dans les festivals, c’est une grande déception de voir que mon pays est souvent réduit à un marché.
Un mouvement populaire autre que consumériste est-il possible en Chine ?
C’est extrêmement difficile, le moindre regroupement de personnes est physiquement difficile, ce qui explique que tout passe par le net. Là, les moyens d’expressions sont peu évidents, Internet est surveillé, controlé, censuré. Mais bon, il n’y a qu’en soi-même que l’on sait parfaitement comment se positionner par rapport à la réalité des choses. Être incompris n’est pas grave si l’on sait comment réagir en étant fidèle à qui on est. Ma quête, si elle existe, c’est la continuité, c’est dans cela que je me reconnais. Il n’y a que nous qui savons. Il faut se faire confiance.
Par Brieux Férot / Photo : Patrick Wack (www.patrick-wack.com)
L’acteur danois Mads Mikkelsen, prix d’interprétation au festival de Cannes en 2012 pour le film La Chasse, revient cette année sur la Croisette en tant que membre du jury, après la sortie de l’improbable Men & Chicken, en salle le 25 mai. Astreint au silence sur la compétition, il a néanmoins des trucs à dire, étonnamment sur les migrants. Entre autres.
Par Alice de Brancion
Vous avez une présence folle, il paraît que vous êtes sympa, et pourtant vous parlez peu…
Je pense surtout que c’est très important qu’on n’en sache que très peu sur un acteur, comme ça il peut être plus persuasif à l’écran. Si j’étais un mec qui faisait du vélo, vous pourriez savoir tout ce que vous voulez sur moi parce que ça ne changerait pas la manière dont je pédale. En fait, je suis de ceux qui pensent qu’un film peut montrer beaucoup plus que la parole. Tu peux toujours parler dans la vraie vie, hein.
Allons-y: le pays où vous continuez à habiter, le Danemark, semble avoir une position radicale sur l’accueil des migrants…
Quand vous demandez à un artiste, à un musicien, il va toujours vous donner la même réponse: ‘Ouvrez les portes, j’ai honte de mon pays.’ Je pense que nous avons entendu cette réponse un milliard de fois. Honnêtement, le débat est sûrement beaucoup plus subtil que ça. Pour tout vous dire, je pense que l’Europe entière est comme le Danemark. On doit faire face à une situation nouvelle et très importante dont il faut discuter de manière très différente et subtile. La première question est bien évidemment: comment aider les gens qui sont en train de fuir ? Mais il faut également se demander ce que veut devenir l’Europe après ça. C’est une question très importante. On veut tous être des gens bien mais on veut aussi le faire de la bonne manière, une manière dont on a l’impression qu’elle pourra faire partie de notre futur. Ce que je dis est assez vague, mais c’est une question qu’on ne peut éviter et à laquelle il faut faire face parce que l’Europe entière doit prendre en compte ce problème. Je pense qu’à partir de maintenant, les gens vont en discuter pendant plusieurs années. Mais il ne faut surtout pas croire que c’est une question qui demande une réponse claire et tranchée, c’est toujours cette même zone plus complexe que j’appelle grise qui pourra nous apporter la réponse.
Mais la position du Danemark vis-à-vis de l’Europe est ambiguë…
Encore une fois, je dirais que ce n’est pas seulement le Danemark, c’est toute l’Europe. Et ce sujet est à discuter de manière nuancée et pas seulement en surface en disant des choses vagues comme : ‘La Suède est amicale, le Danemark
Globalement, je ne pense pas qu’il faille se sentir obligé d’être politisé
MM
est droit, l’Allemagne est ouverte d’esprit, la France etc.’ On ne peut pas dire les choses comme ça. Je pense qu’il y a beaucoup de gens sceptiques par rapport à l’Union européenne dans toute l’Europe, même en France… Ça peut être à hauteur de 20, 40 ou 60 % dans les sondages, mais on devrait tous parler de ce que ce scepticisme reflète. La plupart des gens en Europe aiment l’Union européenne mais ils sentent aussi qu’elle devient de plus en plus puissante dans une seule et même direction : celle consistant à ce que les plus petits pays n’aient plus leur mot à dire sur rien. C’est cet équilibre que les petits pays, comme le Danemark, remettent en question. Mais je pense que cet équilibre est également remis en cause en France et en Allemagne. C’est juste que les médias n’en parlent pas ou plus. Le Danemark, c’est ma base, et ça le sera probablement toujours.
Vous êtes politisé ?
Quand j’étais enfant, c’est le parti de gauche qui était très eurosceptique. Maintenant, c’est la droite. C’est drôle comme l’Union européenne a changé pour devenir quelque chose de plus attrayant pour la gauche.
Globalement, je ne pense pas qu’il faille se sentir obligé d’être politisé. La plupart des gens ont des avis politiques mais ne sont pas tenus de prendre position ouvertement. Ce n’est pas notre rôle, nous, les comédiens : si des gens sentent la nécessité de s’exprimer, je vous en prie, ne vous gênez pas. Mais sinon, de la même manière, ne faites rien. Je ne pense pas que, parce que vous êtes une personnalité publique, vous devez également avoir une opinion publique.
Et vous, vous avez envie de donner votre opinion ?
Parfois, j’en ai envie, mais en même temps, il y a plein de gens qui ont déjà une déclaration politique similaire, donc à quoi ça sert que je ne fasse que répéter ? Si tu veux débattre de quelque chose, avoir plus de personnes qui pensent de la même manière, ça ne rend pas les arguments plus forts. Ça doit être débattu de manière juste. Parfois, j’aimerais beaucoup être un politicien, ou peut-être même un dictateur. Ça, ce serait génial. Mais pour l’instant, je n’ai pas particulièrement envie d’être perçu comme un acteur politiquement engagé. Peut-être un jour, mais je ne pense pas qu’un acteur doive s’engager. Pour l’instant, je m’intéresse à la politique en tant que citoyen, en tant qu’homme qui a le droit de voter et c’est comme ça que j’y réfléchis.
Retrouvez Men & Chicken de Anders Thomas Jensen, avec Mads Mikkelsen, au cinéma le 25 mai 2016.
Par Alice de Brancion
Dans une ancienne vie, Suzy Favor Hamilton était une coureuse de demi-fond célèbre aux États-Unis, avec trois participations aux JO à son actif. Et puis, à cause d’une bipolarité qui la rendait accro au sexe, elle est devenue l’une des escort girls les plus prisées de Las Vegas. Son histoire, elle la raconte dans son livre Fast Girl, paru en mars. Aujourd’hui, Suzy Favor Hamilton revient sur ce long processus de perdition et d’incompréhension face à une maladie dont on parle peu.
PAR ALICE DE BRANCION, AVEC ARTHUR CERF
Suzy Favor Hamilton
Comment passe-t-on d’une vie de sportive de haut niveau à celle d’une escort girl ? Vous parlez d’un déclic à Las Vegas avec votre mari, pour votre vingtième anniversaire de mariage, où vous faites l’expérience d’un plan à trois avec une escort…
J’ai grandi dans un environnement religieux et je devais être une bonne fille, parfaite. Avant, je ne pouvais pas porter certains vêtements ni être sexy. Parfois, en soirée, j’avais l’impression que je ne pouvais pas me sentir féminine. Quand je suis devenue escort, j’ai enfin pu porter tout ce que je ne pouvais pas mettre avant, j’avais l’impression d’être libérée, d’oublier complètement les autres. J’étais loin de tous, de mon mari, du fait d’être mère, femme, je pouvais tout laisser derrière moi. Il y a un moment dont je me souviens à Las Vegas : ma mère et mon père m’ont appelée et j’ai décroché. Je le devais parce que ça faisait tellement longtemps que je ne leur avais pas parlé. Il y avait cette part de moi qui pensait que ce serait terrible s’ils l’apprenaient, mais quand j’ai raccroché, ce monde m’a paru de nouveau tellement lointain… Devenir escort, c’était surtout de la rébellion : je me rebellais contre cette vie tellement stricte d’athlète. À Las Vegas, j’étais libre et au sommet. Mon sport m’avait amenée dans cet autre monde. Finalement, mon corps est devenu autant un outil que quand je courais. Parce que dans ce milieu, ton corps est tout. Quand tu arrives dans une pièce et que le client te voit, si ton corps est vraiment très bien foutu, ça aide.
Et votre mari vous a laissé partir ?
Oui. Il voyait que j’allais extrêmement mal, que je n’étais heureuse qu’à Vegas. On n’était peu en contact quand j’étais là-bas parce que je ne voulais pas parler, il me ramenait à mon ancienne vie et ça me déroutait. C’était donc plus facile de l’ignorer, mais ça nous éloignait de plus en plus. Mais heureusement, il s’est toujours débrouillé pour ne jamais perdre le contact. J’aurais pu rester à Vegas mais pour ma fille, je suis toujours revenue.
C’est quelque chose qui revient souvent dans votre livre : vous racontez l’importance d’avoir été soutenue par votre mari, de ne pas avoir été abandonnée dans cet état de folie mentale.
J’ai eu de la chance d’avoir été très entourée par mon mari, mes beaux-parents, ma fille… Le vrai problème, c’est la méconnaissance de la maladie et la solitude qui en résulte, presque logiquement. Après la publication de ce livre, deux personnes m’ont écrit en me disant que j’avais sauvé leur vie. L’une des deux est transgenre. Je ne peux qu’imaginer combien ça doit être dur à vivre. La vie est difficile quand les gens ne te comprennent pas, qu’ils ne te montrent aucune compassion.
Pour que vous compreniez combien j’étais malade, le deuxième jour après la sortie du scandale, j’ai essayé de me suicider, et le troisième, j’ai décidé d’écrire ce livre
J’ai suivi cette personne sur Twitter parce que je pense que c’est important de la soutenir, même si des gens me demandent : ‘Pourquoi tu suis cette personne ? Elle poste des photos très bizarres.’ Je réponds toujours qu’on ne peut pas ne pas les soutenir. Si personne ne te soutient, c’est horrible. Et je fais la même chose avec mes connaissances qui sont escort. Je pense que c’est très important de les suivre pour leur montrer mon soutien. Pareil dans le monde de la course : seul mes très bons amis me suivent sur Twitter. Mais ils ne retweetent jamais ce que je dis parce que s’ils le faisaient, ils perdraient des followers. Et c’est là le vrai problème : que les maladies mentales soient taboues. Se battre contre elles, c’est plus important que la course ou que les fans.
Quand avez-vous eu l’idée d’écrire un livre à propos de votre maladie ?
Un jour, j’étais dans un Starbucks et un homme s’est mis à me fixer étrangement. Puis il a regardé son téléphone, comme pour vérifier quelque chose. J’ai compris que l’histoire avait fuité dans les médias. Elle a fait la une de tous les journaux pendant plusieurs jours. Très vite, j’ai été approchée par un écrivain. C’était le troisième jour après la fuite. Pour que vous compreniez combien j’étais malade, le deuxième jour après la sortie du scandale, j’ai essayé de me suicider, et le troisième, j’ai décidé d’écrire ce livre. Je me disais qu’il fallait que j’écrive mon histoire parce que, sinon, personne n’allait me comprendre. J’ai donc commencé à le faire avec cet écrivain et c’était horrible. Il était méprisant, il ne me comprenait pas. J’ai arrêté de travailler avec lui. Puis un autre agent m’a contactée et m’a dit : ‘C’est une très bonne histoire mais vous devez comprendre que l’écrire mettra entre trois et cinq ans.’ Au début, je n’arrivais pas à tout dire à l’écrivain avec lequel je travaillais, je me retenais, je ne voulais pas parler de ma famille. Après un an et demi de traitements, j’ai pu commencer à lui parler plus sincèrement. Finalement, le livre a été écrit en deux ans.
Quand vous évoquez vos clients dans votre livre, vous le faites toujours sous un éclairage très favorable.
Oui, dans le livre, je les rends fabuleux. À ce moment-là, dans ma tête, ils avaient tous l’air très charmants, magnifiques. C’est fou. Et j’ai réalisé que c’était une perception faussée quand, après coup, j’ai vu des photos d’eux. J’ai cherché sur Google le mec qui m’a démasquée et il ne ressemblait pas du tout à ce dont je me souvenais de lui. Il était laid et méchant. Il n’était plus du tout charismatique comme dans mes souvenirs. C’est surement dû au fait que j’étais très malade à l’époque. Maintenant que je suis en pleine forme et que je prends des médicaments efficaces, je peux m’arrêter et réfléchir avant d’agir. La bipolarité fait que tu ne penses pas aux choses qui pourraient être mauvaises dans certaines situations, tu agis.
Suzy Favor Hamilton (dossard 3348), lors des JO de Sydney, en 2000.
Vous parlez de cet homme qui vous a démasquée. Comment ça s’est fait ?
Quand j’ai été démasquée, on a trouvé le coupable en pistant son ordinateur. J’avais un client très influent qui travaillait dans la même boîte que lui et qui pouvait le faire virer, mais j’ai refusé de lui donner son nom parce que je ne voulais pas qu’il le vire.
Lorsque le scandale a éclaté, comment les gens ont-ils réagi ?
En dehors du petit milieu de la course, j’étais vraiment considérée comme une gentille fille. Tout le monde se disait que j’étais parfaite. Quand j’ai été démasquée, il y a des gens qui sont venus me voir pour me dire : ‘Tu sais, je ne comprenais vraiment pas comment tu pouvais être si parfaite alors que personne ne l’est vraiment. Je me suis toujours dit que c’était bizarre.’ Il y a même quelqu’un de très connu dans ma communauté à Madison (capitale du Wisconsin, ndlr) qui m’a invitée à déjeuner après que le scandale a eu lieu. Je n’ai pas trop compris pourquoi mais je me suis dit qu’il voulait me montrer son soutien. Il se trouve qu’il n’a fait ça que pour coucher avec moi. C’est lui qui me l’a dit. Mais moi, j’allais beaucoup mieux, et quand il m’a dit ça, je ne pouvais pas y croire. Si j’avais été malade, j’aurais couché avec lui sans hésiter, mais à ce moment-là, j’allais mieux et ça ne m’avait même pas effleuré l’esprit. Cette proposition m’a tellement mise en colère ! Je ne lui ai plus jamais parlé après ça. Mais une question continue à me tarauder : comment quelqu’un peut-il faire ça, essayer de me ramener dans un monde malade alors que je suis en pleine convalescence ?
Et votre famille ?
Marc, mon mari, et ma fille sont venus me voir à Las Vegas. On y est restés trois semaines parce qu’on essayait de se cacher de tout. À ce moment-là, ce n’était pas encore dans les médias mais on savait que ça n’allait pas tarder à arriver.
La bipolarité, c’est comme le deuil : avec le temps, ça va mieux, mais tu ne passes jamais outre. Il n’y a pas de guérison
Moi, je paniquais en pensant à ma fille, je me disais qu’elle allait me haïr en grandissant. Marc ne m’a pas donné le choix, je devais lui parler : on est allés voir un psychologue et on lui a dit que j’avais eu des petits copains. Maintenant qu’elle a grandi, je lui ai expliqué ce qu’était une prostituée, la prostitution, etc. Aujourd’hui, elle a 10 ans, elle comprend ce qu’est une escort, elle sait que j’ai des amies qui font toujours ce job. Ce qu’elle ne comprend pas, c’est pourquoi j’ai eu des problèmes, moi, et pas les hommes avec qui j’étais. Quant à mes parents, ce qui a été extrêmement dur, c’est qu’ils n’ont pas compris le lien entre la maladie et mes actes. Nous sommes allés une seule fois chez un psy avec eux. Il leur a expliqué que la dépendance sexuelle est une vraie conséquence de la bipolarité. Ils ont refusé de l’entendre et n’ont plus jamais voulu le voir. La sortie du livre n’a rien arrangé. Depuis, je ne suis plus en contact avec eux.
Votre livre se termine lorsque vous êtes démasquée. Comment s’est déroulée votre convalescence après ça ?
Pendant un certain temps, j’en ai voulu à tout le monde. Je pense que ça fait partie du processus de guérison : d’abord les reproches, puis la rage et la culpabilité… Tu prends des médicaments et la clé, c’est d’éviter les choses qui te font replonger. Le livre a longtemps été un élément déclencheur. Je faisais des interviews et c’était très dur, je n’arrêtais pas de revivre toute ma vie à Las Vegas. Je n’étais pas encore assez en forme pour y faire face. Maintenant, ça va mieux, mais à l’époque, je n’arrivais pas à gérer mes émotions. Donc, durant mes premières interviews, je me mettais à pleurer. La bipolarité, c’est comme le deuil : avec le temps, ça va mieux, mais tu ne passes jamais outre. Il n’y a pas de guérison.
Maintenant que le livre est paru, sur quoi allez-vous concentrer votre énergie ?
Je vais donner des conférences. Plusieurs dans des écoles, d’ailleurs. Je ne parlerai pas de la sexualité. Enfin, évidemment, je vais parler de ma période en tant qu’escort, des clients, mais ce que je veux raconter, c’est la maladie mentale. Et je sais que des gens ont dit et vont dire : ‘Pourquoi j’écouterais une prostituée parler ?’ Mais moi, je veux changer la vision des gens sur la maladie et si j’y arrive un peu, alors ça en vaut la peine.
PAR ALICE DE BRANCION, AVEC ARTHUR CERF
Au Togo, loin de tout, dans le camp de prière Jésus est la Solution de l’Église de Pentecôte, 200 personnes présentant des troubles psychiatriques vivent enchaînées à des arbres ou des blocs de béton. En attendant le “miracle” qui les libérera. Un reportage à découvrir dans le Society #30, en kiosque le vendredi 29 avril. Portfolio.
Par Raphaël Malkin / Photos : Renaud Bouchez pour Society
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Camp de prière pentecôtiste Jésus est la Solution, à 100 kilomètres de Lomé. La dernière semaine de chaque mois, le camp accueille des milliers de fidèles venus prier pour obtenir des miracles.
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Tous les fidèles doivent s'inscrire au secrétariat général du camp lors de leur arrivée, où ils paient 500 francs CFA (75 centimes d'euro). Ensuite, hormis les quêtes, ils ne seront plus sollicités, affirment les autorités du camp.
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L'évangéliste Noumonvi Dodji Paul, fondateur du camp de prière, lors de la prière matinale. Matin et soir, les fidèles se réunissent dans le grand hangar servant de temple pour une messe de trois heures minimum.
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Entre 5 000 et 7 000 fidèles assistent aux prêches du pasteur Noumonvi et des autres “serviteurs de Dieu”.
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Les prêches de l'évangéliste promettent la guérison aux malades. Les médicaments y sont souvent décriés à cause leur coût et de leur supposée inefficacité. Selon le pasteur, seule la prière peut apporter une véritable guérison, quelle que soit la maladie.
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Durant l'office religieux.
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Des assistants du pasteur emmènent sur le devant de la scène une fidèle en transe.
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L'évangéliste Noumonvi Dodji Paul quitte le temple après l'office du matin.
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À proximité du temple, des béquilles sont disposées en évidence pour témoigner des pouvoirs du Seigneur. Des fidèles témoignent que la veille, un homme s'est levé de son fauteuil roulant en pleine messe.
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Le camp de prière accueille environ 200 personnes souffrant de troubles mentaux. Le plus souvent amenées là par leur famille, elles sont enchaînées à un arbre ou un bloc de béton. Ici, les troubles mentaux ne sont pas considérés comme une maladie mais comme l'œuvre d'esprits.
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La forêt de tecks où sont enchaînés la plupart des malades mentaux. “Ce n’est pas mon désir de faire dormir tous ces gens sous des palmiers et de les y attacher!” dit le pasteur Noumonvi, qui explique qu'il n'a pas le terrain disponible pour construire des chambres ou des cellules pour tous.
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Nestor, 28 ans, ancien malade enchaîné. Au camp de prière, les personnes “possédées” ne reçoivent aucun traitement médical. Elles sont enchaînées pour ne pas fuir et les serviteurs du pasteur prient pour leur salut. Aujourd'hui officiellement guéri, Nestor vit sur le camp et travaille à proximité.
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Foufounet, 26 ans, ancien malade enchaîné pendant deux ans. “Dieu a béni l’Homme de Dieu, c’est sa puissance qui a fait que j’ai trouvé la guérison”, dit-il en parlant du pasteur. Aujourd'hui, il travaille au camp, où il surveille les malades mentaux.
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Essotche, 24 ans, ancien malade enchaîné. Comme Foufounet, il est désormais chargé de surveiller les malades mentaux du camp.
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Les familles des malades restent près d'eux pour les nourrir, s'occuper de leur toilette sommaire ou les couvrir d'une bâche lorsqu'il pleut. Certains d'entre eux sont enchaînés depuis des semaines, des mois, voire des années.
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Le temple juste avant la prière du soir.
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Pendant l'office du soir, dans la partie du temple réservée aux femmes.
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L'évangéliste Noumonvi Dodji Paul part pour la messe matinale. Le pasteur est systématiquement conduit et escorté par un militaire pour faire le trajet entre sa villa et le temple, séparés de quelque 500 mètres.
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Dans l'une des rares cellules de béton où sont enchaînés des malades mentaux, Victorine, 25 ans, a peur qu'on l'attaque. Sa mère, Rosaline, s'occupe d'elle tous les jours en espérant sa guérison.
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Koffi, 27 ans, enchaîné depuis trois jours. Contrairement à d'autres, son discours est très cohérent : “C'est ma mère qui m'a amené ici après que j'ai poignardé mon frère lors d'une dispute.” Il réclame qu'on le libère, sans succès.
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Désiré, 9 ans, enchaîné depuis huit mois. Sa maman, Aliwa, dit qu’elle ne sait pas ce dont son fils est atteint mais que les médicaments que des médecins lui ont fait prendre “l’ont rendu pire”. Avant d'ajouter : “Heureusement qu’il est enchaîné, sinon, il partirait en courant, lancerait des cailloux et volerait sur les étals.”
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Les familles ont construit des abris de fortune dans la forêt de tecks pour être aux côtés de leurs proches malades.
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L'hôpital psychiatrique de Zébé, à Aneho, est le seul du Togo. Il accueille 136 patients, sous traitements médicamenteux. L'enchaînement des malades dans les camps de prière prospère grâce à l'absence de moyens et à la mauvaise organisation du système psychiatrique togolais.
Au centre de santé mentale Paul-Louis Renée, tenu par la congrégation des sœurs hospitalières de Notre-Dame-de-Compassion, à Lomé. “Nous appartenons à l’Église mais nous pratiquons la médecine. Ce n’est pas la prière qui guérit”, prévient sœur Marie-Viviane, qui dirige le centre. “Il va falloir que l’État s’engage, qu’il prenne ses responsabilités, se lamente-t- elle. Sinon, ce sont les camps de prière qui en ont profiteront et toutes ces brimades abominables continueront de plus belle.”
Devant l’objectif d’Andres Serrano : le Ku Klux Klan, des cadavres et Donald Trump. Le sulfureux créateur du Piss Christ –un crucifix noyé dans de l’urine– expose en ce moment le travail d’une vie à Bruxelles. Rencontre dans le canapé d’un palace parisien avec un outsider.
Par Alice de Brancion et Lucas Minisini / Photo: Renaud Bouchez
Pourquoi cette fascination pour les sujets polémiques ?
La question ce n’est pas “pourquoi ?”, mais “pourquoi pas ?”. Pourquoi ne pas travailler avec le Ku Klux Klan ? Je ne suis pas blanc, je suis hispanique. Du coup, ça a du sens, c’est un challenge. Si j’étais blanc, je ne pense pas que je les aurais photographiés, ça n’aurait pas été un challenge. J’aime les défis, j’aime aller où je ne suis pas censé aller. J’ai aussi voulu faire une exposition appelée « Merde » et photographier des étrons en gros plan –même si la merde a déjà été utilisée : Manzoni en a mis dans une boîte de conserve, sans qu’on ne sache vraiment si elle est dedans… À la fois parce que la merde, c’est tabou, et parce que l’utilisation du terme “merde” aux États-Unis, dans la langue anglaise, est très courante : good shit, bad shit, bullshit, stupid shit, funny shit, dumb shit, holy shit... Et tous ces excréments étaient dans mes photos : j’ai eu la merde sacrée d’un prêtre, la merde freudienne de mon psychanalyste.
Quand avez-vous commencé vos séries de photos ?
Le travail que je fais, je le fais en tant qu’artiste et pas en tant que photographe. Si j’avais pensé mon travail en tant que travail photographique, je n’aurais rien fait. Quand je suis allé à l’école d’art, j’avais 17 ans. J’ai étudié la peinture et la sculpture à la Brooklyn Museum Art School mais je n’ai jamais étudié la photo. Là-bas, j’ai découvert Marcel Duchamp. Ce que Duchamp m’a appris, ce qu’il apprend à tout le monde d’ailleurs, c’est que tout, et la photo également, peut être un art. Je me définis comme un artiste qui a choisi la photo pour pratiquer son art. Quand je faisais la série Body Fluids (en 1987, ndlr), je représentais les fluides d’une manière très abstraite. Pour les monochromes, j’ai utilisé du sang, de la pisse, du sperme et du lait. Je faisais des images comme “milk-blood” qui est une référence à Mondrian. C’est une image blanc et rouge. Parfois, j’ai l’impression d’avoir fait, ces dernières années, un travail antiphotographique.
Freudian Shit (Shit), 2007
Pour cette série justement, Body Fluids, où trouviez-vous tous les liquides dont vous aviez besoin ?
Le sang venait de chez le boucher, il le vend et j’en utilise beaucoup. Ça s’appelle “sang de bœuf mangeable” donc ce n’est pas du sang humain. Le sperme était le mien, l’urine était la mienne. La première fois que j’ai fait une photo de pisse, j’ai demandé à ma première femme de me donner de son urine mais je suis vite arrivé à la conclusion que ma pisse était plus jaune, donc j’ai seulement utilisé la mienne.
Comment en vient-on à trouver de tels sujets de travail?
Les idées sont une chose, mais en tant qu’artiste, vous avez une représentation visuelle de ces idées. Mon but est de toujours rendre beau ce que je photographie, de toujours créer des images intéressantes. Des images qui, quand tu passes devant, dans une galerie ou un musée, ne te font pas seulement une impression positive, mais que cette impression reste avec toi, que tu t’en souviens.
Choisissez-vous les sujets en priorité parce qu’ils vous mettent mal à l’aise ?
Non ! De manière générale, rien ne me met mal à l’aise. Quand je suis allé à la
Je ne suis pas un travailleur social, je vous montre juste ce que je vois mais je ne vous demande pas d’être une bonne personne. C’est votre problème, pas le mien
Andres Serrano
morgue pour photographier les morts, je me suis rappelé que le responsable m’avait demandé : “Est ce que vous avez déjà vu des gens morts avant ?” Je lui ai répondu que non, pas vraiment. Il a dit : “Vous savez, au fil des ans, deux personnes différentes sont venues ici et ont voulu photographier la morgue. Même si je leur ai dit qu’elles pouvaient revenir, après le premier jour qu’elles ont passé ici, elles ne sont jamais revenues.” Je suis entré, j’ai vu des choses qui m’ont mis mal à l’aise, particulièrement les odeurs. Mais ça n’a pas affecté ma capacité à travailler là. Quand j’ai photographié le Ku Klux Klan et qu’ils parlaient de “nègres”, de “feujs” et de “queers”, il a fallu mettre un mur entre eux et moi. Ça me permet de travailler dans n’importe quel contexte. Je n’ai jamais laissé mes sujets m’affecter. Même quand j’ai travaillé avec le Klan, avec les morts, avec les sans-abris…
Ça doit quand même être un peu bizarre…
L’expérience la plus incroyable que j’ai vécue avec le Klan, ça a été ma rencontre avec le Mage impérial. Le chef. Il m’a demandé de le rencontrer dans une zone complètement désolée en pleine nuit. Je me suis retrouvé là avec mon assistant. Dans cette nuit vraiment très mystérieuse, les deux gars du Ku Klux Klan sont sortis et le Mage impérial, qui s’appelle David Hollinn, s’est retourné vers son ami et lui a dit : “Ça, c’est le très tristement célèbre Andres Serrano.” J’étais vraiment impressionné que le chef du Klan me qualifie de “tristement célèbre”. J’étais aussi très flatté.
Magdalena (Holy Works), 2011
Les sujets que vous abordez ne sont pas neutres. Est-ce que vous vous voyez comme un artiste engagé ?
Non. Je suis apolitique. Enfin, j’ai un avis politique, une conscience, mais généralement, je la garde pour moi. Parce que quand on catégorise ton travail comme art politique, tu commences à avoir un agenda. Les gens te jugent sur le fait que tu essayes de faire de la propagande d’une manière ou d’une autre. Je ne suis pas un travailleur social, je vous montre juste ce que je vois mais je ne vous demande pas d’être une bonne personne. C’est votre problème, pas le mien.
Vous la voyez comment la liberté d’expression actuellement ?
La liberté d’expression à l’âge du digital est vraiment curieuse. D’un côté, la société devient plus conservatrice, et tu as l’impression que cette liberté d’expression est menacée. Et d’un autre côté, n’importe qui avec un iPhone dans la main peut écrire ce qu’il veut. Tu peux ouvrir un blog, tu peux écrire des trucs atroces. Tu vois ça tout le temps quand quelqu’un décide d’écrire quelque chose de sympa sur une célébrité, c’est toujours suivi d’une vingtaine de critiques sur la même personne, qui viennent même d’autres célébrités.
Est-ce que, parfois, vous vous sentez brimé ?
Ces 25 dernières années, j’ai exposé dans quatorze musées différents en Europe. Et d’un autre côté, j’ai organisé un seul événement aux États-Unis! En Europe, on dirait que les musées sont bien plus ouverts sur mon travail. Ils m’acceptent en tant qu’artiste. Aux États-Unis, je suis connu, en gros, comme “l’artiste controversé Andres Serrano, fan du Piss Christ”. Ils ne connaissent que ça ! Et peut-être que les musées ont peur. S’il y a une quelconque forme de censure qui concerne mon boulot, elle existe dans le fait de ne pas être invité. Personne ne me censure, on ne m’invite juste pas.
Enfin, vous avez présenté vos œuvres en Europe la plupart du temps, et c’est en Europe qu’on les a vandalisées…
Oui, mais pas seulement. Mon Piss Christ a été vandalisé à Avignon, il y a quelques années, et quelques images sexuellement explicites que j’avais réalisées ont été abîmées en Suède. Mais avant ça, le Piss Christ avait été attaqué à Melbourne, dans la galerie nationale Victoria. Les assauts sur mon travail peuvent avoir lieu n’importe où.
Vous parlez de l’œuvre vandalisée Piss Christ, qui représente un crucifix plongé dans de l’urine. Vous avez également fait toute une série sur la religion intitulée The Church en 1991. En quoi la religion influe-t-elle sur votre travail ?
Ma relation avec la religion et le Christ est personnelle. Je n’ai pas besoin de parler de Dieu ou du fait d’être chrétien parce que je sens que ce n’est pas
Personne ne me censure, on ne m’invite juste pas
Andres Serrano
nécessaire. Dans la vie de tous les jours, je ne mentionne jamais ni la Bible ni le Christ. Je trouve même ça étrange que les gens pensent qu’être un bon chrétien signifie lire la Bible nuit et jour. Il y a plein de manières d’être croyant ou chrétien, et j’ai ma façon personnelle. Chacun a besoin de trouver sa voie.
En tant que créateur du Piss Christ, je ne vois pas de contradiction dans le fait de travailler avec l’Église. Cette dualité est présente dans mon travail ; peut-être que les autres ne peuvent pas le comprendre mais pourtant, ça a du sens. Et j’espère qu’un jour, je rencontrerai le pape François, et qu’il reconnaîtra ce que j’ai fait, parce que je me vois comme un artiste religieux, lié à la tradition artistique religieuse.
Donal Trump (America), 2003
Donc la religion vous guide dans votre travail ?
Oui, et je pense toujours dans un premier temps que ce que je fais, je le fais parce que Dieu l’autorise. Et aussi parce que le destin me le permet. Tu penses que tu fais des choix –et tu en fais– mais à un moment, tu réalises d’une certaine manière que c’était ton destin. Par exemple, pour la série Morgue, j’ai essayé d’appeler une morgue à Los Angeles et c’était difficile. Il y avait toute une procédure bureaucratique très complexe. Et je ne suis pas très bon avec les trucs administratifs, donc j’ai mis cette idée de côté. Dix ans plus tard, j’ai été en lien avec une femme qui m’a dit : “Je sais que tu voulais photographier des gens morts et je connais quelqu’un qui travaille dans le domaine de la morgue, tu veux que je demande si tu peux y aller ?” J’ai dit, oui. Trois semaines après : “J’ai parlé à ma mère et elle a déjeuné avec le mec qui s’occupe de la morgue. Si tu veux y aller, tu peux.” Parfois, les opportunités se présentent d’elles-mêmes.
Pour la première fois, à Bruxelles, vous exposez un portrait de Donald Trump. Pourquoi le montrer précisément maintenant, en pleine campagne présidentielle américaine ?
J’ai décidé d’afficher un portrait de Donald Trump que j’ai réalisé en 2004, dans ma série America. J’avais commencé cette série parce que j’avais senti que nous étions attaqués avec le 11-Septembre. Donc j’ai photographié 160 personnes, en commençant dix jours après les attentats de 2001, pour montrer ce qu’était l’Amérique, ce qu’elle représente. Je me suis dit que j’allais garder cette image pour une occasion spéciale. C’est la plus grande expo de ma vie, et en même temps, Donald Trump se présente pour être président des États-Unis. Donc c’était le bon moment.
Y a-t-il un message derrière l’exposition de cette photo ?
Je ne dirais jamais quoi que ce soit de négatif sur quelqu’un qui a posé pour moi. Et Donald Trump a posé pour moi. C’est un miroir, cette image. Tu vois Donald Trump en photo, et selon ce que tu penses du bonhomme, tu auras une réaction. Tu l’adores peut-être et tu adores la photo, ou alors tu le détestes et tu détestes la photo. Perso, j’aime la photo parce qu’il est beau dessus ! Et c’est mon boulot en tant qu’artiste de faire en sorte que les gens aient l’air beau. Peu importe qui ils sont.
Pour votre série America, vous avez photographié Donald Trump, mais aussi Snoop Dogg. Vous photographieriez qui aujourd’hui, dans l’idéal ?
J’ai toujours regretté de ne pas avoir fait de cliché de Bill Clinton. J’ai tenté, et il m’a écrit une petite note pour me dire : “Désolé, je ne pouvais pas le faire, blablabla.” Obama, ça aurait été sympa. Mais je suis content avec seulement Donald Trump. Parce qu’il a du bagage. J’aurais pris la photo d’Obama, ça n’aurait pas été grand-chose, tout le monde s’en foutrait. Trump est bien plus conflictuel. J’aime ça.
Voir : l’exposition “Andres Serrano. Uncensored Photographs” aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles, jusqu’au 21 août
Par Alice de Brancion et Lucas Minisini / Photo: Renaud Bouchez
Dans l'ombre de la phénoménale success-story d'Apple, un homme : Ronald G. Wayne, 85 ans et troisième mousquetaire de la création de la marque à la pomme, avec Steve Jobs et Steve Wozniak. Une série documentaire diffusée sur Arte retrace le parcours de cet homme qui a eu tout faux. En voici les deux premiers épisodes.
Ronald G. Wayne, un type fatigué
Ronald G. Wayne vit depuis des décennies dans un certain dénuement, dans le désert du Nevada. Son erreur ? Avoir vendu pour une somme symbolique (800 dollars) toutes ses actions d’Apple (10%) deux semaines après le lancement de la compagnie avec Jobs et Wozniak. Ces 10% valent aujourd’hui plus de 50 milliards de dollars. Et histoire d’enfoncer le clou, il cèdera trente ans après pour quelques centaines de billets le contrat original scellant la création d’Apple à un collectionneur. Qui revendra le document 1 300 000 dollars. Ronald G. Wayne, ou l’inverse du rêve américain.
Épisode 1 : Dans l’ombre de deux géants De 20 ans l’aîné de Steve Jobs et Steve Wozniak, Ronald Wayne est embarqué dans l’aventure Apple en tant que « juge de paix » entre les deux fortes têtes tout juste majeures. Mais Wayne n’est pas sûr de vouloir passer le restant de sa vie dans l’ombre de deux géants…
Épisode 2 : Mon seul regret
Si Ronald Wayne n’a jamais regretté d’avoir quitté Apple, assumant son destin et ses choix, une mauvaise décision lui reste pourtant en travers de la gorge : celle de revendre à un collectionneur le contrat original d’Apple, avec sa signature et celles des deux Steve…
Légende du football, Johan Cruyff est mort ce jeudi 24 mars. Depuis, sur les réseaux sociaux, anonymes et célébrités lui rendent hommage, notamment en diffusant des bons mots du Hollandais volant. En effet, l’influence la plus prégnante de Johan Cruyff sur les Pays-Bas n’est pas footballistique. Non, elle est linguistique. Pendant 40 ans, dans la presse et à la télévision, l’ancien joueur de l’Ajax a disséminé des maximes, baptisées “cruyffismes” par le public, dont lui seul avait le secret. Deux-points, ouvrez les guillemets.
Par Émilien Hofman et Matthieu Rostac
(Article paru dans le n°128 du magazine SO FOOT en juillet 2015)
Lors de la défaite aux tirs au but des Pays-Bas en demi-finale de “son” Euro 2000 face à l’Italie, Johan Cruyff n’est pas sur le terrain. Pas même sur le banc. Pourtant, il se fait remarquer en prononçant la réaction d’après-match ultime. De celles que les Hollandais peuvent ressortir de tête quinze ans après: “Les Italiens n’ont pas gagné mais nous avons perdu.” Là-bas, cette citation a désormais un nom. Ça s’appelle un cruijffiaan. Ces “cruyffismes”, en VF, qualifient les pensées footballistiques, un peu tordues mais très sensées, que le plus célèbre footballeur du pays déclame quand on lui tend un micro. Jan Pekelder, professeur néerlandais en linguistique synchronique à l’université Paris-Sorbonne, les a analysées: “Il manie un certain nombre de figures de style telles que le paradoxe: ‘Le foot est un jeu simple mais il est extrêmement difficile de jouer simplement’, le pléonasme: ‘Ce qui est négatif n’a aucun sens’ ou la tautologie: ‘Si ça ne marche pas bien, ça ne marche pas bien’, toujours assaisonnées à la sauce amstellodamoise, son patois d’origine. Mais d’autres phénomènes sont observables. Il aime mélanger les registres, c’est-à-dire le langage soutenu et populaire. C’est assez déroutant. Enfin, il sort régulièrement des évidences, du genre: ‘Pour gagner, il faut marquer.’ Du coup, on a tendance à chercher dans les paroles cruyffiennes une vérité profonde, voire une grande sagesse.”
Comme l’intelligentsia a accepté ces phrases de Cruyff, qui sont effectivement parfois assez stupides, on les a analysées comme étant des tournures de génie
Jan Pekelder, professeur néerlandais en linguistique synchronique à l’université Paris-Sorbonne
La plus connue d’entre toutes? “Chaque inconvénient a son avantage.”“C’est devenu une expression commune aux Pays-Bas. Même les politiciens l’utilisent, explique Rinie van den Elzen, imitateur de Cruyff depuis plus de 20 ans. C’est la même chose pour ‘En un momento dado’ (‘à un moment donné’, ndlr) en Espagne. Tout le monde le dit là-bas, même si cette expression n’est pas correcte en espagnol. Ses phrases ont quelque chose d’impénétrable, comme les paroles d’un saint.” C’est là où l’on touche du doigt la subtilité des cruyffismes… Le statut d’icône de Cruyff fait que chacune de ses phrases devient parole d’Évangile quand d’autres passeraient pour des idiots. “Comme l’intelligentsia a accepté ces phrases qui sont effectivement parfois assez stupides, on les a analysées comme étant des tournures de génie, explique Jan Pekelder. Rien n’est moins vrai. Elles sont souvent drôles, parfois absurdes, mais dans la bouche de Cruyff, elles accèdent au statut de ‘formule magique’.” Au point parfois de soulager certains managers en mal de nouvelles techniques de coaching. “Pieter Winsemius, un ancien ministre néerlandais de l’Économie, a ainsi écrit un livre sur le leadership dans lequel il cite des déclarations de Johan Cruyff, explique Sytze de Boer, co-auteur, avec Johan Cruyff himself, de l’ouvrage Johan Cruijff uitspraken, compilation des meilleurs cruyffismes. Dans le management également, on n’hésite pas à y faire référence, notamment dans quelques grandes entreprises du pays.” Une situation qui amuse beaucoup Van den Elzen: “Dans cent ans, des gens finiront probablement par transformer ses paroles en une religion. Mais pour cela, il va falloir qu’il reste immaculé.” Parce qu’après tout, chaque avantage a aussi son inconvénient.
Par Émilien Hofman et Matthieu Rostac
Un Français sur deux pratique déjà la consommation collaborative. En partenariat avec la MAIF, Society vous raconte ce nouveau monde plein de surprises.
Par Amelia Dollah
(c) Zero Waste France
“Si 500 personnes donnaient chacune un peu de leur temps, que pourrait-on en faire?” Après des heures de brainstorming, Séverine Pelleray et Roxane Julien ont lancé en mars 2015 FullMobs, la première plateforme de crowdtiming. Le principe: donner une, deux, trois heures de son temps pour aider une cause solidaire. Une formule sans engagement. “On avait déjà fait beaucoup de bénévolat traditionnel. On y allait tous les mardis, mais ça ne nous convenait pas. Quand on doit le faire régulièrement, cela devient une contrainte, et plus on perdait notre motivation, plus on se sentait coupables. Dans ce genre de cas, la démarche solidaire se renverse complètement, alors qu’elle doit rester positive”, explique Séverine. En un peu moins d’un an, 45 campagnes ont été soutenues sur la plateforme. Un bon démarrage.
Pour attirer les donateurs, pas de secret: les deux jeunes femmes misent sur une image fun. Des visuels attractifs et des opérations ludiques, mais surtout ponctuelles et de courte durée. Exemple parmi d’autres, la campagne pour la dépollution numérique, celle qui a récolté rapidement le plus de succès. L’origine d’une telle réussite? La réponse est donnée en moins d’une seconde: il suffit de supprimer ses e-mails sans même avoir besoin de se déplacer. Séverine ne minimise pas la portée de l’action pour autant. “Ça prend du temps, mine de rien! Il y a eu un véritable effet boule de neige: les internautes se sont complètement approprié la campagne, on a mobilisé plus de 20 000 personnes sur Facebook.”
Bientôt une activité de loisir?
Selon les statistiques de FullMobs, 40% des participants à ce genre d’opération auraient aujourd’hui entre 25 et 35 ans, et seraient issus d’un milieu urbain et d’une CSP+. Plus surprenant: 70% des donateurs seraient des femmes. Hélène, 28 ans, fait partie de celles-ci. Elle a participé au projet Du balai les vieux e-mails! Entrepreneuse dans le secteur social et solidaire, elle ne compte pas ses heures de travail pour faire vivre Boomerang, start-up spécialisée dans le troc. Pourtant, elle a déjà participé à cinq opérations via FullMobs. La première fois, elle a consacré quatre heures à ramasser des mégots par terre, dans le quartier du Marais, à Paris. Auparavant investie dans plusieurs associations à l’université et bénévole pour Orange RockCorps, Hélène a le profil de l’activiste écodurable et avoue “faire partie du milieu”. L’aspect socialisant du crowdtiming lui permet ainsi d’élargir son réseau. Elle a d’ailleurs gardé contact avec un coéquipier rencontré lors d’un événement promu par FullMobs. “L’ambiance est très conviviale, surtout parce que tout le monde vient avec le même objectif. Ça rend la prise de contact plus facile.”
On est dans une phase éducative. On remarque qu’un changement s’opère, mais c’est un long processus
Créer du lien social est le premier objectif de Séverine et Roxane, qui souhaitent, à terme, démocratiser le concept jusqu’à transformer le bénévolat en activité de loisir. Emmener ses enfants en balade solidaire ou faire une maraude avec ses amis, nouvelle occupation dans l’air du temps? Jean-Louis Laville, professeur titulaire de la chaire d’économie solidaire au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), n’y croit pas totalement. Après avoir coécrit l’ouvrage Associations et Action publique, il expose sa propre vision de l’engagement volontaire: “Le bénévolat reste encore élitiste. Ceux qui y participent font déjà partie d’une communauté, d’un réseau.” Hélène peut difficilement le contredire: “C’est vrai que j’ai du mal à faire venir mon entourage à ce genre d’événements. La plupart ne sont pas dans ce délire, d’autres sont pris par le boulot. Du coup, j’y vais seule.” Outre le manque d’intérêt, c’est surtout la réalité économique des citoyens qui serait en cause, d’après Jean-Louis Laville: “Aujourd’hui, les gens ont besoin de trouver quelque chose qui crée du sens, certes, mais aussi que l’emploi se développe sur leur territoire. En Europe du Sud, 50% des jeunes de moins de 25 ans n’ont pas de travail. Ils ont besoin de revenus. Il faut tenir compte de la réalité vécue par les citoyens et mixer le bénévolat avec le salariat. Ce qui marche, ce sont les formules hybrides. Partout dans le monde, on investit plus de temps dans le volontariat qu’avant.Je crois beaucoup, pour l’avoir vu en Europe et en Amérique du Sud, à la capacité des gens à insuffler une création d’activité économique à partir de cela.”
Séverine et Roxane projettent justement d’adopter un nouveau modèle économique: si FullMobs fonctionne pour le moment grâce à la participation libre, elles comptent bientôt monétiser leur concept en offrant un service de team building aux entreprises. Les deux jeunes femmes croient ferme à l’essor du crowdtiming. D’après elles, ce n’est qu’une question de temps. “On est dans une phase éducative. Les gens ne connaissent pas encore bien cette pratique. On remarque qu’un changement s’opère, mais c’est un long processus.C’est très enthousiasmant de voir que plus on avance, plus on touche de nouveaux publics hors des réseaux traditionnels.” Seul problème: “Entre le développement de FullMobs et les projets en cours, on ne trouve plus toujours le temps de participer aux opérations.”
Par Amelia Dollah
Il n’a pas révolutionné l’organisation d’entreprise mais a offert une autre facette à une ville de Toronto propre sur elle, préférant passer son temps à faire polémique, bien assis dans son grand siège municipal. Rob Ford est décédé hier, à 46 ans, des suites d’un cancer qu’il combattait depuis deux ans. Retour sur les temps forts de la carrière politique du "maire fumeur de crack".
Par Diane Tamalet
Un spécialiste
En 2006, Rob Ford n’est pas encore maire, seulement conseiller municipal, qu’il dérape déjà. Au cours d’une réunion officielle à la mairie de Toronto entre différents conseillers, le débat est agité. La Ville s’apprête à voter 1,5 million de dollars d’aide pour la prévention contre le sida. Ford, lui, estime que ce n’est pas aux contribuables de payer : « À part si t’es un camé, ou si t’es gay, tu ne peux pas avoir le sida... » David Miller, le maire en place à l’époque, lui fait remarquer que c’est pourtant la population féminine, d’après les statistiques, qui est la plus touchée. Mais le natif de Toronto a réponse à tout : “Elles couchent probablement avec des bisexuels.” Des bisexuels toxicomanes, sans doute.
Un gendre idéal
Les femmes n’ont décidément aucun secret pour Rob. “Elles aiment l’argent. Donne-leur des milliers de dollars, elles seront heureuses”, sait-il. Et en seize ans de mariage, Renata Ford, épouse de, en a vu de toutes les couleurs. Le soir de Noël 2011, Robbie la menace d’enlever leurs deux enfants et de s’enfuir à Miami. Pas de gros chèque pour Renata, mais une belle intervention du 911. En 2012, rebelote. La police doit intervenir de nouveau en pleine scène de ménage, les deux parties s’accusant mutuellement d’avoir trop bu…
Un playboy
« I’m Rob Ford. It’s gonna be pretty hard to change. »* Rob sait ce qu’il vaut. Il est fier de lui et n’a peur de personne. Pourtant, le 1er avril 2011, la couverture du magazine Now le montre presque nu ; et alors qu’il prétend prendre à la rigolade cette caricature, tous les exemplaires de l’hebdomadaire disparaissent miraculeusement des kiosques de l’hôtel de ville. Rob n’aurait pas assumé ?
*Je suis Rob Ford, ça va être compliqué de changé ça.
Un géant vert
C’est pas tous les jours qu’on s’amuse à la mairie de Toronto ! Mais quand Rob devient wild, ça déménage. Ce soir de Saint-Patrick 2012, alors que « YOLO » n’est pas encore à la mode, Rob donne tout : vin, bière, vodka, shots dans le bureau du maire, striptease, coups de balayette dans les jambes du staff, lancer de cartes de visite sur un chauffeur de taxi et crise de larmes. Et encore, ce n’est que l’apéro. Rob et sa fine équipe finissent ensuite la soirée dans un bar des alentours. Mal. La conclusion de l’intéressé : “Je dois juste ralentir un peu ma consommation d’alcool.”
Un grand sportif
Si Rob Ford avait un rêve, c’était de devenir footballeur américain professionnel. Son physique ne le lui permettait pas, mais il est finalement parvenu à être coach d’une équipe de lycée à Toronto : the Don Bosco Eagles. Pourtant, en 2013, après dix ans à sa tête, il est viré. Les motifs de ce renvoi sont sans surprise : menaces, insultes, ivresse. Son coaching a, en revanche, marqué les esprits par son originalité. La rumeur court qu’il forçait ses joueurs à se rouler dans des fèces d’oie pendant les entraînements. L’important dans l’histoire, c’est qu’il en garde un bon souvenir. Ivre, il a déclaré à propos de son équipe : “They are just fucking minorities.” (“Ce sont juste des putain de minorités.”)
Un épicurien
2013. Depuis quelque temps déjà, beaucoup de bruits circulent sur les consommations illicites de Rob. Souvent sans preuve. Cette fois-ci, des journalistes du Toronto Star affirment avoir visionné une vidéo de Rob fumant du crack à la pipe et traitant le chef du parti libéral canadien de « pédé ». Rob réagit tout de suite : “Je ne consomme ni cocaïne ni crack. Quant à la vidéo, je ne peux pas commenter quelque chose que je n’ai jamais vu ou qui n’existe tout simplement pas.” Quelques mois et autres vidéos plus tard, il finira par avouer : “Oui, j’ai fumé du crack. Sûrement, pendant l’un de mes épisodes d’ivresse, et sûrement il y a plus d’un an.” Cf. la conclusion du quatrième paragraphe, « Un géant vert ».
Un mec serein
Alors que la vidéo officielle de Rob fumant du crack se fait attendre, en voilà une autre qu’il n’avait sûrement pas vue venir. En novembre 2013, le site Star le montre en effet en train de hurler sauvagement des menaces de mort. Et quand Rob fait les choses, il ne les fait pas à moitié ! “Je vais lui arracher sa putain de gorge”, l’entend-on promettre. Mieux encore : “Je vais tuer ce putain de mec. Je vous le dis, c’est un meurtre au premier degré. Je meurs ou il meurt, mon frère.” Rob est confus. Ses souvenirs sont flous. La faute à la boisson encore, évidemment. Fidèle à lui-même, il déclare : “Je veux voir la vidéo. Je m’en souviens à peine. J’étais vraiment, vraiment en état d’ébriété.”
Un homme contre le grignotage au bureau
2013 toujours. Cette fois-ci, Ford est accusé de harcèlement sexuel par son staff. Il aurait déclaré à l’une de ses collègues : “I want to eat your pussy.”* C’en est trop pour Robbie. On peut l’accuser de tout, mais pas touche à la réputation de bonne maîtresse de maison de sa femme ! Alors, il le fait savoir aux médias : « Je ne ferais jamais ça, je suis heureux en ménage, et j’ai plus que suffisamment assez à manger à la maison! »
*Je veux manger ta chatte.
Un altruiste
“Je ne veux pas me vanter, mais quand je suis dans la rue, les gens me traitent comme une rock star.” Lucide, Rob sait donc se vendre. En novembre 2014, alors qu’il s’apprête à retourner à l’hôpital pour un quatrième traitement de chimiothérapie, il met en vente des figurines à son effigie : les Bobblehead. Toutes les recettes seront reversées aux deux hôpitaux qui traitent son cancer. Des petits souvenirs de lui-même qui coûtent 30 dollars et partent comme des petits pains.
Un homme qui ne renonce jamais
Il était pourtant décidé. Ni les critiques, ni les scandales, ni personne n’aurait pu l’empêcher de se représenter aux élections de 2014. “C’est pas pour me vanter, mais je suis le meilleur maire que la ville ait jamais eu.” Malheureusement, Rob est peut-être le meilleur maire, il n’est pas plus fort qu’une tumeur à l’abdomen. Il doit renoncer. Mais pas question de laisser sa place à n’importe qui. Chez les Ford, on fait tout en famille. C’est donc son frère Doug qui se présentera. Et même si Doug perd les élections cette fois-ci, il l’a promis, il retentera sa chance en 2018. Rob du fond de son lit d’hôpital l’a expliqué : “On ne fait que s’échauffer.”
Un homme aimé, surtout
Malgré les tourments, les failles et les scandales, Rob a toujours pu compter sur le soutien d’une communauté de fans presque indestructible. Début mars 2016, la famille Ford a décidé d’ouvrir un site web afin que tous les résidents de Toronto puissent exprimer leur soutien à l’ancien maire dont l’état de santé continuait de se détériorer. En seulement quelques heures, presque 1 000 messages avaient déjà été postés. On en compte désormais 8 000. Rob Ford, tout simplement un homme de cœur ? En tout cas, même l’ancien Premier ministre du Canada Stephen Harper s’est exprimé : “Rob a été un battant toute sa vie et un fonctionnaire dévoué. Nous n’oublierons pas son courage, son amour pour Toronto et sa famille.”
Par Diane Tamalet
Ils deviendront avocats, se lanceront en politique, dirigeront des grandes écoles… Mais en attendant, ils poursuivent leurs études dans les établissements les plus sélects de France. Et comme pour s’entraîner à leur vie future, ils se retrouvent de temps en temps pour débattre une motion, pour se battre avec des mots devant un auditoire passionné. Lundi avait lieu la finale d’un championnat un peu particulier : le débat de la French Debating Association. Ambiance.
Par Alice de Brancion
Pour accéder à l’hôtel de Lassay, dans le VIIe arrondissement de Paris, où se déroule la 23e finale du très chic débat de la French Debating Association, il faut passer à travers toute une série d’étapes. Après avoir dû montrer son passeport, prouver qu’on était bien invité, être fouillé et parcourir la centaine de mètres qui séparent les grilles de l’Assemblée nationale, on arrive enfin dans le Saint des saints. À la vue des dorures, du marbre et du chambellan en costume trois pièces, nœud papillon blanc immaculé et chaîne en argent au veston, il est assez possible de se sentir mal et d’avoir envie d’aller se cacher dans les toilettes. Mais ce serait dommage d’en arriver là après avoir traversé toutes ces péripéties.
Dans la salle de réception d’une taille qui n’a rien à envier à la galerie des Glaces, se pressent environ 550 personnes. Entre les groupes qui n’ont pas été qualifiés pour la finale, les parents, les amis, les professeurs et le beau monde –il y a dans le jury les ambassadeurs d’Irlande et du Mexique, un conseiller aux affaires culturelles de l’ambassade des États-Unis, un secrétaire général de la Questure de
Les joutes sont impressionnantes. Sur la forme, en tout cas, car le fond est parfois laissé de côté
l’Assemblée nationale, etc.–, la salle de réception se remplit complètement au son des discussions franco-anglaises. Car tout ce joli monde est fluent en anglais. Le débat tant attendu se fait d’ailleurs exclusivement dans la langue de Shakespeare, comme toutes les joutes organisées par la French Debating Association dont monsieur Declan Mc Cavana, veston rouge et fort accent irlandais, professeur d’anglais à Polytechnique, décoré chevalier de l’ordre de l’Empire britannique par le prince William himself, et nouvellement décoré de l’ordre du chevalier de la Pléiade, est le président. Cet homme farfelu, orateur de génie (quatre fois vainqueur des joutes internationales) et auto-proclamé grande gueule, porte sur ses épaules ce style oratoire qu’il a rapporté des pays anglo-saxons pour permettre à ses étudiants de parler anglais de manière plus décomplexée : “Les étudiants ont besoin d’aller au-delà de la honte de parler une langue étrangère, de se sentir à l’aise. La prise de parole en public libère d’une certaine manière les esprits.”
Tapis rouge (foncé).
Shame ou here
Ce soir, s’affrontent l’École normale supérieure et la petite nouvelle du tournoi : l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Le principe du face-à-face : deux équipes s’opposent au sujet d’une motion à l’Assemblée, Assemblée qui est représentée par le public. L’École normale supérieure défend ici la proposition et représente le gouvernement. L’université de Nanterre demande son rejet et, de ce fait, représente l’opposition. Le sujet de discorde : “Cette maison (le gouvernement) soutient que les mots sont tout ce que nous avons.” En l’honneur de l’écrivain irlandais Samuel Beckett qui a écrit : “Chaque mot est comme une tache inutile sur le silence et le néant.” Optimisme et bonne ambiance pour un sujet finalement pas trop polémique en comparaison de certains des années précédentes. Par exemple : “Cette maison soutient que la démocratie est une hypocrisie” ou encore “Cette maison défend que les femmes au foyer sont désespérées”. Des motions moins faciles à défendre…
Les vainqueurs en plein #SelfieAssembléeNationale.
L’année dernière, ce sont l’université Panthéon-Assas et l’école Polytechnique qui se sont retrouvées au dernier tour, autour du sujet “Keep Calm and Carry On”, littéralement “restez calmes et continuez”. Victoire accordée à Assas.
L’assistance a un rôle plutôt étrange dans un tel cadre : elle doit prendre part au débat. Et lorsqu’une personne dans la foule est en désaccord avec les propos tenus, ou déçue par les réponses de l’un ou de l’autre des partis elle est fortement encouragée à l’exprimer en criant : “SHAME” (“honte”). Celle qui, au contraire, soutient ce qui a été dit est invitée à le signifier par un : “here, here”, c’est-à-dire “ici, ici”.
À l’Assemblée nationale, on se marre bien
Le débat commence, faisant de la très chic Assemblée nationale un énorme gueuloir. L’aspect guindé du cadre et des écoles s’efface très vite pour laisser place à un débat houleux, mais plus rhétorique que sérieux où tout le monde exprime son mécontentement, ou son soutien, vraiment très fort.
Le ‘je ne sais quoi’, en anglais la “star quality’, ça c’est très important. C’est le ‘Purée !’ quand t’entends quelqu’un parler
Declan Mc Cavana, président de la French Debating Association
Une argumentation basée sur Les mille et une nuits“et la nécessité des mots pour sauver sa vie” pour l’ENS ; un parallèle avec un critique artistique qui veut “sentir plus qu’écouter les mots pour transmettre quelque chose” pour Nanterre. Le but ici n’est pas de construire une argumentation implacable et pertinente mais d’avoir une répartie incroyable et de se mettre l’auditoire dans la poche. Et ça fonctionne. Bill François, un des cinq orateurs de l’École normale supérieure –qui défend donc la motion “les mots sont tout ce que nous avons”–, joue de comparaisons extrêmement drôles dans un accent terriblement français : “La ponctuation est aux pâtes italiennes ce qu’est la soupe qui les accompagne.” Puis, en réponse à cette question de l’opposition « Seriez-vous aussi convaincant si vous n’aviez pas le ton et la gestuelle qui va avec ?” : “Autant que les pâtes alphabet sont bonnes sans leur soupe.” Le jeune homme sera d’ailleurs récompensé par le prix du meilleur orateur de la soirée.
Cette volonté de gagner en faisant preuve de souplesse oratoire et non de précision argumentaire est également due aux critères de notation présentés par Monsieur Mc Cavana : “Les quatre critères sont : premièrement, l’argumentation ; deuxièmement, la présentation, c’est-à-dire tout ce qui est contact avec le public, capacité de discours ; troisièmement, la stratégie ; quatrièmement –et ça c’est très important–, le ‘je ne sais quoi’, en anglais la star quality. C’est le ‘Purée !’ quand t’entends quelqu’un parler.” Les joutes sont impressionnantes –il faut un cran certain pour parler devant des centaines de personnes dans un tel lieu. Sur la forme, en tout cas, car le fond est parfois laissé de côté. Surtout ne pas se poser de questions sur l’évolution de la politique actuelle si, à l’image de ce spectacle, seule la forme, aussi intelligente et drôle soit-elle, est mise en avant.
La troisième mi-temps
Après une heure et demie de débat, et 30 minutes de délibérations, il est 22h. Le prix est remis par Son Excellence Geraldine Byrne Nason, ambassadrice d’Irlande en France à l’équipe de Nanterre. Grande première pour cette université, dont le groupe est composé de quatre filles sur cinq orateurs. Declan Mc Cavana est ravi : “Quatre femmes dont en plus trois femmes noires. C’est la France d’aujourd’hui ! Et pour moi, ce soir, c’était l’apothéose de ce que je cherche à faire depuis 23 ans. Ce soir, c’était magnifique. Je ne pouvais pas espérer mieux.”
Mc Cavan avec ses “poulains”, anciens orateurs, dans le pub irlandais.
Félicitations, émotions, puis appel du ventre. Entre coupes de champagne modérément remplies et petits fours de toutes les couleurs sous le plafond doré aux chandeliers écrasants, le cocktail est l’occasion pour la mondanité de reprendre le dessus. Les invités prestigieux vont complimenter les orateurs et les #SelfiesAssembléeNationale s’en donnent à cœur joie. Les élèves, coupe modérément vidée à la main, remplissent leur carnet d’adresses. Ce qui pourra leur servir quand ils deviendront à leur tour avocats, politiciens ou directeurs de grandes écoles. Mais en attendant, un petit groupe se dirige vers le seul pub irlandais du VIIIe arrondissement de Paris, où l’ambiance devient franchement plus décontractée. Ces orateurs, impressionnants durant la finale, redeviennent des étudiants de deuxième ou troisième année de licence, volontiers enclins à discuter autour d’une bonne bière.
Par Alice de Brancion
Après les attentats de Charlie Hebdo et du 13-Novembre, la place de la République et les lieux où se sont déroulés les drames sont devenus des espaces de recueillement. Textes, photos, graffitis et autres objets personnels comme autant de manifestations de soutien. Par souci de sécurité et d’hygiène, la mairie de Paris a décidé de faire place neuve. Non sans perpétuer le devoir de mémoire. Entre l’ouverture d’un café sur la place, la numérisation des documents et les dons au musée Carnavalet de certains objets, Bruno Julliard, premier adjoint au maire de Paris, fait le point.
Par Jean-Marie Godard / Photos : Louis Canadas
(c) Louis Canadas
La place de la République à Paris est devenue un lieu de recueillement, d’échange, de rassemblements spontanés depuis les attentats de 2015. Et donc d’hommages, avec des milliers de messages et de bougies déposés sur le socle de la statue. La maire de Paris compte-t-elle conserver ce lieu tel quel ?
D’abord, le café qui était fermé (en chantier depuis février 2015 suite à un incendie accidentel, ndlr) va rouvrir au public et être inauguré le 25 mars prochain. Il sera dénommé Café Fluctuat Nec Mergitur. Par ailleurs, nous avons planté et inauguré en janvier “le chêne du souvenir” avec une plaque, qui restera un espace de recueillement. Concernant la statue et le socle, les messages, dessins, textes, nous les enlevons régulièrement pour les faire numériser par les archives de la ville de Paris, de même que ceux déposés sur les lieux des attentats. C’est un travail extrêmement long, tout simplement parce que depuis novembre 2015, nous avons déjà 10 000 documents traités. Cela va demander plusieurs semaines, voire quelques mois, pour numériser l’ensemble. Enfin, sur le site internet de la ville de Paris, nous allons créer une plateforme numérique qui permettra de voir ces éléments déposés sur les lieux des attentats et place de la République.
Qu’y a-t-il parmi ces éléments ?
Place de la République, il y a surtout des bougies et des fleurs. Nous ne les conservons pas. Nous gardons les dessins, les photos, les textes. Et puis, sur les lieux des attentats, notamment devant le Bataclan, il y a des objets, des petites sculptures et parfois des guitares, par exemple. Il y a une partie de ces objets qui intégreront les collections du musée Carnavalet, le musée municipal de l’histoire de Paris.
Et concernant la statue ?
La statue, c’est de loin devenu le lieu le plus spontané des rassemblements post-Charlie, mais aussi après le 13-Novembre. Il y règne donc une très forte charge émotionnelle. Nous allons laisser encore la possibilité d’y déposer des hommages et les archives vont les collecter très régulièrement pour la numérisation. Mais quand ce travail sera fait, il faudra aussi qu’il y ait un retour à la normale. Je ne suis pas en capacité de vous dire encore quand, mais il faudra nettoyer le monument, effacer les tags, tant pour des raisons de sécurité que d’entretien.
La fréquentation du lieu et les dépôts de dessins, de photos, sont-ils toujours aussi importants ?
C’est décroissant depuis novembre. Au début, il y avait à la fois des familles et des amis de victimes qui allaient déposer des photos, des poèmes, parfois des textes très personnels. Et puis plus le temps passe, plus ce sont plutôt des personnes –des Parisiens, des touristes, des étrangers– qui n’étaient pas revenus à Paris depuis le mois de novembre et qui en profitent pour déposer des messages. Mais c’est très nettement décroissant. Cela dit, ça reste un lieu de recueillement avec une charge émotionnelle très forte. Il suffit de s’y rendre régulièrement le soir pour s’en rendre compte.
(c) Louis Canadas
Mais un nettoyage du monument ne va-t-il pas casser cet aspect-là ?
Non, parce que l’on va prendre notre temps. En revanche, il faut trouver un juste équilibre entre la charge symbolique très importante qui va demeurer, et un retour au quotidien et à la normalité. Un exemple : juste après les attentats, notamment sur les terrasses des cafés qui ont été frappés dans les Xe et XIe arrondissements, ce sont en fait les responsables des restaurants concernés, pourtant très touchés, qui nous ont demandé d’accélérer un peu le retrait de tous les signes d’hommage. Pas pour des questions de sécurité, mais parce qu’il fallait bien à un moment sortir d’une charge émotionnelle extrêmement forte. Parce qu’il y avait quand même une envie, un besoin que la vie reprenne son cours. Ce qui ne veut pas dire que l’on efface et que l’on oublie. À République, ce qui détermine notre action, c’est la manière dont les Parisiens, les étrangers, les touristes souhaitent que ce nouvel aspect soit pris en compte, tout en conservant l’identité et l’histoire originelles de cette statue et de cette place. C’est à la fois un lieu de rassemblement familial le week-end et de manifestations politiques, associatives, syndicales. Mais on sent bien que c’est la place de la République qui sera dorénavant le lieu de rassemblement et de recueillement de la population pour des événements à charge émotionnelle forte. Et j’espère que ça ne sera pas que pour des événements désastreux. Il y a donc à la fois un besoin que la vie continue et que ceux qui souhaitent poursuivre des hommages puissent le faire.
Même si vous nettoyez les inscriptions, ça reviendra forcément. Justement parce que ce lieu est devenu emblématique…
C’est possible. En on ne l’empêchera pas. Ce qui est certain, c’est qu’il y aura besoin de la nettoyer et de de l’entretenir dans les mois qui viennent. Mais on ne traitera pas ça comme n’importe quels tags, comme on peut le faire sur d’autres monuments.
Donc il n’y aura pas de chantier pendant des semaines avec une ‘fermeture’ de la statue ?
Ce sont deux choses différentes. Il avait été prévu une rénovation complète de la statue. Ces travaux-là, à l’origine, étaient complètement indépendants des derniers événements. Il est possible que l’on décale ce chantier dans le temps. La décision n’est pas prise sur cette rénovation globale de la statue.
Par Jean-Marie Godard / Photos : Louis Canadas
Un Français sur deux pratique déjà la consommation collaborative. En partenariat avec la MAIF, Society vous raconte ce nouveau monde plein de surprises…
Par Amelia Dollah
Arun Sundararajan.
L’édifice se tient au 79, avenue de la République, dans le XIe arrondissement de Paris. C’est ici que se trouve l’ESCP Europe, une prestigieuse école de commerce qui accueille plus de 4 000 étudiants venus du monde entier. Mais les 28 et 29 janvier derniers, pourtant, quelque chose interpelle: en plus des étudiants, une foule de chercheurs et de consultants est venue grossir les effectifs. Cent cinquante personnes au total, présentes pour assister au second Workshop International, dédié à l’économie collaborative. De quoi former “une communauté de recherche”, permettant “d’avoir du poids face aux institutions”, explique David Massé, postdoctorant à l’ESCP et organisateur de l’événement.
Cinquante-six sessions d’une à deux heures sont organisées pour présenter les différentes études menées sur l’économie collaborative. Le but: analyser comment les innovations du collaboratif peuvent s’installer durablement et former un nouveau modèle économique mondial. Dans l’une des salles de cours, les universitaires, attentifs, prennent des notes. Les intitulés défilent: “Comment l’innovation peut-elle s’inscrire dans les business models existants?”, “La réputation digitale et la valeur du sentiment de confiance dans l’économie collaborative”. Parmi les cas étudiés, des noms reviennent souvent: les inévitables Uber, BlaBlaCar, Airbnb. Derrière un pupitre, Powerpoint à l’appui, Anita Bhappu, professeur émérite à l’université d’Arizona, prend justement l’exemple d’Airbnb. Elle a mené une étude sur 119 de ses usagers. Sa conclusion? “Les participants indiquent que même sans Airbnb, leur voyage aurait eu lieu. Ils auraient simplement choisi une auberge ou un hôtel. Il ne faut donc pas prendre le logement collaboratif comme une menace, mais comme l’opportunité de résoudre des problèmes liés au secteur hôtelier.”
La clé, c’est la notion de confiance. Les gens peuvent interagir directement entre eux, ils s’appuient sur des photos, des descriptions
Arun Sundararajan
D’après Anita, le succès d’Airbnb prouve que les voyageurs privilégient deux caractéristiques lorsqu’ils recherchent un logement temporaire: un meilleur rapport qualité/prix et le confort d’un vrai foyer –considéré comme plus personnel. Ainsi donc, les hôtels devraient évoluer et baser leur modèle économique sur la qualité du service et de la relation client. Elle conclut: “Il faut embrasser le changement, construire de la résilience et de l’agilité stratégique.” Arun Sundararajan, lui, est professeur à l’université de New York. Il est l’un des deux keynote speakers invités par l’ESCP. Ces quatre dernières années, il s’est penché sur l’économie collaborative et la manière dont l’évolution des interactions sociales influe sur elle. L’agenda de l’universitaire est bien rempli: l’année dernière, il a donné 60 conférences dans le monde entier, du Forum économique mondial de Davos à Dubaï, devant un public constitué d’instances gouvernementales, d’académiciens, de commerciaux et d’ingénieurs.
Un nouvel ensemble d’idées
Son truc, c’est la transition vers un capitalisme crowd‑based. Il tient beaucoup au terme, qui désigne un modèle où convergent le personnel et le professionnel. “Il y a une erreur sur la définition d’économie collaborative, dit-il. Les gens pensent que c’est différent du capitalisme ou de la notion de marché. En fait, le modèle se situe entre le corporatif et l’individu.” Il reprend l’exemple d’Airbnb: “Ça ressemble à du peer-to-peer, à la différence que l’entreprise contrôle la qualité de la transaction. C’est ce que j’appelle du capitalisme crowd-based. On retrouve le même fonctionnement que le capitalisme, mais avec une hiérarchie différente. Il y a des entités d’activités économiques, mais les actifs proviennent du peuple.” Alors comment démocratiser ce nouveau modèle? “La clé, c’est la notion de confiance. Il y a 100 ans, les échanges s’effectuaient surtout entre des gens qui se connaissaient, car les réseaux étaient moins larges. Puis, les gouvernements ont introduit les notions de propriété et de contrat légal. C’est‑à-dire la possibilité de réaliser des transactions avec de parfaits inconnus. Aujourd’hui, les gens peuvent interagir directement entre eux, ils s’appuient sur des photos, des descriptions. Les outils digitaux peuvent très rapidement créer du lien avec des inconnus. Les entreprises doivent jouer là-dessus et baser la relation commerciale sur le communautaire pour favoriser la consommation. Dans l’hôtellerie, le personnel peut être sympathique, mais ce n’est que du business. Alors qu’avec Airbnb, on peut potentiellement devenir amis.” Reste que l’économie collaborative suscite aussi des interrogations chez les économistes: le modèle ne donnera-t-il pas tout simplement naissance à de nouveaux géants qui imposeront à leur tour leurs propres règles du marché? Et avant cela, le collaboratif a-t-il seulement un avenir? Arun en est convaincu: “C’est un nouvel ensemble d’idées qui n’est mené que par une minorité pour l’instant. Mais aujourd’hui, il y a dix fois plus de chercheurs dans ce domaine qu’il y a deux ans. Avant, je n’aurais pas pu trouver dix thèses sur l’économie collaborative, et désormais, il y en a une soixantaine par an. De toute évidence, le changement est en train de s’opérer.”
Dans une grande enquête de 8 pages sur Cyril Hanouna, à paraître ce vendredi 4 mars dans le numéro 26 de Society, le présentateur de l'émission Touche pas à mon poste est décrit comme un “parrain”, “attachant” mais “tyrannique”, par les personnes qui le côtoient.
Par la rédaction de Society
Cyril Hanouna, sur son trône. (Photo: Renaud Bouchez)
Dans Society #26, à paraître ce vendredi, plusieurs sources en interne, y compris dans l’équipe des chroniqueurs de TPMP, expriment un ras-le-bol par rapport à ce qu’est devenue l’émission. “Je me demande comment on va faire pour terminer la saison, exprime notamment l’une d’elles. C’est horrible mais dans la boîte, plus personne n’a envie de faire TPMP. Chaque soir, on y va en traînant les pieds parce qu’on sait que quelqu’un en plateau va se prendre une plume dans le cul et qu’un mec de la rédaction se fera engueuler parce que ça ne sera pas la bonne couleur de plume.”
Ils sont plusieurs, dans l’enquête, à raconter en détails les coulisses d’une émission qui serait devenue “un enfer” pour certains. Hanouna, de son côté, se défend. Il en profite aussi pour, entre autres, régler ses comptes avec le chroniqueur Julien Cazarre qui lui aurait “chié dessus”, et avec la profession dans son ensemble: “Le métier, je n’en ai rien à foutre. Ce qui compte pour moi, c’est le public. Les professionnels, ça ne sert à rien d’être copain avec eux. Si vous êtes bien, ils le seront avec vous, si vous tombez, ils vous écraseront tous.” Il avoue aussi épargner désormais les émissions de Canal car il dit ne pas vouloir “taper surla famille”, lui qui se considère comme le “petit frère” de Vincent Bolloré.
Une enquête au long cours qui dresse le portrait passionnant d’un homme qui aujourd’hui règnerait sur le PAF “comme aucun autre animateur avant lui”, selon un producteur influent du milieu.
Une pièce de plastique retrouvée au large du Mozambique pourrait bien être un débris du MH370, l’avion de la Malaysia Airlines disparu en 2014. Blaine Gibson, l'homme à l'origine de cette découverte, raconte.
Par Emmanuelle Andreani-Facchin et Pierre Boisson
Blaine Gibson et sa découverte.
C’est le dernier épisode en date d’une affaire riche en rebondissements : un débris retrouvé au large du Mozambique pourrait provenir du MH370, l’avion de la Malaysia Airlines disparu il y a maintenant près de deux ans, le 8 mars 2014. La nouvelle, révélée par la chaîne américaine NBC, serait la seconde pièce de l’appareil à faire surface après le flaperon retrouvé l’été dernier sur les côtes de La Réunion et authentifié depuis comme provenant effectivement du Boeing 777 de la Malaysia Airlines.
Le morceau de plastique n’a pas encore été authentifié.
Un homme est à l’origine de cette découverte : Blaine Gibson. Présenté comme un “blogueur” par la presse américaine, Blaine Gibson est un personnage un peu fantasque, un romantique au look californien 70’s qui aime porter des chemises hawaïennes. Il est aussi une des figures emblématiques de la communauté du MH370 qui traque les traces de l’avion et commente l’affaire sur les nombreuses pages Facebook et blogs qui y sont consacrés. Il sillonne le monde depuis deux ans à la recherche d’indices. “J’étais en voyage au Mozambique, raconte-t-il aujourd’hui pour la première fois, depuis Maputo. J’en ai profité pour me dire : pourquoi ne pas louer un bateau et prendre un jour pour inspecter les côtes?”
Sur la base des premières informations, il est fort possible que le débris retrouvé au Mozambique provienne d’un B777
Liow Tiong Lai, le ministre malaisien des Transports
Quelques heures après son départ en compagnie de trois Mozambicains, le propriétaire du bateau, “Junior”, interpelle Blaine. “Il a pointé quelque chose du doigt. C’était un bout de plastique, assez léger. Dessus, il est inscrit‘NO STEP’”. La pièce, triangulaire, mesure 94 centimètres de large et 60 centimètres de haut. Elle semble, indique Blaine Gibson, provenir “de l’aile d’un avion”. L’Américain remorque alors la pièce jusqu’à la ville la plus proche, où il se concerte avec le directeur de l’aéroport local pour avoir l’autorisation de transporter l’objet jusqu’à la capitale Maputo. Gibson appelle également l’Australian Transport Safety Bureau (ATSB, l’organisme officiel qui enquête sur les accidents aériens) et fait parvenir des photos de sa découverte. Une fois à Maputo, l’Américain a rencontré le consul honoraire d’Australie et le directeur de l’aviation mozambicaine, à qui il a remis la pièce. “Celle-ci a été envoyée en Australie, dit-il, où elle va être analysée par les autorités australiennes, la Malaisie et par Boeing.”“Sur la base des premières informations, il est fort possible que le débris retrouvé au Mozambique provienne d’un B777”, a indiqué le ministre malaisien des Transports, Liow Tiong Lai. Blaine Gibson préfère, lui, ne pas s’avancer, “par respect pour les familles et pour ne pas déclencher espoir ou désespoir”.
Le débris était là, juste à côté du gros hippocampe.
“On trouvera l’avion un jour”
Le jour de la disparition du Malaysia Airlines 370, cet ancien avocat de l’État de Washington venait de vendre sa maison de famille en Californie et faisait ses cartons devant CNN, qui couvrait les recherches 24h/24. Il a fait ses valises et ne les a plus jamais posées. Depuis ce 8 mars 2014, Blaine Gibson parcourt le monde avec sa crinière blonde et son t-shirt “Search On”. Il est allé en Thaïlande, a parlé à des pêcheurs en Malaisie, aux villageois birmans qui auraient vu un avion se
J’adore les mystères, et celui-ci est l’un des plus grands mystères de notre histoire
Blaine Gibson
crasher, aux responsables australiens de la recherche en mer, à des pilotes, à des contrôleurs aériens. Il publie les comptes rendus détaillés de ses aventures sur Facebook, s’attire les foudres de certains, l’admiration des autres. “J’aime voyager, dit-il, glissant ici et là quelques mots de français hérités d’un vieux séjour universitaire à Bordeaux. Et je préfère rencontrer les témoins en personne que rester à fouiller devant mon ordinateur. Autrefois, j’ai fait de l’archéologie en Amérique centrale, pour découvrir ce qui était arrivé aux Mayas. Je me suis intéressé à l’Arche d’Alliance. J’adore les mystères, et celui-ci est l’un des plus grands mystères de notre histoire.” De ses enquêtes, il ne tire aucune théorie, mais pense que les habitants des Maldives ont bien vu le Malaysia Airlines le matin du 8 mars. Il souffle aussi que les données Inmarsat pourraient avoir été trafiquées par une équipe voulant détourner l’avion incognito. “Je n’affirme rien, je ne crois à aucune théorie du complot. Je pense qu’on trouvera l’avion un jour, il le faut. En attendant je dis: trouvons des preuves!”
Lire : la grosse enquête de Society sur la disparition du vol MH370 dans le Society #22
Par Emmanuelle Andreani-Facchin et Pierre Boisson
Golden boy d’Hollywood, Braxton Pope est un producteur touche-à-tout. Son carnet d'adresse ? Nicolas Cage, Bret Easton Ellis, Lindsay Lohan. Et Kanye West, avec qui il a collaboré sur les visuels d’un de ses précédents albums. Il reçoit dans des bureaux “cool”, organisés autour d’un playground de basket, pour raconter celui qui est resté son ami.
Par Pierre Boisson et Raphaël Malkin
C’est compliqué de bosser avec Kanye West ?
Je connais plein de personnalités extrêmes, des artistes excentriques, qui ont une éducation si peu commune qu’ils ne se comportent pas selon des manières ‘conventionnelles’. La plupart d’entre eux semblent avoir vécu un trauma émotionnel pendant leur jeunesse. Kanye, lui, comme être humain, ne ressemble à personne. Vraiment. C’est un artiste et une personnalité tout à fait à part. J’aime la manière qu’il a de s’exprimer, elle recèle une certaine beauté. Ce que l’on voit de lui dans les médias, ça donne une image complètement différente de ce qu’il est, de ce que tu comprends en tout cas quand tu passes du temps avec lui.
Qu’est-ce qui vous a amené à devenir amis ?
J’ai toujours été un admirateur de sa musique et de son travail. Bien sûr, parfois tu rencontres des artistes dont tu aimes le travail et qui se révèlent humainement insupportables. Sans compter que la célébrité n’a jamais fait de quiconque une meilleure personne. Kanye est quelqu’un de très attentionné, captivant, intelligent. Il est unique. Comme artiste, il est naturellement doué pour la musique, mais il est beaucoup plus que cela. C’est un grand sensible, un curieux qui a un goût incroyable dans de nombreuses disciplines. Il sait, à sa façon, amener des gens talentueux à travailler ensemble. C’est un ‘artiste collage’, qui a plusieurs palettes de création.
Il doit bien avoir quelques défauts…
Tout ce que je peux dire, c’est qu’il est tel qu’il est. Il parle comme il pense, sans suivre aucune règle, et ses montées électriques, ses passions, peuvent parfois susciter les critiques. Son cerveau fonctionne à un très haut niveau de tours par minutes. Un jour, j’ai bossé sur un projet avec Denis Johnson (écrivain américain qui a notamment publié Jesus’ Son et Arbre de fumée, ndlr), et on avait une réunion avec HBO. Denis s’est énervé : ‘J’ai juste besoin d’un chapeau assez gros pour couvrir l’orage qui se déchaîne dans ma tête.’ Voilà Kanye : la tempête vit en lui. Et il ne veut pas être le monsieur Météo, il veut être celui qui fabrique le climat.
Reste à savoir si on se souviendra de lui comme d’un clown ou d’un génie ?
Je suis totalement persuadé que son héritage musical et culturel passera l’épreuve du temps. Kanye West, ce n’est pas seulement la musique. Il y a ce qu’il représente dans la culture populaire, il y a la mode, et il y a encore plein de choses qui arrivent. Sa production est littéralement colossale. Basquiat a traversé les époques, Bowie le fera, et je suis sûr que Kanye aussi.
Il continue de vous surprendre, dans la vie de tous les jours ?
Je me rappelle d’un jour où nous trainions au bord de la piscine de la maison des Kardashian. Je lui parlais de Wtaps, une marque de vêtements japonaise que j’aime bien, et il m’a regardé sans rien dire, il bougeait juste ses pieds posés sur la table. Je blablatais sur son label et il ne répondait rien, pas un mot, il matait juste la table. Finalement, j’ai compris qu’il voulait seulement que je vois ses chaussures qui, bien sûr, étaient des Wtaps.
Par Pierre Boisson et Raphaël Malkin
Matthew Heineman a passé des mois dans des territoires contrôlés par les cartels, à la frontière entre l’Arizona et le Mexique. Aux côtés des vigilantes, ces civils qui ont choisi de prendre les armes, excédés par l’impuissance du gouvernement, il en a tiré le film documentaire Cartel Land, nommé aux Oscars et bientôt diffusé en France. Dont il raconte en exclusivité les coulisses.
Par Lucas Minisini
Matthew Heineman.
Malgré le fait qu’au Mexique, de nombreux journalistes traitant des cartels l’ont payé de leur vie, vous avez décidé d’y consacrer un documentaire. Pourquoi ?
J’étais dans le métro à New York, c’était après mon dernier documentaire Escape Fire (sur le système de santé américain, ndlr). Je lisais un article dans le magazine Rolling Stone qui s’appelait ‘Border Man’. Il évoquait les groupes de vigilantes qui évoluent du côté américain de la frontière avec le Mexique. J’étais soufflé. Je ne savais rien à propos de la frontière, ni à propos des groupes de vigilantes, ni à propos de la guerre contre les cartels. Ça m’a fasciné. Donc, je me suis arrangé pour entrer en contact avec Tim Foley et le groupe qu’il dirige, Arizona Border Recon. Après sept mois à tenter de les infiltrer, j’ai finalement eu le feu vert, et j’y suis allé pour filmer. J’y suis resté quatre mois environ. Et là, mon père m’a envoyé un article concernant Las Autodefensas. Ce groupe de civils au Mexique se battait contre les cartels. J’ai tout de suite su que je voulais faire un portrait parallèle à propos des groupes de vigilantes des deux côtés de la frontière. Deux semaines après, j’étais en train de filmer au Mexique. J’étais vraiment fasciné par les raisons qui pouvaient pousser des hommes et des femmes à prendre les armes. Et ce qui les amenait à assumer ça personnellement, en plus de toutes les conséquences que ça pouvait entraîner dans leur vie.
Plus généralement, que pensez-vous des sujets habituels sur les cartels ?
La couverture médiatique concernant les cartels et la guerre de la drogue est très importante. Il existe même une sorte de glorification dans plusieurs films et séries télé. Donc je voulais montrer comment cette violence affectait la vie quotidienne de Mexicains lambda, mettre un visage humain sur cette violence. Je voulais aller jusqu’au bout de ce que l’on ne voit pas d’habitude.
Comment s’établit le contact avec des groupes armés dans un contexte de guerre ?
La première chose, c’est de faire en sorte que l’on t’ouvre la porte. Dans l’Arizona, ça m’a pris un temps fou. Mais une fois là-bas, j’avais un accès complet.
C’est vraiment malheureux qu’il y ait eu autant d’attention sur cette interview de El Chapo. J’aurais aimé que le débat se concentre sur la souffrance des Mexicains et le cercle infernal de violence causé par le trafic de drogue
Au Mexique, ça s’est fait très rapidement. Ils m’ont juste dit : ‘Ouais bien sûr, viens.’ Mais la clé dans un film comme celui-là, c’est ce que l’on fait avec cet accès. J’étais très clair avec le docteur Mireles (le leader, ndlr) et son groupe d’Autodefensas. Je ne venais pas pour prendre parti, je n’avais pas d’agenda particulier, aucune notion préconçue. Je voulais que l’histoire dicte ce que je ferai. Je pense qu’ils ont apprécié. Aucun but, aucun agenda. Et c’est ce qui m’a permis de me retrouver dans de nombreux lieux. Mais ce qui a aidé plus que tout, c’était le temps. Je ne me suis pas juste parachuté dedans sur un ou deux jours, comme certains médias que j’ai pu voir là-bas. J’ai continué à y aller, encore et encore. Je suis resté là-bas pendant presque neuf mois. J’ai développé des relations vraiment solides avec les personnes apparaissant dans le film. C’est pour ça que j’ai pu avoir de telles scènes. Le temps que j’ai passé, les relations que j’ai développées, la confiance que j’ai gagnée, voilà l’important.
Sur le terrain, comment ça se voit ?
Par exemple, il y a une scène où les Autodefensas étaient en mission, et où ils se font tirer dessus. On sort de la voiture pour se couvrir, et juste après, ils se lancent dans une chasse aux sorcières à travers la ville pour trouver les mecs qui les ont canardés. Là, ils trouvent cet homme qui conduit ce qu’ils pensent être la voiture d’où provenaient les tirs. C’est une scène très dramatique où un homme est arraché à sa famille, sa fille pleure à côté de lui. Ensuite, il est mis en joue par une arme et interrogé, puis finalement conduit dans une chambre de torture où d’autres personnes sont détenues. C’est une scène très dramatique. Et cette scène n’aurait jamais eu lieu si j’étais juste venu en marchant avec ma caméra en disant : ‘Hey les gars, je peux passer une journée avec vous ?’ J’étais là depuis huit mois, je les connaissais, et ce jour-là, je leur ai demandé : ‘Qu’est-ce que vous faites ?’ Certains étaient en train de charger leur arme, d’autres enfilaient des gilets pare-balles. Donc je leur ai demandé où ils allaient. Ils m’ont juste répondu : ‘On va chercher un café au Starbucks.’ Je les ai suivis. Je parle à peine espagnol, mais c’était clair que quelque chose allait se passer. Et ils m’ont laissé venir avec eux.
D’ailleurs, ce n’était pas un problème de ne pas parler espagnol ?
La barrière de la langue était parfois difficile, mais aussi utile à d’autres moments. Je comprenais à peu près 50% de ce qui était dit. Je peux trouver une salle de bain correctement, je peux commander à manger, pour le reste, je comprends les éléments basiques de chaque scène. Mais ça m’a aidé aussi ! Je ne savais pas tout ce qui était dit, mais si je l’avais su, j’aurais eu bien plus peur. Je pense qu’il y a beaucoup de moments où j’étais menacé. J’étais entouré par les autorités, par le gouvernement, par les Autodefensas, par les cartels. Menacé au point qu’ils veuillent saisir ma caméra, menacé parce qu’on me disait : ‘Pourquoi t’es là ? Qu’est-ce que tu fais exactement ?’ Souvent, je pouvais juste prétendre que je ne comprenais pas.
Comment avez-vous géré la peur ?
Je ne suis pas un reporter de guerre. Je n’ai jamais été dans de telles situations avant, dans des lieux aussi dangereux. Ce sont des endroits très effrayants pour faire un film. Cette scène de guérilla dans la voiture, c’était la première fois que je me retrouvais au milieu de coups de feu. Les balles fusaient autour de moi, alors je me concentrais sur la caméra, sur le film, sur les réglages. Vu que j’étais derrière la caméra, ça m’a aidé à me calmer dans ces situations stressantes. Mais je pense que ma plus grande peur, finalement, c’est le moment où j’ai interviewé cette femme qui a vu son mari brûlé vif et découpé en morceaux par les cartels, juste en face d’elle. Elle était là, devant moi, mais c’est comme si les cartels étaient présents aussi. Elle avait les yeux vides quand elle me décrivait toutes ces horreurs. Et je pensais au fait que des êtres humains aient décidé de faire ça à d’autres. Ce moment est resté ancré en moi, bien plus longtemps que quelques minutes saturées d’adrénaline.
Devant un laboratoire de Méthamphétamine dans l’État de Michoacan, au Mexique.
Quand vous ne filmiez pas, en quoi consistait la vie quotidienne ?
En fait, au début, je pensais que je racontais une histoire très simple. Une histoire de citoyens qui se protégeaient contre les cartels. Mais au fil du temps, c’est devenu beaucoup plus sombre et ambigu. Je suis devenu obsédé par le fait de découvrir qui ils étaient vraiment, ce qui se passait. J’ai toujours fait attention à respecter les personnes que je filmais, je voulais surtout comprendre. Il y avait des moments où je mangeais avec eux, je partais en mission avec eux, je dormais dans leurs caches. On passait de très longues journées ensemble, et parfois les nuits aussi. C’était une immersion totale.
Êtes-vous resté en contact avec les personnes que vous avez filmées au Mexique ?
Le docteur Mireles est toujours en prison, il n’y a eu aucun procès. Sa famille le considère comme un prisonnier politique. Je n’ai pas pu lui parler depuis, mais j’ai toujours été en contact avec sa famille. Je parle toujours à plusieurs personnes au Mexique à qui je tiens beaucoup. Par texto, par téléphone. Là-bas, l’histoire continue, même si je n’y suis plus pour filmer.
En début d’année, l’interview du chef de cartel El Chapo par Sean Penn pour le magazine Rolling Stone a fait débat. Comment l’avez-vous vécu ?
C’est vraiment malheureux qu’il y ait eu autant d’attention sur cette interview dans Rolling Stone et sur El Chapo. J’aurais aimé que le débat se concentre sur la souffrance des Mexicains, le cercle infernal de violence causé par le trafic de drogue, les 100 000 personnes qui ont perdu la vie depuis 2007, les 25 000 qui ont disparu et l’échec des pouvoirs publics. C’est ça que j’aurais voulu voir dans les titres d’articles ces derniers mois. L’article de Rolling Stone, El Chapo, ce n’est pas ça l’histoire.
L’échec du gouvernement est un élément récurrent du documentaire…
Oui, dans le documentaire, on voit comment les différentes institutions censées protéger la population ont échoué. Le gouvernement permet même aux cartels d’opérer en tout impunité. Ils contrôlent presque chaque aspect de la vie civile : des tribunaux locaux, la police locale, etc. Si l’on s’oppose à eux, ils n’hésitent pas à utiliser des méthodes extrêmes : extorsions, décapitations, kidnappings. Le gouvernement a échoué à trop de niveaux.
Vous avez rencontré des membres du gouvernement pendant le tournage ?
Je ne veux pas parler des officiels que j’ai rencontrés. Je craignais souvent bien plus le gouvernement que les cartels.
Cartel Land de Matthew Heineman, nommé aux Oscars, sera diffusé sur Canal+ le 16 mars 2016.
Par Lucas Minisini
Rhonda Levy est l’une des toutes premières personnes à avoir découvert le Kanye West artiste touche-à-tout, capable de dessiner, peindre, chanter, designer. Il était à la Polaris School for Individual Education, elle était sa professeure préférée. Pour la première fois, Rhonda Levy raconte le Kanye West lycéen.
Par Pierre Boisson et Raphaël Malkin, à Chicago
Quand Kanye West était premier de la classe.
Qui était le Kanye West que vous avez connu ?
Kanye a été mon élève pendant quatre ans. Je me rappelle l’avoir rencontré quand il était encore freshman(l’équivalent d’un élève de troisième, ndlr). Il était impatient de me montrer ses dessins et les cartoons qu’il s’amusait à faire. Je me souviens notamment de ce que j’appellerais un autoportrait non traditionnel, très symbolique, avec des références à son amour et son intérêt pour la musique. Et en sophomore, il a créé un remarquable tableau au crayon à papier représentant les luttes continuelles de l’homme noir au sein de la société américaine. Kanye a toujours ses dessins avec lui me semble-t-il.
Kanye West a souvent répété qu’il était un artiste depuis ses 5 ans. Vous vous en êtes rendu compte à l’époque ?
C’était un artiste visuel extrêmement talentueux pour quelqu’un de son âge. Il excellait à la fois dans la technique artistique pure, que ce soit pour le dessin, la peinture ou le design, et dans les questions conceptuelles. C’était un ultracréatif.
Ce n’est sans doute pas le seul élève talentueux que vous ayez connu pendant votre carrière. Est-ce que quelque chose le différenciait des autres ?
Bien sûr, j’ai connu énormément de gamins doués, et Kanye était l’un d’entre eux. Mais il avait quelque chose en plus, cette confiance en soi, ce dévouement : il passait l’essentiel de son temps libre pendant et après l’école à travailler sur sa musique, à devenir un artiste.
Quel type d’éducation transmettiez-vous à vos élèves ?
Je lui ai demandé s’il avait toujours du temps à consacrer à l’art en général, au-delà de sa musique, il m’a dit que oui
Rhonda Levy
Je pense qu’une des choses les plus importantes qu’un professeur d’art peut transmettre à ses élèves est de les aider à comprendre comment l’art rentre dans leur existence ; pourquoi l’art est une composante si importante de la société et de leurs vies ; de quelle manière l’art transforme le quotidien ; quel pouvoir ou contrôle l’artiste peut avoir sur le changement des opinions, des manières de penser ou même de la société. Avec Kanye, nous parlions beaucoup, essentiellement d’art et de musique. Je lui donnais des conseils, qu’il le demande ou non ! Nous nous entendions très bien, et j’ai toujours aimé l’avoir en classe autour de moi.
Kanye West était très proche de sa mère. Vous vous souvenez de “Miss West” ?
J’ai rencontré Mme West à plusieurs reprises, notamment lors des rencontres parents/professeurs. C’était une femme très gentille, extrêmement éduquée, et très concernée par le futur de son fils. Je pense qu’elle lui a donné les outils et les possibilités pour qu’il développe sa musique, elle comprenait son besoin d’essayer de réussir dans l’industrie musicale. Elle était son socle, son roc, son support moral pendant ses débuts et ses premiers succès, jusqu’à son décès…
Sa mort en novembre 2007 semble avoir plongé Kanye West dans une sévère dépression. Vous vous en souvenez comme d’un enfant heureux ?
Il semblait l’être, tout du moins en salle d’art plastique ou de musique. La quête de la perfection qu’il recherche aujourd’hui n’était pas un obstacle à l’époque, il était juste trop bon dans ce qu’il faisait.
Vous l’avez revu ?
Je suis resté en contact avec Kanye plusieurs années après le lycée. Il était alors inscrit en école d’art pendant un an, puis est entré à l’université, avant de tout lâcher pour poursuivre sa carrière musicale. La dernière fois que je l’ai vu, c’était avant un concert à Chicago, je lui ai demandé s’il avait toujours du temps à consacrer à l’art en général, au-delà de sa musique. Il m’a dit que oui, il m’a dit que l’art était tout pour lui. J’ai été très heureuse d’entendre cela.
Par Pierre Boisson et Raphaël Malkin, à Chicago
Seul acteur français au casting du grand favori des Oscars, The Revenant, un normand de Muneville-le-Bingard a été choisi pour jouer le chef des trappeurs. Fabrice Adde découvrait alors pour la première fois l’Amérique. Entre la soirée d'anniversaire de DiCaprio, les longues journées d'attentes dans le froid, Raymond Domenech et les exigences d'Inarritu, journal de bord d’un acteur en vadrouille. À la première personne.
Propos recueillis par Brieux Férot
Fabrice Adde, profession trappeur.
Le casting
Pour jouer le rôle de Toussaint, le chef des trappeurs français, le dixième personage du film, en gros, les Américains cherchaient un physique et un Français qui sentent la France, quelque chose comme ça, pas un Québécois sans accent. À l’automne 2014, je reçois deux, trois pages de dialogues et je demande à un copain réalisateur –qui ne fait pas de films, mais bon– s’il peut m’aider. Lui, tout à coup, se dit : ‘Ah ouais, super, on va faire ça…’ Je me retrouve avec une scène à jouer de chez moi (à Liège, ndlr), où je négocie des peaux de marmotte et d’ours, parce que parfois, le trappeur fait ça avec des Indiens. Donc je prends ma caméra et on se met au fond de mon jardin. Si on cadre d’assez près, on peut croire à une clairière ou à une forêt, hein… Je me fais pousser la barbe, je ne me lave pas les cheveux pendant deux jours pour qu’ils tiennent avec du gel, je mets deux blousons en cuir et une chemise à carreaux verte pour que ça fasse un peu bûcheron, et puis je m’assoie, je prends une vieille bouteille de bière et des peaux de mouton. On en a parce qu’en Belgique, quand t’es petit, ils font tes photos de bébé sur des peaux d’animaux. Valentine, ma petite amie, fait la chef indienne, elle va me lancer les peaux. Action.
Trois semaines plus tard, j’ai un retour d’Inarritu qui est très intéressé, sauf qu’il m’appelait Fabrouce
On fait quatre versions, dont une un peu plate, parce qu’on se dit qu’il y a peut-être des codes à respecter, et une version un peu Gégé Depardieu, quoi, vu que le texte est en français : ‘Oh putain, moi je veux une femme avec des gros seins et qui cuisine, hum hum…’ C’est le texte, hein ! Deux minutes, pas plus. Je fais aussi une version assez ‘rrh, rrh’. Au final, on a un truc de douze minutes plus une petite présentation avec un gros accent – ‘Hello I am Fabrice Adde, I come from France, and I go to see you…’ Ma meuf est à côté, je demande aussi à une copine de traduire et joue sur le côté français, genre ‘c’est comme ça et pas autrement, merde, les affaires, c’est les affaires, business is business’. On envoie et c’est parti. Trois semaines plus tard, j’ai un retour d’Inarritu qui est très intéressé, sauf qu’il m’appelait Fabrouce. Bon. Il est très intéressé, tout ça, mais ils vont quand même chercher des gens au Canada. Alors là, je ne comprends pas trop pourquoi, je me dis que c’est mort. Finalement, j’ai une réponse fin novembre : j’apprends que je suis sélectionné parmi 40 candidats, dont Vincent Pérez et Jérémie Elkaïm… À ce moment, je sais qu’il y a DiCaprio au casting mais pas que j’ai une scène avec lui.
La préparation à Paris
À partir de là, ils me disent de ne plus me couper les cheveux, de ne plus rien couper en fait, faut qu’il y ait du poil, que je ressemble à un ours. C’était un tournage très, très poilu. Je pars à Paris faire un moulage de mon corps. Ils voulaient mon corps mort : on te moule avec du latex, t’as des sensations bizarres, je crois que c’est comme ça quand on est mort. Fallait pas que je bouge, hein, genre faut fumer des trucs illicites avant, respirer par le nez et être très détendu, sinon… Il y a des gens comme Jean-Claude Dreyfus, des claustrophobes aussi, bon bah, ils peuvent pas. Tu finis avec trois kilos de peaux, ça dure 45 minutes comme ça, et tu ne dois pas bouger du tout, tu rentres dans une espèce de transe, c’est assez bizarre. Et puis tout à coup, ils t’arrachent des trucs avec les poils. Après, dans le film, tu ne verras rien. Ça coûte 4 000 euros à faire mais ils ne l’ont pas utilisé. Il y a un bout de corps mort de Fabrice Adde qui traîne aux États-Unis, et que j’aimerais bien récupérer d’ailleurs. Pour un spectacle.
La préparation dans l’Alberta
Ensuite, j’ai dû traverser l’Atlantique pour essayer des costumes. Moi, j’ai été élevé à la dure, hein, je suis fils de paysan, un peu brut, on m’a plutôt appris à porter sa bouche vers l’assiette que le contraire, donc voyager en première classe… J’ai la barbe, les gens sont un peu terrorisés quand j’entre avec mon sac. On dirait un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Pour tous les personnages, il y a quelque chose comme ça de l’ordre de l’homme qui a vu l’ours, une animalité qui me renvoie à mon humanité. Parce qu’après, je me fais quand même couper les couilles
Dans l’avion, je travaille un peu mon personnage, parce que je crois beaucoup à la force de l’inconscient, je suis très fraternel avec mon inconscient, donc j’y vais : ‘Vas-y ! C’est quoi ? Du champagne ? Verse, verse, verse !’ Bon, je ne me bourre pas la gueule non plus mais je me dis : ‘Qu’est-ce que tu fous là ?’ Après, quand tu te poses, tu ne commences pas par Los Angeles, hein, c’est Calgary, une ville pétrolière où il fait -27. Bam. Les gens ne me répondent pas, de toute façon ils ne savent pas qui je suis. À l’hôtel, tu prends tout, tu regardes tout, t’écoutes tout. Et donc là, je pars dans l’Alberta, à Calgary, fin novembre, pour des essais costumes et maquillage. Au début, ça fait trop tsar polonais, et on n’est pas dans l’époque. Un autre, ça fait trop Lawrence d’Arabie, ça va pas du tout… C’est quand même avec une nana qui a déjà eu un Oscar pour les costumes donc tu essaies plein de trucs, des chaussures, des machins, c’est quand même le chef des trappeurs, hein. Et là, je vais voir Inarritu. Qui n’en a absolument rien à foutre. Plutôt, il ne voit rien, on est habillés comme des ours, avec des couches de plein de trucs. Là, il regarde, il dit non, il veut mettre une toque, hop, les cheveux comme ça, pouf pouf, en fait non, même pas besoin de toque. Et puis c’est validé. Ça a pris quinze jours, très bien, et voilà, c’est fini : ‘Tu tournes dans trois semaines.’ Je me dis que je vais travailler un peu mon truc…
L’attente
Le soleil se lève à 9h30 et se couche à 15h30. T’as pas intérêt à te lever tard. Une heure et demie pour aller sur le plateau en bus. Ne jamais monter derrière, tu sens les nids-de-poule comme jamais. Une fois arrivé là-bas, dans la forêt, les bagnoles, ce sont des voiturettes de golf déguisées en moissonneuses-batteuses. Je ne peux pas aller sur le plateau quand je ne tourne pas. Du coup, je me fais des relations. Je joue au poker avec tous les autres trappeurs, le french flair, sûrement. On se marre bien. On me dit que je tourne mi-novembre, avant le revirement : ‘Bah non, il neige pas et il faut de la neige…’ On me prend donc un billet pour la Belgique. Je vais pour monter dans le taxi quand on m’appelle pour m’annoncer : ‘Non, non, tu restes en fait, on va tourner après-demain.’ Mais deux jours plus tard, toujours pas de neige, donc je reste dans ma chambre avec vue sur un parking mais je suis content, je suis au Canada. Sauf que tu fais vite le tour des rues de Squamish. Je suis seul, il fait nuit, je regarde du hockey –quelqu’un arrive à voir le palet ? Après dix jours à parler anglais, je ne peux plus développer de conversations. La seule gonzesse, c’est la femme qui tient l’épicerie, et je ne peux pas appeler parce que ça coûte supercher. J’ai pensé à écrire un livre, genre Comment réussir à ne pas être heureux, à un moment où tout le monde te dit : ‘Putain, c’est génial pour toi !’ Je culpabilise car je me dis que je devrais être heureux, j’ai un peu l’impression d’être en cure de désintoxication. Il y a un magasin où ils ne vendent que de l’alcool. J’ai envie de picoler tout seul et tout, mais bon, c’est pas du tout mon truc. Je commence alors à lire un roman d’Herman Koch, Le dîner. Puis celui qui a inspiré le film que j’allais tourner, mais mon personnage est beaucoup plus sympa dans le livre, il ne tue pas, il ne viole pas, il aide.
L’attente.
Le tournage
Enfin, on me dit que je tourne le lendemain. Pick-up à 4h30. Et moi, je suis encore en décalage. Là-bas, ils préparent tout, on fait les répétitions. La première scène dure deux jours, elle est sans DiCaprio mais avec les Indiens. Il y en a un qui me dit : ‘Aba hou hou.’ Je ne comprends rien, il y a un traducteur qui m’aide, je ne parle pas leur langue, c’est obscur. Visiblement, il n’y a pas beaucoup de consommes. Sur le plateau, on boit du thé, beaucoup. Au bout de dix, bah tu as envie de pisser. Je demande à faire une pause à Inarritu, et là, tous les autres qui n’osent pas parler au réalisateur me disent qu’ils ont envie de pisser depuis une demi-heure : ‘T’es le chef, tu dois lead notre team.’ Je demande donc pour mes copains trappeurs. Le problème, c’est que j’ai quinze couches sur moi, je ne sais pas comment ils faisaient à l’époque. Pour une autre scène, ils installent une flamme sur le plateau. Inarritu me dit : ‘Ah, c’est bien quand t’as la flamme à coté.’ Sauf que je cuis. ‘Pourquoi tu fais des grimaces comme ça ? – Bah ça me brûle.’ J’ai beau résister, au bout d’un moment, ça brûle. Des petits détails. Il y a aussi cette scène de viol, il veut que j’en fasse beaucoup plus, ce qu’on ne voit pas assez au cinéma français, en fait, j’aime bien ce côté-là : pour tous les personnages, il y a quelque chose comme ça de l’ordre de l’homme qui a vu l’ours, une animalité qui me renvoie à mon humanité. Parce qu’après, je me fais quand même couper les couilles.
En attendant la pause pipi, Fabrouce et la doublure lituanienne de DiCaprio se serrent les coudes.
La scène avec DiCaprio
Je suis en train de répéter une scène avec sa doublure, un Lituanien, et à un moment donné, il apparaît d’on ne sait où, et le voilà. Tac, tac, hello ! hello ! C’est DiCaprio. La scène est trop écrite à son goût, alors il se met à expliquer au réalisateur que ça ne va pas, que la ceinture autour de la bouche et autour d’un arbre, c’est trop. ‘No, no, it’s Hollywood.’ Lui, il veut faire un truc plus violent : claquer la tête de l’autre contre l’arbre, mettre la main là, le mettre en joue puis lui dire de fermer sa gueule : ‘Ne crie pas sinon je t’éclate !’ Ça s’est très bien passé, mais tu sens que c’est le seul qui peut faire ce genre de choses. Avec DiCaprio, il n’y a pas de chichis. Il se comporte comme ce que l’on attend d’un acteur professionnel, alors que j’ai déjà vu dans ma vie des figurants qui pétaient un câble parce qu’il n’y avait pas de salami sur la table régie. Sur le tournage, il apparaît, tu te retournes pour lui dire au revoir car la scène est finie, et hop, il a disparu. Il apparaît, il disparaît, voilà. Deux heures trente minutes et c’est fini. DiCaprio a une doublure qui fait vraiment tout. Lui, il regarde, il regarde, puis se met dans les pas de la doublure et après il joue. Dit comme ça, ça casse un peu le mythe mais en fait non, tu sens qu’il essaie de bien repérer les difficultés des scènes compliquées. J’ai aussi passé une journée le froc baissé, avec un canon à chaleur sur moi et DiCaprio à 20 mètres, comme si on était au bois de Boulogne, c’était surréaliste.
DiCaprio se comporte comme ce que l’on attend d’un acteur professionnel, alors que j’ai déjà vu dans ma vie des figurants qui pétaient un câble parce qu’il n’y avait pas de salami sur la table régie
C’est normal, c’est mon métier, mais il y a toujours un moment de dépressurisation où tu te dis que tu vas te réveiller. À un moment donné, le tournage s’arrête pour son anniversaire. Il est scorpion. Et son anniversaire, à DiCaprio, ça dure une semaine. Donc le tournage s’arrête pendant une semaine ! J’aimerais bien qu’il m’invite à son anniversaire, je le trouve très chouette. Mais il n’est pas logé avec nous, et c’est avec sa doublure qu’on fait une fête. À l’hôtel. Mon agent me dit de faire gaffe, que je suis en Amérique, tout ça. Là, je ne sais pas ce qui se passe, l’anglais me vient mieux, je me mets à danser, tequila, paf ! Je ne me souviens plus de la suite, trou noir. Je sais juste que j’ai fini à poil dans la piscine d’un autre hôtel, à faire l’éléphant. Moi, je me dis : ‘Je le fais ou je le fais pas ?’ Eux, ils me chauffent : ‘Yes, yes, very funny, Fabrouce yeahhhhh !’ Mais bon, c’est toujours pareil quand tu as des trous noirs, tu ne sais pas. On était 200 au total. Finalement, je ne fais qu’une scène en novembre, ils me ramènent en Belgique, puis j’y retourne en février, une semaine, quatre jours de tournage. Au Canada, ils me rassurent : ‘C’est bien, on est heureux pour toi, ce rôle, tu le mérites.’ Quand je reviens en Belgique et que je dis que j’étais en tournage au Canada avec DiCaprio et Inarritu, ils pensent tous que je me fous de leur gueule, certains se disent: ‘Mais pourquoi ce n’est pas moi ?’ J’en sais rien, moi, demandez à Inarritu. Je l’ai revu à une fête du tournage, Inarritu, je l’ai fait rire je crois, un peu comme un copain.
L’avant-première parisienne au Grand Rex
J’arrive et je me retrouve dehors, à coté du mec de la sécurité. Je lui dis que je suis dans le film et que je veux juste passer, que je suis le trappeur français. Il me dit : ‘Mais oui, t’es le trappeur français, on a parlé de toi une demi-heure à la réunion ce matin…’ Au moment où il se fout de ma gueule, il y a Raymond Domenech et Estelle Denis qui passent devant les photographes, Nelson Monfort et Nagui aussi. Je ne comprends pas trop, parce qu’ils ne sont pas dans le film, eux. Ils vont juste au cinéma. Après, je me vois mal aller devant cette masse de journalistes pour qu’on me prenne en photo parce que je suis le seul trappeur français, et que tout le monde fasse : ‘OK, c’est bon, merci.’ Là, je me dis que je ne vais jamais arriver à faire carrière. À l’intérieur, on ne m’appelle pas non plus sur scène mais je m’en fous, l’important, c’est de faire le métier, être acteur. Même mon agent pense qu’on me voyait de loin, de dos et dans le fond. Je crois qu’ils ne se sont pas rendu compte que mon personnage, il a quand même une importance dans l’histoire. Après, le film est aux Oscars, c’est déjà assez flatteur, je ne me plains pas… DiCaprio, je l’ai vu à l’avant-première, bonjour et tout. Mais c’est moi qui ai merdé, j’aurais pu aller à la soirée après mais je n’ai jamais su me placer.
The Revenant de Alejandro Gonzalez Inarritu, avec Leonardo DiCaprio, et donc, Fabrice Adde, en salle le mercredi 24 février 2016.
Propos recueillis par Brieux Férot
La romancière américaine Harper Lee s'est éteinte ce vendredi 19 février, à l'âge de 89 ans. Après avoir remporté le prix Pulitzer en 1961 pour son célèbre premier roman Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, elle avait, sans prévenir, rejoint aussitôt le clan des ermites littéraires: plus un mot, plus une apparition, plus un livre. Juste un mystère insondable. Jusqu’à la dernière rentrée littéraire et la sortie en grande pompe de son “deuxième livre” oublié, Va et poste une sentinelle. Sauf que l’histoire ne s’arrête pas là: il y aurait, quelque part, un troisième livre de la légendaire écrivaine américaine. Vraiment ? Dans son numéro 21, paru le 11 décembre 2015, le magazine Society racontait son histoire.
Par Hélène Coutard
Harper Lee dans le bureau de son père
à Monroeville, en 1961.
Ça commence par une série de faits divers morbides en provenance du fin fond des États-Unis. Le 6 août 1970, le téléphone du commissariat d’Alexander City, Alabama, sonne à 2h45 du matin, un temps dans le vide. Une voix d’homme signale un accident de voiture. Lorsque la police arrive sur les lieux, elle découvre une 1968 Ford encastrée dans un arbre ; et à l’intérieur de la voiture, le corps de Mary Lou Maxwell, la femme du révérend de la ville. Mary Lou Maxwell n’est pas morte dans l’accident: elle a été battue et, au vu de la corde retrouvée à quelques mètres du véhicule, probablement étranglée. Accusé du meurtre de son épouse, le révérend William Maxwell est innocenté par sa voisine Dorcus Anderson, qui lui fournit son alibi. Il touche au passage les 90 000 dollars de l’assurance. Quelques mois plus tard, Maxwell épouse en secondes noces Dorcus, dont le mari est entre-temps décédé dans des circonstances étranges. Puis, c’est le frère de Maxwell qui est retrouvé mort. L’alcoolisme, dit-on. Arrive 1973, et le tour de Dorcus. Morte dans sa voiture. Il y a des traces de strangulation mais la justice conclut à une crise d’asthme aiguë, et le révérend Maxwell empoche les 50 000 dollars de son assurance vie. Le mythe ‘du Voodoo Preacher’ est né: dans la région, il se raconte que le révérend pratique la magie noire et le bruit court qu’il aurait, chez lui, des jarres remplies de sang, étiquetées “love”, “hate”, “death”… En 1976, la rumeur trouve un nouvel écho: le neveu de William Maxwell, James Hicks, décède à son tour dans un accident de voiture qui laisse le véhicule intact et le corps aussi. Mais James est mort. Affaire classée, encore. Jusqu’au 11 juillet 1977, où tout cela va trop loin. Alors qu’il conduit sur l’autoroute, un certain Amos Hearn aperçoit Will Maxwell au bord de la route. Le révérend est en train de manipuler le corps de Shirley Ann Ellington, 16 ans, manifestement occupé à la faire passer sous les roues de sa voiture afin de faire croire à un accident. Shirley Ann Ellington ne se débat pas: elle est déjà morte. Elle était la fille de sa nouvelle femme. Le troisième dimanche de juin, la petite ville d’Alexander City enterre Shirley. Trois cents personnes réunies dans la chapelle, dans une atmosphère de recueillement. Entre alors en scène un nouveau personnage. Robert Burns, chauffeur routier à peine revenu du Viêt Nam, est l’oncle de la défunte Shirley. Il aperçoit le révérend, dégaine son Beretta calibre .25 et fait feu, trois fois. Maxwell est au sol. Fin de parcours pour ‘le Voodoo Preacher’. La suite de l’histoire? Pour se défendre, Robert Burns se tourne vers Tom Radney, l’avocat historique de William Maxwell. Et, comme l’homme de loi avait réussi à blanchir le révérend de chacune de ses affaires, il permet à Burns de ressortir du procès libre comme l’air. Pendant ce temps, 247 kilomètres plus au sud, Harper Lee coule des jours tranquilles à Monroeville.
Dans l’ombre de Truman Capote
Tellement tranquilles que c’en serait presque suspect. En 1977, cela fait déjà 17 ans que l’Amérique attend le second roman de l’un de ses écrivains les plus secrets. La suite de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, lauréat du prix Pulitzer en 1961. Sortie au moment de la lutte pour les droits civiques, cette histoire d’une petite fille dont le père avocat décide de défendre un homme noir accusé à tort de viol dans le Sud des États-Unis est devenue un symbole de la lutte pour l’égalité des races. Et a fait au passage de son auteure une icône nationale. En tête de la liste des best-sellers du New York Times pendant 98 semaines, Harper Lee a vendu à travers le monde 40 millions de copies de ce qui est immédiatement devenu un classique, le livre le plus étudié dans les écoles américaines, aux côtés de Gatsby le magnifique et Macbeth. À quoi s’ajoute le mystère: Harper Lee est invisible. Depuis 1964, elle a décidé de décliner toutes les demandes d’interview et les apparitions publiques. Sa vie se partage entre New York, où elle vit en solitaire, et la maison familiale de Monroeville, Alabama, qu’elle habite avec sa grande sœur Alice, son lien le plus fort avec le monde extérieur. “Elles étaient toutes les deux tout le temps ensemble, témoigne aujourd’hui Hank, le neveu des sœurs. Elles passaient leur temps à lire,discuter littérature et jouer au golf.” Les frangines Lee passent également du temps à trier l’énorme correspondance que le bureau de poste reçoit tous les jours pour Harper, dédicacent des livres, signent des lettres. Et, gentiment, éconduisent les hordes de fans, touristes, curieux et journalistes qui s’approchent de leur porche.
Lorsque l’avocat Tom Radney écrit en 1978 à Harper Lee pour l’inviter à venir jeter un oeil sur les crimes de William Maxwell, celle-ci n’hésite pas. Elle fait ses bagages et déménage à Alexander City. En ligne de mire: son De sang-froid à elle, et à elle toute seule
Harper Lee est aussi un mystère pour son éditeur. Tout de suite après Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, alors qu’il aurait aimé la voir se pencher sur un nouveau manuscrit, elle a préféré travailler avec Truman Capote à ce qui deviendra le plus grand chef-d’œuvre de l’écrivain, De sang-froid. Lee et Capote ont beau sembler à des années-lumière l’un de l’autre –elle si discrète, lui si people avant l’heure–, ils se connaissent depuis longtemps. En fait, ils ont passé leur enfance ensemble. L’été, ils avaient développé un exercice à quatre mains. Le père de Lee leur rapportait les journaux et, en se servant des actualités du coin, les deux enfants écrivaient des histoires. Capote la première phrase, Lee la deuxième, etc. Ces nouvelles en duo s’inscrivent dans la grande tradition Southern Gothic. Comme chez Faulkner et Tennessee Williams, on y trouve des personnages complexes, souvent mentalement instables, qui évoluent dans l’obscurité et s’entretuent pour de sombres prétextes moraux. Des histoires du Sud, violentes, empreintes d’un humour noir, dans une société raciste marquée par l’esclavage. Pour autant, des années plus tard, c’est une histoire du Midwest qui va les réunir à nouveau. En 1959, le New York Times publie une brève sur l’assassinat de quatre membres d’une famille de fermiers à Holcomb, Kansas. Harper Lee et Truman Capote partent enquêter sur place, reviennent avec des milliers de pages de notes. “La présence d’Harper Lee a été fondamentale, raconte Ralph Voss, ancien professeur de l’University of Alabama et spécialiste de Truman Capote. Grâce à elle, ils ont puse rapprocher des conservateurs du Kansas, qui étaient au départ plutôt rebutés par les manières, les grands airs et l’apparence de Capote.”
De sang-froid sort en 1965. C’est un immense succès. Mais surprise, Capote a oublié de créditer son amie sur la couverture: elle n’a droit qu’à une vague mention. S’ajoute à ce désaveu la rumeur persistante qui voudrait que Truman Capote soit le véritable écrivain derrière Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. “Capote était connu avant Harper Lee, remet Charles J. Shields, le biographe de Lee. Les gens se sont dit: ‘Quelle est la probabilité que deux des plus grands auteurs américains du moment aient grandi l’un en face de l’autre dans une si petite ville?’ Alors certains ont pensé que, tout simplement, Capote pourrait avoir aidé une amie inconnue à écrire un livre, par amitié. Et il est vrai qu’Harper Lee avait montré le manuscrit de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur à Capote, qui lui a indiqué qu’il pensait que c’était trop long. Mais penser qu’il a fait plus que cela, c’est non seulement sexiste, mais c’est absurde: n’importe qui connaissant un petit peu le personnage de Truman Capote sait que s’il avait écrit le livre qui a gagné le Pulitzer, il l’aurait crié sur tous les toits!” Où l’on touche du doigt une autre explication plausible de pourquoi Capote aurait minoré le rôle joué par Harper Lee dans De sang-froid: par jalousie pour le Pulitzer qu’elle avait gagné avec son roman à elle.
Harper Lee, de retour chez elle, en 1961.
Marja Mills, voisine et amie des deux sœurs Lee entre 2004 et 2006, et auteure de The Mockingbird Next Door, se souvient qu’Alice et Harper parlaient parfois encore, des années plus tard, de ce sujet si triste. “Alice disait souvent que c’était ‘le plus gros mensonge jamais prononcé’. Elle pensait que Truman était jaloux du Pulitzer. Bien sûr, il avait aussi des problèmes de drogue. Leur relation a pâti des addictions de Truman.” À la fin des années 60, les deux écrivains restent amis, mais s’éloignent. “S’il est tentant de dire que Lee s’est sentie sous-estimée après De sang-froid, je pense qu’il y avait plus que ça, théorise Ralph Voss.En grandissant, ils ont développé des personnalités diamétralement opposées. Il était flamboyant, elle était solitaire. Il aimait attirer l’attention, elle a choisi de retourner à Monroeville pour s’en éloigner. Il a énormément publié, elle plus rien.” Est-ce par jalousie? Par désir de vengeance? Par esprit de compétition? Ou parce qu’il lui rappelle Atticus Finch, l’avocat humaniste de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur? Lorsque Tom Radney écrit en 1978 à Harper Lee pour l’inviter à venir jeter un œil sur les crimes de William Maxwell, celle-ci n’hésite pas une seconde. Elle fait ses bagages et déménage à Alexander City. En ligne de mire: son De sang-froid à elle, et à elle toute seule.
“À chaque fois, une nouvelle excuse”
“Harper Lee a passé plusieurs mois en ville”, confirme aujourd’hui fièrement Madolyn Price. La petite-fille de l’avocat Tom Radney se souvient avoir croisé, petite, cette drôle de femme qui fumait la pipe, buvait du whisky, parlait base-ball avec les hommes. Et utilisait beaucoup le mot fuck. Elle se rappelle qu’elle “posait beaucoup de questions sur l’affaire”. C’est peu de le dire. Pendant neuf mois, l’écrivaine interroge tous ceux qui ont connu le révérend. Elle s’entretient également avec le tireur et passe d’innombrables heures avec Tom Radney et sa famille. Elle décide vite que l’avocat sera le centre du livre, et que le livre s’appellera The Reverend. Harper Lee rassemble des pages et des pages de notes. “Ma mère lui a rendu visite dans sa chambre d’hôtel un jour. Il y avait plein de papiers griffonnés et de journaux partout”, se souvient Madolyn Price. Pourtant, comme toujours avec Harper Lee, le projet se nappe vite d’une aura de mystère. Les années passent et rien ne sort. Harper Lee reste la femme d’un seul livre. “Une fois, j’ai parlé de The Reverend à Harper et sa sœur, se souvient Marja Mills, leur ancienne voisine. Je savais qu’elle avait beaucoup travaillé dessus, et même qu’elle en avait rédigé une partie. Mais au moment d’en parler, elles n’ont pas été claires sur la raison de sa non-publication. Elles restaient évasives.” Selon Charles J. Shields, Alice Lee aurait raconté un jour qu’un manuscrit sur lequel travaillait sa sœur avait été volé. Mais c’est une hypothèse parmi d’autres. Personne ne saura jamais ce qui est arrivé à The Reverend. “Quand Madame Lee a quitté la ville, raconte Madolyn, elle n’a pas dit à mon grand-père qu’elle abandonnait le livre. Pendant des mois, ils se sont donné des nouvelles. Elle lui disait qu’elle travaillait sur le manuscrit, qu’elle avait terminé ‘une première version’, que l’éditeur réclamait ceci ou cela. Elle lui a souvent dit qu’elle avait bientôt fini. Il est même allé à New York, une fois.” Harper Lee ira jusqu’à envoyer les quatre premières pages du livre à Tom Radney. “Après la mort de mon grand-père, on a essayé de ranger tous ses papiers et on est tombés sur ces quelques pages envoyées par Harper Lee, reprend Madolyn. Elle les avait probablement envoyées pour qu’il lui donne son avis. On pense que c’est le début du livre: cela commence avec un téléphone qui sonne à minuit chez mon grand-père et c’est Will Maxwell qui l’appelle depuis la prison. Ensuite, cela retrace l’histoire de mon grand-père, sa vie en Alabama et comment il en est arrivé à défendre Monsieur Maxwell.” D’après le New Yorker, qui a eu accès au texte et décrit quatre pages tapées à la machine mais numérotées à la main, Tom Radney est renommé Jonathan Larkin, le signe que Harper Lee pensait probablement aménager les faits pour en faire une fiction. Mais impossible d’en savoir plus. Au fur et à mesure que le temps a passé, les liens entre l’avocat et l’écrivaine se sont distendus. “À chaque fois qu’il téléphonait, elle semblait avoir une nouvelle excuse. Petit à petit, il a cessé d’y croire.”
“Harper Lee m’a dit qu’elle était en train de réunir toutes les informations pour écrire le livre. Puis, elle est revenue une seconde fois, et là, elle a dit qu’elle ne l’écrirait peutêtre pas”
Robert Burns
Pourtant, l’enquête d’Harper Lee semble l’avoir menée plus loin que les policiers. Dans une lettre datant de 1987 et destinée à un ami écrivain, Madison Jones, elle écrit: “J’ai accumulé assez de rumeurs, de fantasmes, de rêves, de suppositions et d’autres purs mensonges pour écrire un bouquin aussi long que l’Ancien Testament. Je pense que le révérend Maxwell a assassiné au moins cinq personnes, qu’il l’a fait pour l’argent des assurances, et qu’il avait un complice pour deux des meurtres et au moins une aide pour un autre. La personne à laquelle je pense est vivante et vit à moins de 250 kilomètres de toi.” Avant d’ajouter: “Mais je n’ai pas assez de faits vérifiés sur les crimes pour écrire un livre entier.” Robert Burns, le tireur, a aujourd’hui 74 ans. Il vit à la campagne, à Dadeville, près de la Tallapoosa River. Au Viêt Nam, cet ancien chauffeur routier natif d’Alexander City appartenait à l’Ivy Division, l’une des plus dures. À son retour au pays et après le meurtre de Maxwell, il lui faudra trois ans pour soigner son syndrome post-traumatique. Lui aussi se souvient bien d’Harper Lee. Il y a plus de 30 ans, la petite femme aux cheveux gris est venue frapper à sa porte. Elle voulait rencontrer l’homme qui avait abattu Maxwell devant 300 personnes. “Elle a débarqué sans prévenir, a raconté Burns à l’Associated Press. Elle a dit: ‘Bonjour, je suis Harper Lee, j’écris un livre sur le révérend.’ Elle connaissait bien l’affaire, elle savait même des choses que j’ignorais. Une chose dont je me souviendrai toujours, c’est qu’elle m’a dit: ‘Monsieur Burns, vous seriez surpris de savoir qui concernaient les assurances vie contractées par cet homme.’ Elle m’a dit qu’elle était en train de réunir toutes les informations pour écrire le livre. Puis, elle est revenue une seconde fois, et là, elle a dit qu’elle ne l’écrirait peut-être pas, parce que cela pourrait incriminer des gens à Alexander City.” Quels gens exactement? Burns a dit un jour, sur le Alexander City Outlook, un site internet local, que l’avocat “était marié à quelqu’un de la famille d’Harper Lee, et que ça pouvait être gênant”. Une théorie que la famille Radney n’a jamais comprise: d’après la petite-fille de l’avocat, Harper Lee était bien liée à une famille d’Alexander City, mais pas celle-ci. Marja Mills a tenté de décrypter les sous-entendus des sœurs Lee. Elle a obtenu bien peu: “Elles laissaient entendre une histoire d’une personne toujours vivante qui serait impliquée, mais sans en dire plus.” L’identité d’un éventuel complice disparaît avec le projet du livre.
Dans le secret du coffre
L’avocat Tom Radney est mort en août 2011, à 79 ans. Le passage d’Harper Lee à Alexander City aurait pu s’éteindre avec lui. Mais Madolyn Price, sa petite-fille, est du genre insistant. Elle contacte alors Tonja Carter, l’avocate d’Harper Lee, pour lui demander si l’écrivaine est toujours en possession des documents envoyés par son grand-père. Elle aimerait les récupérer, si jamais un autre auteur s’intéressait un jour à l’affaire. “D’abord, Tonja Carter ne m’a pas répondu, puis elle m’a dit qu’Harper Lee ne se souvenait pas de mon grand-père ou d’avoir travaillé sur ce livre. Encore après, elle m’a dit que sa cliente n’avait rien”, dit-elle. Les Radney sont surpris: comment Harper Lee aurait-elle pu oublier un ami de 30 ans, ses neuf mois à Alexander City ou les années passées à correspondre avec Tom? Mais ils n’insistent pas: “Nous ne voulions rien qui appartienne à Madame Lee, seulement les documents de mon grand-père, comme souvenir.” Et puis, en février 2014, alors que plus personne n’attendait plus rien, l’écrivaine revient dans l’actualité. L’éditeur HarperCollins annonce qu’il va sortir le “nouveau livre” d’Harper Lee, 55 ans après Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. Va et poste une sentinelle aurait été retrouvé par inadvertance dans un coffre familial. En réalité, le manuscrit n’est rien d’autre que le tout premier roman de l’auteur, celui qu’elle a soumis en 1957 à son premier éditeur, qui l’avait rejeté. Une sorte de brouillon de son unique livre, en somme. L’annonce déclenche une polémique gênante: il se raconte que Harper Lee, âgée désormais de 89 ans et domiciliée dans une maison de retraite de Monroeville, n’aurait jamais accepté cette parution si elle avait encore toute sa tête. Le fait que le “nouveau livre” est sorti peu après la mort de sa sœur Alice à 103 ans ajoute au côté trouble de l’affaire. En marge de cette controverse, Madolyn Price attend avec fébrilité que le contenu de l’ensemble des papiers retrouvés dans le fameux coffre soit expertisé. Tout en prévenant: “Si jamais Madame Lee retrouvait le manuscrit de The Reverend, nous souhaiterions une publication à la seule condition qu’elle le désire aussi.” La conclusion est tombée le 31 août dernier: il n’y avait pas de trace de The Reverend dans le coffre. Le ‘Voodoo Preacher’ s’en est encore tiré.
Tous propos recueillis par Hélène Coutard, sauf indiqué.
Harper Lee, à une remise de prix à l’université d’Alabama, Tuscaloosa, le 27 janvier 2006.
Par Hélène Coutard
Last Train, 14h15. Le groupe de rock qui n’atteint l’âge de Johnny Hallyday qu’en additionnant les années de ses quatre membres, vient de faire la première partie de la légende à Bercy. Au lendemain de cette première fois et quelques heures avant de remonter sur scène, récit de dix ans d’expérience. La moitié d’une vie.
Par Hélène Coutard / Photos : DR
Photo : Christophe Crénel
“Je te jure, quand il a descendu les marches pour Tennessee, j’ai chialé. J’ai chialé comme une madeleine.” Au-delà de la vapeur des cafés et de la fumée des cigarettes symptomatiques des lendemains de soirée, la salle de l’AccorHotels Arena s’élève non loin derrière la véranda. La veille au soir, les quatre membres de Last Train s’y produisaient devant une bonne douzaine de milliers de personnes, ouvrant la soirée pour Johnny Hallyday et devenant au passage les plus jeunes musiciens français de l’histoire de la salle. Pas transformés pour autant, Jean-Noël, Julien, Antoine et Tim chantonnent Marie et se demandent si Johnny abandonne vraiment une paire de Ray-Ban par soir. “Je lui ai dit bonjour”, précise Jean-Noël, 21 ans. On a eu genre une conversation d’une minute. Il a dit: ‘Bienvenue chez nous.’ Mais mec, c’est Bercy, c’est pas chez toi!” Le verdict est unanime: “C’était assez dingue.” “En fait, ça fait deux mois qu’on sait qu’on va faire la première partie de Johnny. Depuis deux mois, on se dit à chaque concert ‘allez, c’est Bercy ce soir!’ alors qu’on joue dans des bleds pourris, on est là genre: ‘Alors, il est où Johnny?’ Sauf qu’hier, il était là.”
“Julien, il savait pas jouer de la guitare. Peut-être qu’il sait toujours pas”
Il y a dix ans, dans un village “pas super sexy” en Alsace, les garçons ont 11 ans, vont à l’école avec des cartables de sixième, s’intéressent parfois au foot, ont une enfance “commune”. Autour, c’est la campagne, les champs. Parfois, ils vont acheter des t-shirts au H&M de Mulhouse. Plus tard, ils pousseront jusqu’à Strasbourg pour des concerts à La Laiterie. Surtout, entre les premiers cours d’anglais et la vie de famille dans la campagne du Nord, on cherche à s’occuper. Jean-Noël joue de la guitare dans sa chambre, Antoine de la batterie dans la sienne. Le premier se souvient: “J’ai dû dire ‘bon ben je viens chez toi’, ensuite on a invité Julien à venir jouer avec nous. Sauf que Julien, il savait pas jouer de la guitare. Peut-être qu’il sait toujours pas… Et puis c’est devenu ‘viens, on monte un groupe de rock’. Mais avec une plus petite voix, parce qu’on n’avait pas encore mué.” Il existe des photos, quelque part dans une boîte à chaussures, des Last
Si on n’avait pas pris de risques, on serait toujours en train de faire griller des burgers au Quick
Last Train
Train à 11 ans, s’efforçant de maîtriser des instruments plus grands qu’eux –peut-être réapparaîtront-elles un jour, quand il faudra répéter à l’infini l’histoire de la création du groupe. Pour l’instant, on enchaîne les cigarettes en regardant les gens passer sur le trottoir, et en essayant de se souvenir du premier concert. “C’était chez Fanny!” Et puis, non. Est-ce que c’était le Téléthon? Ou dans un quelconque bar local? La mémoire leur revient: c’était le 19 juin 2009. Ils avaient 13 ans. “Dans le local d’une association qui faisait de l’éveil à la nature pour les enfants, dans un petit village perdu en Alsace. Ils avaient fait les choses en grand: il y avait une sono, une scène et même une banderole avec le nom du groupe. Une banderole, putain. Presque mieux que Bercy.” Les garçons grandissent et se perfectionnent, sans trop y penser. Ce qui leur plaît, ce sont les concerts. Les concerts n’importe où, devant n’importe qui, n’importe comment. Au collège, puis au lycée, dans les bars du coin. Mais vite, le coin ne suffit plus. À 17 ans, ils organisent leur première tournée –six dates sur le territoire– et passent par Strasbourg, Paris, Bordeaux, Lyon. Il y a des soirs où, pour un cachet symbolique de 100 euros, tout se passe bien ; et d’autres, moins. “On a fait trois dates d’affilée à Paris, les deux premières bien, et la troisième… C’était à Belleville, il y avait personne. Peut-être cinq personnes dont trois potes. C’était glauque.” Tant pis, les garçons rentrent chez eux avec une conviction: il va falloir repartir au plus vite. Il y a le bac, il y a les études pendant deux ans, un effort non négligeable pour une jeunesse qui veut voir au-delà de Strasbourg. Pendant six mois, “jour et nuit”, Jean-Noël et Julien ne travaillent plus qu’à l’organisation de la tournée suivante, plus ambitieuse, plus longue. Aujourd’hui, le souvenir répond au doux nom de “tournée-suicide”:“On s’est endettés de 5 000 euros pour acheter un van. On a produit notre premier clip, on a produit deux morceaux. Et on est partis pour 22 concerts en 25 jours, en France et en Europe. On n’était pas payés, on dormait souvent chez l’habitant, c’était n’importe quoi, presque suicidaire. Là, on sortait de nulle part. Quand on en parle aujourd’hui avec des groupes qui commencent, ils nous demandent comment on a fait pour avoir autant de dates, mais il faut se donner la peine, on jouait pour que dalle, si on n’avait pas pris de risques, on serait toujours en train de faire griller des burgers au Quick.”
Refus fiers et système D
Prendre des risques, tout faire tout seuls: un processus qui devient peu à peu une habitude tenace. Une façon de faire de la musique popularisée aux États-Unis dans les rues sombres de Brooklyn, avant que le DIY ne devienne surtout synonyme de bijoux en papier kraft sur Pinterest. Mais les mecs de Last Train ne regardent pas vers les États-Unis, ils ne regardent pas grand-chose, d’ailleurs, à l’exception de la prochaine étape. Auréolé de sa victoire au tremplin des Inouïs au Printemps de Bourges, le groupe voit son nom se murmurer dans les couloirs des labels parisiens. Le téléphone sonne. “On faisait le booking tout seuls, remet Tim, mais on prévenait quand même les tourneurs pour dire: ‘Hey coucou, regardez ce qu’on fait.’ Quand ils ont commencé à nous rappeler, on répondait: ‘Non merci, mais venez quand même à notre concert.’ Il y avait un peu de fierté dans nos refus, mais on voulait prouver qu’on pouvait se débrouiller seuls.” De cette volonté de garder le projet en main, naîtra Cold Fame Records, le label créé
Des racines, de l’électricité, autour de guitares rageuses à une époque où cet instrument est banni des médias, c’est ça le rock et Last Train en est l’exemple incarné
Francis Zegut
par Jean-Noël et Julien qui, histoire de contourner encore la facilité, décident de produire trois autres groupes de la région. À Lyon, leur petit bureau vit sa vie pendant que Last Train s’apprête à passer l’année 2016 sur la route. “On n’a pas de thunes, mais on paye nos bureaux, on paye deux employés, on produit et réalise nos clips”, annonce Jean-Noël, avant de jeter un regard par la fenêtre. “Bien sûr qu’on peut se planter, soupire-t-il avec un sourire en coin qui ne laisse présager aucune intention de laisser cette possibilité au hasard. “Mais si on tente pas, si on reste dans le confort, on prend pas de risque et c’est le risque qui paye.” Et effectivement, le risque commence à payer. S’enchaînent Bars en Trans, Garorock, Rock en Seine, la Flèche d’Or, les articles dans la presse et un florilège d’apparitions dans des “tops 5 des groupes à surveiller”. Dans les conversations d’après minuit, on fait des raccourcis allant des “nouveaux Brian Jonestown Massacre/Black Keys/Arctic Monkeys/Black Rebel Motorcycle Club” à “l’esprit Wu Lyf”. Bien avant minuit, Francis Zegut repousse les limites de ses plages horaires et offre à Last Train une émission de deux heures sur RTL2 le 10 novembre dernier. Aujourd’hui, il est encore “plutôt fier d’avoir croisé leur chemin” et s’émerveille de leur “intensité incroyable”: “des racines, de l’électricité, autour de guitares rageuses à une époque où cet instrument est banni des médias, c’est ça le rock et Last Train en est l’exemple incarné”, assure-t-il. Les superlatifs se mêlent, la tournée s’allonge, et dans une industrie qui pousse chaque artiste à pondre un LP au premier alexandrin dans Les Inrocks, Last Train a dix ans d’expérience et pas d’album à l’horizon. “On a sorti deux EP et encore, on vous a bien niqué sur le deuxième, il y a trois chansons déjà sorties”, rectifie Jean-Noël. “C’est tout bête, on est un groupe qui vit par le live. Pour l’instant, on considère que c’est plus excitant de nous voir et de nous entendre en vrai que d’écouter notre EP chez soi. Ça sert à rien de sortir un album si personne n’est là pour l’écouter.” “Et puis on n’a pas envie de le foirer”, ajoute Julien.
15h. La scène 360 les attend pour de nouvelles balances. Et demain, ce sera le départ pour l’Angleterre. “On n’a pas voulu faire de ces deux soirs à Bercy un événement en soi, remet Julien. On a notre histoire, on y tient, on veut pas être ‘le groupe qui a fait la première partie de Johnny’. Pour nous, ce n’est pas un but, c’est une étape vers la suite. On continue.” Faut-il encore retourner sur scène ce soir, devant 15 000 personnes venues entendre Que je t’aime. “On a 30 minutes, faut y aller à fond et ne jamais s’arrêter parce que si tu t’arrêtes… les mecs se souviennent qu’ils sont pas là pour toi”, rappelle Tim. Mais ce soir, c’est sûr, ils seront en place, plus à l’aise que la veille. Bercy, un peu du déjà-vu.
Aller : le 10 mars à la Maroquinerie, Paris
Par Hélène Coutard / Photos : DR
Vieux de plusieurs centaines d’années, réservé à la caste des bouchers parisiens, le louchébem, dont on annonce la disparition depuis le début du XXe siècle, continue à rythmer la vie de la communauté de la viande. Un point sur cette langue inconnue du grand public.
Par Alice de Brancion
Dans ce petit troquet du XIIIe arrondissement de Paris, alors que les habitués en sont à leur troisième “petit pastis pour digérer”, Mme Mandelbaum-Reiner, née de parents polonais il y a 80 ans, évoque ce qu’elle connaît le mieux : le louchébem. C’est simple, elle est la spécialiste française –et donc mondiale– de cette langue dont la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteurs (CFBCT) date l’apparition au XIXe siècle. “J’ai grandi dans la rue, à Paris, rembobine-t-elle. C’est l’école obligatoire et laïque qui m’a appris à parler le français ‘normal’, car toute mon enfance, je parlais le ‘français des pauvres’, un argot mâtiné de yiddish et de polonais. En bas de chez moi, dans le XXe arrondissement, le patron boucher et son commis parlaient couramment le louchébem.Alors quand à la fac, un professeur de linguistique a expliqué que cet argot avait disparu, moi, j’ai dit du fond de la classe : ‘C’est la plus grosse connerie que j’aie entendue.’” Pour elle, la langue des bouchers n’est autre que du français “en caoutchouc”. Le principe : on prend un mot français et on le met en verlan (par exemple, “boucher” devient “ouchéb”), on ajoute un “l” devant, et à la fin, on colle une syllabe qui n’a rien à voir ; ce qui donne “louchébem”. Donc littéralement, parler le louchébem, c’est parler la langue des bouchers. Si la théorie semble simple, Madame Mandelbaum-Reiner calme toute ardeur : “S’ils (les bouchers) vous parlent en louchébem, il n’y a aucune chance que vous compreniez. Cela suppose un entraînement sportif de haut niveau pour le parler et le comprendre.”
Boucher, une caste à part
Selon Madame Mandelbaum-Reiner, ce langage remonte au Moyen Âge. À cette époque, beaucoup de corporations avaient leur propre argot. Mais ce qui explique que le louchébem a perduré jusqu’à maintenant, c’est que la corporation des bouchers de Paris était très riche et puissante. Aussi, c’est un métier à part, de par son rapport au sang et la mort qui lui offre une place fantasmatique dans la société. C’est pour briser cette image du “boucher avec son grand tablier plein de sang et son grand couteau” qu’en 2012, la CFBCT a d’ailleurs demandé à une trentaine d’écrivains et célébrités d’écrire dans un journal intitulé Le Louchébem. Et ce langage étant aussi étrange qu’ancien, il n’est pas si étonnant de trouver aujourd’hui des mots qui en sont issus entrés complètement dans le langage courant, comme “loufoque” qui, en argot, veut dire “fou” –même si Madame Mandelbaum-Reiner est formelle : ce n’est pas du louchébem à proprement parlé mais du “largomuch du louchébem”, c’est-à-dire l’argot du louchébem. Pour ceux qui aiment pinailler.
Une conspiration de bouchers ?
“Les bouchers d’une soixantaine d’années parlent tous louchébem”, assure la spécialiste. Un “argot de travail” que seuls ceux qui tuent les bêtes et découpent la viande ont le droit de parler. Les femmes de bouchers le comprennent mais, traditionnellement, ne l’utilisent pas. Les plus jeunes, eux, connaissent seulement quelques mots très spécifiques, comme l’explique le boucher de La Grande Boucherie, rue Saint-Honoré à Paris : “C’est plutôt des mots qu’on dit maintenant, on va pas faire trop de phrases. C’est une tradition, sur des morceaux de viande, sur des clients, on dit une ‘lamdé’ pour une dame, un ‘lesieumic’ pour un monsieur.” Une des raisons de la création du louchébem est de “vider la chambre froide”. En effet, combien de noms de parties de l’anatomie bovine ou ovine connaissons-nous ? Trois ou quatre au mieux. Donc il faut, pour que la bête morte soit totalement vendue, que le boucher trouve un stratagème : “Si la cliente ou le client demande du quasi de veau, il faut la(le) contenter même s’il ne reste plus de quasi de veau, explique Madame Mandelbaum-Reiner. Le but est alors de lui vendre ce qu’il y a de plus proche. Le patron communiquera le nom de cette pièce à son commis en louchébem pour ne pas être compris. Mais cela demande aussi de la mémoire, parce que si cette même personne revient et qu’elle veut absolument la même viande que la fois précédente, il faut se rappeler ce qu’on lui avait donné.” Bref, “pour être boucher, il faut avoir un sacré cerveau”.
Pourtant, l’avenir du langage des métiers de la viande paraît incertain. La patronne d’une boucherie dans le XXe arrondissement de la capitale est catégorique : “Chez moi, je leur interdis de parler comme ça.” Beaucoup de bouchers disent aussi ne plus le parler parce que “c’est pas très très poli pour le client”, même si apparemment, le client ne s’en rend jamais compte. Alors le louchébem va-t-il réellement disparaître ? Selon Madame Mandelbaum-Reiner, cette langue secrète depuis toujours sera encore parlée dans des centaines d’années, “parce qu’il y a toujours besoin de clandestinité dans la langue, que ce soit pour l’amour, pour le crime ou pour le commerce. Il n’y a pas de langue sans l’argot.” Pas de côté clair de la force sans le côté obscur.
Par Alice de Brancion
Il y a 18 ans, le boxeur sud-africain George Khosi était laissé pour mort dans un appartement du centre-ville de Johannesburg. Une balle dans la tête et deux dans la jambe droite. Depuis, il a créé sa salle de boxe. Dans une vieille station-service du quartier d’Hillbrow, Khosi renfile les gants, histoire d’éviter aux jeunes de sombrer dans la violence.
Textes et photos par Arthur Cerf
Il est 6h. Les rues du centre-ville de Johannesburg sont pleines de bagnoles ralenties par la foule. Des passants les contournent d’un pas rapide. Tout se passe dans un boucan rythmé par un mélange de klaxons et de kwaito, la house locale. Plantée à un coin de rue, derrière deux grillages et trois tonnes de barbelés, une vieille station-service bleu givré et blanc cassé. Décrépite. Le Hillbrow Boxing Club. “George est à l’intérieur”, souffle un boxeur à la trogne fatiguée assis dehors, à coté du ring. La salle est remplie. Certains poussent de la fonte, d’autres s’acharnent sur des sacs de frappe. De son côté, George rythme une séance de stretching. “One two, one two”, gueule-t-il aux deux femmes installées sur des tapis face à lui. Il a un trou sur la jambe droite, une sale cicatrice. Sur les murs en brique, plusieurs clichés retracent sa jeunesse. L’un d’eux est encadré. Avec, en bas de la photo, écrit à la main : “‘THE BEST’, 266 FIGHTS, LOST 4, WON 262.” Ruisselant de sueur, le quadra clopine, attrape une serviette et essuie les gouttes qui lui coulent le long de son œil blanc. Essoufflé, il finit par lâcher : “Je finis la séance et après, je te raconte.”
L’œil du tigre.
Entre 1986 et 1998, George Khosi a mené une carrière de boxeur professionnel qui ne lui était pas franchement offerte. Car avant d’être le champion local, il était le gamin d’Hillbrow, quartier réputé pour être l’un des plus dangereux de Johannesburg. Le coach James Ike a lui aussi grandi dans le coin. “Si t’as pas d’amis ici, tu vis dans la peur”, pose-t-il, accoudé au ring. Puis, il rembobine l’histoire du quartier. “Quand j’étais petit, il n’y avait que des Blancs ici, c’était un
Je me suis battu quand ils m’ont arrêté. Je me battais tout le temps. Alors, en sortant de prison, je me suis dit : ‘Mets-toi à la boxe’
George Khosi
quartier juif.Puis, c’est devenu une ‘grey area’, il y avait de la diversité. Joburg est une ville d’opportunités. Pour les étrangers, c’était un endroit qu’ils pouvaient appeler ‘chez eux’. Un sourire goguenard et le type claque des doigts. À la fin de l’apartheid, les Blancs sont partis. Ils devaient avoir le sentiment qu’ils avaient perdu une bataille, c’étaient pas les plus courageux.” Résultat : des immeubles entiers ont été désertés du jour au lendemain et ont été récupérés par les gangs. Dans les années 90, Hillbrow traînait une réputation de “coupe-gorge” incurable. “Ça va mieux aujourd’hui. Avant, c’était un enfer mais ça s’améliore un peu.” Depuis une dizaine d’années, Hillbrow est une zone d’urbanisation prioritaire et les hijacked buildings sont peu à peu récupérés par des entreprises privées. Mais le quartier en compte encore quelques-uns. Des bâtiments vétustes, aux fenêtres éclatées et aux façades noircies par les incendies liés à la précarité des accès à l’eau et à l’électricité. Des familles s’y entassent, et payent un loyer qui tombe directement dans la poche des hijackers.
La guerre des gants.
De la taule aux rings de Soweto
De fait, George a lui aussi tâté des gangs d’Hillbrow. “À 13 ans, je faisais de la merde, des vols, des agressions, évacue Khosi en bouffant ses mots. J’y connaissais rien, à la vie.” Le déclic de la boxe a eu lieu au détour d’une arrestation et d’un séjour en taule. “Je me suis battu quand ils m’ont arrêté. Je me battais tout le temps. Alors, en sortant de prison, je me suis dit : “Mets-toi à la boxe.”” Et le ring devient vite une passion pour George, qui enquille les victoires. “Je me rappelle mon plus grand match. C’était contre un Blanc, la salle était pleine. Et ça se passait à Soweto, alors mon entraîneur m’a dit : “Il vaut mieux que tu le gagnes, celui-là. Si tu perds, on a intérêt à partir vite””, décrit l’homme en esquissant un sourire qui découvre ses dents du bonheur. Mais la carrière de Khosi s’arrête net, un soir de 1998, quand deux voleurs débarquent dans son appartement. “Ils m’ont mis une balle dans la tête et m’ont tiré dans les jambes, raconte-t-il en découvrant une petite cicatrice à côté de son œil droit. Des gamins m’ont trouvé et m’ont emmené à l’hôpital, la boxe était terminée pour moi.” George est remis sur pied deux ans plus tard et se met alors à entraîner les gamins du quartier. “C’est important que ces enfants ne traînent pas dans les rues comme je l’ai fait, je suis content de ce que j’ai accompli.” En 2004, l’église du coin lui confie la station-service, qui fait alors
ça n’arrête jamais, les cours pour les enfants sont gratuits ; les autres, on les fait payer 120 ZAR. J’aimerais bien que ce soit moins cher mais la ville ne file aucun coup de main, donc qu’est ce que je peux faire ?”
George Khosi
office de centre d’hébergement pour de très jeunes sans-abri. La petite affaire de Khosi est un véritable carton. “Il doit y avoir une centaine de gens qui viennent s’entraîner ici, ça n’arrête jamais, les cours pour les enfants sont gratuits ; les autres, on les fait payer 120 ZAR (soit 9 euros la séance, ndlr). J’aimerais bien que ce soit moins cher mais la ville ne file aucun coup de main, donc qu’est ce que je peux faire ?” soupire-t-il en descendant l’escalier qui va à la cave, où une douche est installée. C’est là que vit George. Sa chambre est cachée derrière un rideau. Une vieille télé de récup’ et d’autres photos en vrac. Khosi sort deux, trois peignoirs de boxeur d’un tiroir, pour les filles qui se battent ce week-end. Il remonte l’escalier. “Attention la tête!” lâche-t-il en désignant le plafond, un peu bas, sur lequel est écrit “DANGER” au feutre noir. Une fois à l’étage, le coach interpelle deux boxeurs en sifflant. Il est l’heure de s’y remettre.
Dans la salle d’entraînement.
“George, c’est pas un tendre”
Parmi les jeunes que Georges entraîne, il y a Archie Gaba, 23 ans, physique longiligne. Plutôt frêle, pas franchement la carrure d’un boxeur. “Ça fait un petit moment que j’ai décroché de la boxe”, se justifie-t-il, le visage barré d’un large sourire. Et de renchérir : “Mais venir ici, ça a sauvé ma vie, sans George et sans ce sport, je serais dans la rue.” Archie a 17 ans quand son frère ramène son pote George à la maison. “Quand je l’ai vu pour la première fois, je me suis dit que c’était un gangster, le boss des tsotsies (mot zulu pour “gangster”, ndlr). À l’époque, je fumais, je passais mon temps dans les rues. Il m’a vu souffrir et m’a aidé. Une fois, je me suis ramené à la salle à 2h du mat’. Il m’a gueulé dessus, il était furieux. Il me criait : “Qu’est ce que tu fais dehors à cette heure-là, tu veux te faire tirer dessus ou quoi ?” Il m’a appris à me fixer un objectif et à me battre pour l’atteindre. La boxe, ça m’a appris à être patient, on ne devient pas un champion du jour au lendemain. Moi, je n’ai pas connu mon père et George joue un peu ce rôle-là pour les jeunes. Mais George, c’est pas un tendre. Il peut être très dur, il dit toujours qu’il est là pour nous aider à monter la première marche. Après, c’est à nous de jouer”, assure le jeune homme qui gagne sa vie en faisant le coursier. Il espère pouvoir suivre prochainement une formation à l’entrepreneuriat.
Les souvenirs.
Au boxing club, Archie n’est pas le seul à avoir un parcours cabossé et à s’en être sorti grâce à la boxe. Dans un coin, le Gabonais Patrick Mavoungou, vice champion d’Afrique en 2009 et 2011, cogne un sac de toutes ses forces. Au bout de dix minutes, il titube. Celui qui cache son visage derrière ses gants de boxe rafistolés a 36 ans mais l’air d’en avoir 50. Il s’appuie au mur, le temps de reprendre ses forces. “Je suis arrivé l’an dernier et j’attends mes papiers. Sans ça, je ne peux pas boxer en pro. Mon problème, c’est que je ne mange pas, assure-t-il. Je suis venu parce qu’on m’a dit qu’il y avait beaucoup de combats à Joburg et que je pourrais m’en sortir. Je me lève à 4h du mat’ et je cours plusieurs heures, puis je viens ici. Ensuite, je dors un peu et j’essaye de manger.” De son sac de sport, il sort trois vieilles photos. Des souvenirs de ses succès. George les lui arrache des mains. Pas question de parler du passé. Patrick se remet à frapper le sac. “Ça, c’est tout ce que je sais faire et je ne peux rien faire d’autre.”
Textes et photos par Arthur Cerf
Pascal Cherki, “socialiste qui ne renonce pas", député de Paris et ancien maire du XIVe arrondissement, s'est récemment prononcé contre la déchéance de nationalité et le projet de François Hollande de modifier la Constitution en faveur de cette dernière. Il s'explique.
Par Abdou Sarr
Vous avez publiquement affiché votre opposition à la déchéance de nationalité pour les binationaux. Pourquoi ?
Je suis contre la déchéance pour les binationaux comme pour les autres. Ce n’est pas une réponse pertinente et ça n’a aucune efficacité dans la lutte contre le terrorisme. Ce qu’on attend d’un gouvernement dans la lutte antiterroriste, c’est qu’il empêche les attentats ou en tout cas la plupart d’entre eux, puis qu’il retrouve les auteurs et, s’ils sont vivants, qu’il les condamne pour les crimes commis. Tout le reste, c’est du débat politicien qui n’a aucun intérêt. Le seul résultat, c’est le trouble dans notre pays. Je suis contre la déchéance de nationalité pour les binationaux. Elle existait déjà pour les naturalisés et on a toujours été contre son extension envers les nés-français. On est français pour le meilleur et pour le pire.
Cette mesure symbolique n’empêchera pas les actes terroristes…
(Il coupe) Ce n’est pas qu’elle soit symbolique, le problème, mais qu’elle soit contraire à toute tradition juridique. Jusqu’à présent, on avait toujours considéré qu’il ne fallait pas toucher aux mécanismes d’attribution de la nationalité française : par la filiation, le sang, le droit du sol. On est en train de faire quelque chose d’absolument contraire à nos valeurs juridiques et républicaines.
C’est le Premier ministre, Manuel Valls, au moment de la présentation de la réforme constitutionnelle, qui disait qu’elle était symbolique.
On est en train de faire quelque chose d’absolument contraire à nos valeurs juridiques et républicaines
Pascal Cherki
Premièrement, cette mesure a des effets stigmatisants. Deuxièmement, en matière de terrorisme, il faut prendre des engagements efficaces tout en maintenant nos principes fondamentaux juridiques ; or cette mesure y est contraire, selon moi, et n’a aucune efficacité. Ça ne sert à rien de couvrir d’opprobre les binationaux, il faut réunir les Français autour de la cause commune de la défense des valeurs de la République.
On perd du temps sur ce débat, selon vous ?
Absolument. La sagesse commanderait qu’on abandonne purement et simplement ce projet de déchéance de nationalité, que ce soit pour les plurinationaux ou les mononationaux, pour ne pas se mettre à fabriquer des apatrides. Même si ça a été présenté par le président durant le Congrès, il ne faut pas retenir cette réforme constitutionnelle. S’il faut ‘marquer le coup’ en prenant une mesure symbolique, je ne vois qu’une seule chose à faire –et une partie de la gauche est d’accord là-dessus : créer une peine de déchéance des droits civiques. On n’a pas besoin de toucher à la Constitution, il suffit de modifier le code pénal. La peine serait prononcée par un juge durant un procès pour crime terroriste. Il ne faut pas bouleverser la Constitution pour ça et on ne touche pas à la nationalité.
Quelle politique serait plus appropriée pour combattre le terrorisme ?
Je pense avant tout que la lutte contre le terrorisme est une affaire de services spécialisés. Il faut prévenir les attentats, donner des moyens à la police, à la justice antiterroriste. Des moyens humains et matériels. En sachant que le risque zéro n’existe pas. Dans le passé, nous avons déjà connu des attentats dans notre pays. Et ça reviendra à chaque fois que la politique extérieure de la France sera engagée à bon ou mauvais droit –mais plutôt bon à l’heure actuelle– contre les intérêts de groupes terroristes. Ils auront la tentation de faire pression. Il faut dire la vérité aux Français. Il faut sortir de l’émotion pour entrer sur le terrain de la rationalité. Bien sûr, cela pose d’autres questions : notre politique étrangère, la cohésion nationale, le rassemblement du peuple français… C’est une illusion de croire qu’on va régler le problème terroriste en modifiant la Constitution et en prenant des mesures sous le coup de l’émotion avec des buts politiques ou politiciens alors que la lutte antiterroriste nécessite avant tout des moyens.
Est-ce que ce n’est pas aussi se voiler la face et ne pas assumer la part de la France, pour des raisons diverses (sociales, sociétales, économiques), dans la radicalisations de ces terroristes français ?
Attendez, il n’y a pas d’excuses au terrorisme ! Le fait de se sentir opprimé ou tout ce que vous voulez ne justifie pas que vous alliez commettre un crime
Il n’y a pas d’excuses au terrorisme ! Le fait de se sentir opprimé ne justifie pas que vous alliez tuer des dizaines de personnes dans une salle de spectacle
Pascal Cherki
terroriste en tuant des dizaines de personnes dans une salle de spectacle. Après, faut-il réfléchir sur le pourquoi de la radicalisation de gens basculant dans un combat internationaliste imaginaire ? Oui. Pour moi, c’est la même symbolique et la même dérive qui ont fait basculer des personnes dans les années 70 jusqu’au milieu des années 80 dans le terrorisme de l’ultragauche, style Action directe ou la Bande à Baader. Ils vont en Syrie de la même manière qu’ils s’engageaient dans la Bande à Baader. Que ça renvoie à une fracture dans la société française et qu’il faille s’y attaquer? Tout à fait. Mais c’est un combat différent de celui qui consiste à donner les moyens pour prévenir les attentats et protéger la population.
Cette déchéance de nationalité pour les binationaux, Nicolas Sarkozy l’avait proposée. Avez-vous l’impression que François Hollande et Manuel Valls virent à droite ?
Ce qui est sûr, c’est qu’elle est complètement étrangère au combat et aux valeurs des socialistes depuis que le Parti socialiste existe. Le Premier secrétaire, Jean-Christophe Cambadélis, l’a rappelé en disant que ce n’est pas une mesure de gauche. Je pense qu’il a raison, c’est une mesure d’extrême droite et une vieille revendication du FN.
Vous vous reconnaissez encore dans le gouvernement actuel en tant que socialiste ?
Je n’ai pas voté la confiance envers le gouvernement de Manuel Valls les deux fois pour des faits qui ne sont pas liés aux événements actuels. J’étais sceptique concernant la politique macroéconomique. Mais je préfère toujours ce gouvernement à celui de Sarkozy et Fillon.
Après le 13-Novembre, quelle mesure ‘de gauche’ aurait dû être prise, selon vous ?
Certaines mesures prises ont été très utiles, comme le renforcement des moyens pour recruter des policiers, du personnel dans les services de renseignement, des magistrats antiterroristes. Indépendamment des attentats, il faut s’attaquer aux inégalités. En janvier 2015, le Premier ministre a quand même dit à la presse qu’il y avait des pans entiers du territoire victimes d’apartheid social et ethnique. Quand on fait un constat de cette gravité, on doit avoir des mesures à la hauteur. C’est une question d’égalité républicaine. On ne peut pas se satisfaire du fait que dans certains endroits, il y ait 40 ou 50 % des jeunes au chômage ; qu’en zone rurale et en banlieue, les services publics soient délaissés et abandonnés par la République et ses institutions. Il faut faire du principe d’égalité une chose concrète et non abstraite pour les gens. Des actions sont faites, notamment dans les zones d’éducation prioritaires mais ça ne suffit pas et ça renvoie à d’autres débats sur la politique économique menée en France et en Europe.
Par Abdou Sarr
Demain soir, à 23h25, l'émission TRACKS sur Arte consacrera un documentaire aux frères Angulo, enfermés par leurs parents dès leur naissance, dont l'histoire a donné un film, The Wolfpack, Grand Prix du jury à Sundance. Découvrez ce documentaire en avant-première.
The Wolfpack, de Crystal Moselle, retrace l’histoire des six frères Angulo, enfermés depuis leur naissance par leurs parents dans leur appartement de Manhattan, totalement coupés de la société. L’école leur est faite par leur mère à la maison et ils ne sortent qu’en cas de « nécessité », neuf fois, une fois, voire pas du tout au cours d’une année.
Leur seule échappatoire ? Leur passion pour le cinéma. Ils se feront ainsi une idée de la vie à travers plus 5 000 films en VHS, visionnés depuis leur canapé et à partir desquels ils se créeront un monde, costumes en carton ultraélaborés à l’appui.
Revoir : The Wolfpack, six frangins hors du monde, le samedi 9 janvier à 23h25, dans TRACKS, sur Arte.
Après Boulevard de la mort, Kurt Russell repart pour un tour de Tarantino: il est le chasseur de primes John Ruth dans le nouveau film du cinéaste, Les Huit Salopards. Un western auquel l’acteur voit un sous-texte politique évident.
Comment Quentin Tarantino vous a-t-il présenté le film?
Un jour, j’étais chez moi, en train de regarder la télé et je reçois un coup de fil. C’était Quentin: ‘Hey mec, tu pourrais lire un scénario que j’ai écrit? – Bien sûr, qu’est-ce que tu attends de moi? Que je joue deux ou trois scènes?’ Il dit: ‘Ouais, un truc du genre.’ Quelques semaines plus tard, Quentin veut qu’on ‘répète’ ce script. Et encore une fois le vendredi suivant. Je me dis: ‘Qu’est-ce que c’est que cette histoire?’ Et là, on me dit qu’on va jouer le texte dans un théâtre de 1 600 places, pour une organisation caritative. Personne ne m’avait rien dit!
Qu’est-ce que ce film dit de l’Amérique actuelle?On reconnaît des archétypes de Démocrates, de Républicains, et de gens qui ne sont ni l’un ni l’autre…
Le film montre où en est le pays cinq ans après la fin de la guerre de Sécession. Une période pleine de ressentiments et de frustrations. Des hommes qui avaient leur modèle de vie, les Sudistes, ont fini par l’abandonner. De l’autre côté, les Nordistes disaient: ‘Maintenant, ça va se passer comme ça.’ Puis, il y avait les types de l’Ouest, des gars plutôt neutres, qui devaient décider de quel côté ils étaient. Selon moi, c’est ce que représente John Ruth dans le film. Il observe les situations en fonction du bénéfice qu’il peut en tirer. Peut-être que devant ce film, on peut se dire: ‘Marrant que ça fasse penser à ce qui se passe aujourd’hui, pas vrai?’
C’est la règle du jeu de l’Amérique: quel que soit le mal que vous avez fait, vous aurez votre journée au tribunal
KR
Mais, à vrai dire, l’Amérique sera toujours comme ça. Des gens du monde entier viennent vivre ici, quelles qu’y soient les règles du jeu. Ils viennent avec leur propre bagage, et une fois ici, qu’on soit Russe, Irlandais ou Nigérian, on bosse tous ensemble. Même s’il y a à 1 000 choses qui peuvent poser problème, 1 000 questions qui vont être débattues. Aujourd’hui, les gens continuent d’arriver, et les débats de se poser. Le film est à propos de tout ça.
Tarantino dit pourtant souvent qu’il ne fait pas de films politiques…
Là, c’est indéniable, il met les pieds dedans. Mais, ça n’a rien à avoir avec deux mecs autour d’une table qui discutent de géopolitique. Il le fait en montrant des mecs de l’époque en prise avec des problèmes concrets. Et je crois que c’est bien plus efficace. On s’identifie plus facilement à quelqu’un qui a un problème immédiat à résoudre. Comme par exemple une criminelle que vous avez ligotée, histoire de la ramener devant un tribunal plutôt que de la descendre (la situation de son personnage dans le film de Tarantino, ndlr). Ça, d’une certaine manière, c’est être politique. Parce que c’est la règle du jeu de l’Amérique: qui que vous soyez et quel que soit le mal que vous avez fait, vous aurez votre journée au tribunal. John Ruth veut s’assurer de ça. Et ensuite, il vous regardera vous faire pendre. C’est son petit plaisir.
Vous avez récemment dit que le personnage de Snake Plissken dans Escape from New York de John Carpenter était le plus iconique que vous ayez joué. C’est un personnage froid, cynique et qui aime les armes. Vous avez aussi dit que ce personnage était ‘très américain’. Mais encore?
Ce qu’il y avait d’intéressant chez ce personnage, c’est qu’il avait un passé. C’était expliqué par un flic qui disait: ‘Voilà qui vous étiez et ce que vous avez fait. Et ensuite, vous avez mal tourné.’ Mais, aucune information ne venait expliquer pourquoi il avait mal tourné. Tout au long du film, Snake n’a aucune valeur rédemptrice à laquelle le spectateur peut se raccrocher. Pourtant, ce dernier prend systématiquement partie pour lui. C’est ce qu’il y a de génial dans ce personnage: tout le monde voudrait être avec Snake, mais lui s’en contrefout. Il ne vous aime pas, il ne m’aime pas, il fait ce qu’il a à faire et ne s’attache à rien. C’est un artiste de la fuite. Et aussi: avec quoi se bat-il dans le film? Un batte de baseball! Ça aussi, c’est américain. Vous savez que moi-même, j’ai été joueur de base-ball professionnel. Je suis capable de frapper une balle enroulée qui file à 160 km/h. Alors, si vous croyez que c’est dur pour moi de viser la tête… Mets une putain de batte entre mes mains et tu verras. Je peux prendre n’importe qui avec une batte de baseball.