Masser le corps pour détendre l’esprit, tailler une barbe pour mettre de l’ordre dans la tête ou parfaire une manucure pour permettre de mieux s’accrocher à la vie : Sylvie Marini, présidente de l’association des socio-esthéticien(ne)s d’Île-de-France Tact’il, intervient dans des structures médico-sociales auprès de personnes sans domicile fixe, malades physique ou psychique, anciens détenus en réinsertion, prostituées, toxicomanes… Et continue, chaque jour depuis 20 ans, de décoder le langage corporel.
Texte et photo : Marie-Sarah Bouleau
Vous avez organisé pendant seize ans des séances de socio-esthétique pour les femmes à la prison de Fresnes. À quoi ça sert de se repoudrer le nez avant de retrouver sa cellule ?
C’est une manière d’exister en tant que femme. Quand on arrive à la maison d’arrêt, on laisse son identité, et donc sa féminité, derrière la porte. Les détenues ont des vêtements confortables mais informes. Il faut leur redonner envie de se sentir bien et de conserver une image d’elles-mêmes la plus positive possible. Lorsqu’elles envoient des photos à leurs enfants ou si elles les retrouvent au parloir, les mères ont vraiment le souci d’avoir bonne mine. Je faisais un travail dans la continuité, à raison d’une journée complète par semaine. Dans leur cellule, elles ont un petit miroir et ne voient que leur visage. Pendant l’atelier, elles découvraient les transformations physiques car on disposait d’un miroir en pied. J’ai vu une femme dont les cheveux ont blanchi d’une semaine sur l’autre. La perte de contact avec les autres et l’absence du toucher entraînent parfois des problèmes cutanés comme le psoriasis et l’eczéma. J’ai le souvenir d’une personne qui m’a demandé de lui “redonner forme humaine”. J’avais carte blanche : elle voulait juste “ressembler à quelqu’un”.
Vous vous occupez également de femmes qui se prostituent. Le maquillage fait partie de leur uniforme de travail.
Je les aide à se réapproprier leur corps, qu’elles considèrent comme un objet.
L’objectif est de renvoyer une meilleure image et d’améliorer la représentation de soi dans cette société où l’apparence a pris une proportion complètement démesurée
Sylvie Marini
Elles prennent le temps de se poser et de déposer leurs souffrances. Elles découvrent un autre style de maquillage que celui servant à attirer les clients sur les boulevards. Je donne beaucoup de conseils pour le camouflage de tatouages et cicatrices, car elles sont souvent victimes de violence, pour leur permettre de prendre les transports, d’assister à un rendez-vous administratif ou d’aller voir leurs enfants sans être montrées du doigt. Il y a très longtemps, certaines m’ont demandé de les maquiller pour le boulot… De toute façon, si j’avais refusé, elles l’auraient fait de leur côté en mettant des couches et des couches de fond de teint sans aucune crème hydratante en dessous. Je préférais encore limiter les dégâts.
En quelque sorte, vous maquillez l’exclusion ?
Ce n’est peut être pas tout à fait le terme approprié. Le maquillage a une connotation féminine. Or, je m’occupe également des hommes. Je parlerais plutôt de restauration de l’image pour permettre à la personne de récupérer un peu de dignité en tant qu’être humain, quelle que soit sa situation. Par exemple, l’autre jour, un ancien alcoolique, abstinent depuis six mois, est venu me voir dans l’une des structures médico-sociales où j’interviens. La peau de son visage était abîmée. Je lui ai conseillé une eau micellaire de bonne qualité et peu onéreuse car il se lavait toute la tête avec un gel douche bourré de produits chimiques. Mon champ d’action est vaste : faire une manucure, un soin de peau, masser des épaules… Plus on a de cordes à son arc, mieux c’est ! L’objectif est de renvoyer une meilleure image et d’améliorer la représentation de soi dans cette société où l’apparence a pris une proportion complètement démesurée. Je peux aussi les conseiller en termes de tenue vestimentaire en leur apprenant notamment à accorder les couleurs ensemble. Par exemple, il est facile d’épingler une veste trop grande avec un simple travail de retoucherie. Chacun peut se mettre en valeur avec peu de moyens.
En quoi le corps est-il le reflet de l’esprit ?
Quand on ne va pas bien dans sa tête, on a des signes. Tout ce qui n’est pas
Dans le milieu carcéral, la transformation physique négative du corps est souvent très rapide. Quand on a perdu le lien avec un médecin depuis longtemps, la socio-esthétique est une vraie passerelle pour s’occuper de sa santé
Sylvie Marini
exprimé par la parole s’imprime sur le corps : une expression figée, des tensions, des somatisations voire des maladies. Par exemple, dans le milieu carcéral, la transformation physique négative du corps est souvent très rapide. Quand on a perdu le lien avec un médecin depuis longtemps, la socio-esthétique est une vraie passerelle pour s’occuper de sa santé : c’est un maillon de la chaîne thérapeutique. Je suis toujours en lien avec les médecins et l’équipe socio-éducative. Les séances libèrent souvent la parole. C’est peut-être la seule activité où on parle vraiment du corps sans aucun complexe. J’essaye de livrer des astuces pour leur inculquer des automatismes afin qu’ils puissent voler de leurs propres ailes. J’organise notamment des ateliers éducatifs et ludiques pour fabriquer du gel douche, de la crème solaire ou du parfum. Une manière de les sensibiliser à l’hygiène.
En rendez-vous, vous dites régulièrement : “Chaque chose en son temps.”
J’aide les personnes à se réapproprier leur corps. Souvent, elles veulent aller trop vite : maigrir, changer de coiffure, avoir de nouveaux vêtements, soigner une douleur… Les demandes sont parfois massives, et on se retrouve dans quelque chose de très négatif, finalement. Il faut avoir un discours rassurant en recensant les évolutions positives et prendre les choses les unes après les autres. À chaque jour suffit sa peine.
Texte et photo : Marie-Sarah Bouleau
Tous les mercredis, Gladys Octau coiffe les habitants de la résidence Castagnary, une maison de retraite située dans le XVe arrondissement de Paris. Entre la coupe et le brushing, elle s’efforce d’apporter de la joie dans la vie des résidents.
Par Marie-Sarah Bouleau / Photo : Freesia
“–Votre dernier shampooing remonte à quand ? –Trois semaines. –Alors on va en faire deux !” Gladys fait couler doucement l’eau sur la tête de Madame L. “Vous préférez un brushing ou une mise en plis ?” interroge-t-elle en faisant mousser les cheveux. Madame L. prend un petit temps de réflexion avant de répondre : “En vérité, j’avais une mauvaise sensation avant de venir. J’ai fait mon AVC deux jours après être allée chez le coiffeur…” Gladys lui sourit tendrement dans le miroir, et la rassure : “Vous allez voir, ils sont très gentils ici.” Ici, à la résidence Castagnary, un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Cela fait 20 ans que Gladys Octau est coiffeuse. Couleur, coupe, extensions, lissage brésilien ou encore perruquerie, elle a eu le temps de multiplier les spécialisations pour être polyvalente avant de rejoindre l’entreprise Freesia, en février dernier. Depuis 2011, cette société propose des prestations de socio-esthétique pour hommes et femmes dans les maisons de retraite, hôpitaux et cliniques. En juin, elle disposait de 50 bulles de beauté en Île-de-France et atteignait presque un million d’euros de chiffre d’affaires.
Chaque jour de la semaine, Gladys se rend en uniforme noir et doré dans un établissement différent aux quatre coins de la capitale. Et le mercredi, la trentenaire aux cheveux courts blond platine arpente les couloirs de la résidence Castagnary. Elle est attendue de pied ferme au salon de coiffure situé au sixième étage. “C’est important de leur permettre de changer de décor et de ne pas les coiffer à leur chevet”, assure le directeur de l’Ehpad, Khaled Touri, pour qui, lors de la construction de la maison de retraite, il était primordial de créer un espace dédié au soin du cheveu. Une petite salle entièrement optimisée : casque pour la mise en plis, lavabos, miroir, sèche-cheveux et produits de beauté, Gladys dispose de l’équipement complet, comme dans un salon de coiffure classique.
Booster les troupes
Dans la pratique, les prestations diffèrent. Les résidents de la résidence Castagnary ont la particularité d’être dépendants et fragiles, parfois atteints de maladies, handicaps ou troubles cognitifs. Les moins autonomes d’entre eux comptent sur Gladys, ne serait-ce que pour se laver les cheveux une fois par semaine. “On tisse des liens avec les résidents. Et on les voit partir aussi…” lance la coiffeuse, avant d’ajouter en chuchotant : “Ce n’est pas évident tous les jours.” Au début de la journée, elle fait son “tour de piste”. Les rendez-vous sont programmés par les tuteurs et familles qui règlent la prestation (coupe de cheveux à partir de 22,50 euros pour les hommes et 39 euros pour les femmes). Certains résidents s’inscrivent toutes les semaines. En fonction de sa liste, elle passe voir les inscrits pour confirmer : “Il y a des jours où tout va bien et d’autres où c’est la fin du monde pour eux. On ne peut pas les forcer.” Souvent, elle pousse des portes supplémentaires pour saluer des visages familiers. “Ce sont presque des assistantes sociales”, constate Corinne Perrot, responsable d’exploitation chez Freesia.
Gladys glisse son index sur sa liste du jour et s’arrête brusquement, soucieuse. Demi-tour. Toc toc toc. Pas de réponse. Elle entre dans la chambre. “Bonjour
Certaines coiffeuses viennent tout droit de l’univers des paillettes et doivent tout à coup faire face à la relation avec la mort
Clémence Souquet, créatrice de Freesia
Madame B. Alors, ces agrafes ?” La résidente, assise dans son fauteuil roulant, ne réagit pas. Elle attend patiemment, habillée, sac à main posé sur les genoux, prête à partir. Gladys se penche vers le haut de son crâne et jette un œil à son cuir chevelu “Ah non, toujours pas, je ne peux pas vous coiffer.” Madame B. s’est récemment ouvert le crâne en chutant. Gladys lui promet de repasser la voir la semaine suivante et referme la porte. “Il faut toujours être dans le positif et prendre beaucoup de recul. On est là pour leur apporter de la joie et les booster.” Mais elle le reconnaît : “Humainement, on donne beaucoup de notre personne. Ça m’arrive de flancher, de pleurer, et là j’appelle Clémence Souquet. Elle est toujours à l’écoute pour nous permettre d’évacuer”. De l’autre côté du téléphone, la fondatrice de Freesia éponge les difficultés : “Certaines coiffeuses viennent tout droit de l’univers des paillettes et doivent tout à coup faire face à la relation avec la mort.”
Loin des clichés de l’esthétique
Ouverte en octobre 2016, la résidence Castagnary ne renvoie pas l’image d’une maison de retraite classique. “Ces salles d’attente de la mort”, comme les appelle Clémence Souquet. En plus de leur offrir des équipements de qualité, elle met un point d’honneur à assurer le bien-être des résidents, comme ne manque pas de le répéter Khaled Touri : “Nous n’avons pas une cantine mais un vrai restaurant ouvert aux familles. Aucune personne ne veut descendre en pyjama. À partir du jeudi, on a beaucoup de réservations car de nombreux résidents, notamment des femmes, sont passés voir Gladys le mercredi et sont fiers de recevoir leur entourage.”
En fin de matinée, Gladys part chercher Madame S. et l’emmène au sixième étage. Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent, la coiffeuse échange quelques mots avec Anaïs Lopvip, l’esthéticienne qui l’accompagne une fois par mois dans cet Ehpad, occupée à poser avec minutie le pinceau d’un vernis rose nacré très discret sur les ongles d’une vieille dame. La jeune femme travaille chez Freesia depuis le début de l’année, après des études pour devenir traductrice : “J’ai toujours été attirée par l’esthétique mais je me souciais des préjugés autour de cette profession.” D’où sa volonté de se spécialiser dans le milieu médical. Après un stage en oncologie, elle poursuit en gériatrie… et craque dès le premier jour. Elle s’accroche, “par vocation”.
Après avoir coiffé puis ramené Madame S. dans sa chambre, Gladys passe devant la chambre double de Monsieur et Madame C. Elle confie à voix basse : “La dernière fois je n’ai pas pu les coiffer car ils se faisaient des bisous !” Et les bisous valent bien un deuxième shampooing.
Par Marie-Sarah Bouleau / Photo : Freesia
Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.
Pierre Ducarne a-t-il été écarté du Front national à cause de son homosexualité ? Ou les bâtons mis dans ses roues ont-ils été placés là pour des raisons plus floues ? Ce qui est sûr c'est qu'à 26 ans, en pleine désillusion, cet ancien militant désormais animateur d'une émission politique à la radio est bien décidé à laisser le parti surfer sur la vague bleue Marine sans lui.
Par Maxime Jacob
Pierre Ducasque.
“I have a dream…” Samplé sur une musique électronique très convenue, le discours de Martin Luther King en faveur des droits sociaux pour les Noirs américains sert de jingle à l’émission Droit de parole que présente Pierre Ducarne, tous les mardis, sur Radio Caraib Nancy. Dans le studio d’enregistrement du Haut-du-Lièvre, au Nord de la ville, le jeune présentateur de 26 ans, par ailleurs maître d’internat, tient l’antenne pendant une heure consacrée à l’actualité politique et sociétale sur une radio qui, selon lui, est “plutôt orientée à gauche”. L’anchorman Meurthe-et-Mosellan y reçoit des personnalités de tous bords à la renommée locale ou nationale. Il discute d’éducation avec Natacha Polony, ex-chroniqueuse pour Laurent Ruquier, ou de droits d’auteur avec Isabelle Attard, ex-députée du Calvados, sans étiquette mais longtemps écologiste. Pas certain, donc, que l’émission réalise ses meilleures audiences auprès des sympathisants du Front national ou des jeunesses identitaires.
Pourtant, Pierre Ducarne est un nom qui a plus fait causer dans les sphères frontistes que dans le milieu du journalisme. En mars 2014, à 22 ans, il était propulsé candidat à la mairie de Nancy par le parti de Marine Le Pen après seulement deux ans de militantisme. Il rassemblait, au premier tour, 6,93% des suffrages. Un score modeste pour le FN, mais pas ridicule au regard de la campagne difficile qu’il a dû mener, dans une ville où aucun candidat n’avait représenté la flamme bleu-blanc-rouge depuis 1989. Pierre Ducarne ne correspond pas vraiment aux canons du candidat d’extrême droite. Il est homosexuel et partage sa vie avec son compagnon, ce qui n’est pas du goût de tout le monde au sein du parti créé par Jean-Marie Le Pen en 1972. Quelques mois après les élections, en septembre 2014, il sera torpillé en interne, convoqué en procédure disciplinaire après une polémique lancée par Bruno Gollnisch, candidat à la présidence du parti en 2011, battu par Marine Le Pen.
“Je me vois plus comme un gaulliste social”
“Quand je me suis engagé au Front, je pensais vraiment que le parti était en train de muter”, confesse aujourd’hui Pierre. Conscient de la candeur qui l’animait à l’époque, il réfute tout engagement basé sur les thèmes de l’immigration : il se décrit volontiers comme souverainiste mais a “toujours été progressiste sur les questions sociales”. Des convictions, parfois contradictoires, forgées à force de débattre avec ses parents : un père de gauche “qui a toujours voté PS” et une mère “plutôt de droite”. Ses camarades de classe au lycée Fabert de Metz se souviennent de lui comme de quelqu’un de discret mais souvent jovial, affublé d’une bonhommie certaine. Un visage rond d’enfant masqué par des lunettes à gros foyer qui lui donnaient un air parfois éteint. Pas le genre d’étudiant à faire des frasques. Après un baccalauréat scientifique obtenu en 2009 et une année de médecine peu concluante, Pierre s’engage en politique dans le micro parti de Dominique de Villepin, République Solidaire. Il le quitte rapidement, après que le parti a pris position en faveur de l’intégration européenne.
C’est à ce moment que Pierre Ducarne se rapproche du Front national. En 2011, il entend un discours de Marine Le Pen, fraîchement élue présidente du parti. “C’était un discours d’ouverture, loin de la position dure de son père”, se souvient-
“Le Front national, c’est l’auberge espagnole”
Pierre Ducarne
il. La dynamique de dédiabolisation lancée au Front résonne dans l’esprit du jeune étudiant qui squatte désormais les bancs de la fac de Droit de Nancy. Il s’engage peu à peu dans le parti, accompagné d’une bande d’amis chevènementistes. Il distribue ses premiers tracts à l’occasion de la campagne présidentielle de 2012. Dans les mois qui suivent, sous l’impulsion de Steeve Briois, actuel maire d’Hénin-Beaumont, Pierre se retrouve chargé de structurer et rassembler les fédérations de jeunes frontistes en Meurthe-et-Moselle.
“J’ai rapidement grimpé les échelons mais ça s’explique vu l’état du FN à l’époque.” Pierre explique qu’en 2011, au moment où Marine Le Pen accède à la présidence du parti, “l’état des finances est au plus bas. Beaucoup de cadres proches de Jean-Marie Le Pen désertent et il y a de la place pour d’autres sensibilités”. Rapidement, plusieurs courants émergent. Florian Philippot, dont Pierre se sentait “très proche dans les idées”, incarne la nouvelle génération de 2011 mise en avant par Marine Le Pen. Mais de l’autre côté, la branche dure du parti tient bon. Autour de Bruno Gollnisch, le “Front national du Sud”, refuse le mouvement “d’ouverture” relative qui s’initie. C’est dans ce contexte que Pierre Ducarne creuse son sillon. “Personne ne se battait pour être candidat FN aux municipales, se souvient-il. Moi, j’étais jeune, étudiant en droit et volontaire, ça a suffi.” S’il ne se faisait guère d’illusions quant à ses chances de victoire, Pierre Ducarne était cependant pressé par une ambition personnelle qui lui a fait croire, à tort, qu’il pourrait révolutionner le parti.
L’acceptation, puis les reproches, puis les menaces
Résumer la tempête que traverse Pierre Ducarne en 2014 à sa seule homosexualité est une erreur. “Il y a beaucoup de gays au Front national, ça n’est plus forcément un obstacle au militantisme”, constate-t-il aujourd’hui. L’orientation sexuelle du jeune candidat à la mairie de Nancy n’a effectivement pas posé de problème, en tous cas pas dans un premier temps. “Au Front national, je ne cachais pas mon homosexualité. Personne ne m’a attaqué sur ce sujet, jusqu’à ce que j’entame la campagne des municipales.” La médiatisation locale qui s’opère autour de Pierre Ducarne à partir de janvier 2014 révèle aux yeux de la frange identitaire du parti un candidat pour le moins atypique. “J’ai toujours refusé de faire campagne sur le thème de l’immigration. Je parlais d’impôts locaux, d’accès aux marchés publics, de stationnement…”, se souvient le candidat du rassemblement bleu Marine. La version édulcorée des thèmes du FN abordés par le prétendant à la mairie déplaît au sein du parti. “On commence à me reprocher mon homosexualité à ce moment-là. D’abord par des bruits de couloir, on me dit que Jean-Luc Manoury, le secrétaire départemental du parti, est opposé à ma candidature pour des raisons floues. Et puis, rapidement, je suis victime de menaces.” Les persécutions qui vont viser Pierre Ducarne ne viennent pas directement du Front national, mais de groupuscules identitaires “qui entretiennent des liens étroits avec le parti”. C’est le GUD, un mouvement étudiant d’extrême droite bien implanté à la faculté de droit de Nancy où étudie le candidat, qui va passer à l’action. “J’ai reçu plusieurs menaces de mort. Des membres du GUD sont venus jusque sous mes fenêtres, la nuit, pour me menacer. Je les ai reconnus parce qu’on se croisait à la fac, se rappelle Pierre. On a aussi créé des faux profils sur des sites de rencontre gays. Des inconnus à qui on donnait rendez-vous en mon nom.” Sans preuve formelle et étant toujours candidat, Pierre se refuse à porter plainte mais dépose plusieurs mains courantes. Il termine sa campagne chaotique en prenant sur lui.
Après les élections municipales viennent les européennes. Fatigué, Pierre Ducarne décide de se mettre en retrait du parti. Au mois de septembre 2014, une polémique lancée par Equinoxe, une association LGBT de gauche, va le ramener sur le devant de la scène. “J’étais à Nancy avec mon copain. Tous les deux ans s’y
Au FN, je ne cachais pas mon homosexualité. Personne ne m’a attaqué sur ce sujet, jusqu’à ce que j’entame la campagne des municipales
Pierre Ducarne
organise une réunion publique d’associations, dont des associations LGBT. Je me suis arrêté au stand du Kreuji, une association proche de la mairie, et des membres d’Equinoxe nous ont alors pris en photo. Les clichés ont été publiés sur leur site, pointant un rapprochement entre la mairie de Nancy et le Front national.” La publication de l’association va très vite être relayée dans la fachosphère et remonter jusqu’à Bruno Gollnisch. Le député européen, membre du bureau national du FN, va se fendre d’un article sur son blog, mettant en cause Pierre Ducarne. Le frontiste lyonnais considérait que la proximité entre les milieux LGBT et l’ex-candidat à la mairie était contraire à la ligne défendue par le parti, opposé au mariage gay. “J’ai vraiment été choqué par cet article et j’ai tout de suite répondu par communiqué. Pour moi, Gollnisch s’en prenait à ma vie privée”, se rappelle amèrement le jeune Lorrain. Mais l’ancien prof de droit a le bras long : “Quelques jours après, j’ai reçu une lettre de convocation en commission des conflits du FN, au motif que je faisais l’apologie du communautarisme et que j’avais insulté un cadre du parti.” La convocation sera finalement annulée par la direction du parti, Florian Philippot étant intervenu au soutien de l’étudiant. Mais l’histoire aura fait assez de bruit pour qu’un article soit publié dans les colonnes de l’Est Républicain, sous le titre “Nancy : Pierre Ducarne, trop gay pour le FN”, obligeant l’étudiant à assumer publiquement son homosexualité. “Mes parents n’étaient pas encore au courant”, lâche-t-il, un peu gêné.
Aujourd’hui, trois ans après les faits, sa passion pour la radio lui permet de garder un lien avec la politique, loin des partis : “Je pense que je ne suis pas fait pour être militant, je préfère assumer mes propres opinions”, constate-t-il. En parallèle de son émission, Pierre Ducarne anime également XY, un programme LGBT. “On y fait surtout de la prévention et on parle des problèmes rencontrés par les gays dans la société”, explique-t-il. Son expérience politique lui permet de tenir un jugement sévère sur le Front national : “Finalement, la dédiabolisation, elle est en partie cosmétique. Depuis 2011, des personnalités comme Marion-Maréchal Le Pen sont arrivées pour renforcer les rangs des plus extrémistes.” Au premier tour de l’élection présidentielle, Pierre Ducarne a voté Jean-Luc Mélenchon “surtout pour son programme en matière d’écologie et d’Europe.” Il s’est abstenu au second tour. Pour le vétéran nancéien, il n’est pas question de retourner au Front.
Par Maxime Jacob
Beardilizer, une marque de produits d’entretien pour la toison masculine, a lancé cette année le premier championnat de France de la barbe. Immersion au poil !
Par Florent Reyne / Photos : Florent Reyne & KFStudio157
25 centimètres. C’est la taille de celle de “Ludo”, en partant du menton. “Ludo” – Ludovic Dupont pour les moins intimes– porte la barbe depuis ses 18 ans, il y a 20 ans. Ce Normand d’origine, qui en impose par sa taille, mais aussi son calme et son look – casquette plate vissée sur la tête, chemise noire, bretelles rouges et Doc Martens aux couleurs de la Grande-Bretagne – a “toujours trouvé que la barbe dessinait un visage, et [il] fai[t] évoluer [s]on style en fonction de la [s]ienne. Le phénomène de mode [lui] a permis de la porter plus longue. [S]a femme n’était pas vraiment pour. En plus, dans [s]on métier, le poil, on l’enlève pour l’aérodynamisme.” “Ludo” est nageur.
La compétition pour laquelle il est là aujourd’hui demande un entraînement bien loin de la brasse et du crawl, mais c’est “un entretien au quotidien”. Pour atteindre son but, il lui a fallu deux ans de patience. Vingt minutes chaque matin à s’occuper de son impériale, avec un rituel bien précis. “C’est un peu comme une femme avec ses cheveux, compare-t-il. Je sors du lit et je pars sous la douche. Je la shampouine, avec un produit spécial. Ensuite, je l’essore, je mets un sérum démêlant, je la sèche, je l’enduis d’huile, je la coiffe avec un peigne en bois, pour éviter qu’elle ne rebique. Enfin, je la mets en forme suivant mon envie. Mais ce matin, exceptionnellement, pour la compétition, j’étais chez mon barbier, pour un brushing.” Car aujourd’hui, Ludovic participe au championnat du monde de barbe.
C’est pas (forcément) la taille qui compte
Ludovic connaît la plupart de ses concurrents : “On fait partie d’un groupe sur Facebook, où l’on se donne nos astuces pour s’occuper des poils rebelles.” Rockeurs, dandys, camionneurs, hispters… Tous les styles liés, de près ou de loin, à l’univers de la barbe trouvent ici leurs représentants. Ils sont une trentaine à
La barbe est un accessoire de mode, comme une paire de lunettes, elle doit être en osmose avec le visage
Sélim Niederhoffer, écrivain et expert de la barbe
s’être retrouvés en plein cœur de Paris, au Lieu Privé, un espace dédié aux soirées d’entreprise, expositions et autres jeux en tournoi. Dans quelques heures, ces poilus vont confronter leurs attributs virils dans un espace aux allures de bar lounge. Dans une salle, un bain à remous éclairé à la bougie (qui ne sera pas utilisé de la soirée) et dans une autre, un photocall à l’effigie d’une marque de produits qui augmenteraient la pilosité faciale. Ça sent la testostérone à la lavande, cette histoire. Plusieurs catégories sont à l’honneur ce soir : Freestyle, Garibaldi (barbe rectangulaire et fournie), Verdi (moustache cirée et séparée du reste de la toison) et, la plus impressionnante, la barbe supérieure à 20 centimètres.
Le favori de la catégorie “barbe longue” s’appelle Julien Voeltzel. Son pire ennemi : le rasoir, qu’il a utilisé pour la dernière fois en février 2015. Sa motivation : “la flemme. J’ai toujours eu une barbe d’un mois”. L’entretien ne lui prend d’ailleurs que dix minutes par jour, son poil est raide et souple, sa barbe se rapproche d’une crinière et l’ensemble a l’apparence d’une chevelure. “Des barbes raides comme celle-là, c’est assez rare.” Le regard perçant, le crâne rasé, Julien caresse ses poils de visage de 27 centimètres avec le calme de Maître Po. “Je pense que j’ai encore du chemin jusqu’à Jeff Langum, le champion du monde”, regrette-t-il un peu, en pointant du doigt la photo en noir et blanc d’un homme à la barbe immense, solaire. Qui ressemble à un cyprès inversé.
Un défilé comme un autre
Après quelques cidres bruts –ou cocktails au whisky pour les plus–, la compétition démarre à la manière d’un défilé de Miss sur fond d’electro assourdissante. Malgré l’air détendu des candidats, dans cette ambiance d’afterwork, la tension est palpable. Ils montent sur l’estrade, chacun leur tour, catégorie après catégorie. Le premier barbu s’avance de quelques pas, se présente d’abord au public et prend la pose. Demi-tour sur la gauche, il se retrouve face au jury, met un coup de peigne en bois sous son menton, ce qui permet de présenter la densité de sa toison et la vitalité du poil. Le jury d’experts, composé entre autres de Magali Bertin, chef de rubrique “Beauté digital” chez GQ, et Sélim Niederhoffer, écrivain et expert de la barbe, prend quelques notes et observe scrupuleusement qu’aucun poil ne dépasse de la forêt brune ou grise qui se dessine sur le bas de chaque mâchoire. Qualité indéniable d’un gagnant ? La barbe doit compléter le style du candidat. “C’est un accessoire de mode, comme une paire de lunettes, elle doit être en osmose avec le visage”, explique Sélim Niederhoffer.
Au bout d’une heure de va-et-vient, le verdict tombe. Julien est sacré champion dans sa catégorie et Ludovic second (de manière non officielle). En guise de trophée, les gagnants reçoivent un diplôme nominatif, une paire de lunettes de soleil, une entrée pour le “cabaret aphrodisiaque” Secret Square, des accessoires de mode tels des chaussettes, un coffret de produits d’entretien pour la barbe et quelques bouteilles d’alcool. C’est donc les bras bardés de cadeaux que Julien teinte sa victoire d’amertume : il ne représentera pas la France dans les compétitions internationales. Le coup de cœur du jury, élu “Best in Show” pour la qualité de sa barbe, sa coupe et son style, c’est le Lensois Denis-Pierre Cariou. Pourtant, personne n’aurait misé sur ses dix centimètres de toison poivre et sel de diablotin et son sourire angélique. À part sa femme peut-être : “Ma victoire, c’est à ma moitié que je la dois, elle me brosse la barbe chaque matin.”
Par Florent Reyne / Photos : Florent Reyne & KFStudio157
Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.
Ces quatre derniers jours, le Japon tout entier s'est invité à Villepinte via la bien connue Japan Expo. Déambulation dans la moiteur du parc des expositions, entre les panneaux “Free Hugs”, les tables de jeu de go, les onigiri, les stands de chats qui bougent la patte grâce à l'énergie solaire et les plus ou moins bien réussis mais néanmoins nombreux Monkey D. Luffy de One Piece.
Textes et photos : Maeva Alliche et Mathias Edwards
De gauche à droite : un cosplayeur, un cosplayeur et un cosplayeur.
Cette petite écolière sexy qui quitte sourire aux lèvres l’espace réservé aux dédicaces, c’est Franck. Chapeau noir délicatement posé sur une perruque longue et blanche, chemisier blanc, gilet noir sans manches, nœud rouge, jupe courte et chaussettes montantes, Franck est un inconditionnel de j-pop, la variété japonaise, et il est venu rencontrer les World Standard, un groupe dont il est fan depuis sa création, en 2015. Tombé dans la potion manga dans les années Club Dorothée, l’informaticien de 32 ans s’est naturellement intéressé à tout ce qui touche à la culture nippone, séduit par “son côté exotique” : “J’ai commencé à écouter de la musique japonaise avec les animés, et de fil en aiguille je suis arrivé sur la j-pop. C’est très différent de ce qu’on a chez nous, c’est vraiment spécifique au Japon et à l’Asie.” Ce que Franck préfère, ce sont les groupes kawaii (qui signifie “mignon”), dont les World Standards sont de fières représentantes. Et il n’est pas le seul. D’ailleurs, son accoutrement surréaliste dans un environnement familial devient d’une banalité déconcertante à la Japan Expo.
Comme quoi, on s’habitue à tout. Même à ces nouveaux bouchons Cristaline.
Modernité et traditions
Cent trente cinq mille mètres carrés répartis dans quatre halls, environ 800 exposants, près de 250 000 visiteurs, la Japan Expo est pendant quatre jours une enclave japonaise posée en pleine Seine-Saint-Denis. Depuis Paris, un tour de RER B direction le Parc des expositions de Paris-Nord, à Villepinte, donne l’impression d’avoir parcouru les 9 849,63 kilomètres qui séparent la France du pays du Soleil-Levant. Paradis des Otakus, les fans de culture japonaise, le salon met un point d’honneur à rassembler tout ce qui pourrait les rassasier jusqu’à sa prochaine édition. Au fil des nombreuses allées, les stands de mangas côtoient
Le panier moyen du salon est évalué à 200 euros
ceux de porcelaine. Les DVD d’animés font face à diverses sortes de thé. La trentaine d’ordinateurs mis à la disposition des geeks pour qu’ils se perfectionnent sur la dernière édition de Final Fantasy rivalisent avec le ring de lucharesu, une sorte de catch japonais. Les takoyaki et autres gyoza se dégustent en sirotant du bubble tea. Et c’est ce mélange un peu foutraque, qui fait le charme de la culture japonaise, d’après Romuald, 35 ans, habitué des lieux depuis dix ans : “C’est une culture qui montre que l’on peut conserver des traditions en faisant des choses extrêmement modernes. Et que l’on peut être moderne sans être forcément américanisé ou européanisé.”
Open Space.
Les visiteurs de la “JapEx” apprécient d’y trouver des produits rares en France, que beaucoup se procurent en temps normal via Internet. Et il faut bien le dire : le côté traditionnel laisse ici quand même pas mal de place au côté mercantile. Venus du Nord pour la journée, Cyprien, jeune chevalier Sith de 15 ans, et son père ont prévu un budget achat de 150 euros. Tout comme Franck, l’écolière de 32 ans, qui chaque année depuis 2009 prévoit “un budget de 100 à 150 euros pour les quatre jours, consacré à l’achat d’articles pour les dédicaces, de figurines, de mangas, d’animés…” Et d’après l’agence en charge de la communication du salon, ces trois-là ne sont pas les plus dépensiers, le panier moyen du salon étant évalué à 200 euros. Sans compter le prix de l’entrée : entre 12 (en prévente) et 25 euros la journée, 56 euros le pass 4 jours, 100 euros le billet zen. De quoi faire trembler n’importe quel livret A.
“On y fait de belles rencontres”
Mais plus que les gadgets, les stars de la Japan Expo, ce sont bien les cosplayeurs, qui convient à la fête en les incarnant Pikachu, Haruhi Suzumiya, Marty McFly,
J’ai commencé à écouter de la musique japonaise avec les animés, et de fil en aiguille je suis arrivé sur la j-pop. C’est très différent de ce qu’on a chez nous, c’est vraiment spécifique au Japon et à l’Asie
Franck, fan
Naruto, Mario et son fidèle complice Luigi, Kirito, Tetsuya Kuroko ou encore Sangoku. Et cette année, même Jésus a fait le déplacement. Jésus, c’est Patrice, qui officie au quotidien en tant qu’accessoiriste et décorateur pour le cinéma. Vêtu comme le Messie, couronne d’épines posée sur une chevelure abondante aussi naturelle que sa barbe, l’homme déambule ainsi dans le salon pour relever un défi lancé par une amie, sans que personne ne semble s’en émouvoir – ni relever le fait que ça n’a pas grand-chose à voir avec le Japon, finalement, même si Patrice a entendu parler de mangas traitant de la vie du Christ, “qui est tout de même le plus ancien des super-héros”. Dans ce royaume d’exubérance, sa pancarte “Fuck me I’m Jesus” ne choque pas, à son plus grand bonheur. Car s’il avoue être fan de jeux Nintendo, Patrice de Nazareth explique dans un prêche plein d’amour, que s’il s’est déplacé dans le 9-3, “c’est avant tout pour l’ambiance. Ici, on est entourés de gens qui sont passionnés, tout le monde est dans le partage. On y fait de belles rencontres”. Amen.
Patrice de Nazareth.
Plus loin, Élodie, 23 ans, venue tout droit du Brabant wallon pour l’occasion, est engoncée dans sa tenue de Ciel Phantomhive, un personnage du manga Black Butler, qui relate l’histoire d’un jeune aristocrate orphelin ayant fait du diable son majordome. Cosplayeuse depuis cinq ans, Élodie rêve de devenir une star de la discipline, comme il en existe au Japon, mais est bien consciente que la route est encore longue. Car si elle se considère “forte en costumes” – en témoigne sa robe, qu’elle a mis trois nuits blanches à confectionner –, elle sait qu’elle pèche encore dans la prestation. Et que son projet d’ouverture d’une boutique consacrée aux peluches inspirées de la série Mon petit poney est plus raisonnable. En attendant, la demoiselle a profité se son séjour en France pour visiter le parc Astérix. Mais en tenue de ville. “Je n’y suis pas allée cosplayée parce que c’est interdit, de peur que quelqu’un se déguise en un personnage de l’univers d’Astérix. On pourrait le confondre avec un employé du parc.” Imparable.
On ne dirait pas comme ça, mais il faisait très chaud.
Sur le bout de pelouse en plein air du Parc des expositions qui sert de point de rassemblement aux cosplayers et aux fumeurs, Éloïse et Tamara enchaînent les pauses devant les objectifs des visiteurs. Car le principe du cosplay, c’est aussi cela : se faire remarquer le plus possible, et remporter le concours non-officiel du plus grand nombre de clichés. Et à ce jeu-là, les deux copines de 21 et 17 ans son bien placées, grâce à leurs costumes de personnages de Touhou Project, “un jeu vidéo dont le principe est de buter un maximum d’ennemis”, qui impressionnent les spécialistes. Malgré la température caniculaire, les deux étudiantes prennent un malin plaisir à répondre aux nombreuses sollicitations. Tout comme ces passionnés de la saga Dragon Ball, qui ont eu le bon goût de trouver un coin d’ombre. Parmi eux, on trouve ce paysagiste de 24 ans qui a pris les traits de Gohan, le fils de Son Goku, car il apprécie les valeurs morales de la série qu’il a découverte tout jeune, grâce au Club Dorothée. Pour la vendeuse de fournitures de bureaux qui prend la pause à ses côtés, c’est le charisme des personnages qui a fait la différence. Ce qui l’a poussée à se cosplayer en Kibitoshin. “Une fusion entre un Kaio Shin et son apprenti, dont le but est de montrer comment on peut fusionner grâce à des Potaras, ses fameuses boucles d’oreilles magiques, pour protéger la Terre”, récite la jeune femme, alors que de fortes effluves de cannabis envahissent le carré de pelouse.
Au fond du hall 5, Franck semble errer sans but. La perruque est mal ajustée, la chaussette droite est baissée. Les World Standard lui manquent déjà. Poliment, il refuse qu’on le prenne en photo. “Par rapport à mon boulot, ça craint, quand même.”
Textes et photos : Maeva Alliche et Mathias Edwards
Le mois dernier, six experts chargés de conseiller Donald Trump sur la question du sida démissionnaient de leur fonction. En cause : le désintérêt apparent du président américain pour leur travail. Ulysses Burley, un des démissionnaires, s’explique.
Par Brice Bossavie
Ulysses Burley.
Quelle est la situation du sida aux États-Unis aujourd’hui ?
Actuellement, 1,1 million de personnes vivent avec le VIH à travers le pays. On a constaté une baisse de l’infection ces dix dernières années, et cela a été rendu possible grâce à la mise en place de Medicare. Les gens malades ont eu accès à des traitements et des visites chez le médecin que certains d’entre eux ne pouvaient pas se permettre auparavant. Même si le VIH est en baisse, il continue de frapper de manière plus importante les Noirs, les homosexuels, les jeunes entre 13 et 24 ans ainsi que les habitants des États du Sud. On reste bien loin des problèmes auxquels font face d’autres régions comme l’Afrique, mais la maladie est encore bien présente dans notre pays.
Vous avez fait partie du PACHA, le Conseil consultatif présidentiel sur le sida. Qu’est-ce que c’est, exactement ?
Le PACHA est un comité chargé de conseiller le gouvernement américain sur toutes les questions liées au sida, instauré sous la présidence Bill Clinton, puis renouvelé par les présidents Bush et Obama. Il est constitué de chercheurs, de médecins, de représentants d’associations, d’avocats et même de personnes atteintes du virus afin de réellement représenter tous les aspects et les enjeux autour de cette maladie.
Et vous avez donc décidé de démissionner le mois dernier. Qu’est ce qui vous a poussé à prendre cette décision ?
Le Parti républicain a voté le texte d’abrogation et de remplacement de l’Obamacare. C’est là que nous avons réalisé que Donald Trump ne s’intéressait absolument pas au VIH et à ses dangers
Ulysses Burley
Cela s’est fait en plusieurs étapes : nous étions à la base 22 membres au sein du Conseil. Au moment de l’élection de Donald Trump, un membre a démissionné d’emblée. Moi et les autres avons préféré attendre, voir comment les choses allaient se passer. Après plusieurs mois sans résultats, le Parti républicain a voté le 4 mai dernier à la Chambre des représentants le texte d’abrogation et de remplacement de l’Obamacare. C’est à ce moment-là que nous avons réalisé que Donald Trump ne s’intéressait absolument pas au VIH et à ses dangers. Scott Schoettes, un membre du Conseil, nous a alors contactés en nous disant : “OK, j’en ai assez. Je ne peux plus rester ici. Qui est avec moi ?” Nous avons débattu, discuté. Devions-nous rester ? Partir ? Finalement, nous sommes cinq à avoir décidé de le suivre en protestation contre la politique de Donald Trump.
Comment était-ce de travailler sous l’administration Trump ?
En général, quand un nouveau président est élu, le Conseil rencontre un représentant du gouvernement quatre fois par an. Notre première rencontre a eu lieu en mars, et ça a été la seule et unique. Nous avons pris le temps de nous présenter à l’administration Trump, d’accueillir le président et le secrétaire à la Santé, Tom Price, de leur présenter ce que nous avions accompli ces dernières années. Nous leur avons fait des recommandations sur les actions que nous aimerions voir perdurer. Nous leur avons même écrit une lettre. Leur réponse a été très légère et complètement impersonnelle.
Quelle était cette réponse ?
“Nous avons bien reçu votre lettre, merci.” Ils ne répondaient pas précisément à nos questions et recommandations sur le sujet. L’abrogation et le remplacement de l’Obamacare ont confirmé que le président ne s’intéressait pas du tout à notre expertise et à nos recommandations. Nous ne pouvions plus faire semblant de travailler dans de telles conditions.
Vous pensez donc être plus utile en dehors de la Maison-Blanche qu’à l’intérieur ?
Complètement, oui. Nous sommes des bâtisseurs, nous essayons d’apporter nos connaissances sur le VIH et les moyens d’y remédier, pour que le gouvernement prenne des mesures. Mais si on nous enlève nos outils, ça ne sert à rien.
Quels outils ?
Nous voulons attirer l’attention sur la mauvaise direction qu’est en train de prendre le gouvernement Trump vis-à-vis de la réforme de la santé
Ulysses Burley
Je pense à l’Office of National Aids Policy, un département spécifiquement dédié à la question qui écoutait nos conseils. Depuis l’élection de Trump, ce service a été supprimé de la Maison-Blanche. Medicare aussi : il aide des dizaines de milliers de malades, particulièrement dans les États du Sud. Pareil pour le Planning familial : avec l’abrogation de Trump, les fonds alloués à ce service seraient entièrement coupés pendant au moins un an.
Vous êtes inquiet pour la lutte contre le VIH sous le président Trump ?
Pour l’instant, vraiment, oui. La réforme de santé qu’il propose et ses coupures budgétaires vont dramatiquement impacter les gens atteints du VIH. Il y a énormément de signes qui montrent que Trump se préoccupe peu de ces questions et notre travail effectué ces dix dernières années pourrait bel et bien disparaître : c’est symbolique, mais la section dédiée au sujet sur le site internet du gouvernement a purement et simplement été supprimé. Et surtout, il n’y a plus de service dédié à cette question à la Maison-Blanche.
La page dédiée à l’Office of National AIDS Policy sur le site de la Maison-Blanche sous Obama.
La page dédiée à l’Office of National AIDS Policy sur le site de la Maison-Blanche sous Trump.
Qu’est-ce qui vous était possible de faire sous l’administration Obama et qui ne l’est plus aujourd’hui ?
Le gouvernement Obama était un gouvernement basé sur les faits, qui accordait de l’importance aux conseils d’experts, et l’administration Trump est en train de faire tout le contraire. Et ce n’est pas un problème de parti politique : George W. Bush a été un défenseur de cette cause, il a instauré un fonds global dédié aux victimes du VIH, le PEPFAR, et il était lui aussi républicain.
Finalement, cette démission est-elle un moyen d’attirer l’attention sur tous ces problèmes ?
Parfaitement : nous n’avons aucun intérêt à nous faire un coup de pub personnel, nous sommes déjà reconnus dans le milieu. Ce que nous voulons, c’est attirer l’attention sur la mauvaise direction qu’est en train de prendre le gouvernement Trump vis-à-vis de la réforme de la santé. Pas moins de 40% des malades du sida aux États-Unis ont une assurance Medicaid (assurance maladie pour les personnes à faibles revenus dont Trump veut réduire le budget, ndlr) et les coupures budgétaires souhaitées par Trump auraient des effets incommensurables sur ces personnes.
Par Brice Bossavie
Roger Défossez est comédien. Un comédien fidèle. Depuis presque 60 ans, ce Parisien né au cœur du sixième art joue le même rôle, dans la même pièce. Rencontre chez lui : au théâtre.
Texte et photo : William Thorp
Roger Défossez défie toutes les règles.
Sur lui, un veston marron qui couvre une chemise blanche et une cravate beige. Devant lui, un peu moins d’une centaine de spectateurs. Assis à droite de la scène, il déroule rapidement son texte: “Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre.” Les propos sont incohérents, exactement comme ils ont été écrits. Il a le ton juste. Le parler correct. Ses mouvements sont contrôlés. Il “maîtrise”. Et pour cause, “cela fait 59 ans” queRoger Défossez est “Mr Smith” dans La Cantatrice chauve de Ionesco. “Un record.”
C’est donc l’histoire d’un homme qui a joué pas moins de 6 000 fois le même rôle, dans la même pièce. “Un homme d’exception”, aime-t-il à répéter. Après tout, c’est “unique au monde”, c’est un “fait exceptionnel”. Sorte de prédestination, Roger Défossez a vu le jour –ou plutôt la lumière– “dans un théâtre”, comme il le raconte posé sur un canapé de la cave du théâtre de la Huchette, dans le Ve arrondissement de Paris. Ses parents étaient concierges à l’Opéra-Comique, et y
Ça fait longtemps que je n’ai plus le trac
Roger Défossez
habitaient un appartement de fonction. C’est d’ailleurs là qu’il fait ses premiers pas sur scène. Il joue Dolore dans Madame Butterfly, de Giacomo Puccini. Il a alors 5 ans. “On peut dire que je suis tombé dedans quand j’étais petit, résume-t-il, simplement. S’ensuivent, d’autres opéras, comme Carmen, de Georges Bizet, et des études “de comédie”. Puis cette rencontre en 1957 avec Nicolas Bataille, comédien et metteur en scène de pièces de théâtre. Roger, dans la vingtaine, est encore un artiste en devenir. Ils sympathisent. Bataille lui propose d’être la doublure de Claude Mansard, qui joue l’un des personnages principaux de cette pièce qu’il met en scène au théâtre de la Huchette. Défossez dit oui. Il attend son tour. Pas longtemps, un an à peine. L’acteur fétiche de Jean-Pierre Mocky va fouler d’autres planches. Et donc, alors qu’Édith Piaf connaît la gloire à New York, que Jean-Luc Godard commence tout juste sa carrière de réalisateur et que Charles de Gaulle va reprendre le pouvoir, Roger Défossez devient Mr Smith. “J’étais bien jeune. J’avais encore les cheveux bruns, je devais me blanchir les tempes pour me vieillir, se remet-il en touchant sa longue tignasse désormais blanche et peignée en arrière. Ça fait longtemps que je n’ai plus le sentiment maintenant, mais à ce moment-là je montais sur scène la boule au ventre. J’avais le trac.”
Le temps passe, rien ne change
Il faut dire que les débuts ne sont pas faciles. C’est l’histoire d’un homme, mais aussi d’une époque. Et d’une pièce incomprise. “Un autre temps, lâche-t-il un peu médusé. Il n’était pas rare que les gens quittent la salle et sortent engueuler la caissière. Ils lui disaient : ‘Mais de qui se moque-t-on? C’est ignoble, immonde!’” Les critiques sont dures. Le 13 mai 1950, le Figaro écrivait même : “[…] admirons le surhumain courage de ceux qui, sans une faute, ont retenu, interprété, incarné, sublimé l’antitexte de M. Ionesco. Que ne feront-ils le jour où, poussés par leurs conquêtes et l’exaltant parfum des Terres Nouvelles, ils découvriront ou Molière ou Vitrac? En attendant, ils font perdre des spectateurs au théâtre…” Rien d’anormal, à écouter l’acteur aujourd’hui. Après tout, La Cantatrice chauve a “révolutionné l’art théâtral” avec son aspect absurde. “Dans les années 50, le théâtre était quelque chose d’embourgeoisé, continue-t-il en dégainant une Gauloise. Et puis d’un coup, la pièce a été un pavé dans la mare. Cela n’avait jamais été fait, cela remettait tout en question. Les gens étaient déboussolés.” Roger laisse donc courir, prend son mal en patience. Il ne fait plus
En mai 68, le public ne s’enfuyait pas du théâtre : il ne venait pas
Roger Défossez
attention à “ces couples” qui “deux, trois fois par semaine” s’échappent de la salle, rouges de colère. Il dit qu’il en a vu d’autres avec le temps. Des plus dures. Mai-68, par exemple. Le public ne s’enfuyait pas : il ne venait pas. “Les gens n’osaient plus sortir, ils avaient peur, reprend l’homme. Moi même, j’ai failli me faire massacrer par des CRS. Je sors du théâtre après une représentation, clope au bec, et je vois trois flics foncer sur moi. Je suis vite rentré, et j’ai fermé la porte avant de me cacher dans les coulisses. Ils sont entrés avec leurs matraques, et donnaient des coups sur les portes. Je n’avais strictement rien fait, mais ils étaient énervés, les jeunes n’arrêtaient de leur crier dessus : “CRS SS!” Donc dès qu’ils voyaient quelqu’un, ils fonçaient.”
Même chose avec le 13-Novembre. Les salles se vident complètement les jours qui suivent, ou presque. “Il y avait quatre personnes par-ci, puis quatre autres par-là, le lendemain.” Rien, pourtant, n’arrête Défossez. Jamais. S’il intègre parfois quelques autres pièces, il ne quitte pas son personnage de Mr Smith. Il ne sait pas vraiment pourquoi. On lui a bien proposé un autre rôle dans une autre pièce, celui du professeur dans La Leçon, de Ionesco toujours, dans le même théâtre, mais il n’a “jamais eu le temps d’apprendre le personnage”. Roger préfère son personnage, qui le “passionne”. C’est pourquoi il y a une chose qui l’effraie: se séparer de lui. “Cela m’angoisse, oui. J’aurai un gros pincement au cœur le jour où cela se terminera définitivement.Je ne suis pas éternel, il arrivera un moment où je devrai arrêter parce que je perdrai la mémoire, ou parce que ça me fatiguera trop, dit-il, fataliste. Ou tout simplement parce que je serai mort.”
Texte et photo : William Thorp
À 46 ans, Emmanuelle Seyboldt est devenue, le 26 mai dernier, la première femme à la tête de l’Église protestante unie de France, pour un mandat de quatre ans. Son objectif : sortir sa communauté de son isolement relatif pour faire corps avec la société.
Par Benjamin Badache
Camaïeu.
Est-ce que vous pensiez à devenir présidente des protestants en buvant votre café chaque matin ?
Non, pas du tout, ça m’est tombé dessus. Mon prédécesseur avait déjà annoncé qu’il ne voulait pas faire un nouveau mandat. Il m’a contactée l’année dernière, je me demandais ce que j’avais fait. C’était assez stressant. Il est venu me voir à Besançon pour m’annoncer son souhait de me voir présidente. J’ai eu un mois de réflexion, mais j’ai très peu hésité. L’engagement religieux, c’est ma vie. Je suis née dans le protestantisme. Mes parents nous emmenaient au culte tous les dimanches. Dans mon enfance, j’ai eu un vrai questionnement sur l’existence de Dieu. L’injustice me révoltait au plus haut point et je ne la comprenais pas. Mais dans ma démarche, le refuge en Dieu m’a permis de supporter la cruauté du monde. C’est apparu très tôt chez moi. Dès l’école primaire, je disais à mes profs que je voulais devenir pasteure. L’instituteur a même convoqué mes parents : ça l’inquiétait. Après une scolarité religieuse, je me suis dirigée vers des études théologiques. J’ai tout fait pour intégrer ce master. Je me suis retrouvée pasteure à 23 ans, en Ardèche.
Pourquoi le choix s’est-il porté sur vous ?
D’une part, je connais très bien mon Église, j’ai beaucoup bougé. De la paroisse
L’engagement religieux,
c’est ma vie
Emmanuelle Seyboldt
rurale à la grande paroisse de ville à Besançon en passant par une paroisse intermédiaire. J’ai travaillé avec un hôpital, dans une gendarmerie et aussi en tant que rédactrice en chef d’un journal. Au-delà du parcours, quand j’écoute mes collègues, le fait que je sois une femme est positif. Je n’ai que les échos favorables. Mais dans notre Église – luthérienne –, 87% des paroisses dans le monde acceptent les femmes. Depuis la Seconde Guerre mondiale, on voit émerger des pasteures. Quand je suis née, c’était acquis. Aujourd’hui, des collègues me disent même : “C’est pas trop tôt.”
Que signifie le fait d’être protestant aujourd’hui ?
C’est avant tout un chrétien, quelqu’un qui reçoit par la Bible une parole qui le fait vivre. Cette parole se traduit, sous un mode protestant, par une indépendance de quiconque. La liberté est au cœur de notre croyance. Elle doit être équilibrée par la communauté. Nous sommes tous à égalité. En somme, liberté, égalité et communion fraternelle. En termes d’éthique, chacun fait du mieux qu’il peut. Nous n’allons pas nous positionner contre l’avortement parce qu’il y a toujours le souci du moindre mal. Le bien en tant que tel n’existe pas dans une vie humaine.
Le christianisme perd chaque année des fidèles. Pensez-vous pouvoir attirer un nouveau profil, plus féminin ?
Dans notre Église, 87% des paroisses dans le monde acceptent les femmes
Emmanuelle Seyboldt
En interne, c’est possible. Déjà, nous avons enregistré la venue d’une pasteure hollandaise car son Église aux Pays-Bas ne l’acceptait pas. De manière générale, ça interpelle, même en dehors du monde religieux. Nous sommes vus comme des gens archaïques et là, une femme présidente, c’est une belle preuve d’ouverture.
Vous avez un mandat de quatre ans. Quel est votre objectif principal ?
Le débat, proposer un lieu de parole. Nous ne devons pas rester entre nous. Il doit y avoir une perpétuelle interaction avec la société. Il faut renforcer ce va-et-vient de la parole. Ça passe par une meilleure communication, mieux travailler en réseau, s’approprier les réseaux sociaux. Nous sommes encore à l’âge du bronze dans ce domaine.
Vous voulez communiquer intensément avec la société. L’omniprésence du débat sur la laïcité et les religions apparaît comme un obstacle. Quelle est votre conception de la laïcité ?
Elle devrait être moins rigide. Il y a toujours un soupçon envers les croyants. Le discours majoritaire dans les médias est assez méprisant. Dans leur bouche, croire en Dieu signifie être ringard, dans le passé, presque ridicule. Il y a un côté “vous croyez encore en ces conneries ?”. Dans la vie de tous les jours, je n’ai pas à me plaindre. C’est surtout sur certaines émissions, dans des conférences ou des débats. Je me sens totalement en accord avec les associations pour les droits de l’homme, contre le racisme et les discriminations mais je pense qu’il faudrait y intégrer la question de la discrimination religieuse. Je ne suis pas agressive, je n’impose ma foi à personne. Je veux juste avoir le droit de vivre ma foi sereinement. Sans avoir ce discours permanent qui sous-entend que le monde se porterait mieux sans religion. L’argument “sans les religions, il n’y aurait pas de guerre” ne tient pas. L’humanité trouverait un autre prétexte, croyez-moi.
Par Benjamin Badache
Elles seront sur scène lors du festival Peacock Society les 7 et 8 juillet prochains et elles animent le troisième dimanche de chaque mois une émission sur la webradio PiiAF. Le concept : parler musique autour d’une sélection conçue à partir d’un thème improbable –“géologie” ou “paradis fiscal”– ou carrément jouissif, tel “guilty pleasure”, un épisode mémorable de deux heures consacré aux tubes les plus addictifs des dernières années. Rencontre avec Miley Serious, DJ Ouai, Oklou et Carin Kelly, les quatre DJ –et productrices– derrière le TGAF Crew.
Par Grégoire Belhoste / Photos : Charlotte Robin
De gauche à droite : DJ Ouai, Carin Kelly, Oklou et Miley Serious
Comment vous êtes-vous rencontrées ?
Miley Serious : On s’est toutes rencontrées il y a deux ans, parce qu’on avait des amis communs.
DJ Ouai : Avec Miley, on s’est rencontrées parce qu’on était toutes les deux sur “Le Sanctuaire”, un minigroupe Facebook de partage de musique. Maintenant, il y a beaucoup de monde dessus, mais avant c’était plus intimiste. C’est là que j’ai vu passer son blase pour la première fois.
Et l’émission de radio sur PiiAF, c’est venu comment ?
Oklou : PiiAF m’avait invitée pour que je fasse un mix de deux heures. On m’a dit que je pouvais inviter qui je voulais. J’ai cru que ça voulait dire : “Invite tes potes, il y aura des micros, on va tous parler.” Alors j’ai proposé aux filles, on s’est donné un nom et on a trouvé un concept pour l’émission. On en a fait une, les mecs de la radio ont kiffé et on a gardé le créneau.
Quels sont vos premiers émois radiophoniques ?
En choeur (sauf Miley Serious) : Skyrock !
Carin Kelly : Au collège, j’avais un appareil pour enregistrer la radio. Je me faisais des compil’ de chansons sur cassette, et je priais pour que personne ne parle à la fin du morceau.
DJ Ouai : C’était tout le temps les mêmes titres en boucle. J’étais fan de RnB US mais aussi français, Wallen et tout ça.
Miley Serious : Moi pas du tout, c’était NRJ. Je me jetais sur Move Your Body d’Eiffel 65 quand ça passait. L’expérience radio qui m’a le plus torturée, c’est lorsque je suis tombée sur J’voulais de Sully Sefil, une nuit où j’écoutais la radio en cachette. Cette chanson m’a rendue tellement malheureuse ! J’ai compris qu’il ne fallait peut-être pas que j’écoute la radio tous les soirs.
Oklou : À partir de la 5e, j’étais contre Skyrock, je trouvais ça débile. Je crois que suis devenue un peu conne.
À quel moment avez-vous repris goût à ce genre de hits ?
Oklou : Ce moment où j’ai été conne a duré longtemps… À l’époque, j’étudiais le
Au lycée, tout le monde se foutait de moi parce que j’écoutais Sean Paul
DJ Ouai
classique dans une école. En musique classique, ils utilisent un terme assez représentatif de ce clivage bizarre : ils disent que leur musique est “savante”, et que tout le reste est de la musique populaire. Pour plein de musiciens, de techniciens du son, il n’est pas évident d’apprécier des choses plus populaires à leur juste valeur. J’ai traversé cette phase, mais je suis allée à l’extrême dans cette façon de penser, ça m’a dégoûtée. Je me rappelle certains jugements que portaient les autres élèves lors des soirées. Je ne comprenais pas. Au lycée, j’avais déjà des gros kifs pop. J’aimais le coté sexy du RnB.
Carin Kelly : J’ai eu l’impression de réestimer la pop à travers ma pratique artistique. Je fais de la photo et de la vidéo. Dans mon travail, je m’intéresse à la vie quotidienne et à la région d’où je viens, dans le Poitou. L’an dernier, par exemple, j’ai fait un docu sur le twirling baton, un sport assez populaire qui mélange la gym, la danse, le côté majorette. Il y a un âge où tu parles de ce qui t’a construit, et on en revient à ce truc-là, ce goût pour les hits.
Oklou : ll n’y a pas si longtemps, j’étais en voiture à Poitiers avec mon père. Il râlait parce qu’un concert gratuit de Maître Gims était organisé dans la ville. Il disait : “Pourquoi ils mettent ça ? Ils pourraient mettre un truc bien, quand même.” Je lui ai dit que c’était trop bien, que plein de gens adoraient et étaient extrêmement heureux de voir Maître Gims en concert gratuit. Il a fait : “OK.” Donc je crois qu’il a compris.
DJ Ouai : Au lycée, tout le monde se foutait de moi parce que j’écoutais Sean Paul. J’étais un peu considérée comme la “pouf”, ça me faisait complexer. Du coup, j’ai eu une phase de déni, de snobisme envers les musiques plus populaires, avant de m’y intéresser de nouveau plus tard, parce que, au fond, c’est ce que j’aime.
Carin Kelly : À la fin de mes années lycée, le “digging” a pris toute une envergure avec les Blogspot : dans mon entourage, c’était la course pour trouver les morceaux les plus originaux, les plus underground. Le problème, c’est que tu étais toujours tout seul en train de chercher ta chanson et ça obstruait tout ce qui se passait dans le “monde normal”.
Miley Serious : Quand j’étais adolescente, je voulais absolument être différente. J’ai été fan d’Indochine. Hardcore fan à chialer ma vie. Je les ai suivis dans tous les patelins du Sud : Agen, Albi… Tout me soûlait, je voulais juste me différencier. Jusqu’au moment où j’ai réalisé que je n’étais pas née avec une culture underground. En 2006, je me suis remise à écouter et surtout à jouer des hits. Je venais d’avoir mon bac, j’ai commencé à mixer de l’eurodance à Toulouse, où je suis partie vivre. Pour les gens, ça faisait un peu les soirées “pouet pouet”, faut le dire. Mais ça a bien marché.
Tout le monde ne partage pas ce goût pour les tubes… Est-ce que vous avez des souvenirs de DJ sets un peu tendus ?
DJ Ouai : C’était une soirée techno dans un squat. Juste avant moi, les DJ ont joué de la techno, les gens kiffaient trop. Quand je me suis mise à jouer de la transe, un mec est monté sur scène et m’a demandé de jouer des morceaux “moins commerciaux”. Devant moi, plein de gens écrivaient “Techno STP” sur leur téléphone. Pour eux, les sonorités étaient “commerciales”. Alors qu’en vrai, pas du tout ! C’étaient des morceaux des années 90, 2000, de la transe historique. Je continuais à jouer, mais au fond de moi, j’étais dégoûtée… Les gens pensent que le DJ peut tout encaisser, qu’il est le roi –la reine– de la soirée, qu’on peut lui dire ce qu’on veut.
Quand j’étais adolescente, je voulais absolument être différente. J’ai été fan d’Indochine. Hardcore fan à chialer ma vie
Miley Serious
Miley Serious : On a déjà aussi eu un bon petit “casse-toi” et d’autres insultes en pleine soirée parce qu’on jouait du Jersey dans une soirée hip-hop.
DJ Ouai : Le public était particulier. C’étaient des ados qui attendaient de voir jouer leur groupe préféré. Tout ce qu’il y avait avant, pour eux, c’était du vent.
Miley Serious : Ils nous avaient bien allumées. Et puis Oklou est arrivée et leur a dit : “Oh les gars, il va falloir attendre!”
Oklou : J’avais l’impression d’être une monitrice de colo !
DJ Ouai : Après, on adore les tubes de la culture populaire, mais cela ne veut pas dire que l’on va jouer des sets entiers là-dessus. Souvent, ils servent de base pour faire des edit, des remix, pour ensuite être réadaptés à un esprit de club. C’est un bon moyen d’amener la culture populaire dans les clubs.
Carin Kelly : Si nous, on s’assume, le public s’assume aussi. Si on fait un set techno d’un côté et un set généraliste de l’autre, chacun reste dans son coin, ça ne bouge pas.
Que pensez-vous du terme “Internet Wave”, que l’on accole parfois à votre crew pour qualifier votre musique ?
Carin Kelly : C’est logique qu’il faille donner un nom à ce qu’on ne connaît pas. Le mot “Internet”, je comprends. C’est vrai qu’on n’est pas comme nos parents, on passe les trois quarts de notre temps sur Internet.
Oklou : Mais ce qui est bizarre, c’est que ça décrit tous les gens de notre génération… Tous les jeunes ont un ordinateur chez eux, communiquent par Internet et s’échangent des fichiers.
DJ Ouai : C’est trop large ! Il y a tout et rien dedans. Pour moi, c’est comme parler de “fax wave” ou de “téléphone wave”. En soi, c’est juste un moyen de communication utilisé par tout le monde. On n’arrive pas à comprendre le ciment qu’il y a, si ce n’est qu’on poste des musiques sur SoundCloud. J’en parlais avec un ami qui veut écrire une thèse sur le sujet : comment un courant s’est-il développé via Soundcloud et cette nouvelle géographie qu’est Internet ? C’est un genre large qui ne concerne pas seulement la France.
Miley Serious : La toute première vague Internet, c’était la Witch House (genre musical mêlant, entre autres, le hip-hop chopped and screwed, la musique bruitiste, la drone-music et leshoegazing, ndlr), et ça va faire dix ans…
Grâce à lui, la “poudre de perlimpinpin” d'Emmanuel Macron est devenue un hit et on ne peut plus dire "Ah" sans penser à Denis Brogniart. Sur Youtube, Khaled Freak a ponctué la dernière campagne présidentielle de remix colorés dont le succès n'est plus à faire et s'attaque désormais aux stars d'Internet comme Yepco, celui qui veut “appeler les hendeks”. Rencontre chez lui, dans le Sud de la France, là où il accepte de passer des heures derrière son écran au lieu de profiter du soleil, tout ça pour nous faire rire (et nous ancrer des sons techno dans la tête).
Texte et photo : Nejma Brahim
Khaled Freak et son t-shirt en hommage à Usher.
“Freak, ça veut dire ‘monstre’, ‘phénomène’ en anglais. J’aimais bien ce que ça disait de moi”, sourit-il, attablé en terrasse d’un café à La Ciotat, dans les Bouches-du-Rhône. Khaled Frik, 36 ans, n’était pas vraiment parti pour devenir Khaled Freak, le youtubeur aux quatre millions de vues qui jongle avec la ‘poudre de perlimpinpin’ d’Emmanuel Macron, fait danser Marine Le Pen et son père sur fond de raï, fait ressortir le thug president qui se cache en François Hollande et change Dominique Dord en roi du clash. Et pourtant.
Né à Annaba en Algérie, Khaled débarque en région parisienne avec sa mère à l’âge de 13 ans. Tous deux posent leurs valises à Bondy, “dans une cité”. Les débuts en France sont difficiles. “Un choc, ose-t-il. La banlieue, ce n’est pas vraiment l’image que l’on se fait de la France avant de venir.” Cela n’empêche pas l’adolescent de décrocher, quelques années plus tard, un bac pro informatique avant de mettre le cap vers le Sud, où il retrouve la chaleur de la Méditerranée et la bise à tous les coins de rue. “C’était un pur hasard ! J’avais une vingtaine
Je crois sincèrement que j’étais un mauvais beatmaker
Khaled Freak
d’années et j’étais venu en vacances chez mon père qui vivait à La Ciotat. Je n’en suis jamais reparti.” Là, posé entre Saint-Cyr-sur-Mer et Marseille, il s’improvise beatmaker. Tente de trouver sa patte, un style qui le démarquerait des autres. En vain. “Je crois sincèrement que j’étais un mauvais beatmaker, confesse-t-il. D’ailleurs, si j’avais été bon, on m’aurait repéré, non ?” Lucide, le jeune Khaled arrête net les dégâts. Mais il ne s’éloigne pas de son éternelle passion, la musique –“J’ai toujours aimé ça. À 6 ans, j’avais déjà un clavier chez moi, sur lequel je jouais tout le temps”, et se lance comme producteur électro. Puis, il commence à remixer. Si le jour, il est informaticien, la nuit, il “bouffe des tutos” sur YouTube. Des vidéos auxquelles viennent s’ajouter des cours en ligne, pour lesquels l’apprenti paie un abonnement mensuel et qui lui permettent d’acquérir toutes les ficelles du métier. Entre-temps, l’ancien mauvais beatmaker est devenu père de famille. “C’était éreintant. Je ne dormais que trois heures par nuit.” Bien loin des huit heures de sommeil réparateur conseillées, passant celles qui lui manquent dans son studio, qui n’est autre que “[so]n ancienne chambre d’ado”. Une pièce d’environ neuf mètres carrés située au dernier étage d’un immeuble du centre-ville, juste au-dessus de l’appartement de son père, que Khaled décore petit à petit, les écrans, les baffles, la sono et le clavier venant tenir compagnie aux vieilles peluches du désormais grand gaillard.
Entre 20 et 35 heures de travail
Pour une vidéo de quelques minutes, Khaled passe en moyenne entre 20 et 35 heures à recueillir, monter, synchroniser, tuner. Il va même jusqu’à réaliser ses propres compositions musicales. “Les gens n’imaginent pas la difficulté de mon travail. La langue française n’est pas simple, et on ne peut pas faire ce genre de remix avec tout le monde”, poursuit-il, citant par exemple Poutou ou Lassalle. Sa première prouesse n’a rien à voir avec ses œuvres actuelles. “C’était en 2013, je crois. J’avais fait un remix intitulé Fellous Titiou qui passait sur toutes les radios algériennes”, se souvient-il, sourire pas peu fier aux lèvres. Une reprise de la célèbre chanson enfantine Poussin Piou. “J’ai pensé que ça pouvait être drôle de la traduire en arabe. Et attention! c’est moi qui chantais, hein !” Khaled découvre ensuite le monde merveilleux des remix de vidéos politiques. “C’est un ami qui
Parfois, on me sort : ‘Tu me dis quelque chose toi !’ ou ‘T’as pas perdu un chat ?’
Khaled Freak
m’a dit que ça existait aux États-Unis. J’ai regardé et j’ai testé.” S’il s’inspire – “sur le concept, pas sur la technique”– de Schmoyoho, la chaîne YouTube du groupe américain The Gregory Brothers, le youtubeur aime “fonctionner au feeling”, et attend que quelque chose de “viral et inspirant” se présente à lui. “Je ne regarde pas les débats à la télévision, avoue-t-il. Non, ce qu’il faut, c’est écouter la communauté.” Soit les envies qui émergent sur les réseaux sociaux. Même si ces derniers ne lui sont pas toujours reconnaissants. Comme cette fois – la seule– où il tente un remix d’un discours de Marine Le Pen, et où les réactions de sa “communauté” et les commentaires des Insoumis, notamment, sont assassins. Remix qu’il retirera de sa chaîne moins de 24 heures après publication, ne supportant pas qu’on l’assimile aux idées du FN ou qu’on l’accuse de faire sa promotion. Quant à ceux qui lui reprochent d’avoir fait de la pub à Mélenchon pendant la présidentielle –le leader de La France insoumise a repris ses remix par la suite–, Khaled est mitigé : “Je reste un artiste militant et engagé, même si j’essaie de ne pas mélanger art et politique. J’aime promouvoir des idées, des combats rassembleurs, pas des personnes.”
Tout le monde le connaît, personne ne le reconnaît
La présidentielle passée, le Ciotaden se montre lucide : “Tout ça, c’est momentané, ce n’est qu’une étape !” L’idée, c’est donc d’élargir son public en lui offrant trois univers : la politique, les memes* et les youtubeurs. “La politique, c’est vendeur pour les médias, pas tellement pour les jeunes. Là au moins, je mets en accord les différents groupes de ma communauté”, explique-t-il, stratégique. Et ça marche : sa vidéo Je suis pas venue ici pour souffrir, ok ? a fait cinq millions de vues, dépassant ainsi Perlimpinpin. Le “ah!” de Denis Brogniart, de son côté, en est à trois millions. Et Yepco, le jeune youtubeur qui s’est filmé en disant “appelez les hendeks” car on l’agressait, l’a lui-même invité à faire un remix de sa vidéo.
Aujourd’hui, malgré ses 356 000 abonnés, Khaled dit passer encore “incognito”.“Mes collègues n’y croyaient pas jusqu’à ce qu’ils voient mon minois à la télé”, ironise-t-il. À La Ciotat, tout le monde le connaît, personne ne le reconnaît. “Parfois, on me sort : ‘Tu me dis quelque chose toi !’ ou ‘T’as pas perdu un chat ?’”, rit-il. Mais n’en déplaise à ceux qui ne sont pas physionomistes, le trentenaire, en plus de voir ses gains grimper sur YouTube, a été repéré : “J’ai reçu un message privé sur Twitter de Schmoyoho, ils me demandent un featuring !” Il vient également de signer son tout premier Label avec Juston Records pour Perlimpinpin. Le remix en marche.
Texte et photo : Nejma Brahim
Laurence Blisson est magistrate et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. Et en ce qui concerne le traitement des questions de justice par Emmanuel Macron et François Bayrou, elle demande à voir.
Par Barnabé Binctin / Photo : Renaud Bouchez pour Society
Que vous inspire la nomination de François Bayrou comme nouveau garde des Sceaux ?
Ce n’est pas quelqu’un de particulièrement connu pour s’être impliqué sur les questions relatives à la justice. En 2012, lorsqu’il était candidat, nous lui avions adressé un questionnaire (lire les réponses de François Bayrou ICI). Sur certains points, la discussion reste bien plus ouverte que la droite sécuritaire : il semble notamment favorable à l’allègement de peines ou aux alternatives à l’incarcération. Sur d’autres, comme la rétention de sûreté, il faudra se montrer plus attentif. Lors de la passation hier, il est resté très convenu avec un discours général sur la moralisation de la vie publique. Il est encore trop tôt pour identifier le sens dans lequel va aller ce ministère. Mais on a déjà pu voir la volonté du ministère de l’Intérieur de le déborder : dans son discours, Gérard Collomb a demandé à ce que toutes les incivilités soient immédiatement sanctionnées. Le principal enjeu pour François Bayrou sera peut-être de savoir résister à ce genre de pression pour préserver l’indépendance de la justice.
L’indépendance de la justice a d’ailleurs été au cœur de la campagne. Que propose Emmanuel Macron sur cette question ?
Pas grand-chose. Si les débats pré-élection ont beaucoup mis en cause l’indépendance de la justice, ils n’ont pas démontré un grand attachement des candidats à l’assurer concrètement dans le droit et dans les faits. La seule
Il manque du contenu et un engagement fort pour assurer véritablement l’indépendance de la justice
Laurence Blisson
proposition d’Emmanuel Macron sur le sujet est de reprendre le projet de réforme constitutionnelle, lancé en 2013 et abandonné en 2016, qui consiste à aligner les modes de nomination des magistrats du parquet sur ceux du siège – c’est-à-dire qu’il y ait un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Mais c’est une réforme absolument minimaliste, qui ne sera pas propre à assurer la pleine indépendance de l’autorité judiciaire. Il faudrait notamment que le ministère de la Justice ne soit plus pouvoir de proposition au stade des nominations, comme c’est le cas aujourd’hui, afin de couper clairement les liens avec l’exécutif.
Emmanuel Macron ne va pas aussi loin. Il affirme qu’il veut sacraliser le fait qu’il n’y a pas d’instruction individuelle dans les dossiers : c’est évidemment une bonne chose, mais on ne voit pas exactement à quoi cela renvoie. S’agit-il juste d’un engagement à respecter les textes de loi qui existent déjà ? Auquel cas, c’est une évidence… Il manque du contenu et un engagement fort pour assurer véritablement l’indépendance de la justice.
Quid des autres réformes de la justice, dont on entend souvent parler ?
Le programme de Macron n’envisage pas le travail judiciaire dans sa globalité, avec tous les enjeux qu’il représente. Il propose une sorte de réforme de la carte judiciaire qui supprimerait des tribunaux d’instance – qui fonctionnent pourtant bien aujourd’hui et restent essentiels à la vie du citoyen – pour les remplacer par des grands tribunaux dans un dispositif de plus grande flexibilité. Cette logique a deux risques : d’abord en matière d’indépendance de la justice, parce que le statut des magistrats et le fait qu’ils ne sont pas déplaçables comme ça est une garantie ; ensuite, c’est une remise en cause de ce service public de proximité pour le citoyen pour qui l’accessibilité est rendue plus compliquée par cette organisation.
Macron propose aussi une simplification par le numérique de plusieurs procédures. Alors oui, on a aujourd’hui un certain nombre d’outils désuets, mais la réponse est complètement à côté de la plaque. Pour les petits litiges de moins de 4 000 euros, il n’y aurait plus d’audience et on ferait la demande par Internet ? C’est ignorer le rôle du juge à l’audience qui est aussi d’aider les personnes à formuler leur demande, à faire correspondre cela à une demande juridique et donc d’assurer un rôle de protection – c’est un office beaucoup plus large et humain.
C’était d’ailleurs la même logique qui était à l’œuvre dans la loi travail : on retire toujours plus de pouvoirs aux juges prudhommales au profit des accords qui peuvent être passés. C’est une façon de nier qu’il y a des rapports sociaux inégalitaires dans lesquels l’intervention du juge est aussi faite pour compenser ces mêmes inégalités et assurer la protection des parties faibles. Dans ce domaine-là, il y a une vraie volonté de recul qui correspond à une philosophie
Gérard Collomb a demandé à ce que toutes les incivilités soient immédiatement sanctionnées. Le principal enjeu pour François Bayrou sera peut-être de savoir résister à ce genre de pression pour préserver l’indépendance de la justice
Laurence Blisson
très différente de la société, où l’on cherche à effacer ces rapports sociaux inégalitaires.
Sur le pénal, on a un discours vraiment caricatural : on entend “tolérance zéro”, “manque de suivi judiciaire immédiat”, etc. On est vraiment sur un “galimatias” – pour reprendre l’expression de Macron – d’idées très anciennes, sécuritaires. Et puis, comme chez beaucoup, on a cette idée fausse qu’il faudrait aujourd’hui construire des prisons… alors même que c’est dans le sens inverse que l’on doit tendre avec une décroissance pénale qui suppose de réfléchir à qui on pénalise, qui on envoie en prison, etc. Cela a été préconisé directement par un rapport récent du comité européen de la lutte contre la torture après sa visite des établissements pénitenciers en France, rapport qui invite à un changement très clair dans les politiques pénales pour aller vers une moindre pénalisation dans beaucoup d’actes de délinquance.
Il faut désormais essayer de reconnecter ce nouveau gouvernement avec la réalité judiciaire et les objectifs d’une justice plus accessible et plus protectrice. La logique gestionnaire de Macron est extrêmement dangereuse pour un service public aussi essentiel dans une démocratie.
Vous avez beaucoup combattu l’état d’urgence. Quelle est la position d’Emmanuel Macron à ce sujet ?
Il a été très flou sur cette question, mais il semblerait qu’il soit favorable à son maintien. C’est ce qui ressort de ses déclarations. On finit par tomber dans une sorte d’accoutumance à un régime d’exception, par ailleurs inefficace à lutter contre le terrorisme – on a malheureusement connu plusieurs attentats pendant l’état d’urgence – tout en créant des dérives. L’état d’urgence est encore utilisé dans le cadre de manifestations qui n’ont rien à voir avec le terrorisme, et plusieurs personnes assignées à résidence depuis maintenant plus d’un an n’ont toujours pas été mises en examen, ce qui montre bien qu’on est dans l’ordre d’une suspicion extrêmement vague. Il y a tout de même certaines idées qui ont infusé : pendant le débat de l’entre-deux-tours, Emmanuel Macron a quand même évoqué la possibilité de priver de libertés les personnes fichées S… Cela n’est pas acceptable dans une démocratie.
Par Barnabé Binctin / Photo : Renaud Bouchez pour Society
Comment résister à la montée du populisme de droite? Pour la philosophe politique belge Chantal Mouffe, proche de Jean-Luc Mélenchon, une seule solution: inventer un populisme de gauche.
Par Victor Le Grand et Alexandre Pedro / Photo : Stéphane Lagoutte
Dernier grand meeting de Jean-Luc Mélenchon avant le premier tour de la présidentielle.
Vous avez théorisé le “populisme de gauche”. En quoi est-il aujourd’hui nécessaire en Europe selon vous ?
La priorité, pour moi, est de voir comment on peut répondre au développement du populisme de droite, car il avance dans tous les pays. Pour cela, il s’agit de comprendre ce qui pousse les classes populaires à voter pour Marine Le Pen, si on prend l’exemple de la France. Certains vous diront que les classes populaires sont, par atavisme, homophobes, sexistes, racistes, incultes… C’était l’analyse d’Hillary Clinton ou du think tank Terra Nova en France, qui avait conseillé au PS d’oublier les classes populaires. Or, la bataille implique au contraire, à mon sens, de voir quelles sont les douleurs et les revendications de ces classes populaires. Et pour y arriver, il faut les prendre au sérieux. Marine Le Pen a un discours d’empathie. Elle explique qu’elle comprend leurs souffrances et désigne les immigrés comme responsables de leur situation. Il faut donc avoir un autre discours qui reconnaît l’importance de leurs demandes, mais qui désigne le véritable adversaire. Et ce ne sont pas les immigrés, qui connaissent les mêmes problèmes qu’eux. L’adversaire, c’est le néolibéralisme, le capitalisme. C’est lui qu’il faut désigner.
C’est-à-dire ?
Ma thèse, c’est que nos sociétés sont en train de “s’oligarquiser”. C’est ce que l’on appelle la “post-démocratie” : derrière leur apparence démocratique –les élections ont bien lieu, la liberté d’expression et le pluralisme sont assurés, les partis politiques existent encore–, nos sociétés ne donnent plus aux citoyens la place qui leur revient. Les décisions sont prises ailleurs. Et cette post-démocratie découle de la globalisation néolibérale, qui crée dans nos sociétés une fracture de plus en plus importante entre les très riches et les classes dites populaires, mais
Derrière leur apparence démocratique –les élections ont bien lieu, la liberté d’expression et le pluralisme sont assurés, les partis politiques existent encore–, nos sociétés ne donnent plus aux citoyens la place qui leur revient. Les décisions sont prises ailleurs
Chantal Mouffe
aussi une prolétarisation de la classe moyenne. Et comme il existe la post-démocratie, il existe ce que j’appelle la “post-politique”. Autrement dit le fait qu’il n’existe plus de différence entre la gauche et la droite de gouvernement. C’était le cas du New Labour en Grande-Bretagne. Quand Tony Blair est arrivé au pouvoir, il n’a pas remis en question l’hégémonie libérale établie par Margaret Thatcher, il a simplement géré ça de manière plus humaine, avec un tout petit peu plus de redistribution. D’ailleurs, quand on a demandé à Margaret Thatcher quelle avait été sa plus grande victoire politique, elle a répondu : “Le New Labour de Tony Blair.” Car il était la preuve qu’elle avait gagné la bataille culturelle. Quand Thatcher est arrivée au pouvoir, les dirigeants du Labour pensaient que sa victoire n’était qu’un interlude. Ils disaient : “Quand le chômage dépassera la barre du million, les gens réagiront.” Mais la réaction n’est jamais arrivée. Entre-temps, Thatcher a construit son hégémonie. Et aujourd’hui, à l’image de Blair, Schröder en Allemagne ou Zapatero en Espagne, les partis sociaux-démocrates européens ont accepté l’idée qu’il n’existait pas d’alternative à l’hégémonie néolibérale. Voilà pourquoi on se retrouve dans une situation post-démocratique dans laquelle le citoyen, quand il va voter, se retrouve devant une absence de choix. Pour moi, les mouvements populistes sont des réactions à cette post-démocratie, avec des gens qui demandent à retrouver leur “voix”. Les Indignés en Espagne disaient : “Nous avons un vote, mais nous n’avons pas de voix.” Ou disons qu’on a le choix entre voter Coca-Cola et Pepsi-Cola.
En France, Jean-Luc Mélenchon est celui qui a su le mieux incarner ce populisme de gauche que vous défendez. Pourquoi lui ?
Parce que c’est quelqu’un qui construit la frontière. Celle du populisme : le peuple contre l’establishment. Le populisme consiste à établir une frontière entre le “eux” et le “nous”. Il y a quelque chose de commun entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, et les populismes de droite et de gauche. Mais ce qui diffère, c’est la façon dont on construit le “nous” et le “eux”. Je veux insister là-dessus : le peuple, ça n’existe pas. Le peuple n’est pas une population, c’est une construction politique. Et le peuple de Marine Le Pen n’est évidemment pas le même que celui de Jean-Luc Mélenchon. En outre, en plus de dresser une frontière, Mélenchon dresse un horizon. Car créer un adversaire n’est pas suffisant ; il faut aussi créer un imaginaire. L’un des slogans de Mélenchon, c’est : “Fédérer le peuple pour refonder la gauche.” Quand il parle du peuple, il parle de l’articulation de toute une série de demandes démocratiques. La caractéristique du populisme de gauche, c’est de construire des thématiques transversales fortes. Comme l’écologie, qui est au cœur de son programme.
À l’inverse, comment expliquer l’échec de Benoît Hamon, qui avait aussi mis l’écologie au cœur de son programme et parlait d’un horizon ?
Hamon a peut-être dix ans d’avance, mais le revenu universel n’est pas un
Marine Le Pen ne va pas disparaître à cause du succès de Macron
Chantal Mouffe
objectif mobilisateur aujourd’hui. On ne peut pas créer un imaginaire autour de ça. Il y a eu une erreur par rapport à la psychologie des gens. Pour les mobiliser, il faut partir des gens comme ils sont, pas de comment ils devraient être. Il n’y a pas tellement de différences entre les programmes d’Hamon et Mélenchon, mais ce dernier a des qualités de leadership qu’Hamon n’a pas. Il est davantage “sud-américain” dans le style. Le charisme est très important dans la notion de populisme de gauche.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron surfe à l’inverse sur cette idée qu’au lieu de dresser des frontières, il faut faire travailler ensemble les bonnes volontés de droite et de gauche. Et visiblement, c’est un discours qui rencontre un certain succès…
Il faut voir ce que cela va produire. Comme d’autres, je pense que cette victoire de Macron renforce le Front national. Je vois ça comme un épisode. Comme pour le cas de la Grande-Bretagne. Quand je disais au début des années 2000 que la post-politique créait les conditions pour le développement du populisme de droite, tout le monde me donnait comme contre-exemple la Grande-Bretagne, où il était très faible. Et je rétorquais que toutes les conditions étaient déjà là pour son développement. Je crois qu’une partie du succès du Brexit dans les classes populaires vient justement du fait qu’elles ne se sentaient plus représentées par le Labour. À plus ou moins long terme, ces expériences de consensus au centre vont renforcer le populisme de droite. Marine Le Pen ne va pas disparaître à cause du succès de Macron. Au contraire, élire Macron, c’est renforcer Marine Le Pen à l’avenir…
Lire : Construire un peuple, livre d’entretiens avec Inigo Errejon, cofondateur de Podemos, aux Éditions du Cerf
Par Victor Le Grand et Alexandre Pedro / Photo : Stéphane Lagoutte
Jean-Claude Pautot est un peintre. Une carrière entamée sur le tard, après une première vie de braqueur récidiviste dont ses tableaux figuratifs et colorés ne cessent de s’inspirer. Vingt-huit ans de taule et quinze ans de cavale plus tard, il est bien décidé à conquérir le monde du showbiz. Et sa renommée derrière les barreaux pourrait bien lui ouvrir des portes.
Texte et photos : Louis Chahuneau
Jean-Claude et ses Pautot.
Jean-Claude Pautot a l’œil vif de celui qui se sent surveillé. Pas une minute ne passe sans qu’il ne jette un regard par-dessus son épaule. Pourtant, dès qu’il franchit la porte de son atelier de la rue de Charenton dans le XIIe arrondissement de Paris, ses gestes et sa voix se font calmes. C’est au premier étage de ce grand centre de vie “ouvert à tous” qu’il passe le plus clair de son temps. Une sorte de sanctuaire où il laisse libre cours à son imagination. Ses tableaux colorés représentent des visages, des mains, de l’art brut en somme, avec toujours un œil Oudjat quelque part, en guise de signature. Il y a quelques jours, toutes ses toiles étaient rassemblées au vernissage de son exposition “De l’ombre à la lumière”, dans la très chic galerie Revel, à deux pas des Champs-Élysées. Bientôt, l’exposition sera délocalisée à Londres. L’accomplissement de plusieurs années de travail. Il faut dire que Jean-Claude doit beaucoup à l’art. Sans lui il serait toujours en prison.
De l’argent à voler et de l’énergie à revendre
Laurent Astier, auteur de BD comme L’Affaire des affaires qui revient sur Clearstream, a rencontré Jean-Claude Pautot par hasard en janvier 2012 lors d’un atelier dessin à la maison centrale de Saint-Maur, dans l’Indre. Jean-Claude y purge alors une peine de 17 ans pour une vieille histoire de braquage. Des neuf détenus inscrits au programme, il est le seul à se présenter. Ce n’est pas un hasard, “les ateliers sont les seuls moments où ils peuvent refuser un truc, où il y a du libre arbitre”, explique Laurent Astier. “Quand je suis arrivé, il était en train de peindre son premier tableau figuratif, se souvient-il. Il n’avait pourtant pas de connaissances. En général, c’est de l’art brut, primitif, avec des symboles, des trucs assez colorés. Il m’a demandé mon avis, des conseils, et le dialogue s’est installé comme ça.” Depuis cette rencontre, les deux hommes ne se sont plus quittés. Mieux, Laurent a tiré une BD de 200 pages du sulfureux passé de son ami, Face au mur. Une histoire “d’atomes crochus”, comme il dit. Ça aurait été quelqu’un d’autre que lui dans la même configuration, ça n’aurait sûrement rien donné”.
J’étais hyperactif. Mais le problème, c’est qu’à l’époque il n’y avait pas de réponse face à ça. Soit ils te mettaient des coups, soit ils disaient que t’étais fou
JC Pautot
Pendant cinq ans, Laurent Astier a joué le rôle de confident pour Jean-Claude Pautot. “Il me racontait ses histoires, me faisait des petits dessins sur le fonctionnement des braquos”, raconte l’auteur. Il faut dire que le grand banditisme, Jean-Claude, ça le connaît. À l’âge de 14 ans, un juge pour enfant l’envoie dans un ancien bagne à Belle-Île-en-Mer, à cause d’une violente bagarre. “J’étais hyperactif, raconte-t-il. Mais le problème, c’est qu’à l’époque il n’y avait pas de réponse face à ça. Soit ils te mettaient des coups, soit ils disaient que t’étais fou.” Jean-Claude tient trois mois avant de se faire renvoyer. Pour canaliser son énergie, il s’engage dans la légion étrangère, apprend à manier les explosifs et les armes, avant de déserter.
À 16 ans, un jour où il ne dévore pas un polar d’Auguste Lebreton pour combattre l’ennui, il braque une station-service. Coupé de sa famille, traqué par la police, le jeune homme enchaîne les mauvaises fréquentations et les peines de prison et, rapidement, se fait un nom dans le milieu du grand banditisme : “le Ouf” ou “FF” pour “fou furieux”. “C’est un écorché vif, il n’avait peur de rien”, explique Philippe El Shennawy, un ami de longue date rencontré en prison. En 1982, à 27 ans, après le braquage raté d’un Crédit Agricole à Lyon, Pautot est condamné à huit ans de prison à Saint-Joseph. Puis… il s’évade, une nuit de février 1983, en sciant les barreaux de sa fenêtre. Il se réfugie en Corse où il rencontre sa future femme. Mais la liberté sera de courte durée.
“All eyez on me.”
Des barreaux aux pinceaux
Aujourd’hui encore, Jean-Claude Pautot a peu de regrets. “À part le mal que j’ai fait autour de moi… Mais ça, on ne le comprend qu’avec l’âge.”En 61 ans, le Ouf aura passé 28 ans en cellule. Et c’est en 1992 qu’il a une sorte de déclic. Il est alors emprisonné en Quartier de haute sécurité (QHS) à Saint-Maur. Dehors, son père, atteint d’un cancer, vit ses derniers instants. “Le pire a été de ne pas pouvoir l’accompagner. Mes parents ont toujours été là pour moi, et moi je ne pouvais pas leur rendre le minimum vital.” Défait, isolé des autres détenus et surveillé toute la journée, il se met à peindre. D’abord “juste du cinéma”, pour se faire oublier. En réalité, l’adrénaline que procurent les braquages lui manque cruellement. La preuve : à peine libéré, il attaque avec deux complices un fourgon blindé à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, et retourne une fois de plus derrière les barreaux, en ayant pris cinq balles dans le corps et frôlé la mort. Cette fois, le Ouf ne fait plus du tout rire les juges. Il est arrêté, condamné à 17 ans de prison et intégré au régime des Détenus particulièrement signalés (DPS) qui regroupe les 50 prisonniers les plus dangereux de France. L’art ne le quittera jamais. Aujourd’hui encore, il reconnaît que la peinture l’a “pris à son propre jeu”.
Avant, mon nom était associé à marginal. Maintenant, on me considère comme un artiste. Mes enfants sont fiers
JC Pautot
Dans sa solitude à Saint-Maur puis à Réau, où ses déplacements sont limités, il perfectionne son coup de pinceau. “Quand je sortais, j’étais toujours accompagné de quatre ou cinq surveillants avec des oreillettes, comme dans les films”, se souvient Jean-Claude Pautot. Mais, les années passent et il pense à ses deux enfants qu’il n’a pas vus grandir. “À un moment, je me suis demandé comment je pouvais sortir : ‘Je leur présente un dossier de pizzaiolo ? Pfff, ils vont rigoler’, balaye-t-il. Soit je sortais sur mon projet et proprement, soit je ne sortais pas.” C’est là que germe l’idée de devenir artiste. En prison, Jean-Claude se démène pour obtenir plus de temps à l’atelier, il multiplie les tableaux et organise même un vernissage. Son obstination paye et il obtient une peine aménagée en 2015, assortie d’un bracelet électronique pendant un an.
Aujourd’hui en liberté conditionnelle pour deux ans encore, il partage son temps entre l’atelier et des visites au parloir. “Ce que je veux, c’est permettre à l’art de rentrer plus facilement en prison.” Alors qu’un deuxième tome de BD sur sa vie se prépare, Pautot réfléchit déjà à une adaptation en série. Pêle-mêle, il balance ses contacts : Jean Rachid, le producteur de Grands Corps malade ; l’artiste JR ; le rappeur Lacrim, “des mecs de banlieue comme [lui]” que la prison a parfois rapprochés. Récemment, ce sont Louis Garrel et Roberto d’Angelis, le cadreur de Michael Mann, qui l’ont contacté. Même ses relations avec les directeurs de prison, autrefois houleuses, sont devenues amicales. Jean-Claude Pautot brandit fièrement son téléphone où s’affichent les félicitations de la directrice du SPIP du Val-de-Marne, Marie Deyts. “Avant, mon nom était associé à marginal. Maintenant, on me considère comme un artiste. Mes enfants sont fiers.” Son ami Philippe est sûr de lui : “Si c’était le Jean-Claude d’avant, croyez-moi, il y a longtemps qu’il aurait foutu le camp.” La vie de gangster de Jean-Claude Pautot est désormais derrière lui. Il l’entrevoit parfois, quand il jette un regard par-dessus son épaule. Mais elle ne l’intéresse plus.
Texte et photos : Louis Chahuneau
Ce soir, la France aura un chef de l'État aux yeux bleus. Mais faudra-t-il s'habituer à dire "madame la présidente", ou bien un jeune cadre dynamique de moins de 40 ans s'emparera-t-il du Château ? Réponse à 20h.
Par Maxime Chamoux et Alexandre Doskov
SUIVEZ CETTE SOIRÉE EN LIVE ICI
Par Maxime Chamoux et Alexandre Doskov
Ils sont onze candidats, nous sommes quarante-sept millions d'électeurs. Le 23 avril est enfin arrivé, et sa grande soirée électorale avec. Le jour J, c'est ici et maintenant !
Par Maxime Chamoux et Alexandre Doskov / Illustration : Julien Langendorff
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Par Maxime Chamoux et Alexandre Doskov / Illustration : Julien Langendorff
Maquisarde terrée dans la jungle tropicale, puis “agent de liaison” à Saïgon, Tran To Nga a vécu la guerre du Viêt Nam de l’intérieur. Cinquante ans plus tard, elle assigne en justice une vingtaine de géants de l’industrie pétrochimique pour avoir répandu dans le pays de l'agent orange, un herbicide extrêmement toxique. Rencontre avec une septuagénaire prête à livrer son dernier combat.
Par Grégoire Belhoste / Photo : Zen Lefort
Aucun objet fétiche, pas la moindre trace d’albums photos jaunis par le temps. Dans son pavillon de Palaiseau, en région parisienne, Tran To Nga dit n’avoir conservé aucun souvenir du Viêt Nam, hormis peut-être ce cliché d’une sœur emprisonnée durant la guerre, accroché dans un coin. À 74 ans, elle n’a pourtant rien oublié de son pays natal, peut-être un peu à cause des stigmates physiques, qu’elle liste d’une voix douce, installée dans le fauteuil du salon: un diabète de type 2, un système immunitaire défaillant, des maux de tête et des nodules sous-cutanés. “Les mêmes pathologies que connaissent la plupart des gens âgés, mais en plus graves, en plus spéciales”, souffle-t-elle. Sur la table basse sont posées des coupures de presse. Toutes racontent la même histoire: celle d’une femme exposée à l’agent orange, un herbicide déversé par les bombardiers américains lors de l’opération Hadès (rebaptisée par la suite “Ranch Hand”) pour détruire les
Quand l’ennemi pose le pied au seuil de la patrie, même les femmes combattent
proverbe vietnamien
feuilles formant la couche végétale sous laquelle vivaient les Vietcongs. Cinquante ans plus tard, les fruits ont pris des formes bizarroïdes, quand ils n’ont pas doublé de volume. Mais l’agent orange n’attaque pas seulement la nature, il détruit aussi les hommes. Et pour cause, il contient de la dioxine, un polluant organique classé comme substance cancérigène par l’Organisation mondiale de la santé.
En 2011, orientée par VAVA, une association vietnamienne qui vient en aide aux personnes touchées par ce fléau, Tran To Nga fait analyser un flacon de 80 centilitres de son sang par le laboratoire allemand Eurofins GFA. Les résultats ne se font attendre que deux semaines : “Les chiffres étaient en gras, je ne comprenais rien, à part une chose: il y avait une anomalie dans mon sang.” Vrai: son organisme contient plus de dioxine que la moyenne, possible conséquence d’une exposition à l’agent orange. Possible, ou plutôt probable. Car c’est peu de dire que Tran To Nga a côtoyé le produit de près.
“Le bimoteur avait laissé derrière lui un nuage blanc”
En 1966, en pleine guerre du Viêt Nam –qu’elle évoque en citant un proverbe local : “Quand l’ennemi pose le pied au seuil de la patrie, même les femmes combattent”–, la voici sur la “piste Hô Chi Minh”, une route traversant le pays du Nord au Sud, empruntée par les Vietcongs pour rejoindre Saïgon. Selon la CIA, entre 1966 et 1971, l’itinéraire aurait vu défiler plus de 500 000 soldats et près de 400 000 armes. “Le soir où j’ai reçu mon diplôme universitaire, j’ai pris mon ballot, mon sac à dos et je suis partie avec presque 200 de mes camarades, raconte-t-elle. J’avais une idée fixe en tête: rejoindre le Sud.” À partir du 17e parallèle, Tran To Nga marche nuit et jour. Elle porte sur le dos un sac de 25 kilos. Aux pieds, des sandales taillées dans des pneus. “Le danger nous guettait partout, dit-elle aujourd’hui. Mais nous étions prêts à tout affronter pour participer à la libération de notre peuple.” Un bombardement au napalm emporte l’un de ses compagnons. Elle marche coûte que coûte. Au bout de quatre mois, la jeune femme, alors âgée de 24 ans, arrive enfin dans le Sud du pays.
Là, dans le maquis, les dong chi –“camarades” en vietnamien– vivent dans des abris souterrains. Un jour, un avion C-123 tourne à basse altitude autour de la planque de Tran To Nga. Par curiosité, elle passe la tête dehors. “Le bimoteur avait laissé derrière lui un nuage blanc qui descendait rapidement,
L’agent orange n’attaque pas seulement la nature, il détruit aussi les hommes. Et pour cause, il contient de la dioxine, un polluant organique classé comme substance cancérigène par l’OMS
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rejoue-t-elle. Très vite, j’ai été enveloppée d’une sorte de liquide gluant. Je toussais, je suffoquais. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.” Elle vient d’être touchée par l’agent orange. Plus tard, lors de la saison des pluies, toujours inconsciente du danger, la rebelle se trempe jusqu’aux genoux dans des marécages couverts de feuilles mortes, toutes intoxiquées. En 1968, Tran To Nga accouche de sa première fille, Viêt Haï. Celle-ci souffre d’une malformation cardiaque, la tétralogie de Fallot, caractérisée par quatre défauts au cœur. Le bébé décède dans la jungle au bout de 17 mois.
Selon une étude publiée dans la revue Nature en 2003, près d’une centaine de millions de litres d’herbicides auraient été déversés sur le pays et “de 2,1 à 4,8 millions de Vietnamiens ont été directement exposés aux herbicides entre 1961 et 1971, auxquels il faut ajouter un nombre inconnu de Cambodgiens, de Laotiens, de civils et militaires américains, et de leurs divers alliés (australiens, canadiens, néo-zélandais, sud-coréens)”. Dans les années 80, d’anciens GI’s ont réussi à obtenir à l’amiable un accord d’indemnisation avec les firmes pétrochimiques fabriquant l’agent orange. Les Vietnamiens, eux, n’ont pas obtenu le moindre sou. Voilà pourquoi Tran To Nga intente aujourd’hui une action en justice contre 26 multinationales, dont les géants Monsanto et Dow Chemical. Pour cette ancienne maquisarde ayant “dormi dans la jungle et enterré[s]es amis dans la boue”, c’est la dernière bataille. “Je ne me souviens plus trop de mes années de bonheur, confie-t-elle, devant une tasse de thé encore fumant. Toute ma vie n’a été que tourments et embûches.”
Marathon judiciaire
Dehors, un brouillard épais tombe sur Palaiseau. Dans son fauteuil, Tran To Nga poursuit le récit de ses années de résistance: sa mission d’agent de liaison à Saïgon “en plein cœur de l’ennemi”, puis l’arrestation, la prison et la torture, alors qu’elle est enceinte de son troisième enfant. Elle montre du doigt le canapé du salon. “Mon cachot faisait la même longueur.” Elle marque un temps. “Parfois, on m’amenait dans un bureau où il y avait une fenêtre. Je voyais la cime des arbres et le soleil briller. Au fond de moi, je me disais: ‘C’est beau, mais ça ne m’appartient plus.’” Pour ne pas sombrer, Tran To Nga chante, compte ses cheveux et grave des messages sur les murs à l’aide d’une cuillère. Elle est libérée en avril 1975. Les années suivantes sont plus douces: l’ancienne résistante devient directrice d’école à Hô-Chi-Minh-Ville. En 1992, elle part en retraite anticipée puis se lance dans l’humanitaire, à la rescousse des orphelins et des enfants handicapés. Un an plus tard, elle vient en France pour promouvoir ses nouvelles activités. Elle y rencontre des chirurgiens prêts à opérer au Viêt Nam et d’anciens prisonniers d’Indochine. Et décide de s’installer en région parisienne.
Printemps 2009. À Paris se tient un tribunal international d’opinion en soutien aux victimes vietnamiennes des défoliants. L’Assemblée ne peut prendre acte
De 2,1 à 4,8 millions de Vietnamiens ont été directement exposés aux herbicides entre 1961 et 1971
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mais alerte sur le sort des personnes intoxiquées. Tran To Nga assiste aux délibérations où elle rencontre un peintre et écrivain nommé André Bouny. Cinq ans plus tôt, Bouny a adressé une lettre ouverte à John Kerry, puis fondé le Comité international de soutien aux victimes vietnamiennes de l’agent orange (CIS) en marge d’une action juridique menée aux États-Unis. Une procédure stoppée en février 2009 par une décision de la Cour suprême. “Il y a eu une intervention de l’Attorney General, sur ordre du président W. Bush, utilisant une niche juridique américaine permettant à une tierce personne d’éclairer le juge. On a compris que les États-Unis n’allaient pas perdre un procès contre leur ancien ennemi sur leur propre territoire avec leur propre arsenal juridique.” Lorsqu’il croise l’ancienne maquisarde, Bouny sent qu’elle peut prendre le relais. Tran To Nga accepte, pour elle et pour ses compatriotes victimes. “Si notre cliente gagne, il n’y aura pas une déferlante d’initiatives judiciaires par des citoyens vietnamiens, tempère Amélie Lefebvre, l’une de ses avocates. Mais bien sûr, cela peut venir en soutien de nouvelles initiatives et lutter contre l’impunité des fabricants.”
En mai 2014, une plainte est déposée au tribunal de grande instance d’Évry, dans l’Essonne. Pour assurer sa défense, Tran To Nga fait appel à William Bourdon, un ténor du barreau français, célèbre pour avoir plaidé la cause des victimes de Pinochet ou du génocide rwandais. Bourdon travaille le dossier avec ses confrères Bertrand Repolt et Amélie Lefebvre, donc. En face, 36 hommes de loi bûchent pour le compte des poids lourds de l’agrochimie. “C’est le pot de terre contre le pot de fer”, juge André Bouny. Un combat façon David contre Goliath, le pointillisme du droit en plus. Jusqu’ici, sept audiences de mise en état de procédure ont déjà eu lieu. Les avocats de Tran To Nga se plaignent de manœuvres visant à ralentir la procédure. “Pendant deux ans, les défendeurs ont soulevé des incidents, ou ont sollicité la communication de nouvelles pièces ou de traductions assermentées coûtant très cher, détaille Amélie Lefebvre. Ils sont nombreux et tous dotés d’une grande surface financière. Pour eux, ce procès est un soupir.” Au cœur du “soupir”, la question cruciale du lien de causalité entre les pépins de santé de la plaignante et l’agent orange. Un combat onéreux d’études et d’experts. Mais il en faut plus pour décourager Tran To Nga. L’année dernière, elle publiait le livre Ma Terre empoisonnée, coécrit avec Philippe Broussard, dont une partie des bénéfices est consacrée aux frais du procès. “On progresse, dit-elle la mine fermée, avant de lever l’index et le majeur devant le seuil de sa porte. Avant de partir sur la piste Hô Chi Minh, on faisait toujours comme ça pour dire adieu, ça veut dire ‘à dans deux ans’, parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver.” Un petit silence, puis un sourire: “C’est aussi le V de la victoire.”
Lire:
–Ma Terre empoisonnée de Tran To Nga et Philippe Broussard, disponible aux éditions Stock
–Agent Orange: Apocalypse Viêt Nam d’André Bouny, disponible aux éditions Demi Lune
Par Grégoire Belhoste / Photo : Zen Lefort
Aujourd'hui, c'est la journée mondiale du Bonheur. L'occasion de rappeler que pour être heureux, il suffit parfois de se rendre compte que la vie nous offre plein de petits cadeaux.
Par la rédaction
Fleabag, saison 1.
Quand il fait beau à Paris pendant plus de 35 minutes.
Quand la canette finit par tomber alors qu’on pensait qu’elle était coincée.
Quand le vendeur de churros les découpe et qu’on les voit tomber dans l’huile.
Quand on n’a pas l’Oscar du meilleur film mais qu’en fait si, on l’a.
Quand on ouvre la boîte de médicaments du bon côté, pas celui de la notice.
Quand l’hôtesse de l’air dit : “Embarquement terminé”, et que personne n’est assis à côté de nous dans l’avion.
Quand personne ne retrouve les corps.
Quand on se trouve à 499 mètres de notre ex et que le bracelet ne sonne pas.
Quand le prêtre nous met l’hostie direct dans la bouche et pas dans la main.
Quand notre pull tient parfaitement noué sur nos épaules malgré le vent tenace de Saint-Lunaire.
Quand le coiffeur nous fait un shampooing et que “la température nous convient”.
Quand il y a deux bonbons collés dans un paquet d’Haribo.
Quand on perce le film du tube de crème avec la pointe du bouchon prévue à cet effet.
Quand une pistache est déjà décortiquée dans le bol.
Quand on joue pour un camembert vert et que c’est pas vraiment une question science.
Quand en soirée, on n’est que six à porter la même robe Zara.
Quand la boulangère nous rend 20 centimes de trop.
Quand il(elle) répond au message juste après que le “Vu” s’est affiché.
Quand papi se rappelle notre prénom.
Quand la guerre est finie et qu’on peut enfin sortir de ce grenier bien trop étroit.
Quand il y a sept nuggets dans notre boîte de six.
Quand on reçoit 73 vierges.
Quand quelqu’un se baisse pour ramasser cette savonnette à notre place.
Quand on est mis en examen mais que nos sourcils sont parfaitement brossés.
Quand l’imprimante du boulot imprime du premier coup.
Quand la ligne 13 fonctionne.
Quand on enlève nos chaussures l’été après avoir marché toute la journée, et que franchement, ça va.
Quand le coiffeur passe le miroir derrière notre tête et que le dégradé tribal est cool.
Quand on se réveille et que ça y est, on re-respire par le nez.
Quand on n’avait pas prévu de prendre le bus mais que tiens, il arrive dans une minute.
Quand les oignons frémissent pile au moment où on les met dans la poêle chaude.
Quand le mec en K-Way Greenpeace ne nous a pas vu(e).
Quand on fait quatre œufs au plat sans percer un seul jaune.
Quand on rentre d’une grosse soirée le samedi soir et qu’il n’y a pas de grosse soirée dans notre immeuble.
Quand on coupe une feuille de papier bien droit sans ciseaux, rien qu’en la pliant.
Quand les gens nous font chier au lycée et que papa est équipé pour la chasse.
Quand on retire la fonction correction sur Word et que soudain, il n’y a plus tous ces petits traits rouges.
Quand on entend le silence après quinze minutes d’aspirateur.
Quand un programme sort et que C’EST NOTRE PROGRAMME.
Quand on parie 100 euros sur une remontada à la 88e, alors qu’il reste trois buts à mettre.
Quand on trouve enfin ce fameux “système” dont tout le monde parle.
Quand on essaie de chasser une guêpe et qu’accidentellement, on met une gifle à Cyrille Eldin.
Quand on retrouve Xavier Dupont de Ligonnès par hasard en allant cueillir des champignons.
Quand finalement, ça n’était qu’une hépatite.
Quand on renverse quelqu’un qui passait par là sur une trottinette pour adultes.
Quand on revient d’enterrer des trucs dans les bois à 4h du matin et qu’ils passent notre rediff préférée d’Avocats et Associés.
Quand on bat Poutine au blind test.
Quand on trinque avec nos amis des Alcooliques Anonymes.
Quand on découvre un trésor dans la maison de notre beau-frère.
Quand on n’avait pas vraiment envie d’aller boire ce verre et que notre pote nous appelle pour nous dire qu’il(elle) est malade.
Quand on vient de louper l’intervention de Stéphane Guillon chez Ardisson.
Quand le caissier(e) rit après qu’on a dit “C’est gratuit, alors” parce que le code-barres du produit ne passe pas.
Quand le paiement a été accepté.
Quand le prêtre ne veut vraiment que nous parler.
Quand on n’aurait pas dû finir la bouteille de Volvic mais qu’ils ont oublié le colorant de la honte dans le bassin municipal.
Quand on dit : “C’est la première fois que ça m’arrive” et qu’elle fait très bien semblant de nous croire.
Quand Doctissimo nous dit que ce n’est pas un cancer.
Quand on est boxeur poids lourd, juif et qu’on apprend qu’Alain Soral va partager notre cellule.
Quand il reste des frites à la cantine.
Quand notre balance dysfonctionne.
Quand demain l’école commence à 8h mais que soudain, on se souvient qu’on n’a pas d’enfants.
Quand on a refilé notre angine à notre manager.
Quand on est invité(e) à dîner et que c’est pas des verrines.
Quand on trouve le bon compte avant Bertrand Renard.
Quand grâce à Pascal, Kevin, ado turbulent et natif du Loir-et-Cher qui s’en battait jusque-là les couilles, se remet dans le droit chemin après avoir cassé des pierres.
Quand la maison s’excuse et nous offre le digestif.
Quand on nous apporte un annuaire tout neuf et un Pastis tout frais avant une GAV.
Quand Zazie remet ses chaussures.
Quand dans l’historique web de notre mec, il y a la page Wikipédia de “clitoris”.
Quand on est convié(e) à un déménagement et qu’on n’a même pas à inventer une bonne excuse parce qu’on bosse !
Quand on a des bras ET du chocolat.
Quand un(e) ex like à nouveau une de nos photos sur Facebook, ça veut dire que c’est le printemps.
Quand on finit notre quinquennat juste à temps pour Roland-Garros.
Par la rédaction
En décembre, Médine s’est offert un périple en Birmanie. Une expédition humanitaire à la rencontre des Rohingya, minorité musulmane oppressée par une faction de moines bouddhistes radicaux. De quoi revenir en France avec le morceau Nour, un clip et des carnets aux pages noircies de notes. À l’occasion de la sortie de son cinquième album, Prose Élite, souvenirs de voyage avec le rappeur du Havre.
Par Grégoire Belhoste / Photos : Cheez Nan
Pourquoi être parti en Birmanie ?
Pour corroborer certaines sources concernant la situation des Rohingya. Je voulais voir si la Birmanie, du moins l’État d’Arakan, à l’est du pays, était vraiment dans la situation décrite. Parfois, l’utilisation d’Internet est maladroite. On va montrer des images tournées en Birmanie, mais non liées aux Rohingya. Cela équivaut à manipuler les images, leur faire dire autre chose que ce qu’elles ont vocation à dire. J’ai eu l’opportunité de participer à un convoi humanitaire avec une association nommée HAMEB, pour Halte au massacre en Birmanie. Ce collectif s’emploie à diffuser de l’information de première source. J’ai compris qu’il fallait que j’y aille maintenant, parce que je n’irai sans doute pas à l’avenir pour cueillir des champignons. Le hasard du calendrier a fait que je suis parti un 10 décembre, date de la journée internationale des Droits de l’homme. Je suis resté là-bas près de huit jours.
Que se passe-t-il précisément en Birmanie avec les Rohingya ? D’où vient ce conflit ?
Lorsque la junte birmane a été destituée, il y a eu une sorte de recensement des minorités. Parmi elles, on compte les Rohingya. Pourtant, ceux-ci n’ont pas été
Il y avait de tout : des reportages à la Yann Arthus-Bertrand, où la Birmanie est présentée comme le pays aux mille pagodes, d’autres où le pays avait l’air d’être la Corée du Nord, un coin avec des routes fantômes et des mineurs travaillant dans les carrières. Sur place, j’ai compris que c’était ni l’un ni l’autre
Médine
comptabilisés, car selon une croyance, ils seraient des Bengali venus travailler pour le compte de la colonisation britannique, c’est-à-dire des gens ayant bénéficié du système colonial. En vérité, la présence des Rohingya musulmans en Birmanie remonte à plus longtemps que les colonies. J’ai vu des mosquées datant d’avant l’époque britannique, aujourd’hui fermées et cachées par des panneaux publicitaires. Cette théorie est donc vite démontable. En plus de ce socle pseudo historique raccrochant la présence des Rohingya à l’immigration bengali, il y a tout un discours religieux, une sorte de croisade du bouddhisme contre le potentiel envahisseur musulman. Je vois beaucoup de ressemblances avec le contexte européen, cette peur du “péril vert” qui viendrait s’installer sur l’Occident. Cette persécution est menée par une minorité de moines extrémistes, dirigés par un dénommé Wirathu. Le Time Magazine l’a surnommé le “Ben Laden birman” tellement il est virulent. Malheureusement, les Rohingya sont désalphabétisés. Ils ne peuvent former d’élites faisant valoir la cause de cette population en dehors des frontières du pays. Pour essayer de réformer leur condition de vie, ils ne peuvent compter que sur les organisations humanitaires et les militants associatifs.
Avant de partir, quelle image avais-tu du pays ?
J’ai regardé quelques documentaires sur le sujet. Il y avait de tout : des reportages à la Yann Arthus-Bertrand, où la Birmanie est présentée comme le pays aux mille pagodes, d’autres où le pays avait l’air d’être la Corée du Nord, un coin avec des routes fantômes et des mineurs travaillant dans les carrières. Sur place, j’ai compris que c’était ni l’un ni l’autre. Il s’agit d’une région du monde en voie de développement. Mais les priorités ne se portent pas forcément sur l’éducation ou la liberté de la presse, plutôt sur la téléphonie accessible à tous. D’après les membres d’HAMEB, personne n’avait la possibilité de naviguer sur un smartphone il y a encore quatre ans. Dans l’État d’Arakan, il n’y avait même pas de réseau. Quatre ans plus tard, j’ai pu faire des Facebook Live depuis des camps de Rohingya.
Comment vivent les Rohingya ?
Dans les villages, ils ont une liberté relative. Les Rohingya peuvent posséder des terres, les cultiver et se déplacer, mais avec des contrôles plus poussés que la moyenne de la population. Je n’ai eu accès que deux fois aux camps, grâce à des autorisations difficiles à obtenir. On dirait le Far West. Tu passes le premier checkpoint, puis le second, puis tu vois un chemin de fer qui balafre toute la surface des camps. C’est immense, tu ne ressens pas immédiatement la privation de liberté. À l’intérieur, il y a beaucoup de petits commerces, de contrebande, de bricolage. Des femmes marchent avec des parapluies colorés pour se préserver du soleil. La présence de l’aide humanitaire y est beaucoup plus prononcée que dans les villages. C’est un problème, car les villageois ont également besoin d’aide humanitaire. Ils n’y ont pas accès, parce qu’ils ne répondent pas aux critères de besoin, selon une classification.
Des critiques s’élèvent contre le silence d’Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la Paix 1991. Qu’en penses-tu ?
Quand tu es prix Nobel, il faut être à la hauteur et dénoncer les situations
Les villageois n’ont pas accès à l’aide humanitaire parce qu’ils ne répondent pas aux critères de besoin, selon une classification
Médine
d’absence des droits de l’homme. Qu’elle ne s’exprime pas sur une situation qui concerne son propre pays, qu’elle n’ose même pas prononcer le nom de la minorité, c’est quand même assez dramatique. Les militants et les associations sont très virulents contre Aung San Suu Kyi. Je suis d’accord, mais je relativise d’un point de vue géostratégique. En tant que ministre des Affaires étrangères et membre de l’opposition (elle n’est plus membre de l’opposition à proprement parler dans la mesure où son parti a gagné les élections législatives en novembre dernier, mais elle doit toujours composer avec la junte militaire, qui détient notamment un quart des sièges au Parlement, et donc assurer le compromis, notamment sur la question des Rohingya, ndlr), elle est tenue à une sorte de diplomatie de circonstances. Aung San Suu Kyi ne peut pas trop s’engager sur la question, sinon ses détracteurs vont lui tomber dessus. Elle risque de perdre le rapport de force qu’elle doit conserver pour maintenir l’équilibre du pays.
Durant ton voyage, tu as enchaîné les lives Facebook et les posts sur Snapchat. Une façon de documenter ton périple ?
Concernant la situation des Rohingya, les sources sont multiples, parfois peu fiables. Je voulais contribuer à ramener des informations de première source, sans commentaires, sans parasiter le message avec mon esprit européen ou un regard trop émotionnel. Je voulais montrer ce que je voyais, et rien d’autre. Les réseaux sociaux servent aussi à ça. Dans beaucoup de situations, ils ont été des leviers importants pour impulser des mouvements ou faire pression sur les gouvernements.
Sur place, il paraît que Florin Defrance, ton vidéaste, te surnommait “Bernard-Henri Lévy” pour te chambrer…
Et moi, je l’appelais Arielle Dombasle ! Florin m’a vu avec un sac de riz sur l’épaule filer un coup de main à une vieille dame. Je l’ai fait spontanément, mais je savais que j’allais m’en prendre une. En mettant le sac sur mon bras, je lui ai d’ailleurs dit : “Je te fais une Kouchner, ne me filme pas.” On ressent un peu de gêne à être un Européen parachuté dans ce contexte. Je suis un artiste, pas un humanitaire. Ma vocation première n’est pas de faire de l’humanitaire, mais ramener de l’information et écrire un morceau sur le sujet. Pour dédramatiser cette gêne, on se vannait entre nous.
Le dernier jour du voyage, tu as assisté à un combat de lutte birmane. Alors, ça donne quoi ?
C’est impressionnant ! On est tombés sur une espèce d’arène dans un endroit reculé par rapport à la ville. Il y avait du monde agglutiné autour d’un cercle. Je me suis faufilé, j’ai grimpé sur le toit d’un taxi pour mieux voir. Le chauffeur ne voulait pas que je monte, il avait peur que je détruise ses amortisseurs. Je lui ai filé quelques kyats (la monnaie locale, ndlr) et son toit s’est transformé en tribune officielle. Le combat était impressionnant. Des tambours suivaient le rythme. Quand il n’y avait pas trop de frictions, les tambours étaient lents. Quand le combat s’intensifiait, ils accéléraient. On aurait dit la scène d’ouverture de Rambo 3.
Certaines figures œuvrant dans le monde humanitaire peuvent-elles quand même t’inspirer ?
Ce que fait Akon sur le plan électrique en Afrique, ça me parle (le chanteur sénégalois-américain a lancé une initiative visant à distribuer de l’électricité dans les zones les plus reculées du continent, ndlr). Il y a aussi l’association caritative Giving Back, qui soulève des fonds pour apporter un savoir ou donner des cours de sport dans des zones sinistrées. Parfois, elle travaille avec des champions NBA. Ces projets sont dans la justesse et la mesure, pas dans l’étalage, pas dans le côté “je vais repasser ma chemise et faire mon beau brushing pour parader au milieu d’une zone sinistrée, pour que l’on me voie comme un Superman venant en aide à toutes les populations”. J’espère que l’on ne me perçoit pas comme ça, sinon j’aurai loupé mon projet.
Par Grégoire Belhoste / Photos : Cheez Nan
En 2015, cette bande d’étudiants surdiplômés et polyglottes bossant à l’étranger désirait timidement remettre la jeunesse au centre de l’arène politique magyare. Aujourd’hui, leur pétition “NOlimpia”, signée par plus d’un quart de million de Hongrois en un mois, a forcé Budapest à abandonner la candidature aux JO 2024. Et leur mouvement, Momentum, qui se métamorphosera en parti d’ici peu, veut réparer un pays qu’il juge abîmé. Suffisant pour déloger l’indéboulonnable Viktor Orbán aux législatives l’an prochain ?
Par Joël Le Pavous, à Budapest / Photos : JLP
Le timbre est fébrile mais le discours déterminé. “Bonsoir, nous collectons des signatures afin de demander la tenue d’un référendum sur la candidature de Budapest aux Jeux olympiques d’été 2024. Accepteriez-vous de signer la pétition ?” Ce jeudi 16 février, Bence, Petra et Marcell, 69 ans à eux trois, font du porte-à-porte dans une cité HLM du sud-ouest de Budapest. Ils l’ignorent encore mais le lendemain, date butoir de la campagne anti-JO, NOlimpia, lancée mi-janvier par le mouvement Momentum dont ils portent les pin’s, le charismatique leader barbu de ce dernier, András Fekete-Győr, déposera 266 151 paraphes à l’office électoral national. Le double du nombre nécessaire à une consultation populaire sur le sujet.
Pendant un mois, les “Momentumosok”, comme on les appelle en Hongrie, ont battu la campagne au pas de charge. Une trentaine de stands occupant les lieux stratégiques de la capitale, des dizaines de vidéos Facebook mobilisatrices, des tas d’interviews et d’interventions télé dénonçant la pluie d’argent destinée aux JO alors que les écoles et certains hôpitaux en piteux état se voient incapables de
Nous avions besoin d’une cause suffisamment fédératrice pour lancer Momentum dans le grand bain et les JO, brassant une énorme force symbolique, en sont une
András Fekete-Győr, nº1 du mouvement
se payer des rouleaux de papier toilette. Les prévisions évoquent au moins 3 000 milliards de forints (9,76 milliards d’euros) entre les frais de candidature (représentation, événements…) et les infrastructures à bâtir. Une fortune pour Budapest qui a déjà loupé cinq fois l’investiture du CIO. “Nous avions besoin d’une cause suffisamment fédératrice pour lancer Momentum dans le grand bain et les JO, brassant une énorme force symbolique, en sont une, explique le no1 du mouvement, jeune juriste réunissant le Parlement européen, le Bundestag et la Chambre internationale de commerce de Paris sur son CV. Je suis rentré exprès de Bruxelles parce que je crois en notre projet. Je crois en la construction d’un vaste réseau citoyen national dépassant le clivage droite/gauche et prenant en compte les problématiques de la province trop souvent délaissées par Budapest. Organiser des JO au mépris de l’état de nos finances publiques et de l’état du pays en lui-même est un non-sens.” Les maux magyars sont multiples selon Fekete-Győr : fuite des médecins et des chercheurs vers des salaires largement plus confortables à Vienne ou Munich, résultats PISA désastreux et manuels d’État imposés aux enseignants du public rémunérés une paille (500 euros nets par mois), administration éléphantesque, corruption endémique, système d’imposition injuste (16% à la source sur le revenu, quelle que soit la paie), décrédibilisation des partis classiques, manque criant de solidarité à l’égard des couches défavorisées… Sans oublier la crainte de représailles ayant dissuadé de nombreux employés d’organismes d’État ou ayant des proches travaillant pour l’État de cautionner NOlimpia.
Un parti dans les prochaines semaines
Outre l’implication des militants Momentum, la pétition doit aussi son succès à l’appui de certaines formations d’opposition venues gonfler le total de signatures. Les Verts du LMP (“La politique peut être différente”) en ont apporté 23 000, les écolos-europhiles de Párbeszéd (“Dialogue”) 12 000 et les sociaux-libéraux d’Együtt (“Ensemble”) 10 000. Parmi les sympathisants NOlimpia, on trouve aussi le farfelu Parti du chien à deux queues et ses 4 600 paraphes agglutinés au programme extravagant (bière gratuite et vie éternelle, entre autres). Sur l’une de ses affiches récentes visibles à Budapest, l’espiègle canidé estime notamment qu’il “vaudrait mieux construire une démocratie avant de penser aux JO”. Une démocratie à laquelle Momentum se voit bien œuvrer depuis le Parlement aux prochaines législatives d’avril-mai 2018. Capitalisant sur le raz de marée NOlimpia, Fekete-Győr et ses camarades ont décidé de passer à l’étape supérieure en décidant de lancer un parti dans les prochaines semaines. Objectif : conquérir les 30% de l’électorat hongrois boudant à la fois le Fidesz radicalisé d’Orbán stigmatisant les migrants, les socialistes du MSZP plombés par des scandales financiers et les extrémistes du Jobbik peinant à se “dédiaboliser” façon Marine Le Pen malgré un discours sensiblement poli. L’aventure a débuté à neuf au printemps 2015 et rassemble actuellement près d’un millier d’activistes. Les piliers occupent une cave du VIIe arrondissement de Budapest, près de l’épicentre festif, réaménagée en QG où les bouteilles vides de Pepsi et de vin blanc côtoient des plans de développement pour la province. “C’est un ancien salon de coiffure, certaines salles sont encore inutilisables à cause de l’amiante. Chacun des 145 membres verse 1 000 forints (3,30 euros, ndlr) par mois et les contributions paient le loyer, précise Ede qui monte les contenus vidéo quand elle ne réalise pas des pubs ou des films d’entreprise. Je mixe mes connaissances de vidéaste et de politologue au service du mouvement. D’autres ont étudié l’économie, l’enseignement ou la médecine. L’union de nos expertises enrichit le programme.”
Des Pin’s
Momentum phosphore via sa commission emploi et ressources humaines, son pool santé, sa branche éducation ou son groupe informatique à l’origine d’un jeu rigolo consistant à accumuler un max de forints avec le personnage du logo Budapest2024 histoire de voir combien de salles de classe ou de lits d’hôpital auraient pu être financés par rapport à l’enveloppe envisagée en vue des JO. Et veut propager son message dans les dix-neuf comitats (régions) du territoire à travers une longue tournée de 45 jours. Le Momentum Tour s’est invité à Szeged (Sud) le 24 février avant de rallier Komárom (Nord) à proximité de la Slovaquie le 25. Bientôt des crochets par Győr (Nord-Ouest), Debrecen (Est) et Pécs (Sud-Ouest) ?
“Ce genre de régime s’effondre forcément”
Malgré la mue extrêmement précoce, la cave conserve son cachet foyer lycéen, le baby en moins. András et compagnie se marrent durant un shooting de l’hebdo Magyar Narancs –équivalent des Inrocks s’il fallait une comparaison. Anna valide sourire aux lèvres la dernière production d’Ede où le président du mouvement
Pas certain que l’on puisse renverser la table en 2018 mais j’ai plutôt bon espoir pour 2022
Gergö, membre de Momentum
demande des comptes en caméra cachée à la société portant la candidature olympique. Tamás répond entre deux plaisanteries à une reporter de la chaîne d’info de gauche ATV qui signe ensuite la pétition anti-JO réservée aux résidents pestois avec le caméraman et l’ingé-son. Parallèlement, Gergő, diplômé de sciences politiques et ancien journaliste, filtre les requêtes médias. “On reçoit au moins une demande par jour et le nombre n’a fait qu’augmenter, surtout après la visite de Vladimir Poutine à Budapest (le 2 février, ndlr), assure le monsieur presse de Momentum. Je me suis engagé à l’été 2015 grâce à l’un des neuf historiques car j’estimais que les choses allaient vraiment dans la mauvaise direction chez nous et je le pense plus que jamais. Les jeunes magyars sont d’ordinaire fatalistes et dépolitisés mais là, ils s’intéressent autant que le New York Times, Reuters ou Der Spiegel au changement de modèle que nous proposons. Pas certain que l’on puisse renverser la table en 2018 mais j’ai plutôt bon espoir pour 2022. Ce genre de régime s’effondre forcément à un moment.”
Le parcours et le vocable rappellent ainsi furieusement ceux de Viktor Orbán imaginant la Fidesz dans un dortoir de la cité universitaire István Bibó. En 1988, l’étudiant en droit dissident désormais dirigeant autoritaire voulait terrasser le communisme du goulash en surfant sur une dynamique citoyenne. L’élan de liberté avait alors contraint les chars soviétiques à quitter la Hongrie, ce qu’Orbán exigeait lors d’un célèbre discours prononcé sur la place des Héros. Vingt-neuf ans plus tard, le surprenant Momentum oblige Budapest à lâcher officiellement la course aux JO 2024 comme annoncé mercredi, laissant Paris et Los Angeles seules en lice. Reste à savoir si la vague peut se transformer en déferlante.
Par Joël Le Pavous, à Budapest / Photos : JLP
Nous sommes à 2 minutes 30 de la fin du monde. Aïe. C’est ce qu'affirment les quinze scientifiques américains réputés du Bulletin des scientifiques atomistes avec leur Horloge de l’apocalypse. Une horloge conceptuelle créée dans le but d’alerter sur les risques qu’encourt la civilisation humaine. Entretien avec l’un d'eux, Richard Somerville, professeur émérite à l’université de Californie.
Par William Thorp
Richard Somerville et une canisse.
Qu’est-ce que l’Horloge de l’apocalypse et comment fonctionne-t-elle ?
L’horloge marche comme une métaphore : ce n’est pas une horloge physique, c’est un symbole. Elle apparaît chaque année dans le Bulletin des scientifiques atomistes, créé en 1945 par des scientifiques qui avaient travaillé au développement de la bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale. L’horloge a été inventée ensuite en 1947, par des chercheurs qui voulaient prévenir le monde du danger et des menaces que représentaient les armes nucléaires. Le conseil d’administration a été constitué au fil des ans de nombreux prix Nobel et scientifiques accomplis. Et chaque année, les membres du Science and Security Board, dont je fais partie, avancent ou reculent l’heure de l’horloge en fonction du danger qu’encourt la planète. Plus on l’approche de minuit, plus le danger est grand. Nous l’avons avancée de 30 secondes cette année. Elle est aujourd’hui à 23 heures 57 minutes et 30 secondes.
La situation mondiale –géopolitique, nucléaire et environnementale– n’a pas tellement changé depuis 2015, mais vous avez tout de même choisi d’avancer l’heure de l’horloge de 30 secondes –alors qu’habituellement, lorsque vous choisissez de la modifier, c’est d’une minute minimum. Est-ce une manière d’alerter l’opinion sur l’élection de Donald Trump ?
Nous avons avancé l’horloge d’une trentaine de secondes car nous vivons une nouvelle réalité. Nous souhaitions attirer l’attention sur le fait que la direction dans laquelle le monde se dirige n’est pas la bonne. C’est un monde toujours plus menacé par les bombes nucléaires, le changement climatique, les attaques informatiques ou encore les armes biologiques. Donald Trump a évidemment influé sur le mouvement de l’horloge. Quand nous avons décidé de l’horaire définitif, il n’était président des États-Unis que depuis six jours. Les membres de son cabinet n’avaient pas encore été tous confirmés par le Sénat. En réalité, il n’avait pas encore fait grand-chose. Mais il s’agissait de montrer à travers cela que les mots comptent. Que les mots peuvent influer sur le destin du monde. Quand Donald Trump dit que cela serait une bonne idée si le Japon et la Corée du Sud avaient la bombe nucléaire, c’est inquiétant. Ce n’est pas anodin. Tous les experts dans le domaine des armes nucléaires sont effrayés à l’idée qu’il y en ait plus dans le monde. Lui s’en réjouit. Il se moque de l’opinion et de la parole des experts.
Cette défiance à l’égard de la parole scientifique vous inquiète-t-elle ?
Oui, c’est très préoccupant. Trump s’est par exemple entouré de personnes qui ne prennent pas le changement climatique au sérieux. Les personnes nommées à la
Trump lui-même pense que le changement climatique est une invention des Chinois. C’est une folie. On parle tout de même de quelque chose qui fait le consensus au sein de la communauté scientifique
Richard Somerville
tête de l’US Department of Energy et l’US Environmental Protection Agency n’acceptent pas les découvertes scientifiques fondamentales dans le changement climatique. Trump lui-même pense que le changement climatique est une invention des Chinois. C’est une folie. On parle tout de même de quelque chose qui fait le consensus au sein de la communauté scientifique. Mais cela ne concerne pas que ces sphères-là, une partie des citoyens lambda rejettent tout simplement la science. Ils traitent les résultats scientifiques comme de la contrebande, ils prennent ce qui leur plaît, et rejettent le reste. Beaucoup de personnes refusent que nous apprenions à leurs enfants à l’école les risques du réchauffement planétaire. Ce sont les mêmes personnes qui ne veulent pas que l’on enseigne à leurs enfants les thèses évolutionnistes. Il y a des convictions politiques, religieuses ou idéologiques qui sont dans leur esprit bien plus importantes que les thèses scientifiques.
Et puis, il y a Sean Spicer, le porte-parole de la Maison-Blanche, qui déclare que “parfois, nous [pouvons] être en désaccord avec les faits”. Les faits alternatifs, fake news, etc. sont-ils des nouveaux dangers ?
Tout à fait. Nous assistons à un rejet de la réalité. L’une des choses qui nous inquiètent –chez Trump et d’autres personnes d’ailleurs–, c’est cette tendance à ne pas voir les faits quand ils sont inconvénient pour soi. Sean Spicer affirme que la cérémonie d’investiture a été la plus grande en termes d’audience. Mais c’est faux, les images le montrent. Lui-même doit le savoir, mais il nie la réalité. Donald Trump qui dit qu’il a remporté plus de voix qu’Hillary Clinton, c’est faux également, le contraire a été avéré. Tout le monde doit avoir droit à sa propre opinion, c’est vrai, mais vous ne pouvez pas choisir les faits qui vous arrangent.
En 1953, en pleine guerre froide et le risque d’un conflit nucléaire entre les deux plus grandes puissances mondiales, l’horloge de l’Apocalypse était réglée à 23h58, elle n’a reculé que de 30 secondes aujourd’hui. Le danger n’est plus le même. N’est-ce pas un peu exagéré ?
Non, c’est une fausse idée, notre présent est très dangereux. En 1949, l’Union soviétique testait ses premiers dispositifs nucléaires : seuls deux pays étaient concernés. Maintenant, environ 16 300 armes nucléaires sont éparpillées dans
D’une certaine façon, le monde était plus sûr dans les années 50, quand seulement deux pays possédaient l’arme nucléaire, qu’ils contrôlaient avec soin
Richard Somerville
neuf pays. Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Chine, la Corée du Nord, l’Inde, le Pakistan et Israël, tous ont un véritable arsenal. Vous imaginez la puissance nucléaire ? Les États-Unis et la Russie, qui ont de loin le plus gros stock, se préparent tous deux à dépenser une tonne d’argent dans la “modernisation” de leur arsenal. En clair, encore plus de bombes et encore plus de puissance. Puis il ne faut pas oublier que lors de la chute de l’URSS, beaucoup d’armes nucléaires qui n’étaient pas assemblées, de matériel radioactif traînaient et ont disparu. Les hommes qui travaillaient dans ces arsenaux nucléaires, les scientifiques, n’avaient soudainement plus de boulot. Où est-ce qu’ils sont allés? Beaucoup de monde veut la bombe nucléaire, y compris les organisations terroristes. Il y a toujours le risque que ces dernières volent du matériel ou embauchent les personnes qui ont les connaissances pour le manier. D’une certaine façon, le monde était plus sûr dans les années 50, quand seulement deux pays possédaient l’arme nucléaire, qu’ils contrôlaient avec soin.
L’horloge de l’Apocalypse se rapproche de minuit depuis plus de 70 ans et pourtant, nous n’avons pas encore explosé. Y a-t-il tant à craindre, finalement ?
Arrêtez de vous demander les raisons pour lesquelles le monde a évité la catastrophe nucléaire et vous réaliserez que beaucoup de gens ont travaillé très dur pendant plus de 70 ans pour la prévenir, par la diplomatie, par la vigilance et par des actions comme la publicité de l’Horloge de l’apocalypse, qui informe les peuples du problème posé par les armes nucléaires. Aujourd’hui, des organisations comme le Bulletin des scientifiques atomiques avertissent également le monde que d’autres menaces existent aussi, y compris le changement climatique et les dangers des nouvelles technologies émergentes. Nous nous dirigeons vers un monde de plus en plus dangereux, c’est un fait.
Mais, justement, le fait que plusieurs pays aient la puissance nucléaire ne permet-il pas paradoxalement de maintenir la paix ?
Si, c’est un intéressant paradoxe. Il est vrai que les armes nucléaires ont maintenu la paix. C’est ce que l’on appelle la “Mutual Assured Destruction”, “l’équilibre de la terreur”. C’est l’idée terrifiante que l’on peut dissuader le camp d’en face d’utiliser l’arme nucléaire car le résultat serait l’annihilation des deux camps. C’est vrai que cela marche. Mais c’est une horrible manière de maintenir la paix dans le monde. Il faut impérativement une réduction des armes nucléaires. Il faut savoir que de nos jours, de nombreuses ogives nucléaires, dans les avions, dans les sous-marins, sont prêtes à être lancées. Tout le temps. Nous préfèrerions voir les mains loin du bouton rouge.
Steven Pinker, professeur à Harvard, qualifie notre ère de “nouvelle paix”, soulignant que les conflits de tous types – génocides, guérillas, terrorisme– sont en déclin. L’extrême pauvreté a baissé de plus de 50% depuis 1990 et l’espérance de vie, elle, a augmenté. Pourtant, nous sommes donc à 2 minutes 30 de la fin du monde…
Les guerres ont diminué, les personnes vivent plus longtemps, en meilleure santé et la pauvreté diminue. Mais il suffit déjà de regarder en Ukraine, en Syrie et dans divers pays d’Afrique pour se rendre compte que ce n’est pas le monde entier qui se porte bien
Richard Somerville
C’est en partie vrai, les guerres ont diminué, les personnes vivent plus longtemps, en meilleure santé et la pauvreté diminue. Mais il suffit déjà de regarder en Ukraine, en Syrie et dans divers pays d’Afrique pour se rendre compte que ce n’est pas le monde entier qui se porte bien. Et puis les menaces existentielles à la civilisation sont toujours réelles et sérieuses. Un accident ou un mauvais calcul pourrait facilement engendrer un accident nucléaire. À plusieurs reprises, le monde n’en est pas passé loin. Chaque année, il y a de nouvelles menaces. La technologie a permis à notre civilisation de faire tant de progrès sur tant de plans différents ! Mais elle a aussi une face obscure. Vous pouvez prendre un ordinateur pour éduquer un enfant, mais vous pouvez aussi le prendre pour faire fonctionner une machine de guerre. Les piratages du camp des démocrates lors de la campagne présidentielle et la fuite des mails d’Hillary Clinton sur Internet sont des exemples criants. Ceux qui sont derrière cela peuvent influer sur le monde. La technologie est tellement puissante qu’elle peut être utilisée autant pour le bien que pour le mal.
Vous dites notamment dans votre rapport craindre l’évolution des machines autonomes…
Nous observons les menaces futures, ce qui inclut les armes biologiques, le terrorisme, mais aussi l’intelligence artificielle sur les champs de bataille. Imaginez que la décision d’attaquer ou de ne pas attaquer, de tuer ou de ne pas tuer, ne soit plus dans les mains humaines mais dans celles d’un robot. C’est ce vers quoi on se dirige. Nous sommes inquiets dans l’exclusion de l’homme dans ce genre de procédure. Je vous parlais juste avant d’accident qui aurait pu amener à une utilisation de l’arsenal nucléaire. Un jour, le système militaire américain a déclaré que le “camp” d’en face attaquait. C’était faux. Si l’homme en charge ne s’était pas rendu compte que le système informatique ne fonctionnait pas correctement, le cours de l’histoire en aurait été changé. Quand vous sortez l’humain de l’équation, vous enlevez un facteur de sécurité.
Par William Thorp
Depuis samedi dernier, lendemain de la mise en place du décret anti-immigration de Donald Trump, des avocats de New York se rendent bénévolement à l’aéroport international JFK de la ville pour venir en aide aux personnes touchées par ce “Muslim Ban”. Parmi eux, Camille Mackler Winter, une jeune française en charge de la coordination des opérations.
Par Brice Bossavie / Photos : AFP et Camille Mackler Winter
“Excusez moi, je vous entends mal. On est dans un aéroport.” Dans le brouhaha des annonces de vol, Camille Mackler Winter prend une pause pour parler de son combat. Car si la jeune Française se trouve à ce moment-là au John Fitzgerald Kennedy International Airport, à New York, ce n’est pas pour partir en voyage. Mais plutôt pour aider ceux qui en reviennent: “Le gouvernement Trump a signé le décret vendredi (le 27 janvier, ndlr), et on pensait qu’il lui faudrait quelques mois pour tout mettre en place.” Ce décret, c’est celui qui interdit aux réfugiés et ressortissants de sept pays à majorité musulmans ( Syrie, Irak, Iran, Lybie, Soudan, Somalie, Yémen) de se rendre sur le territoire américain pendant une durée plus ou moins longue. Camille Mackler Winter, avocate installée aux États-Unis depuis de nombreuses années et membre de la New York Immigration Cohalition, soupire. “En fait, c’était effectif en quatre heures.”
Camille Mackler Winter
Marge de manœuvre limitée
Dès l’application du texte, des avocats de la ville de New York se mettent à échanger entre eux par e-mails ou conversations groupées WhatsApp. “J’étais au milieu de tous les messages, et je devais déposer ma fille à dix minutes de l’aéroport
Des textes juridiques sous la main, les avocats attendent l’arrivée des avions dans lesquels se trouvent des passagers concernés par le “Muslim ban”
samedi, raconte Me Mackler Winter. Alors j’y ai fait un saut pour voir ce qui se passait.” Elle découvre là-bas un chaos plein de colère et d’incompréhension, des voyageurs désorientés, mais aussi plusieurs dizaines de jeunes avocats déjà à pied d’œuvre pour aider les personnes touchées par le décret anti-immigration. Assis dans des cafés avec leurs MacBooks, des textes juridiques sous la main, ils attendent l’arrivée des avions dans lesquels se trouvent des passagers concernés par ce qui se fait déjà appeler “Muslim ban”, tout en conseillant les proches de ceux qui sont coincés à la douane, venus sur place pour en savoir plus. “On fait en sorte d’être présents avec des pancartes écrites en anglais, arabe et farsi à la sortie de tous les vols, décrit Camille Mackler Winter. Et on reste avec les familles jusqu’à ce que ceux qu’ils attendent soient autorisés à sortir.”
En dépit de leur bonne volonté, la marge de manœuvre des avocats bénévoles reste quand même limitée: “On est plus là pour du soutien. Tant que les gens n’ont pas passé la douane, on ne peut rien faire. Mais, par exemple, si un interrogatoire dure plus de six heures, on peut établir un habeas corpus que l’on transmet ensuite à la Cour fédérale pour demander la libération des interrogés.” Six heures? “Un ordre de la Cour de New York oblige la police à libérer les gens arrivés sur le sol américain, mais elle ne le fait qu’après de longs interrogatoires.”
Mouvement sur le long terme
Des séances de questions qui peuvent même s’étaler sur plus de sept heures, durant lesquelles les policiers vont fouiller dans les informations personnelles des “bannis”. “D’après ce que les gens interrogés nous ont dit, la police leur demande s’ils sont musulmans, s’ils soutiennent Daech, rapporte Camille Mackler Winter. Les agents prennent même leur téléphone et vont consulter leur profil Facebook ou essayent d’appeler certains de leurs contacts.” Elle s’agace : “À la frontière, la loi ne dit pas que c’est illégal. Mais il y aura des poursuites en justice!”
À l’extérieur du restaurant Central Diner dans le Terminal 4, c’est un vrai cabinet d’avocats improvisé qui s’est formé: “Médias”, “Traduction”, “Inscriptions”, “Technologie”… À chaque table son service dédié. Le mouvement est même mis en avant sur les réseaux sociaux via un site et un hashtag, #NoBanJFK. “On s’est organisés en plusieurs équipes et on a ouvert une ligne téléphonique d’assistance pour les familles ainsi que des formulaires en ligne pour que les avocats inscrivent
Il y a une consternation énorme au sein de notre profession, ces décrets sont passés de manière arbitraire sans aucun aval
Camille Mackler Winter
leurs disponibilités.” Depuis samedi dernier, ils sont une trentaine à se relayer jour et nuit dans l’aéroport pour recevoir les nouveaux arrivants. Certains avocats ont été libérés par leurs employeurs pour apporter de l’aide, tandis que d’autres ont pris des jours de congés pour se rendre à JFK. Camille Mackler Winter explique qu’“il y a une consternation énorme au sein de [sa] profession, ces décrets sont passés de manière arbitraire sans aucun aval. Mais ça redonne espoir de voir toutes ces manifestations”. La mobilisation pourra-t-elle durer? L’avocate voit sur le long terme: “Le système que l’on a créé, c’est quelque chose que l’on va réutiliser. Dans le contexte de l’aéroport, ça ne pourra pas être indéfini, c’est une façon de répondre à une crise.” Elle prend une pause. “Et des crises, on sait que l’on va en vivre pas mal durant les quatre prochaines années.”
Par Brice Bossavie / Photos : AFP et Camille Mackler Winter
À 42 ans, Charlotte Marchandise vient d’être élue candidate citoyenne via laprimaire.org pour la présidentielle. Le mouvement, qui a pour objectif de présenter un membre de la société civile en mai prochain, a réuni plus de 32 000 participants dans toute la France. Adjointe déléguée à la santé à la mairie de Rennes depuis mars 2014, Charlotte Marchandise livre les raisons de son engagement et ses ambitions.
Par Louis Chahuneau
Laprimaire.org a réuni plus de 32 000 votants. Quels enseignements en tirez-vous ?
C’est un véritable succès. Quand on se déplaçait, tout le monde nous disait que ça ne marcherait jamais. On nous a qualifiés d’idéalistes. Un candidat a même laissé tomber. Mais le nombre de votants a triplé par rapport au premier tour.
Qu’est-ce qui vous a motivée à présenter votre candidature ?
J’ai longtemps critiqué la politique. Il y a deux ans, on m’a proposé de participer en tant que membre de la société civile à une liste avec des écologistes et des militants du Front de gauche à Rennes. J’ai d’abord refusé. Puis on m’a dit que c’était trop facile de critiquer de l’extérieur. Donc je me suis engagée pour témoigner. Je suivais déjà les civic techs (ou les procédés technologiques visant à réconcilier les (jeunes) citoyens et la politique, ndlr) depuis longtemps et j’ai rencontré David Guez et Thibault Favre (les deux initiateurs du mouvement, ndlr) quand ils sont venus à Rennes. J’ai vite été séduite par l’honnêteté et la transparence du projet. Mais j’ai été frappée par le manque de femmes parmi les candidats, et je me suis dit: “Pourquoi pas moi ?”
Vous avez reçu 50 % de mentions “très bien” lors de votre élection. Qu’est-ce que les électeurs ont aimé chez vous ?
On m’a dit que c’était trop facile de critiquer de l’extérieur. Donc je me suis engagée pour témoigner
Charlotte Marchandise
Mon empathie pour les gens et, surtout, mon sens du collectif ! J’ai été rejointe par plusieurs autres candidats au cours de ma campagne. Je n’ai pas un programme bouclé, je propose surtout une méthode. En relations internationales par exemple, je ne connais pas le nombre de porte-avions nucléaires de la France. Mais on s’en moque. J’ai été élue parce que je me réfère aux experts. En France, on n’a pas assez de liens entre le domaine de la recherche et la politique, ou même la philosophie. Parce que finalement, c’est quoi la politique ? C’est prendre des décisions avec les bonnes informations. Je veux une politique humble et renouvelée. Quand tu regardes François Fillon à côté, c’est 107 ans de mandat à lui tout seul. C’est dingue !
Vos nombreuses expériences professionnelles partout dans le monde ont elles joué dans votre élection ?
C’est vrai que j’ai fait beaucoup de choses. Je ne me considère pas comme une experte mais comme quelqu’un de très généraliste. J’ai connu le salariat dans le privé et le public. J’ai aussi eu des occasions de gagner beaucoup d’argent, mais en ce moment, je suis au RSA.
Vous avez reçu environ 60 000 euros de dons sur l’objectif de 300 000 euros fixé par le site. Comment comptez-vous réaliser votre campagne ?
On va faire la campagne la plus low-cost possible. Je souhaite que ça reste dans la proximité avant tout. Dans les granges, sous des chapiteaux… Pas à la Bygmalion, quoi. L’idée serait de trouver des relais sur tout le territoire. Je ne veux pas de hiérarchie pyramidale. On a plus de 200 personnes inscrites prêtes à aider. Et j’ai reçu beaucoup de CV pour créer mon équipe.
Les autres candidats vont-ils se rallier à vous ?
Ça ne s’est pas vraiment passé comme je le souhaitais. En ce qui concerne les quatre finalistes, Michel Bourgeois a décidé d’y aller tout seul, Nicolas Bernabeu
On va faire la campagne la plus low-cost possible. Pas à la Bygmalion, quoi
Charlotte Marchandise
rejoint Rama Yade et Roxanne Revon et Michael Pett ne se sont pas encore prononcés.
Ça s’est très bien déroulé jusqu’à ce que je gagne, en fait. Sur la fin, j’ai eu plus de médiatisation qu’eux. Le réseau associatif dont je dispose m’a aussi été reproché. Je comprends que certains aient été blessés mais c’est la présidentielle, quand même ! On me traite souvent de Bisounours mais je pense que j’ai été la plus lucide sur cette campagne. J’ai travaillé avec des élus de droite et de gauche, j’ai fait mes preuves. Ça va m’aider pour les parrainages.
Maintenant que vous êtes candidate officielle à la présidentielle, comment allez-vous organiser votre quotidien ?
Je ne sais pas trop… Beaucoup de Rennais ne veulent pas que je démissionne de la mairie. Je vais caler un à deux jours par semaine sur mon mandat électif et le reste pour ma campagne. Mais je ne ferai pas campagne 24 heures sur 24. On va vite organiser un grand tour de France pour aller à la rencontre des gens.
La lutte contre le terrorisme et le chômage restent les premières préoccupations des Français dans les sondages. N’avez-vous pas l’impression d’avoir un programme qui délaisse ces thématiques ?
Moi, j’ai vu un sondage montrant qu’une majorité de Français en avait marre d’entendre parler de terrorisme tous les jours. Et la santé est au moins dans le top 3. Le constat que je fais, c’est que 99% des jeunes pensent que les politiques sont corrompus. Et ça, c’est très grave ! On vit une crise démocratique qui se matérialise par une majorité d’abstentionnistes. D’où l’idée de refonder une Constitution.
De quelle façon souhaitez-vous réformer la Constitution, justement ?
Renouveler la démocratie, ça prend du temps. Je propose une réforme en deux ans. Des citoyens seront tirés au sort pour former une assemblée constituante.
Le constat que je fais, c’est que 99% des jeunes pensent que les politiques sont corrompus
Charlotte Marchandise
Pendant ce temps-là, on met en place un gouvernement de transition. L’idée, c’est de construire une société plus juste avec notamment un revenu de base. Je souhaite réaliser les transitions économiques écologiques et énergétiques qui vont ensemble. Mais il faut aussi que ces transitions soient désirables. Que les gens comprennent que l’écologie, ce n’est pas le retour à la bougie. Au niveau de la politique internationale, il faut prouver les bienfaits d’une Europe démocratique. Seule une Europe unie constitue une réponse efficace face à Trump et Poutine. Et puis construire une politique de paix qui implique de ne plus vendre d’armes aux autres pays.
N’est-ce pas trop ambitieux ?
Oscar Wild disait : “La sagesse, c’est d’avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu’on les poursuit.” Si je me suis engagée, c’est parce qu’on va droit dans le mur. Et sans volonté extrêmement forte, rien ne bougera. C’est le fatalisme et l’abstention qui ont fait élire Trump. Je ne demande pas qu’on me suive, mais que les gens soient à mes côtés.
Mélenchon souhaite fonder une nouvelle constitution et les écologistes ont déjà un parti et des membres au gouvernement. Qu’apportez-vous de nouveau dans le jeu politique ?
À vrai dire, je me sens plus proche d’Alexandre Jardin ou du parti pirate. D’abord, Mélenchon et moi, on n’est pas d’accord sur la méthode. Lui, ça fait 30 ans qu’il est élu. Je ne comprends pas pourquoi il ne se met pas au service de quelqu’un de nouveau, si possible une femme. En ce qui concerne les Verts, nous avons aussi des points communs : comme Yannick Jadot, je suis très régionaliste. Pourquoi ne pas se rallier à moi et discuter ?
Avez-vous déjà reçu le soutien d’élus locaux ou des promesses de parrainage pour votre campagne ?
Ça commence. Le fait d’avoir bossé deux ans sur la loi santé et la COP21 m’a beaucoup appris sur la politique et m’a permis de tisser un réseau d’élus. On a eu beaucoup de retours positifs et des pré-promesses de parrainage. Beaucoup de maires ne sont pas encartés, ce qui est un avantage pour moi. Je vais entrer en contact avec tout le monde, de l’extrême gauche au centre-droit, y compris François Bayrou, et j’espère avoir des soutiens de têtes de réseau.
L’élection présidentielle est-elle l’objectif final de laprimaire.org ?
Au contraire, c’est vraiment une candidature de service parce qu’on va probablement être les victimes du vote utile. L’important, c’est de donner de l’espoir. De dire aux gens qu’on peut s’impliquer dans la politique. Les mouvements alternatifs, comme Ma voix ou 577 pour les élections législatives, se multiplient. Et puis les européennes et les municipales vont aussi arriver vite. Ce n’est qu’un début.
Par Louis Chahuneau
Comment élever un enfant palestinien né au cœur d'une prison israélienne ? Onzième film de la réalisatrice palestinienne Mai Masri, 3000 nuits raconte le quotidien d'une jeune institutrice enceinte arrêtée après un attentat et la construction de son identité derrière les barreaux. Une façon de raconter l'histoire d'un peuple qui lutte pour sa survie.
Par Thomas Chatriot / Photos : JHR Films
Le film 3000 nuits n’est pas votre premier film traitant de la Palestine, et plus largement du Moyen-Orient. Pourquoi avoir choisi le contexte de la guerre des Six Jours pour celui-là ?
Le film est inspiré d’une histoire vraie. Celle d’une femme que j’ai rencontrée justement durant cette période à Naplouse, en Palestine. J’ai été très touchée par ce qu’elle m’a raconté. Comme le personnage principal, elle a été enfermée dans une prison israélienne au cœur de laquelle elle a accouché. Cette thématique de la prison concerne tous les gens en Palestine, tout simplement parce qu’elle est malheureusement très actuelle. Beaucoup de Palestiniens sont passés par la case prison, près d’un million d’entre eux. J’ai eu envie d’écrire l’histoire par le biais de la fiction et les années 80 sont riches d’évènement au-delà de la guerre des Six jours. Utiliser la fiction m’a aussi permis de travailler l’esthétique, l’histoire et les détails au-delà de la dimension documentaire du film.
Votre mère est américaine et votre père palestinien. Malgré les récentes déclarations de John Kerry, les États-Unis ont toujours été de fervents soutiens à l’État d’Israël. Est-ce qu’il a parfois été difficile de jongler entre les deux identités ?
Cette thématique de la prison est malheureusement très actuelle. Beaucoup de Palestiniens sont passés par la case prison, près d’un million d’entre eux
Mai Masri
Je me suis très vite habituée, mais c’est vrai qu’il y a un très grand contraste, voire même des contradictions entre ces deux identités. J’ai aussi vécu au Liban, avec des non-Palestiniens. J’ai donc pu me construire dans la diversité. Malgré tout, il a fallu choisir à un moment de ma vie et j’ai choisi d’être palestinienne, comme un combat, ne serait-ce que contre l’occupation. En grandissant, j’ai trouvé que c’était une richesse d’avoir plusieurs identités. Cela nous donne une vision plus ample. Par mon côté palestinien, je vis les évènements de l’intérieur, et la vision occidentale de ma mère m’apporte un certain recul.
Avez-vous eu la volonté de faire un film militant ?
Non, pas militant, mais engagé sur le plan humain. Je n’aime pas trop classer les films dans des cases. Je pense qu’il faut faire des films humains pour mieux faire passer un éventuel message politique. Dans le contexte palestinien, tout est politique. On ne peut pas y échapper. En revanche, il faut savoir prendre du recul sur tout cela et rester le plus objectif possible.
Justement, parlons de la situation politique en Palestine. Le Fatah a placé à sa tête Marwan Barghouti lors de son septième congrès en novembre dernier sur fond de tension entre Mahmoud Abbas et son principal opposant, Mohammed Dahlan. Les pays du Quartet arabe –Égypte, Jordanie, Émirats arabes unis et Arabie saoudite– font pression pour un Fatah pacifié. Ryad a d’ailleurs cessé de verser à l’Autorité palestinienne près de 20 millions de dollars par mois depuis avril 2016. Pensez-vous que le Fatah ait mis l’autorité palestinienne sur de bons rails, notamment en élisant un homme emprisonné en Israël depuis 2004 ?
Il y a plusieurs parti en Palestine, mais il est vrai que le Fatah est un des plus importants. Personnellement, je n’ai jamais adhéré à un seul de ces partis. Comme pour les films, je n’aime pas classer les gens et les idées. Il y a un et un seul peuple palestinien et je fais des films pour ce même peuple. L’élection de Marwan Barghouti est une bonne chose.
Il est considéré comme un terroriste en Israël…
C’est un militant, un vrai leader. Le conflit est loin d’être terminé et nous sommes toujours en situation d’occupation, peut-être même pire qu’avant avec ces expropriations de terres de plus en plus nombreuses. D’autant qu’il n’y a pas de vraie volonté de résoudre ce conflit du côté israélien ni de faire justice au peuple palestinien. Il faut quelqu’un avec une volonté de fer pour faire bouger les choses. J’ai bon espoir avec Barghouti.
3000 Nuits
L’occupation israélienne est présente dans toutes les strates de la vie. Pensez-vous que le cinéma palestinien soit cantonné à la dénonciation de cette situation ?
C’est un choix. On peut évidemment faire des films qui ne traitent pas de l’occupation, mais c’est vrai qu’elle reste omniprésente dans les esprits.
Le cadre de la prison est une métaphore de la Palestine et plus particulièrement de Gaza. Personnellement, mon choix est de faire des films qui parlent effectivement de la situation, de la souffrance, mais aussi de la résistance et enfin de la résilience. En fait, notre histoire n’a pas été véritablement écrite. Je me dis que le cinéma permet de pallier ce manque et raconte l’histoire d’un peuple. Il faut changer ce sempiternel schéma de l’histoire écrite seulement par les vainqueurs.
Quelle est votre idée de l’identité palestinienne alors que deux gouvernements –le Fatah et le Hamas– souhaitent imposer leurs vision du pays ?
J’espère que mon film rappellera aux spectateurs la réalité dans ce coin du monde. Pas d’alternative possible, juste de l’espoir
Mai Masri
C’est une appartenance à une terre et à un peuple. C’est une identité en mouvement et loin d’être fermée par des frontières. Tout le monde peut s’identifier à la cause palestinienne. Pour beaucoup de palestiniens exilés, la Palestine est un rêve. Leur identité se nourrit de la mémoire des anciens et de l’espoir de retourner là-bas. Le cinéma est important pour entretenir la flamme de cet espoir. Je conçois le cinéma comme un moyen d’unifier cette Palestine si divisée, tant en ce qui concerne le territoire, que ses habitants exilés aux quatre coins du monde.
Quelle place pour la culture ?
La culture est très vivante en Palestine. On peut même dire qu’elle a plus d’importance que la politique. Tout simplement parce que c’est le seul truc qui bouge ! C’est un moyen de s’exprimer, de réfléchir la société et d’en montrer sa beauté, mais aussi ses travers. La culture est la meilleure façon de lutter contre l’oubli.
Comment expliquer la frilosité de certains à l’idée d’évoquer la question palestinienne ? On pense notamment au blocage temporaire de votre film à Argenteuil –avec le film La Sociologue et l’Ourson sur le mariage pour tous– ou les interdictions des manifestations pro palestiniennes pendant l’opération Bordure protectrice de l’été 2014 ?
L’évènement d’Argenteuil était un cas isolé puisque, majoritairement, le film a été très bien reçu par les critiques en France. Je regrette que nous continuions à souffrir à cause du manque de courage de certains. Il faut absolument que les gouvernements occidentaux s’engagent à solutionner la question palestinienne. Je pense que sans une solution juste, il n’y aura pas de stabilité au Moyen-Orient, ni de paix, ni rien. C’est une blessure ouverte qu’il est indispensable de refermer.
Comment expliquer les accusations d’antisémitisme qui viennent souvent se mêler à celle d’antisionisme ?
J’ai souvent entendu ce discours… Pourtant, il y a beaucoup de Juifs qui soutiennent la cause palestinienne et eux-mêmes se font attaquer, c’est à n’y rien comprendre. Il faut savoir aller au-delà de la question religieuse, puisque ce n’est pas le sujet. Il s’agit d’occupations illégales et d’injustices, point. Il faut cesser de trouver des excuses systématiques.
Pensez-vous qu’il soit possible d’éviter un traitement partisan de la question palestinienne dans les médias ?
Oui, il faut juste réussir à trouver un juste milieu, savoir être honnête et surtout parler des causes plus que des faits. Et ces causes sont politiques. Encore une fois, il faut avoir le courage de le dire et ce n’est pas une mince affaire.
Le poète palestinien Mahmoud Darwich parle de la Palestine comme d’une métaphore, il a d’ailleurs écrit un livre dont c’est le titre. Voyez-vous la Palestine comme une métaphore du Moyen-Orient déchiré ?
Oui. D’ailleurs, la poésie que lisent les femmes dans une scène à la prison est de cet auteur. Plus largement, je pense que la Palestine est une métaphore de toutes les injustices dans le monde, pas seulement dans le monde arabe.
Quel futur pour ce coin du monde ?
Je garde l’espoir qu’un jour nous aurons une Palestine libre. Un pays ou chacun puisse coexister. J’espère que mon film rappellera aux spectateurs la réalité là-bas. Pas d’alternative possible, juste de l’espoir.
Voir :3000 nuits, de Mai Masri, en salle le 4 janvier
Par Thomas Chatriot / Photos : JHR Films
Aujourd'hui sort Mapplethorpe : Look at the Pictures, un documentaire chic et radical, initialement diffusé sur HBO, retraçant la vie et l’œuvre du photographe new-yorkais Robert Mapplethorpe. L'occasion de discuter choc esthétique et censure avec l'un de ses deux réalisateurs, Fenton Bailey.
Par Grégoire Belhoste
D’où vient le titre de votre film, Look at the Pictures ?
Cela vient d’un discours prononcé par l’adversaire le plus virulent de Robert Mapplethorpe, le sénateur républicain de Caroline du Nord Jesse Helms. Lequel a lancé au Sénat, en 1989, devant ses collègues politiciens de Washington : “Regardez les images !” Par cela, Helms voulait dire : “Si vous regardez les images de nu masculin de Mapplethorpe, vous serez dégoûtés et choqués.” Pourtant, les photos en question sont des œuvres d’art. Et je pense que nous pouvons désormais les regarder comme l’artiste le désirait.
Selon vous, comment Robert Mapplethorpe souhaitait-il que l’on appréhende son travail ?
Il voulait simplement que l’on regarde ses photographies ! Mapplethorpe aime le corps humain, qu’il trouve beau. Dans son œuvre, il révèle les formes humaines sans censure, sans rien cacher ni jamais s’excuser. Dans son travail, il y a des corps nus, des fleurs ou des personnes en état d’excitation sexuelle. Pour lui, tout était possible devant l’objectif. Il se distingue aussi car il a commencé à prendre des photos à une époque où la photographie n’était pas encore considérée comme un art, ce que l’on a tendance à oublier. Robert Mapplethorpe a aidé à ce que la photographie contemporaine soit reconnue comme un art à part entière.
Quel genre d’enfance a-t-il eu ?
La vie qu’il vivait, disait-il, était plus importante que la photographie. Ce qui donnait des scènes du genre : “Cet homme est vraiment sexy, très beau, je vais le prendre en photo après avoir couché avec lui
Fenton Bailey, à propos de Mapplethorpe
Robert est issu de la classe moyenne ordinaire, mais il était bien différent de sa famille. Avec son père, qui était photographe amateur, les relations étaient tendues. Celui-ci ne voyait pas la photographie comme un art, il ne pensait pas que l’on pouvait en vivre. Sa mère l’adorait : Robert était son enfant préféré. Pour se trouver sur le plan artistique et commencer son œuvre, Robert a toutefois dû s’émanciper. Il n’a jamais été spécialement proche des membres de sa famille. Ils n’étaient pas en mauvais termes, mais ils ne le comprenait pas complètement. Même si par la suite, son jeune frère, Edward, l’a suivi et a travaillé avec lui.
Mapplethorpe a d’ailleurs fini par demander à son frère de changer de nom lorsque celui-ci est devenu artiste.
Robert a travaillé très dur pour s’établir comme artiste. D’un coup, il allait y avoir deux Mapplethorpe. C’était déroutant. Et je crois qu’il avait raison. Deux Andy Wahrol, ça aurait fait bizarre, n’est ce pas ? Comme deux Damien Hirst… Je peux comprendre les inquiétudes de Mapplethorpe à ce sujet. Et je crois que même son frère Edward a compris la situation.
Dans le documentaire, plusieurs intervenants décrivent un homme compétitif, jaloux et manipulateur…
Bien sûr, mais voilà le truc : Robert Mapplethorpe était toujours honnête et ouvert. Il ne cachait pas ces penchants-là, il les admettait même ouvertement. Neuf artistes sur dix sont exactement pareils : ambitieux, compétitifs et jaloux du succès des autres. À la différence des autres, Mapplethorpe n’a jamais caché ces qualificatifs, au contraire. Selon moi, il les a même transcendés.
À quoi ressemblait le New York arty des années 70 et 80 ?
J’y ai vécu avec Randy (RandyBarbato, coréalisateur du documentaire, ndlr) durant les années 80. Avec Internet, il est facile d’oublier à quoi ressemblait la réalité de l’époque. Je crois qu’il est important de ne pas être nostalgique, de ne pas voir cette période comme une utopie artistique, car les temps étaient très durs. Tout le monde était en compétition, il n’y avait pas à proprement parler de communauté artistique ; et puis bien sûr, cette terrible épidémie du sida. C’était une mine d’or en termes de créativité, mais surtout un cauchemar sur le plan économique et social. Une époque très difficile et pas du tout glamour.
Quelles relations entretenaient Robert Mapplethorpe et Andy Warhol ?
Dès qu’il s’agit de travailler sur la sexualité à travers l’art, le public s’indigne. Beaucoup d’artistes, je crois, ont arrêté de travailler sur le sujet à cause de ce genre de réactions
Fenton Bailey
Ils étaient rivaux. Il y avait de la compétitivité et de la jalousie. Je crois que Mapplethorpe a emprunté beaucoup de choses à Warhol. Son studio était comme une mini Factory. Surtout, ils étaient tous deux documentaristes, deux artistes qui ont documenté l’époque dans laquelle ils ont vécu. Warhol documentait tout de façon obsessive. Mapplethorpe était plus sélectif, un peu plus attaché à la beauté, mais c’était aussi un documentariste obsédé par sa propre vie. La vie qu’il vivait, disait-il, était plus importante que la photographie. Ce qui donnait des scènes du genre : “Cet homme est vraiment sexy, très beau, je vais le prendre en photo après avoir couché avec lui.”
Comment le public d’alors a réagi à la radicalité de Mapplethorpe ?
Comme aujourd’hui. Nous ne sommes pas habitués à voir la sexualité dans l’art. La pornographie est vue comme sale, quelque chose sur laquelle on peut s’astiquer. Et dès qu’il s’agit de travailler sur la sexualité à travers l’art, le public s’indigne. Beaucoup d’artistes, je crois, ont arrêté de travailler sur le sujet à cause de ce genre de réactions.
Diffuser à la télévision américaine les photos osées du X Portfolio a-t-il posé problème?
Avec HBO, nous n’avons eu aucun problème. Bien sûr, on pensait en avoir : bien que le nu féminin soit accepté jusqu’à un certain degré à la télévision américaine, la nudité masculine reste un problème, particulièrement les pénis en érection. Dans le film, nous avons inséré des images crues, en se doutant qu’on devrait en enlever quelques-unes au montage final. Mais HBO a adoré et n’a rien dit là-dessus. C’était parfait.
D’après vous, quelle trace a laissé Mapplethorpe ?
Son influence se retrouve partout, pas seulement dans l’art, mais aussi dans la publicité. On voit désormais le corps masculin différemment, on accepte qu’il puisse être érotique. Aussi fou que cela puisse paraître, cette idée n’était pas tolérée dans l’Amérique des années 70. Nous acceptions la nudité chez les femmes, cela fait partie de l’art depuis des milliers d’années. La nudité chez l’homme, en revanche, était vue comme ridicule ou démente. En 1978, Mapplethorpe exposait ce type de photographies, et le New York Times écrivait qu’il y avait “quelque chose de bizarre là dedans”. Pouvoir exposer le corps des hommes, voilà donc, entre autres, le résultat du travail de Mapplethorpe.
Voir : Mapplethorpe : Look at the Pictures, de Fenton Bailey et Randy Barbato
Par Grégoire Belhoste
Trois semaines qu'ils s'entraînaient. Hier soir, des jeunes Dyonisiens s'affrontaient dans un exercice de style mis en valeur récemment par le documentaire À voix haute de Stéphane de Freitas : le concours d'éloquence. Rencontres.
Texte et photo : Brieux Férot
« Je vous demande d’accueillir Cissy, l’impératrice des mots! » L’amphithéâtre X de l’université Paris 8 de Saint-Denis tremble de partout sous les bruits sourds de 300 étudiants chauffés à bloc. L’amphi d’à côté, le Y, est lui aussi plein à craquer et suit l’arrivée de la jeune femme sur écran géant. Comme tous les ans, l’hiver revient et les langues se délient. En 2015, c’est Merci Patron! qui avait enflammé les discussions en public dans de nombreuses salles de France. Cette année, c’est un autre succès documentaire moins politique de prime abord mais tout aussi
Elle doit répondre en dix minutes, positivement et sous la forme d’expression orale qu’elle souhaite à : « Sommes-nous toujours debout? »
inattendu qui libère la parole et agite les réseaux sociaux. Et qui, surtout, est en train de décomplexer un paquet d’étudiants, Cissy Zafitiana en tête. Petite et souriante, elle doit répondre en dix minutes, positivement et sous la forme d’expression orale qu’elle souhaite à : « Sommes-nous toujours debout? » Elle se lance alors dans l’histoire d’un chasseur trop lent dont les pièges se retournent contre lui, entre pierres, élastiques et autres enclumes, une histoire moderne de Bip Bip et Coyote. Avant une autre sur l’homo-sapiens et la banane, puis une envolée sur les maladies modernes, « la peste, le cholera la variole ou Zaz ». Un exercice d’art oratoire accessible à tous, qui fait l’objet ces dernières semaines d’un emballement populaire. La raison ? Le documentaire À voix haute, un film-témoignage sur la passion suscitée par ce concours d’éloquence, réalisé par Stéphane de Freitas. Un homme un peu juge et partie dans l’affaire: fondateur de l’association Eloquentia, il a enclenché une dynamique qui fleurit désormais dans les universités françaises – Nanterre, Limoges, Grenoble… – et a voyagé sur les écrans français, de France 2 (600 000 téléspectateurs) à YouTube, désormais.
Acerbe
C’est à Saint-Denis que tout a commencé et que se déroule donc la rentrée de l’association, pour la cinquième année consécutive, dès 19h. Environ. Sauf que « plus on grandit, plus on est en retard », comme le résume le MC de l’association. Deux étudiants finissent par défendre chacun une thèse devant un secrétaire de la Conférence Berryer, Maître Bertrand Périer, et les invités: des avocats, et aussi,
La parole, ça se prend, ça ne se donne pas
Un intervenant
ce soir, l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré et l’acteur Anthony Sonigo. Un jury impitoyable, pour une raison simple : « Dès que vous parlez en public, la parole devient plus acerbe car vous devenez leur égal, résume le MC d’un soir. Parfois même, ils sont jaloux!» Comme le résumera un autre intervenant : « La parole, ça se prend, ça ne se donne pas. » Le jeune et maniéré Maître Charles Haroche dresse un rapide portrait des invités, dont, évidemment, Pierre-Emmanuel Barré – qui se voit rappeler « sa naissance dans cette terre d’alcoolisme ou j’ai trouvé (ma) femme : la Bretagne » –, avant de rebondir sur la dernière saillie de l’humoriste qui a terrorisée Yann Barthès : « Rien ne vous fait plus peur que d’être avec un Arabe dans un studio ? Bienvenue à Saint-Denis! »
Le 93, c’est la Champions League
C’est un homme, Beni Kianda Petevo, qui succède à Cissy, et qui doit répondre par la négative à la question : « Faut-il se lancer ? » Une histoire d’air de rien, de femme déterminée à s’élancer et à oser, qu’il cite même : « Et alors, qu’est ce que ça fait? » L’anecdote de la lourde chute de Shy’m enflamme l’amphi, et Beni : « Un parterre sans gens l’a rattrapée. » Il excusera lui-même ses hésitations – « Je n’ai pas mangé ce matin, ma vie est devenue un ramadan surprise » –, avant de se faire
Pas de quoi en faire un documentaire ni changer notre vie : avant, on avait des vies de merde, et maintenant on a des vies de merde, et on passe à la télé !
Maître Périer
fracasser comme la règle du jeu le stipule : « Quelque part entre Benny Hill ou Benny B : on ne peut pas avoir de talent quand on s’appelle Béni. » Comme souvent, Pierre-Emmanuel Barré préférera s’attaquer aux institutions plutôt qu’aux candidats : « Deux étudiants noirs et un jury blanc, on ne sait pas si on est dans un amphi en France ou un jury au Texas. » Maître Périer, Stéphane Bern Rouquin à la voix (forcée) de stentor, conclura la soirée en critiquant le jury, moment attendu par tous, dont principalement les deux candidats : « Un speed dating entre des clients qui n’ont pas d’avocat et des avocats qui n’ont pas de client ? Pas de quoi en faire un documentaire ni changer notre vie : avant, on avait des vies de merde, et maintenant on a des vies de merde, et on passe à la télé ! Formidable ! » Un peu en dessous de la citation du poète MHD qui aura eu le mérite de résumer l’esprit de cette rentrée : « Le 93, c’est la Champions League. » Le sieur Barré l’a bien compris, réservant à son public d’un soir « sans même être payé », sa plus belle sortie : « Les fillonnistes, c’est comme le sperme dans le jus d’orange : je ne suis pas fan. » Maître Périer, accusé de fillonisme sans dénégation, finira par renvoyer l’impétrant assez loin : « Quand Fillon aura gagné, le pays sera enfin libre, lui il sera en URSS ! » Avant de s’adresser à tous les étudiants : « Venez murmurer, crier et surtout, surtout, porter votre parole à voix haute. »
Texte et photo : Brieux Férot
Bien avant la mode des Color Run, des marathons et des 10K, la France courait. Du camphre sur les mollets. Les pieds dans la boue. Au creux de l’hiver. Dans le bois de Boulogne. Elle courait “Le Figaro”, le cross-country du quotidien de droite. Rien de moins que “le plus grand cross du monde”, selon son créateur et chef du service des sports de l’époque, Gérard du Peloux. Réminiscences d’une course qui ressuscite ce week-end.
Par Gaspard Manet et Maxime Marchon
“Je me souviens de la fois où j’ai perdu une de mes chaussures à la fin de la première boucle de trois kilomètres, j’ai donc dû faire la deuxième avec une seule chaussure. Évidemment, ce n’était pas très agréable, mais cette course était mon événement de l’année, je ne pouvais décemment pas m’arrêter pour ça.” L’écrivain Philippe Delerm ne parle pas de sa participation au marathon de Paris ou autre course sur route à la mode. Il parle d’un temps que les runners connectés ne connaissent sans doute pas. L’écrivain évoque là un tout autre genre de sport : le cross-country. Née au XIXe siècle dans les grandes universités d’Angleterre, cette pratique est un moyen pour les étudiants de la bourgeoisie de se tester entre eux à la manière de la Boat Race, célèbre course d’aviron entre Cambridge et Oxford, mais également de garder la forme en plein hiver, au moment où la saison d’athlétisme est au point mort. Au printemps et en été, les pistes, à l’automne et en hiver, la nature, la boue et les sentiers forestiers du cross-country. Et la route? Jamais. Jean Wadoux, grand athlète français des années 60 et 70, contextualise : “Il faut savoir qu’à cette époque, lorsque vous couriez en short dans la rue, tout le monde vous regardait de travers, les gens vous prenaient pour un fou. Heureusement qu’il y avait un peu de course à pied à la télé pour leur montrer que ça existait, autrement, ils nous auraient sans doute fait enfermer.”
Et justement, à la télé, les gens peuvent voir la compétition chère à Philippe Delerm : le cross du Figaro. Retransmis en direct à une époque où l’offre télévisuelle est plus que limitée –“Il n’y avait qu’une chaîne, donc tous ceux qui regardaient la télé à ce moment-là tombaient sur le cross du Figaro”, souligne Wadoux–, Le Figaro accompagne les foyers français pendant de longues années. De sa création en 1961 jusqu’à sa disparition au début du troisième millénaire, cette épreuve mythique aura réuni près de 800 000 coureurs. Du jamais vu, sachant que sur la seule édition 1979, la course a recensé plus de 35 000 inscrits. Le record, évidemment.
Quand l’Huma couvre Le Figaro
Au départ pourtant, le pari est loin d’être gagné. Lorsque la Fédération française d’athlétisme souhaite remettre au goût du jour le cross du Bois créé par le journal L’Auto dans le bois de Boulogne et abandonné huit ans auparavant, elle sonde Le Figaro. À une époque où tous les grands quotidiens ont leur épreuve –L’Huma, Ouest-France, La Voix du Nord–, les dirigeants du journal se montrent sceptiques. Mais finissent par accepter la proposition d’un lapidaire : “Votre histoire va nous coûter une fortune, mais passe pour une fois.” Nommés aux commandes de ce projet, deux hommes : Gérard du Peloux, journaliste au service des sports, et Jean Malleret, alors en charge du pôle événementiel –tournée des plages, rencontres littéraires ou encore “Le concours d’erreurs”. Leur idée pour faire de cette grande première une réussite : appeler ce qui se fait de mieux en termes d’athlètes français. Et ça tombe bien, le carnet d’adresses de Gérard du Peloux, ancien champion de 10 000 mètres, en est garni : il pense à Alain
“Il faut savoir qu’à cette époque, lorsque vous couriez en short dans les rues, tout le monde vous regardait de travers, les gens vous prenaient pour un fou”
Jean Wadoux, grand athlète français des années 60 et 70
Mimoun, quadruple vainqueur du cross des nations, l’ancêtre des championnats du monde, et Michel Jazy, médaillé d’argent aux 1 500 mètres des Jeux olympiques de Rome l’année précédente, mais qui ne pratiquait déjà plus le cross à cette époque-là. Aujourd’hui âgé de 80 ans, Jazy se souvient encore de l’appel de Gérard du Peloux : “Il me dit : ‘Écoute, on n’a pas d’argent à te proposer, mais j’aimerais beaucoup que tu viennes.’ Je l’ai remporté quatre fois et je n’ai jamais touché un centime. Les récompenses étaient plutôt des lots : un appareil photo, un transistor, des choses comme ça. J’aurais sûrement pu ouvrir un magasin d’appareils électroménagers à cette période.” Avec la présence de ces deux stars, le cross s’offre en tout cas une belle pub. “La réputation de la course à pied en France s’est faite par le cross et notamment par l’intermédiaire de personnes comme Mimoun et Jazy. Avoir les deux, c’est comme si aujourd’hui vous rameniez les deux stars françaises du foot pour un match d’exhibition, s’enthousiasme Bernard Germond, auteur du livre 50 ans de cross en ligue du Centre. D’ailleurs, il n’était pas rare que les gens nous encouragent par des ‘Allez Mimoun!’ lorsqu’on s’entraînait.” Résultat : le succès dépasse toutes les espérances avec 2011 coureurs venus affronter la froideur du bois de Boulogne en ce 17 décembre 1961. Et forcément, ce qui ne devait être qu’un coup d’essai est prolongé d’un tout aussi lapidaire : “Bravo, c’est une réussite, il faut continuer.”
Outre les têtes de gondole, le vrai succès de cette course tient au Figaro lui-même. Si le cross n’est censé résister qu’un seul hiver, il jouit dès ses débuts d’une couverture médiatique sans équivalent de son journal partenaire. “Le Figaro était très lu à cette époque, analyse Jean Wadoux, alors forcément, les gens ont facilement entendu parler de cette course. Et puis il faut savoir que d’autres journaux la relayaient. L’Équipe, notamment.” Voilà d’ailleurs l’un des autres points forts de Gérard du Peloux : son habilité à traiter avec ses confrères. “Une de ses méthodes était de soigner la presse, se souvient Raymond Pointu, ancien journaliste à l’AFP et proche de Gérard. Il nous invitait dans des bons restaurants, on s’amusait beaucoup, c’était un joyeux drille.” Il s’entendait même particulièrement bien avec son homologue de… L’Humanité, Yann Le Floch, au point de couvrir et participer à leurs cross respectifs. Pour finir de motiver les gens à venir courir, Jean Malleret a une autre idée : “J’ai proposé aux dirigeants du Figaro que l’on publie les résultats avec le nom de tous les participants dans le journal. Au début, ça les a un peu fait sautiller, mais ils ont accepté.” Lumineux car, évidemment, tout le monde veut son quart d’heure de gloire, dans un journal lu à l’époque par environ 450 000 personnes. Radhouane Bouster, qui a eu le sien en 1978, confirme : “Le vainqueur du cross avait sa photo en première page du journal le lundi suivant. Derrière, pour le coureur, ça créait une renommée nationale, voire internationale, car le journal était lu dans tous les pays francophones.” En sus du cross des As, les journalistes de la rubrique des sports, que dirige Gérard du Peloux, s’affairent dès la fin de la course à interviewer les vainqueurs de chacune des autres compétitions pour en dresser ensuite un miniportrait à publier dans le journal du lendemain. Un dispositif qui perdura jusqu’à la dernière édition, en 2000.
Un homme-tronc.
“70% des gens venaient du XVIe”
Si le cross du Figaro n’est pas réservé qu’à ses lecteurs, il bénéficie, à en croire Raymond Pointu, du fort sentiment d’attachement de ces derniers à leur journal préféré, nombre d’entre eux se faisant “un devoir de participer à cette course”. Leur proportion par rapport au total des inscrits se révèle en effet assez énorme. “J’avais mon petit tableau avec mes chiffres, témoigne Claire de Crépy, directrice de l’événementiel au Figaro à partir de 1991. 70% des gens venaient du XVIe arrondissement de Paris. Puis du XVIIe et des Hauts-de-Seine. Ça faisait d’ailleurs beaucoup rire Gérard.” Autre explication à cela, géographique cette fois, la proximité de la course. Alors que la majorité des cross se courent dans des endroits excentrés et isolés, celui du Figaro, lui, se tient à Paris. Ce qui faisait dire à Gérard du Peloux : “Avec le cross du Figaro, vous n’avez qu’à sortir du métro, mettre vos pointes et commencer à courir.” Et pas n’importe où. Dans un lieu mythique de la capitale. “Le bois de Boulogne, c’est Paris, c’est la tour Eiffel, résume Philippe Lamblin, ancien président de la Fédération française d’athlétisme, qui a lui-même couru l’épreuve à plusieurs reprises dans les années 70 dans les catégories jeunes. On partait de Lille, dans le froid, à 5h, serrés dans l’autobus avec les copains, on prenait l’A1, et là on arrivait dans ce lieu magique, surtout pour un provincial comme moi, au milieu de ces gros rondins de bois à sauter. Le cross du Figaro, c’était l’odeur du bois au mois de décembre.” Une odeur qui se mélange d’ailleurs à celle d’un autre lieu tout aussi symbolique, l’hippodrome d’Auteuil, la société des steeple-chases offrant dès la première année ses guichets comme espace de retrait des dossards et ses installations comme vestiaires. “Je sens encore cette odeur d’embrocation qu’il y avait dans ce lieu, se remémore Philippe Delerm. Il y avait également une petite atmosphère de trouille, notamment lorsqu’on y faisait la queue pour récupérer les dossards. Ce qui prouve que même si l’enjeu n’était pas très important, les gens prenaient ça à cœur.” À Lamblin de finir le morceau de cette madeleine de Proust : “Le cross, ça se sniffe. Le camphre que tout le monde se tartine, les pieds dans la boue. Je vais vous dire quelque chose : j’ai 62 ans et ça me manque. Faire un 10 kilomètres n’a clairement pas le même charme.”
Réservé aux licenciés de la région parisienne, le cross s’ouvre donc vite au reste de la France. Dès la deuxième édition, en fait. Une volonté que les deux fondateurs ont toujours eue, comme l’explique Jean Malleret: “On avait pour but de faire participer la province, c’est pour ça que l’on invitait des clubs d’un peu partout en France. Certes, ça nous coûtait cher, mais ça, aucune autre course ne peut prétendre l’avoir fait.” À l’arrivée, “c’était le débarquement” de la province à Paris, selon les mots de Philippe Lamblin. Un peu comme le salon de l’Agriculture, mais porte de Saint-Cloud. “On était à la capitale, on faisait le déplacement à La Mecque, aux origines du cross-country.” Bernard Germond, qui
“Le PDG pouvait courir avec son chauffeur ou l’un de ses employés, tout le monde se tutoyait”
Michel Jazy, ancien champion de cross-country
a lui-même participé au Figaro, a maintes fois fait le déplacement en bus avec son club d’Eure-et-Loir, avant de repartir le soir même : “On dressait une petite tente dans le bois où on se changeait, c’était superconvivial et il n’y avait pas à surveiller les gamins. On était à Paris et on se sentait à la campagne, je pense que ça a bien plu aux gens qui venaient de contrées disons plus populaires, voire rustiques.” Licenciés ou non, ils sont de plus en plus nombreux à s’aligner sous
la herse installée sur la grande pelouse de Saint-Cloud, à mesure que le cross s’ouvre à un nouveau public. Les vétérans d’abord, en 1962, avec la fameuse course des vieilles pointes, aux militaires en 1963, aux femmes en 1966, aux familles avec un challenge regroupant trois générations au sein d’une même course. Il organise aussi des interclubs et des courses entre entreprises, et même entre conjoints, avec une “coupe des ménages” en 1970. D’après les mots de Jean Malleret, le cross devient “une véritable machinerie”. Jusqu’à entrer dans l’histoire en 1972, date à partir de laquelle il se déroule sur deux jours –une première– et devient, comme aimait le dire Gérard du Peloux, “le plus grand cross du monde”. Si le pic d’inscrits date donc de 1979, dans les années 90, la direction de la course a dû refuser des coureurs. “On a été dépassés, avoue Claire de Crépy. Pour le cross des entreprises, il y avait 6 000 coureurs pour une seule course… Pour des raisons de sécurité, on a stoppé les inscriptions.” Une grandeur à laquelle les détenteurs du précieux dossard doivent s’adapter. Si certains comme Philippe Lamblin avaient “très peur de louper le départ tellement il y en avait de partout”, l’autre Philippe, Delerm, craignait lui le moment où la herse se levait : “Fin des années 70, début des années 80, il y avait tellement de monde que ça entraînait toujours une belle bousculade au départ. Il fallait d’ailleurs bien se placer pour avoir une place correcte, car si vous partiez dans les derniers, le goulot d’étranglement qui se créait vous obligeait à marcher sur 200 mètres…” D’ailleurs, malgré la présence de deux personnes préposées
au lever de filet de la herse, souvent, les coureurs du premier rang devaient malgré tout les aider pour pouvoir passer une fois le coup de pétard tiré.
Tempêtes de 1999 et attentats de 2001
Malgré son immense succès, le cross n’aura jamais failli à sa règle de base : rester une immense fête. Michel Jazy: “Le cross du Figaro est devenu mythique car tout le monde a tout de suite aimé son côté populaire et festif. Le PDGpouvait courir avec son chauffeur ou l’un de ses employés, tout le monde se tutoyait, c’était vraiment une bonne ambiance.” Qui a perduré des décennies plus tard. Dans les années 90, Henri Drouart, alors employé comme forestier dans le bois, était réquisitionné les week-ends de cross. L’homme se souvient encore des bons moments passés : “Quand on finissait le cross, on partageait toujours un grand coq au vin. Je suis fils de charcutier, donc je commandais directement la viande
à mes parents. Pour le dernier, j’avais fait un cassoulet pour 20 ou 30 personnes,
et finalement, avec les gens de l’organisation qui passaient, on était 100 à en manger pendant deux jours. On était une équipe de bons vivants, on faisait la java avant d’aller tout débarrasser.” Des souvenirs alcoolisés pour certains, des plaisirs plus enfantins pour d’autres : “À la fin de la course, il y avait un stand où tout le monde allait chercher son chocolat chaud, se remémore Bernard Germond. Certes, il fallait être patient, mais c’était un peu notre récompense. Aujourd’hui, si tu donnes un bol de chocolat chaud à des gamins, je ne pense pas qu’ils s’en soucient vraiment. Nous, on faisait aussi le cross un peu pour ça (rires).” Une ambiance dont l’organisation n’est évidemment pas étrangère. Olivier Cohen a été régisseur général de l’épreuve pendant une quinzaine d’années, les dernières. Embauché quinze jours comme vacataire chaque année, il lie cela au fait que l’évènement était directement organisé par des personnes du journal, et non par une boîte externe : “Tu sentais que tout le monde attendait le cross, personne ne soupirait. Il y avait un esprit. À l’arrivée, on se connaissait tous plus ou moins, on se voyait en dehors le reste de l’année, et quand on cherchait quelqu’un pour aider, on faisait appel à des gens de notre entourage plutôt que de publier une offre d’emploi.”
Mais comme tous les mythes, celui du Figaro a bien fini par s’écrouler. C’était en 2000. Un an auparavant, déjà, la nature avait envoyé un signal avec la fameuse “tempête du siècle”. “Les tentes s’envolaient, se souvient Claire de Crépy, à la tête de la course à l’époque. Il y avait un cirque installé pas loin et il s’est écroulé le matin où les premières personnes venaient chercher leur dossard. Ça a été un crève-cœur, mais sachant cela, j’ai pris le micro pour annoncer que toutes les courses étaient annulées. On a fait courir le cross des As, c’est tout.” Et si l’année suivante, l’édition des 40 ans a pu être célébrée sans encombres, personne ne se doutait alors qu’il s’agissait d’un adieu. Pas même Claire de Crépy : “On avait commencé à mettre en place l’édition de 2001, mais elle a été annulée après les attentats du 11-Septembre, la municipalité avait pris la décision d’interdire ce genre de rassemblement dans la foulée.” Derrière, la direction du Figaro décide de mettre un terme définitif au célèbre cross. Les raisons? Financières, comme toujours. “On s’est battus les dernières années pour le garder, on avait même dû faire payer la participation au cross dans les années 90 alors qu’il avait toujours été gratuit. Mais les coûts étaient trop importants : entre la police, les tentes pour loger les kinés, celles pour les partenaires, la salle de presse, la Croix-Rouge… Bref, ça coûtait excessivement cher.” Pour ne rien arranger, la France connaît alors l’essor de la course sur route, et le taux de participants au cross finit irrémédiablement par baisser. Surtout, la mairie de Paris ne veut plus du cross dans le bois de Boulogne, dont il abîmerait les sentiers et
la pelouse, et provoquerait pas mal de pagaille automobile aux portes du périphérique de l’ouest parisien. L’idée de délocaliser la course est même envisagée. Enfin, pas tout à fait, selon Claire de Crépy : “Je me souviens que Gérard avait dit : ‘Jamais! Le cross du Figaro, c’est dans le bois de Boulogne.’” Il y sera donc resté. Au moins dans les mémoires.
Lire: cet article et plein d’autres histoires sur la course à pied dans le premier numéro de Running Heroes.
Par Gaspard Manet et Maxime Marchon
Pendant un an, l’astrobiologiste français Cyprien Verseux a vécu sous un dôme près du volcan Mauna Loa, à Hawaï. Le but: évoluer dans un environnement semblable à celui de Mars. De retour parmi nous, il raconte.
Par Brice Bossavie / Photos : DR
Vous êtes rentré d’Hawaï il y a quelques semaines. Comment se passe le retour sur Terre ?
Très bien. Être à l’air libre, c’est extraordinaire : je peux manger à nouveau de la nourriture fraîche, par exemple, c’est un vrai plaisir. Bon, après, il y a des petites choses moins amusantes. Depuis qu’on est sortis, on ne supporte pas le soleil, on n’arrête pas de prendre des coups de soleil. Même quand il fait gris, on brûle.
Quel était le but de votre mission, concrètement ?
On devait vivre pendant un an avec cinq chercheurs-astronautes dans un dôme de 90 mètres carrés dans une zone volcanique d’Hawaï à 2 400 mètres d’altitude, dans les mêmes conditions qu’un astronaute parti sur Mars. Le but était de voir comment la santé mentale, les relations et les performances d’un équipage isolé évoluent dans le temps. On a par ailleurs fait des recherches et testé des techniques qui pourront être réutilisées lors d’une future expédition sur Mars, comme l’extraction d’eau dans le sol ou la production de ressources introuvables sur cette planète grâce à la biologie.
À quoi ressemblait une journée classique ?
On devait vivre pendant un an avec cinq chercheurs-astronautes dans un dôme de 90 mètres carrés dans une zone volcanique d’Hawaï à 2 400 mètres d’altitude, dans les mêmes conditions qu’un astronaute parti sur Mars
Cyprien Verseux
On faisait principalement des recherches depuis le dôme. Le reste du temps, on allait faire des missions de géologie dans le volcan. On descendait dans les tunnels de lave pour les cartographier. Exactement comme on pourrait explorer, sur Mars, les cratères spatiaux. En dehors du travail, on faisait aussi beaucoup de sport, avec un tapis de course alimenté à l’énergie solaire. On était vraiment isolés, il fallait s’occuper d’une manière ou d’une autre. Mais on avait quand même accès à une banque de films. On a même regardé tous ensemble le film Seul sur Mars, qu’on a projeté sur un mur du dôme un vendredi soir. C’était assez marrant : on s’identifiait bien à Matt Damon…
Vous étiez surtout des sujets d’étude pour la NASA…
On est partis pour être observés, oui. Chaque jour, on avait des questionnaires à remplir sur nos ressentis, et des prélèvements de sang, d’urine et de cheveux à donner afin d’analyser ce qui se passait réellement dans notre corps. On avait même des badges pour analyser nos interactions avec les autres : ils détectaient la fréquence à laquelle on parlait à chaque personne, le niveau de la voix, pour voir si on s’engueulait ou pas… Tout était calculé scientifiquement.
Vous étiez donc coupés du monde extérieur ?
On n’avait pas Internet, pas de téléphone ni de télé, donc on ne faisait jamais de Skype avec nos proches. Sur Mars, il faut entre 3 et 23 minutes pour qu’un mail parvienne à son destinataire. Donc la NASA imposait un délai de 20 minutes à nos mails à nous aussi.
Vous avez difficilement vécu cette solitude au moment des attentats de Paris.
Je viens de la région parisienne, donc ça me concernait directement. On a reçu un mail au dôme au moment où ça a commencé. J’ai alors demandé plus d’infos à l’équipe à l’extérieur. Sauf que, conditions martiennes oblige, il se passait 20 minutes entre l’envoi et la réception de mon mail. Il y avait toujours plus de morts et d’otages… Et moi, j’étais coincé à Hawaï. Je ne comprenais rien à ce qui se passait, j’étais sans Internet ni télé depuis le début de ma mission, je ne savais même pas que la France était intervenue en Syrie.
Quel est votre prochain objectif ?
Aller sur Mars pour de bon. La NASA prévoit d’y aller avec SpaceX (société d’Elon Musk, voir Society n°39, ndlr) autour de 2030 ; je serai pile dans la tranche d’âge. Les obstacles technologiques sont loin d’être insurmontables si on a le financement nécessaire. Il nous manque juste quelqu’un pour accélérer les choses, comme Kennedy l’avait fait dans les années 1960 pour voyager sur la Lune.
Par Brice Bossavie / Photos : DR
Gérard Baste, 43 ans, est un ovni dans le milieu pourtant déjà très hétérogène du rap français. Découverte du hip-hop français au milieu des années 80, un peu de graffiti, lancement avec ses acolytes Nikus Pokus et Xanax du groupe Svinkels, qui aura retourné tous les festivals de France et la tête de pas mal de jeunes amateurs de fête pendant une quinzaine d’années. Puis la séparation du trio et la réorientation vers la présentation télé, sur Game One, D17 et MTV. Avec Le Prince de la vigne, Baste sort un premier solo centré autour de son thème favori : la picole. Au risque de se transformer en caricature de lui-même, et de dissimuler la qualité de son flow et de ses lyrics derrière un personnage de “Patrick Sébastien du rap”, comme il se désole lui-même qu’on le surnomme ? Deux jours avant la sortie de son album, installé à la terrasse d’un café de Châtelet, le père de famille ouvrait pendant deux heures et demie un cœur et un cerveau peuplés de polars, de doutes, de bouteilles et de peur de la mort.
Par Gaspard Manet et Thomas Pitrel / Photos : DR
Ça fait environ huit ans que tu annonces cet album solo. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Ça fait huit ans que je l’annonce mais ça fait près de quinze ans que je le prépare donc c’est encore pire. J’avais cette volonté de sortir un solo depuis de nombreuses années mais il y a toujours des choses qui se passent. On a quand même fait quatre albums des Svinkels, deux albums du Klub des 7, un album de Qhuit. Et puis au moment où je me suis réellement mis à bosser sur cet album, j’ai eu un petit garçon, ce qui prend quand même pas mal de temps – je parle pas de la fabrication, ça je m’en souviens parfaitement et ça n’a pas dû me prendre plus d’une minute sur le canapé. D’autant que le jour de sa naissance, je commençais la matinale sur D17. Du coup, je me suis retrouvé la tête dans le guidon pendant trois ans avec une matinale en direct tous les jours – ce qui est pas mal usant – et plein de petits projets qui venaient s’ajouter avec le temps. Et puis récemment, je me suis dit que si l’album ne sortait pas cette année, ça allait devenir compliqué. On s’est fixé cette date du 28 octobre qui nous paraissait alors assez lointaine pour qu’on ait le temps de se préparer, mais pas trop non plus. Et on y est arrivé.
Certains morceaux de l’album sont donc assez vieux ?
Pas tant que ça finalement, genre trois ou quatre. Le Prince de la vigne, par exemple, c’est l’un des premiers que j’aie faits, j’ai dû l’écrire il y a cinq ans. Et
Je ne suis pas du tout dans le délire du mec qui écrit des morceaux parce que c’est sa passion, j’en ai plus rien à foutre. J’écris du rap parce qu’on m’a donné l’occasion d’en faire
Gérard Baste
puis derrière, je n’ai pratiquement rien fait pendant cinq ans, à part quelques featurings, quelques trucs à droite, à gauche. Quand j’ai réécouté ces morceaux, j’ai trouvé qu’ils n’avaient pas forcément vieilli, alors je n’ai pas cherché à les actualiser. Surtout qu’en vrai, je ne suis pas du tout dans le délire du mec qui écrit des morceaux parce que c’est sa passion, j’en ai plus rien à foutre. J’écris du rap parce qu’on m’a donné l’occasion d’en faire, parce que j’aime bien et que je me débrouille à peu près mais en gros, je ne fais pas 60 morceaux pour en sortir onze. Je suis plus du genre à en faire 20 pour en sortir 20. Là, en l’occurrence, j’en ai fait 23 ou 24 donc je m’étais laissé une petite marge, ce qui est assez rare. Mais j’ai écrit la plupart des titres dans les trois semaines où on a enregistré l’album.
C’est donc juste un moment où tu avais plus de temps à consacrer à la musique, un moment où tu es entré dans ton fameux processus créatif que tu nommes ton “petit bazar” ?
(Rires) Le petit bazar, ça veut dire que j’étais tout seul à la maison, j’avais envoyé femme et enfant en vacances et j’avais demandé à un mec que j’aime bien, qui bosse chez Welsh Recordz, de venir m’assister car je savais que ça allait être un peu freestyle. Et on a commencé en roue libre. Pendant dix, quinze jours, ça a même été la grosse roue libre. Le petit bazar était devenu un gros bazar. En une semaine, je me suis changé en Bukowski. J’avais les cheveux teints en rouge à cause d’un pari perdu, je tombais une bouteille de rhum par jour. Au bout de dix jours, ma femme m’a dit : “Là, ça va pas, tu déconnes, je rentre à la maison.” Elle est rentrée, elle m’a mis dans un bain, elle m’a coupé les cheveux, elle a viré les boutanches dégueulasses et m’a obligé à me mettre à travailler sérieusement. Et heureusement qu’elle était là, sinon je n’aurais pas fini le projet, je pense. Ça m’a permis de me rendre compte que les états qui me réussissaient à une époque me réussissent moins aujourd’hui, même s’ils me plaisent toujours. Je suis devenu un peu trop vieux pour ces conneries. Je suis devenu le François Bayrou de l’alcool.
Ça reste quand même indispensable pour toi de te défoncer pour trouver l’inspiration ?
Ce n’est pas que c’est indispensable mais bon… Quasiment tous mes morceaux parlent de picole, et l’album s’appelle quand même Le Prince de la vigne. J’ai toujours eu l’impression, à travers des mecs comme Baudelaire ou Bukowski, qu’il fallait se mettre dans certains états pour trouver l’inspiration, mais je pense qu’il s’agit surtout d’une peur. Le fait de picoler te permet de surmonter tes inhibitions. C’est dur de jouer les rappeurs, tu sais ! Il y a toujours une petite part de comédie là-dedans pour bien jouer le truc. J’ai une confiance qui est celle que les gens m’ont donnée au fil du temps mais en vrai, je ne sais pas toujours très bien ce que je fais. Je ne sais pas si c’est bien, si ça va plaire, je me pose beaucoup de questions.
Il y a une forme d’angoisse constante chez toi, en fait ?
Bien sûr. Il y a toujours cette peur de rater. Quand je travaille, je me retrouve toujours dans l’état dans lequel j’étais quand je devais rendre une rédaction en quatrième et que je n’avais toujours pas fini alors qu’il était 2h du matin. Je me disais : “Bon, allez, je mets le réveil à 4h, comme ça il me restera une heure pour finir.” Je me rappelle tellement ce réveil qui sonne et ce moment où je me disais : “Putain, je ne vais jamais y arriver.” Aujourd’hui encore, je travaille comme ça. C’est l’enfer…
Pourquoi avoir décidé de faire appel au financement participatif pour cet album ?
Je me suis rendu compte que ça coûtait cher de produire un album, surtout que j’avais aucune envie d’aller en maison de disque. J’ai déjà donné quand on avait encore les Svinkels et je me suis fait plus d’argent en me faisant virer des maisons de disque qu’en travaillant pour elles. Quand tu sais qu’elles te prennent quasiment 80% de ce que tu rapportes, le calcul est vite fait. Attention, je suis quand même content d’être passé par la case major, d’avoir connu Delabel où les autres signatures étaient IAM, Oxmo Puccino. On étaient quand même entourés de gens hyperintéressants, je regrette même aujourd’hui de ne pas m’être plus intéressé à eux. Mais voilà, je n’ai plus l’impression d’avoir besoin d’eux. Il y a tellement d’artistes qui marchent sans être en major. L’exemple le plus flagrant, c’est Action Bronson, qui a le parcours-type de ce que j’aimerais bien faire.
Un homme qui a un délire un peu similaire au tien, en plus…
Il n’a pas inventé le fait d’être gros non plus. Même si moi, ce n’était pas le but au départ (rires). Mais c’est vrai que l’univers de la bouffe, tout ça, c’est un délire qui me parle.
Toutes ses folies sur scène comme lorsqu’il part aux chiottes en plein concert et qu’il continue à rapper, ce sont des trucs que tu aurais pu faire, non ?
Non, je ne pense pas. Malgré les apparences, je n’ai pas ce je-m’en-foutisme. Je ne prévois pas mes interventions scéniques non plus mais on a toujours bossé sur la mise en scène, on ne laissait pas tant que choses que ça au hasard. Alors, bien sûr, quand je vois des trucs comme ça je suis hyperadmiratif. Et puis ça donne des idées, clairement.
À l’époque des Svinkels vous aviez quand même l’habitude de vous lâcher sur scène…
Ouais, on se lâchait à fond. Sauf qu’on avait grave bossé en amont. Quand on était avec Pone, par exemple, c’étaient des heures et des heures de répétition pour faire rentrer les medleys et tous les trucs. J’ai toujours bien aimé travailler la scène, là on a un nouveau show assez cool avec notamment deux grosses bouteilles géantes qui se gonflent, ça va être assez cool. C’est la première fois depuis Svinkels que je reviens avec un concert vraiment travaillé à base de lumières, de sons et de mise en scène. Même si ça reste un peu fait avec ma bite et mon couteau.
Rien à voir avec les Lopez du 36.
Un show que tu auras l’occasion de mettre en pratique à l’Élysée Montmartre où tu retournes prochainement ?
Ouais, et j’ai vraiment hâte. Je suis tellement content de retourner là-bas ! C’est vraiment une des salles que je préfère et où j’ai pris mes plus grosses claques, notamment quand j’étais allé voir les Beastie Boys, qui reste mon groupe préféré de tous les temps. Quand on avait joué là-bas avec les Svink, on avait tourné un DVD qu’on a décidé de ne pas sortir car, pour nous, il ne reflétait pas l’énergie et la bonne ambiance qu’il y avait dans nos concerts de l’époque. De manière générale, pour moi, les lives des Svink ne reflètent pas vraiment ce qu’on faisait. Je suis un peu déçu de ça… En fait, je pense qu’on était chiants, même très chiants.
Comment ça ?
Genre très exigeants envers les autres, envers nous-mêmes, entre nous. Il y avait tout le temps un enjeu. Pour être honnête, on a toujours pensé qu’on allait tout défoncer et on avait la mentalité de mecs qui veulent tout défoncer, justement. Alors certes, ce n’est pas une mauvaise mentalité mais aujourd’hui, je ne pense plus du tout comme ça. Je suis plus dans le délire de donner du plaisir aux gens et d’en prendre moi-même ; comme un acte sexuel, en fait. À l’époque, on se disait : “Ce qu’on fait c’est bien, faut que les gens le sachent, et pourquoi les médias s’intéressent pas à nous ?” Et finalement, les réponses sont assez simples : ils ne s’intéressent pas à nous car ce qu’on fait est chelous et qu’en plus on est chiants.
Je dis souvent que je suis un bobeauf, un genre de beauf bohème. J’aime ma famille, je passe un maximum de temps avec elle, on fait des barbecues ; et de l’autre côté, on est en concert toutes les semaines à jouer les rock stars dans un van avec des néons verts magnifiques
Gérard Baste
La maison de disque ne bosse pas trop pour nous car on est relous. Bref, il y a plein de trucs comme ça dont je me suis rendu compte avec le recul. Et du coup quand on arrêté les Svink, j’ai décidé de reprendre à zéro ma façon de percevoir cette activité. Je ne voulais plus la faire avec du stress, il y a déjà assez de trucs avec le trac, les contraintes techniques, si en plus on ajoute de l’ambition là-dedans, on ne va pas s’en sortir. Aujourd’hui, je veux faire les choses bien, que les gens soient contents quand ils viennent et basta ! Retrouver des trucs simples, comme se mettre un bon pique-nique dans le train, avec de bons produits. D’ailleurs, quand j’ai commencé à tourner en solo, je n’étais jamais tout seul, je partais avec Docteur Vince, Xanax ou A2H. Et les premières feuilles de route qu’on faisait, c’étaient des menus avec ce qu’on allait emporter à bouffer. En mode petits toasts avec un peu de foie gras – c’est toujours sympa pour le train–, avec un petit pain Poilâne et une petite confiote. Un peu de fromage, du saucisson. Des choses bonnes, quoi. Parfois, je faisais même des Tupperware de pâtes le matin, je les faisais réchauffer à fond comme ça elles étaient encore un peu tièdes le midi et bam ! tu rajoutes persil, parmesan, t’es au top.
Tu as connu une évolution dans la qualité des produits que tu buvais et mangeais au cours de ta vie ?
Ouais, comme tout le monde. Sauf pour ceux qui se clochardisent et qui n’ont plus les moyens. Nous, on a commencé par des bières toutes dégueulasses, c’est pas pour rien qu’on s’est appelés Svinkels (nom d’une bière bon marché, ndlr). Mais on le faisait car on n’avait pas de thunes aussi. On essayait de dispatcher tout ça, certains mettaient pour un peu de teushi, d’autres achetaient trois bières pour trois francs, les fameuses Swinkels. Les paquets de clopes, c’était dix balles…
Même si embourgeoisement il y a, la finalité reste la même puisque ton nouvel album parle encore quasiment exclusivement d’alcool et de défonce.
Ah bah ça, si tu veux, c’est que je ne sais pas du tout faire autrement. Ça revient toujours. Chassez le naturel, il revient au goulot. Je fais de la musique comme un écrivain de polar écrit ses bouquins. Un mec comme James Ellroy, par exemple, il ne s’est pas mis d’un coup à écrire des livres d’amour. Si certains écrivains arrivent à aborder différentes thématiques, beaucoup écrivent des romans policiers toute leur vie. Un peu comme si c’était le même bouquin qui évoluait. C’est ça que je fais. Je fais toujours un peu le même disque, sauf que j’essaie de le faire de mieux en mieux. Ici, j’ai essayé de prendre tout ce que j’aimais bien et de le condenser en un album solo. Ce qui reflète ce que j’aimerais écouter, en fait.
Mais ça ne reflète plus la vie que tu mènes, si ?
Si, un peu. J’ai toujours un concert par semaine. C’est sûr que maintenant, j’ai un enfant, une famille, j’habite dans un pavillon, mais la vie que je mène reste celle d’un mec moitié rock star, moitié beauf. Je dis souvent que je suis un bobeauf, un
C’est quand même dur la vie, je trouve
Gérard Baste
genre de beauf bohème. J’aime ma famille, je passe un maximum de temps avec elle, on fait des barbecues ; et de l’autre côté, on est en concert toutes les semaines à jouer les rock stars dans un van avec des néons verts magnifiques. Ce n’est pas la même folie, c’est sûr, mais on n’a plus le même âge. Aujourd’hui, on le fait mieux, je trouve. De toute façon, tu as des points forts à 20 ans mais à 40, tu en as d’autres. Je fais mieux à manger, je connais mieux le corps de la femme, selon moi j’écris mieux, donc il y a une évolution. Quand je repense aux grandes années des Svinkels, quand j’avais entre 25 et 35 ans, je me souviens de tout mais il y a comme un flou. On était en permanence bringuebalés de concert en concert, de studio en studio, on était accompagnés de plein de personnes qui géraient tout pour nous. Je préfère la vie que j’ai aujourd’hui car je suis maître de ma destinée, et je suis sorti de ce truc où finalement tu ne contrôles rien.
Après tant d’années à avoir profité, maintenant quel est ton rapport à l’alcool, la défonce ?
Je suis contre ! Je trouve ça intéressant d’essayer des trucs quand tu as 20 ans, mais pas quand ça devient quotidien. Tu sais quand je parle de tise dans mes morceaux, dans le fond ce n’est pas nécessairement très drôle. Je ne dis pas aux gens qu’il faut boire, surtout que j’ai personnellement payé les pots cassés. Quand t’es ivre mort à 20 piges, c’est marrant mais quand c’est le cas sur ton canapé à 40 ans, c’est tout de suite moins drôle. Combien de temps on va continuer à faire le clown poivrot ? J’en sais rien. On vit avec ça, qu’est-ce que tu veux que je te dise. C’est comme ça.
Il y a un côté autodestructeur là-dedans ou ça reste basé sur l’aspect festif ?
C’est un sujet profond, là… C’est personnel. Ce n’est pas que j’ai pas envie de répondre, mais aujourd’hui, j’ai 43 ans, j’ai une vie de famille, et je picole encore comme un enculé. Quand je me réveille le matin, j’ai l’impression que je vais mourir, je suis à deux doigts d’aller à l’hôpital. Bien sûr que ça fait peur, on vit avec ça, c’est pas drôle. C’est loin d’être drôle. Mais voilà, chacun a son rapport à la vie, à l’autodestruction. Je n’ai pas l’impression d’avoir voulu m’autodétruire mais évidemment que les gens qui se défoncent de façon systématique, ça tient à des problèmes, à des angoisses… J’ai un trac de la vie, c’est certain. Après, ce dont j’ai le plus peur, c’est la mort, et pourtant je fais tout pour qu’elle arrive… Il n’y a pas un mec qui est addict à quelque chose sans savoir que ça lui fait du mal. Chacun gère ses addictions comme il peut. Ceux qui me font rire, ce sont les sex-addicts : “J’ai un problème, je me branle cinq fois par jour.” Ouais, et alors ? Si t’as envie de ken, vas-y, ken, on s’en bat les couilles. Mais chacun gère son rapport à la vie comme il peut. C’est quand même dur la vie, je trouve.
Tu te poses aussi forcément la question de savoir comment on vieillit quand on est rappeur, non ?
Ça fait des années que je me dis que je suis trop vieux pour ces conneries. Mais bon, je ne sais pas faire mille autres choses, et je voulais absolument faire cet album. Mais j’en parlais l’autre fois avec mon père, qui est un peu un cow-boy et qui est donc plus dans le blues et la country où les artistes vont avoir tendance à se bonifier avec l’âge, et il m’a dit un truc assez marrant : “Mais Mat – il m’appelle Mat –, vous êtes des pionniers, donc vous ne pouvez pas savoir si vous êtes trop vieux puisque vous êtes les premiers à faire du rap. Pour l’instant, il n’y a pas d’âge.” On a commencé dans les années 80, les plus vieux rappeurs aujourd’hui, ils ont 50 piges. Quand tu regardes un Jay Z, tu n’as pas l’impression que le mec est trop vieux pour ces conneries, si ? Regarde Eminem, il a le même âge que moi. Bon, il a quelques problèmes de santé mentale, mais j’ai eu mes soucis de santé aussi, même si heureusement ils n’étaient pas mentaux. C’est vrai que le rap a changé ces dernières années mais je pense qu’il y a encore de la place pour tout le monde, et notamment pour le rap un peu adulte. Je suis peut-être trop vieux pour faire le rap que je fais, mais ça me ferait chier de faire les choses différemment.
L’écouter : Le Prince de la vigne, premier album solo, sorti le 28 octobre 2016
Le voir : en concert à l’Élysée Montmartre (Paris) le 28 janvier 2017
Par Gaspard Manet et Thomas Pitrel / Photos : DR
The Wicked + The Divine, véritable best-seller en Angleterre et aux États-Unis, a maintenant sa traduction française. Ce comics en plusieurs tomes part d’un postulat qui sacralise la pop culture : et si les pop stars d’aujourd’hui étaient des dieux et déesses adulés de tous ? Réponses avec son scénariste, Kieron Gillen.
Par Brice Bossavie
Comment vous est venue l’idée de mêler pop stars et divinités ?
Mon travail repose sur la pop culture et la magie en général. Mais ce qui a lancé cette série, c’est la mort de mon père: une semaine après ce triste événement, j’ai eu l’idée de douze dieux adorés pendant deux ans et qui mourraient ensuite. C’était une manière originale de penser à la vie et à la mort. Parallèlement, je trouvais qu’il y avait un rapport entre les dieux et les pop stars dans leur manière d’exercer une influence sur les gens, et il me semblait intéressant de relier ces deux concepts.
Pourquoi deux ans, d’ailleurs?
C’était un moyen d’intensifier le temps court de la vie, un peu comme une sorte de métaphore. Après, j’allais aussi avoir 40 ans deux ans plus tard, et c’était très symbolique pour moi (rires).
Qu’est-ce qui vous attire particulièrement chez les pop stars?
En vérité, je suis plus intéressé par l’art que par les pop stars. Dans le tome 2, on présente par exemple des nouveaux dieux qui sont, eux, influencés par des artistes du XIXe siècle. Mais la pop est très visuelle et les pop stars sont plus intéressantes à représenter que des écrivains. L’autre point important, c’est aussi que les pop stars ne sont pas toujours extrêmement considérées en tant qu’artistes. J’ai l’impression que les créations artistiques les plus respectées aujourd’hui ont toujours été méprisées durant leur époque : en traitant les pop stars sérieusement, on prenait le contre-pied de cette tendance.
C’est assez vrai pour quelqu’un comme Kanye West, par exemple.
Kanye est un très bon exemple parce qu’il est extrêmement arrogant et agaçant, mais en même temps, il sort des disques incroyables. Il n’y a pas de juste milieu avec lui, et il représente tous les excès de quelqu’un de très célèbre qui influence parallèlement les gens d’une manière artistique. Il ferait un très bon personnage pour un prochain tome de notre BD !
Avec les réseaux sociaux, on connaît presque tout des célébrités. Cela les rend-elles moins fascinantes ?
Pour cet univers, j’ai été influencé par les gens qui m’entourent dans la vie et beaucoup de mes amis les plus proches sont des femmes fortes qui me fascinent
Kieron Gillen
Probablement. Mais je pense que certaines choses ne changeront pas : les personnes célèbres ont toujours fasciné les masses, et ce ne sont pas les réseaux sociaux qui vont changer ça. C’est juste que l’on a aujourd’hui une autre manière de les considérer, un peu plus proche de nous peut-être.
Vous érigez les pop stars en divinités, mais en même temps, elles ont l’air d’énormément interagir avec leurs admirateurs. Laura, la protagoniste, passe tout son temps avec eux.
Ça fait partie du charme de cette bande dessinée. Et c’est aussi ce qui en a fait son succès, je pense : Laura, une adolescente normale, se retrouve dans un monde qui n’est pas censé être le sien –celui des célébrités– mais elle s’y fait finalement une place. Ce paradoxe fait rêver certains de nos lecteurs, et c’est amusant à raconter. Ça donne un petit plus que l’on peut se permettre dans une fiction.
L’autre chose que beaucoup de monde a remarquée, c’est la présence de nombreuses femmes fortes. Ce n’est pas si courant que ça dans l’univers des comics.
C’est amusant parce que quand je réfléchissais aux personnages et aux histoires qu’on allait explorer, je n’ai pensé qu’à des femmes, au départ. J’ai même hésité à n’avoir que des personnages féminins, mais finalement, je me suis dis que c’était bien d’avoir des personnages des deux sexes. Pour cet univers, j’ai été influencé par les gens qui m’entourent dans la vie et beaucoup de mes amis les plus proches sont des femmes fortes qui me fascinent. De la même manière, j’ai placé l’action à Londres, la ville où je vis, et je voulais que ça ressemble à ce qu’est Londres aujourd’hui : une ville où tout le monde se mélange.
De nombreuses personnes font des cosplays de vos personnages aux États-Unis. Ce n’est pas étrange qu’un comics sur la célébrité et l’admiration fasse justement cet effet aux gens ?
Oui, c’est vraiment marrant. Mais en même temps, cette série avait dès le début du potentiel pour alimenter un vrai intérêt des lecteurs : à chaque numéro, on prend le temps de laisser des notes et des indications sur les personnages, l’intrigue… Et c’est vrai que les fans s’habillent comme les personnages de notre BD, qui sont eux-mêmes des fans dans le comics. C’est étrange, mais très gratifiant pour nous !
Vous avez dit dans une interview que vous aimiez ‘défendre les cultures méprisées’. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Je suis quelqu’un qui aime prendre le contre-pied et défendre ce que l’on sous-estime. Et c’est particulièrement vrai dans la culture des jeux vidéo ou des comics. Je reste persuadé que toute œuvre devrait être respectée en fonction de sa valeur intrinsèque et non de son genre. Il faut avoir l’esprit ouvert : je ne suis pas passionné d’architecture ou de poésie, mais j’aime la bonne architecture ou la bonne poésie. Et il y a aussi des bons comics et des bons jeux vidéo.
Lire : The Wicked + The Divine, de Kieron Gillen, Jamie McKelvie et Matthew Wilson, en librairie depuis le 26 octobre.
Par Brice Bossavie
Personnage discret mais omniprésent du milieu rap et electro en France, DJ Pone sort enfin du bois avec un premier disque, Radiant. Surtout l’œuvre d’un garçon qui veut pleinement s’exprimer, sans “faire systématiquement d’Uchi-Mata” dans sa musique. Rencontre.
Par Brice Bossavie / Photo : DR
Pour connaître le parcours et les origines de DJ Pone, il faut scruter ses bras. Quelques dessins à l’encre noire y retracent les étapes importantes de sa vie. Il y a d’abord, en toutes lettres sur son biceps, “Meaux”, sa ville d’origine. Là où celui qui ne s’est longtemps appelé que Thomas Parent découvre le rap dans les années 80 : “Le hip-hop fait partie de mon quotidien depuis toujours, en musique comme pour le reste, notamment quand je faisais du graff. Mais c’est ce qui m’a aussi permis de découvrir plein de choses, en electro, en rock ou en punk, confie-t-il avec un grand sourire. Tu es fan des Beastie Boys, tu découvres que les mecs ont fait du punk avant, qu’ils adorent Dire Straits et les Bad Brains, et du coup, tu t’y mets aussi.” Il y a ensuite le nom de DJ Mehdi sur son bras droit, caché sous une manche : “Medhi faisait le pont entre electro et rap au début des années 2000. C’était un truc qui m’intéressait et que je suivais notamment avec les Birdy Nam Nam.” Un hommage à l’ex-producteur de la Mafia K’1 Fry et de 113, tragiquement décédé en 2011. Et il y a enfin le logo des Birdy Nam Nam sur son poignet droit. Le groupe, constitué de quatre DJ, affolait à l’époque la planète electro avec des lives sauvages, bien loin des origines hip-hop de Pone : “Avec Justice, Ed Banger et les autres, il se passait clairement un truc en France. Ça nous attirait vachement et on s’était vraiment plongés dedans. On avait besoin d’énergie, de rage, d’un truc qui explose notamment sur scène.” Il ajoute : “Ça fait parfois du bien de faire des choses complètement différentes.”
Vol de cassette et “baffe dans la tronche”
DJ, champion du monde DMC, graffeur, beatmaker, et maintenant musicien, Thomas Parent est de ceux qui n’ont jamais voulu s’enfermer dans une case. Lorsque les fans de rap français pensent qu’il va faire carrière dans le hip-hop au début des années 2000, il prouve le contraire avec le deuxième album des Birdy
Pone se fie à ses sens et se fiche de l’image des artistes
Superpoze
Nam Nam, Manual for Successful Rioting, une bombe electro qui va affoler les festivals. On se dit alors que le rap s’arrête là pour Pone… qui retourne faire des morceaux pour Disiz, Deen Burbigo ou encore Greg Frite, tout en fondant parallèlement le groupe Sarh (avec José Reis Fontao du groupe Stuck in the Sound) dans lequel il s’essaye aux mélodies électroniques feutrées. Et la liste des collaborations inattendues est encore longue, Pone est un garçon qui ne se limite pas dans ses choix. “Je me souviens très bien d’un type que j’avais rencontré en vacances avec mes parents quand j’avais 11 ans. Il avait un grand frère rockeur, genre cheveux superlongs et veste en jean, et je lui avais piqué une cassette audio qui traînait. Dedans, il y avait du Guns N’ Roses, du Anthrax et du Run DMC, et j’avais pris une belle baffe dans la tronche aussi. Le rap fait partie de ma vie, mais il n’y a pas que ça”, s’amuse-t-il aujourd’hui. Superpoze, jeune musicien français qui a travaillé sur son album confirme : “Pone peut faire le DJ pour des rappeurs très connus, mais aussi aller en studio faire des choses beaucoup plus expérimentales. Il se fie à ses sens et se fiche de l’image des artistes.”
Du rap mais pas que
Malgré son hyperactivité, ses collaborations éclectiques et ses innombrables concerts, une ligne manquait au CV de Pone : un album à son nom. “J’ai voulu faire ce disque quand j’ai senti que j’étais prêt et je suis content d’avoir attendu, confie-t-il. C’était plus une question de technique, il fallait que je sois prêt à créer ma propre musique en studio.” D’abord avec un premier EP chez Ed Banger Records, Erratic Impulses, ensuite avec son projet Sarh, et enfin aujourd’hui avec Radiant. Ni vraiment hip-hop ni totalement électronique, c’est une sorte d’objet hybride, un mélange de toutes les musiques qui animent son auteur. Avec en
Pourquoi je devrais uniquement faire du rap ou des scratchs? C’est comme si on demandait à David Douillet de faire systématiquement un Uchi-Mata
Pone
fond, une mélancolie certaine. “Peut-être que c’est parce que je vieillis, je me calme”, rit-il. La raison de cette douceur musicale se cache pourtant dans les affres de la vie de Thomas Parent et non de l’artiste Pone. “J’ai réalisé cet album pendant un passage très difficile de ma vie, ça m’a permis de penser à autre chose. Un peu comme une sorte de thérapie”, confie-t-il à demi-mots. Aussi, Pone aimerait que l’on comprenne qu’il a changé. Sans renier ses origines, il s’agace des gens qui lui demandent encore uniquement de scratcher aux platines comme il le faisait pour la Scred Connexion ou les Svinkels au début des années 2000. “Thomas Parent, aujourd’hui, il a 38 ans, plus 25. Je ne vais pas faire uniquement des scratchs sur des vinyles, j’ai d’autres envies.” Il a même précisément enlevé le “DJ” de son nom d’artiste sur son album pour éviter toute confusion. “Ma dernière compétition de DJ je l’ai faite en 2002, il y a quatorze ans. Pourquoi je devrais uniquement faire du rap ou des scratchs? C’est comme si on demandait à David Douillet de faire systématiquement un Uchi-Mata aux gens qu’il croise!”
C’est Superpoze qui l’a d’ailleurs aidé à prendre du recul sur sa musique. “Dès qu’on s’est rencontrés, je le voulais comme producteur. Il m’a amené des mélodies et de la douceur sur le disque, sinon j’allais faire des trucs durs ou trop sombres. Vu l’époque, tu as plus envie de faire des free hugs que la guerre”, explique Pone en souriant. Le jeune producteur confirme : “Il m’a demandé un album solaire, lumineux, et c’était quelque chose qui me plaisait. Il aime les mélodies, et je pense que c’est pour ça qu’il est venu me chercher.” En studio, pendant deux mois, Pone, 38 ans, et Superpoze, 22 ans, ont donc “mang[é] du Crunch, [bu] de l’Ice Tea et [se sont enfilé] des cafés” mais ont surtout travaillé, des journées et des journées entières. “C’était le vieux et le jeune, et on s’entendait superbien, sourit Pone. Je voulais sortir de ma zone de confort, bosser avec quelqu’un avec moins d’expérience.” En gardant en tête un seul et unique objectif que résume Superpoze : “Réaliser l’album de quelqu’un qui vient du rap, mais qui a beaucoup d’autres passions.”