Connu pour ses fameux Dîners de l’Atlantique, pour le rôle aussi central que nébuleux qu’il joue au sein de la jet-set mondiale et pour ses interventions remarquées dans la presse, Félix Marquardt affirme avoir tourné la page de la surmédiatisation. Récent fondateur du think tank Youthonomics, il voit en la mobilité de la jeunesse le remède face à la morosité du contexte mondial actuel. Rencontre.
Par Archibald Lorfanfant
Le grand brun avec des chaussures rouges.
Vous étiez à Davos en janvier dernier pour une conférence sur la mobilité des jeunes. D’où vient cet engagement pour la jeunesse ?
Ça a commencé à trotter dans ma tête longtemps avant le lancement du mouvement, au début des années 2000. Les jeunes sont les premières victimes d’une société sans croissance et avec un taux de chômage très haut. S’ils bougent, ils peuvent transformer ce cercle vicieux en cercle vertueux.
D’où la création de votre think tank Youthonomics ?
L’idée de base de Youthonomics, que j’ai lancé en 2014, est de créer des données qui permettent aux jeunes d’avoir toutes les cartes en main pour prendre des décisions importantes : où habiter, où bosser, où faire ses études. On classe les pays et les villes selon les opportunités qu’ils offrent aux jeunes et on leur transmet ce classement.
Alors que le programme Erasmus fête ses 30 ans cette année, quel bilan dressez-vous de l’évolution de la mobilité de la jeunesse ?
Je pense que l’avenir de la démocratie passe, par exemple, par des quotas de sièges réservés aux jeunes à l’Assemblée
Quand mes parents se sont installés à Paris en 1972, c’était un choix fort avec des conséquences pour les années à venir, il n’y avait pas de demi-tour possible. Aujourd’hui, si on fait l’impasse sur trois jeux Playstation et deux pairs de baskets, on peut aller à peu près n’importe où dans le monde. Je ne dis pas que c’est facile, mais c’est plus simple que ça ne l’a jamais été : c’est la génération easyJet. Donc si les jeunes s’emparent de cette ouverture qui s’offre à eux, le monde devient une sorte de concours de beauté de pays ou de villes qui veulent les attirer.
Pourtant, le mouvement Barrez-vous! a fait polémique en 2012. C’était le but ?
Je trouve ça choquant, dans un pays où il y a 25% de chômage chez les jeunes depuis 40 ans, que la classe politique ose prétendre qu’elle en a quelque chose à faire. Si c’était vraiment le cas, elle aurait fait quelque chose. Soit les politiques arrêtent de faire semblant et font en sorte que certaines choses évoluent, soit le monde est grand. Un pays a plus besoin de ses jeunes que l’inverse. Je pense que l’avenir de la démocratie passe, par exemple, par des quotas de sièges réservés aux jeunes à l’Assemblée.
Vous imaginez un monde sans frontières où les gens se déplacent à leur guise.
Je pense que lorsqu’on enverra des navettes spatiales vers d’autres planètes, on s’en foutra un peu de savoir si les mecs viennent de Chine ou des États-Unis. Les gamins, aujourd’hui, sont à la fois très concernés par ce qui se passe au bout de la rue et par le réchauffement climatique. Mais le truc au milieu, la nation, ils s’y identifient assez peu. Pour autant, je ne pense pas qu’il faille abolir les frontières purement et clairement. Moi, je kiffe le terroir français ! D’autant plus quand je suis à Shanghai. Donc le côté ‘partir c’est trahir’, le terroir, non, vraiment pas. Moi, quand je suis loin j’aime la France, c’est quand je suis là qu’elle me gonfle.
On constate pourtant un attrait de la jeunesse pour les thèmes défendus par le FN ou le Brexit, par exemple, pour le repli sur soi…
C’est vraiment une exception française, ça. En Angleterre, 65% des moins de 30 ans ont voté contre le Brexit. Les jeunes disent de manière assez juste : ‘Ce sont des gens de 70 ans qui ne seront plus là dans 10 ou 20 ans qui décident de notre avenir.’
Cette année, la presse a beaucoup parlé de l’absence des États-Unis à la conférence de Davos…
Trump et les Américains ont dit merde à Davos. Forcément, sans eux, les Chinois se sont engouffrés dans la brèche. Mais ce qui m’a surtout frappé, c’est qu’il n’y a eu aucune prise de conscience de la responsabilité des élites mondiales dans le Brexit et l’accession de Trump au pouvoir. Comme tout le monde, je suis très inquiet par rapport à lui. Si demain, un attentat terroriste a lieu aux États-Unis, il aura un boulevard pour en faire un pays profondément autoritaire.
Et justement, ces élites en question, vous les côtoyez toujours dans le cadre de vos fameux Dîners de l’Atlantique ?
J’avais le désir d’être un personnage public, je pensais agir mais je faisais juste des coups d’esbroufe
Je travaille toujours avec des gens de plusieurs pays, à l’intersection de la politique et des affaires. Mais la démarche qui me conduit à le faire est différente. Pendant un certain temps, j’étais toujours en en soirée, à organiser des trucs, à réunir des gens. Je ne bois plus, je ne fume plus, je ne prends plus de drogue. Je ne mène pas une vie monastique non plus mais les mondanités, ça me gonfle ! Je fais ça pour des raisons moins superficielles. Par curiosité, parce que les rencontres absurdes m’éclatent: entendre will.i.am parler d’intelligence artificielle c’est cool, non ?
C’est vrai que parfois on se demandait qui vous étiez, on vous voyait partout sans trop savoir pourquoi.
On vit dans un monde où les caméléons sont les rois du monde. J’ai surfé sur le fait de pouvoir côtoyer plein de gens différents… À l’origine, je faisais juste mon taf d’assurer la relation média des ‘puissants’ puis, de fil en aiguille, je me suis mis à gérer toutes leurs relations plus ou moins officiellement. J’avais le désir d’être un personnage public, je pensais agir mais je faisais juste des coups d’esbroufe. J’ai vécu dans l’illusion que plus ma bobine passait à la télé, plus j’étais bien.
Par Archibald Lorfanfant
Nous sommes à 2 minutes 30 de la fin du monde. Aïe. C’est ce qu'affirment les quinze scientifiques américains réputés du Bulletin des scientifiques atomistes avec leur Horloge de l’apocalypse. Une horloge conceptuelle créée dans le but d’alerter sur les risques qu’encourt la civilisation humaine. Entretien avec l’un d'eux, Richard Somerville, professeur émérite à l’université de Californie.
Par William Thorp
Richard Somerville et une canisse.
Qu’est-ce que l’Horloge de l’apocalypse et comment fonctionne-t-elle ?
L’horloge marche comme une métaphore : ce n’est pas une horloge physique, c’est un symbole. Elle apparaît chaque année dans le Bulletin des scientifiques atomistes, créé en 1945 par des scientifiques qui avaient travaillé au développement de la bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale. L’horloge a été inventée ensuite en 1947, par des chercheurs qui voulaient prévenir le monde du danger et des menaces que représentaient les armes nucléaires. Le conseil d’administration a été constitué au fil des ans de nombreux prix Nobel et scientifiques accomplis. Et chaque année, les membres du Science and Security Board, dont je fais partie, avancent ou reculent l’heure de l’horloge en fonction du danger qu’encourt la planète. Plus on l’approche de minuit, plus le danger est grand. Nous l’avons avancée de 30 secondes cette année. Elle est aujourd’hui à 23 heures 57 minutes et 30 secondes.
La situation mondiale –géopolitique, nucléaire et environnementale– n’a pas tellement changé depuis 2015, mais vous avez tout de même choisi d’avancer l’heure de l’horloge de 30 secondes –alors qu’habituellement, lorsque vous choisissez de la modifier, c’est d’une minute minimum. Est-ce une manière d’alerter l’opinion sur l’élection de Donald Trump ?
Nous avons avancé l’horloge d’une trentaine de secondes car nous vivons une nouvelle réalité. Nous souhaitions attirer l’attention sur le fait que la direction dans laquelle le monde se dirige n’est pas la bonne. C’est un monde toujours plus menacé par les bombes nucléaires, le changement climatique, les attaques informatiques ou encore les armes biologiques. Donald Trump a évidemment influé sur le mouvement de l’horloge. Quand nous avons décidé de l’horaire définitif, il n’était président des États-Unis que depuis six jours. Les membres de son cabinet n’avaient pas encore été tous confirmés par le Sénat. En réalité, il n’avait pas encore fait grand-chose. Mais il s’agissait de montrer à travers cela que les mots comptent. Que les mots peuvent influer sur le destin du monde. Quand Donald Trump dit que cela serait une bonne idée si le Japon et la Corée du Sud avaient la bombe nucléaire, c’est inquiétant. Ce n’est pas anodin. Tous les experts dans le domaine des armes nucléaires sont effrayés à l’idée qu’il y en ait plus dans le monde. Lui s’en réjouit. Il se moque de l’opinion et de la parole des experts.
Cette défiance à l’égard de la parole scientifique vous inquiète-t-elle ?
Oui, c’est très préoccupant. Trump s’est par exemple entouré de personnes qui ne prennent pas le changement climatique au sérieux. Les personnes nommées à la
Trump lui-même pense que le changement climatique est une invention des Chinois. C’est une folie. On parle tout de même de quelque chose qui fait le consensus au sein de la communauté scientifique
Richard Somerville
tête de l’US Department of Energy et l’US Environmental Protection Agency n’acceptent pas les découvertes scientifiques fondamentales dans le changement climatique. Trump lui-même pense que le changement climatique est une invention des Chinois. C’est une folie. On parle tout de même de quelque chose qui fait le consensus au sein de la communauté scientifique. Mais cela ne concerne pas que ces sphères-là, une partie des citoyens lambda rejettent tout simplement la science. Ils traitent les résultats scientifiques comme de la contrebande, ils prennent ce qui leur plaît, et rejettent le reste. Beaucoup de personnes refusent que nous apprenions à leurs enfants à l’école les risques du réchauffement planétaire. Ce sont les mêmes personnes qui ne veulent pas que l’on enseigne à leurs enfants les thèses évolutionnistes. Il y a des convictions politiques, religieuses ou idéologiques qui sont dans leur esprit bien plus importantes que les thèses scientifiques.
Et puis, il y a Sean Spicer, le porte-parole de la Maison-Blanche, qui déclare que “parfois, nous [pouvons] être en désaccord avec les faits”. Les faits alternatifs, fake news, etc. sont-ils des nouveaux dangers ?
Tout à fait. Nous assistons à un rejet de la réalité. L’une des choses qui nous inquiètent –chez Trump et d’autres personnes d’ailleurs–, c’est cette tendance à ne pas voir les faits quand ils sont inconvénient pour soi. Sean Spicer affirme que la cérémonie d’investiture a été la plus grande en termes d’audience. Mais c’est faux, les images le montrent. Lui-même doit le savoir, mais il nie la réalité. Donald Trump qui dit qu’il a remporté plus de voix qu’Hillary Clinton, c’est faux également, le contraire a été avéré. Tout le monde doit avoir droit à sa propre opinion, c’est vrai, mais vous ne pouvez pas choisir les faits qui vous arrangent.
En 1953, en pleine guerre froide et le risque d’un conflit nucléaire entre les deux plus grandes puissances mondiales, l’horloge de l’Apocalypse était réglée à 23h58, elle n’a reculé que de 30 secondes aujourd’hui. Le danger n’est plus le même. N’est-ce pas un peu exagéré ?
Non, c’est une fausse idée, notre présent est très dangereux. En 1949, l’Union soviétique testait ses premiers dispositifs nucléaires : seuls deux pays étaient concernés. Maintenant, environ 16 300 armes nucléaires sont éparpillées dans
D’une certaine façon, le monde était plus sûr dans les années 50, quand seulement deux pays possédaient l’arme nucléaire, qu’ils contrôlaient avec soin
Richard Somerville
neuf pays. Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Chine, la Corée du Nord, l’Inde, le Pakistan et Israël, tous ont un véritable arsenal. Vous imaginez la puissance nucléaire ? Les États-Unis et la Russie, qui ont de loin le plus gros stock, se préparent tous deux à dépenser une tonne d’argent dans la “modernisation” de leur arsenal. En clair, encore plus de bombes et encore plus de puissance. Puis il ne faut pas oublier que lors de la chute de l’URSS, beaucoup d’armes nucléaires qui n’étaient pas assemblées, de matériel radioactif traînaient et ont disparu. Les hommes qui travaillaient dans ces arsenaux nucléaires, les scientifiques, n’avaient soudainement plus de boulot. Où est-ce qu’ils sont allés? Beaucoup de monde veut la bombe nucléaire, y compris les organisations terroristes. Il y a toujours le risque que ces dernières volent du matériel ou embauchent les personnes qui ont les connaissances pour le manier. D’une certaine façon, le monde était plus sûr dans les années 50, quand seulement deux pays possédaient l’arme nucléaire, qu’ils contrôlaient avec soin.
L’horloge de l’Apocalypse se rapproche de minuit depuis plus de 70 ans et pourtant, nous n’avons pas encore explosé. Y a-t-il tant à craindre, finalement ?
Arrêtez de vous demander les raisons pour lesquelles le monde a évité la catastrophe nucléaire et vous réaliserez que beaucoup de gens ont travaillé très dur pendant plus de 70 ans pour la prévenir, par la diplomatie, par la vigilance et par des actions comme la publicité de l’Horloge de l’apocalypse, qui informe les peuples du problème posé par les armes nucléaires. Aujourd’hui, des organisations comme le Bulletin des scientifiques atomiques avertissent également le monde que d’autres menaces existent aussi, y compris le changement climatique et les dangers des nouvelles technologies émergentes. Nous nous dirigeons vers un monde de plus en plus dangereux, c’est un fait.
Mais, justement, le fait que plusieurs pays aient la puissance nucléaire ne permet-il pas paradoxalement de maintenir la paix ?
Si, c’est un intéressant paradoxe. Il est vrai que les armes nucléaires ont maintenu la paix. C’est ce que l’on appelle la “Mutual Assured Destruction”, “l’équilibre de la terreur”. C’est l’idée terrifiante que l’on peut dissuader le camp d’en face d’utiliser l’arme nucléaire car le résultat serait l’annihilation des deux camps. C’est vrai que cela marche. Mais c’est une horrible manière de maintenir la paix dans le monde. Il faut impérativement une réduction des armes nucléaires. Il faut savoir que de nos jours, de nombreuses ogives nucléaires, dans les avions, dans les sous-marins, sont prêtes à être lancées. Tout le temps. Nous préfèrerions voir les mains loin du bouton rouge.
Steven Pinker, professeur à Harvard, qualifie notre ère de “nouvelle paix”, soulignant que les conflits de tous types – génocides, guérillas, terrorisme– sont en déclin. L’extrême pauvreté a baissé de plus de 50% depuis 1990 et l’espérance de vie, elle, a augmenté. Pourtant, nous sommes donc à 2 minutes 30 de la fin du monde…
Les guerres ont diminué, les personnes vivent plus longtemps, en meilleure santé et la pauvreté diminue. Mais il suffit déjà de regarder en Ukraine, en Syrie et dans divers pays d’Afrique pour se rendre compte que ce n’est pas le monde entier qui se porte bien
Richard Somerville
C’est en partie vrai, les guerres ont diminué, les personnes vivent plus longtemps, en meilleure santé et la pauvreté diminue. Mais il suffit déjà de regarder en Ukraine, en Syrie et dans divers pays d’Afrique pour se rendre compte que ce n’est pas le monde entier qui se porte bien. Et puis les menaces existentielles à la civilisation sont toujours réelles et sérieuses. Un accident ou un mauvais calcul pourrait facilement engendrer un accident nucléaire. À plusieurs reprises, le monde n’en est pas passé loin. Chaque année, il y a de nouvelles menaces. La technologie a permis à notre civilisation de faire tant de progrès sur tant de plans différents ! Mais elle a aussi une face obscure. Vous pouvez prendre un ordinateur pour éduquer un enfant, mais vous pouvez aussi le prendre pour faire fonctionner une machine de guerre. Les piratages du camp des démocrates lors de la campagne présidentielle et la fuite des mails d’Hillary Clinton sur Internet sont des exemples criants. Ceux qui sont derrière cela peuvent influer sur le monde. La technologie est tellement puissante qu’elle peut être utilisée autant pour le bien que pour le mal.
Vous dites notamment dans votre rapport craindre l’évolution des machines autonomes…
Nous observons les menaces futures, ce qui inclut les armes biologiques, le terrorisme, mais aussi l’intelligence artificielle sur les champs de bataille. Imaginez que la décision d’attaquer ou de ne pas attaquer, de tuer ou de ne pas tuer, ne soit plus dans les mains humaines mais dans celles d’un robot. C’est ce vers quoi on se dirige. Nous sommes inquiets dans l’exclusion de l’homme dans ce genre de procédure. Je vous parlais juste avant d’accident qui aurait pu amener à une utilisation de l’arsenal nucléaire. Un jour, le système militaire américain a déclaré que le “camp” d’en face attaquait. C’était faux. Si l’homme en charge ne s’était pas rendu compte que le système informatique ne fonctionnait pas correctement, le cours de l’histoire en aurait été changé. Quand vous sortez l’humain de l’équation, vous enlevez un facteur de sécurité.
Par William Thorp
Depuis samedi dernier, lendemain de la mise en place du décret anti-immigration de Donald Trump, des avocats de New York se rendent bénévolement à l’aéroport international JFK de la ville pour venir en aide aux personnes touchées par ce “Muslim Ban”. Parmi eux, Camille Mackler Winter, une jeune française en charge de la coordination des opérations.
Par Brice Bossavie / Photos : AFP et Camille Mackler Winter
“Excusez moi, je vous entends mal. On est dans un aéroport.” Dans le brouhaha des annonces de vol, Camille Mackler Winter prend une pause pour parler de son combat. Car si la jeune Française se trouve à ce moment-là au John Fitzgerald Kennedy International Airport, à New York, ce n’est pas pour partir en voyage. Mais plutôt pour aider ceux qui en reviennent: “Le gouvernement Trump a signé le décret vendredi (le 27 janvier, ndlr), et on pensait qu’il lui faudrait quelques mois pour tout mettre en place.” Ce décret, c’est celui qui interdit aux réfugiés et ressortissants de sept pays à majorité musulmans ( Syrie, Irak, Iran, Lybie, Soudan, Somalie, Yémen) de se rendre sur le territoire américain pendant une durée plus ou moins longue. Camille Mackler Winter, avocate installée aux États-Unis depuis de nombreuses années et membre de la New York Immigration Cohalition, soupire. “En fait, c’était effectif en quatre heures.”
Camille Mackler Winter
Marge de manœuvre limitée
Dès l’application du texte, des avocats de la ville de New York se mettent à échanger entre eux par e-mails ou conversations groupées WhatsApp. “J’étais au milieu de tous les messages, et je devais déposer ma fille à dix minutes de l’aéroport
Des textes juridiques sous la main, les avocats attendent l’arrivée des avions dans lesquels se trouvent des passagers concernés par le “Muslim ban”
samedi, raconte Me Mackler Winter. Alors j’y ai fait un saut pour voir ce qui se passait.” Elle découvre là-bas un chaos plein de colère et d’incompréhension, des voyageurs désorientés, mais aussi plusieurs dizaines de jeunes avocats déjà à pied d’œuvre pour aider les personnes touchées par le décret anti-immigration. Assis dans des cafés avec leurs MacBooks, des textes juridiques sous la main, ils attendent l’arrivée des avions dans lesquels se trouvent des passagers concernés par ce qui se fait déjà appeler “Muslim ban”, tout en conseillant les proches de ceux qui sont coincés à la douane, venus sur place pour en savoir plus. “On fait en sorte d’être présents avec des pancartes écrites en anglais, arabe et farsi à la sortie de tous les vols, décrit Camille Mackler Winter. Et on reste avec les familles jusqu’à ce que ceux qu’ils attendent soient autorisés à sortir.”
En dépit de leur bonne volonté, la marge de manœuvre des avocats bénévoles reste quand même limitée: “On est plus là pour du soutien. Tant que les gens n’ont pas passé la douane, on ne peut rien faire. Mais, par exemple, si un interrogatoire dure plus de six heures, on peut établir un habeas corpus que l’on transmet ensuite à la Cour fédérale pour demander la libération des interrogés.” Six heures? “Un ordre de la Cour de New York oblige la police à libérer les gens arrivés sur le sol américain, mais elle ne le fait qu’après de longs interrogatoires.”
Mouvement sur le long terme
Des séances de questions qui peuvent même s’étaler sur plus de sept heures, durant lesquelles les policiers vont fouiller dans les informations personnelles des “bannis”. “D’après ce que les gens interrogés nous ont dit, la police leur demande s’ils sont musulmans, s’ils soutiennent Daech, rapporte Camille Mackler Winter. Les agents prennent même leur téléphone et vont consulter leur profil Facebook ou essayent d’appeler certains de leurs contacts.” Elle s’agace : “À la frontière, la loi ne dit pas que c’est illégal. Mais il y aura des poursuites en justice!”
À l’extérieur du restaurant Central Diner dans le Terminal 4, c’est un vrai cabinet d’avocats improvisé qui s’est formé: “Médias”, “Traduction”, “Inscriptions”, “Technologie”… À chaque table son service dédié. Le mouvement est même mis en avant sur les réseaux sociaux via un site et un hashtag, #NoBanJFK. “On s’est organisés en plusieurs équipes et on a ouvert une ligne téléphonique d’assistance pour les familles ainsi que des formulaires en ligne pour que les avocats inscrivent
Il y a une consternation énorme au sein de notre profession, ces décrets sont passés de manière arbitraire sans aucun aval
Camille Mackler Winter
leurs disponibilités.” Depuis samedi dernier, ils sont une trentaine à se relayer jour et nuit dans l’aéroport pour recevoir les nouveaux arrivants. Certains avocats ont été libérés par leurs employeurs pour apporter de l’aide, tandis que d’autres ont pris des jours de congés pour se rendre à JFK. Camille Mackler Winter explique qu’“il y a une consternation énorme au sein de [sa] profession, ces décrets sont passés de manière arbitraire sans aucun aval. Mais ça redonne espoir de voir toutes ces manifestations”. La mobilisation pourra-t-elle durer? L’avocate voit sur le long terme: “Le système que l’on a créé, c’est quelque chose que l’on va réutiliser. Dans le contexte de l’aéroport, ça ne pourra pas être indéfini, c’est une façon de répondre à une crise.” Elle prend une pause. “Et des crises, on sait que l’on va en vivre pas mal durant les quatre prochaines années.”
Par Brice Bossavie / Photos : AFP et Camille Mackler Winter
À l’occasion de la sortie de son premier long-métrage, La Mécanique de l’ombre, le réalisateur Thomas Kruithof revient sur sa passion pour les affaires d’espionnage. Et donne certaines clés pour ne pas devenir complètement parano.
PAR LOUIS CHAHUNEAU ET BRIEUX FEROT
Thomas Kruithof et François Cluzet.
Pourquoi avoir choisi le thème de l’espionnage pour votre premier long-métrage ?
Ce qui m’a toujours touché, ce sont les histoires de lutte d’un individu contre le système. La paranoïa, ce n’est pas seulement avoir peur que l’on te fasse du mal, c’est aussi ce sentiment d’être dans un monde dont tu ne comprends plus les ressorts. L’espionnage est un genre qui, au-delà d’être captivant, nous parle de l’état du monde. J’avais envie de raconter une organisation secrète en prenant un gars tout en bas de l’échelle, avec cette idée que les mecs ne croient plus en l’informatique, qu’ils en ont peur. Dans le renseignement, l’information, on la cloisonne. Je trouve que c’est très aliénant. Du coup, ça m’intéressait de faire un film avec un mec qui ne sait rien et qui, d’ailleurs, ne veut rien savoir, jusqu’à ce que le besoin de sortir de l’engrenage l’oblige à tenter de comprendre le complot dans lequel il est plongé. Quand tu t’intéresses à ça, tu retrouves le tissu dramatique des livres de John le Carré dans lesquels on parle de manipulation, de trahison, d’infiltration et où on observe un pourrissement des rapports humains. Je ne m’en suis pas inspiré pour le scénario mais pour l’atmosphère du film. Si on relit ses livres, on se rend compte que l’auteur a vu en avance toutes les évolutions géopolitiques du monde.
Êtes-vous aussi un peu parano ?
Disons que j’ai l’imagination fertile, et que l’on est soumis à un tel flot d’informations que l’on cherche tous, je crois, à décrypter, à comprendre les vrais ressorts, sans être ‘complotiste’ non plus…
La paranoïa, ce n’est pas seulement avoir peur que l’on te fasse du mal, c’est aussi être dans un monde dont tu ne comprends plus les ressorts
Les informations arrivent de tous les côtés, vraies ou fausses, dans des séquences très courtes, comme on l’a vu dans la campagne électorale américaine. On peut avoir une illusion de transparence dans la période actuelle, mais les infos et les intox s’annulent. Je crois que si le Watergate sortait aujourd’hui, le président ne démissionnerait pas, il allumerait juste des contre-feux. J’ai toujours eu cette peur de l’observation. Quand j’étais adolescent, un de mes proches a été mis sur écoute. Et plus tard, étant abonné au Parc des Prince en virage Auteuil, j’ai assisté à la montée progressive du flicage de la tribune, de sa surveillance sous toutes ses formes, des policiers en civil ou des mecs des RG infiltrés dans la foule. L’idée que nos conversations, nos photos, nos déplacements, nos achats soient enregistrés m’angoisse.
De quelles affaires vous êtes-vous inspiré pour votre film ?
Je me suis intéressé à beaucoup d’affaires, avérées ou supposées, notamment aux soupçons qu’il y a eu dans certaines libérations d’otages très médiatiques: ceux du Liban en 1985, les carnets de Takieddine, l’affaire Clearstream, les carnets de Rondot, les réorganisations des services secrets français, etc. Il y a aussi l’histoire des otages américains en Iran, qui sont libérés quinze minutes après l’investiture de Ronald Reagan. Et puis il y a eu l’affaire Squarcini il y a quelques mois, et on a appris la semaine dernière que Richard Nixon avait voulu freiner les négociations de paix avec le Vietnam en 1968, aussi. Finalement, les affaires se répètent. Et les périodes électorales sont naturellement très fertiles en complots et en coups bas.
Et l’affaire Snowden ?
Quand l’affaire Snowden est sortie, ça faisait déjà plusieurs années que j’écrivais le film. Et là, j’ai vu dans des articles que le FSB (ex-KGB) avait commandé 20 machines à écrire pour contrôler et ‘tracer’ des conversations et récupérer certaines informations. En Allemagne, c’est le Bundestag qui a discuté du fait de conserver des documents stratégiques exclusivement en format papier, après s’être rendu compte que les Américains l’espionnait. C’est dingue, on revient à des moyens archaïques. Snowden a certes éveillé les consciences, mais il m’a surtout inspiré dans sa solitude face au système. Il ne l’a pas vaincu mais il l’a ébranlé à lui tout seul. Et c’est ce que va finalement tenter de faire le personnage de François Cluzet dans le film.
Avez-vous rencontré des membres des services secrets pour façonner vos personnages ?
J’ai rencontré des anciens de la DST, de la DGSE, de la guerre froide et des journalistes spécialisés. Mais c’était surtout pour valider des hypothèses que j’avais. Ce qui était marrant, c’est que les mecs reconnaissent des personnages qu’ils ont croisés dans leur carrière, comme celui du loup solitaire un peu à la dérive joué par Simon Abkarian. Quand ils voyaient le personnage de Denis Podalydès, ça leur rappelait cette espèce d’homme de l’ombre entre la politique et les services secrets, ils me disaient : ‘Tiens, ça me fait penser à Claude Guéant ou Jean-Charles Marchiani.’
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans vos entretiens ?
Je me suis rendu compte que le personnage joué par Denis Podalydès, dont on ne sait pas pour qui il travaille, faisait l’objet d’une fascination quand mes sources le voyaient. Tous les mecs avaient une théorie différente sur son rôle, sur sa ‘couverture’, qui allait de directeur de cabinet à patron des services secrets, voire même ancien des services secrets qui garderait une influence, tout en ayant un emploi de façade dans une entreprise publique, type EDF. Ils devaient peut-être y reconnaître des gens qu’ils avaient rencontrés. Ce qui m’a aussi intéressé, c’est de savoir comment les types sont recrutés. Souvent, ils ont été identifiés à l’armée, ou ont passé des concours. Restent les détails qui m’ont interpellé chez eux : leur grande acuité visuelle, leur très grande discrétion quand ils parlent d’eux-mêmes et leur ponctualité extrême.
À voir : La Mécanique de l’ombre, écrit et réalisé par Thomas Kruithof, avec François Cluzet, Denis Podalydès, Sami Bouajila, Simon Abkarian, Alba Rohrwacher.
PAR LOUIS CHAHUNEAU ET BRIEUX FEROT
À 42 ans, Charlotte Marchandise vient d’être élue candidate citoyenne via laprimaire.org pour la présidentielle. Le mouvement, qui a pour objectif de présenter un membre de la société civile en mai prochain, a réuni plus de 32 000 participants dans toute la France. Adjointe déléguée à la santé à la mairie de Rennes depuis mars 2014, Charlotte Marchandise livre les raisons de son engagement et ses ambitions.
Par Louis Chahuneau
Laprimaire.org a réuni plus de 32 000 votants. Quels enseignements en tirez-vous ?
C’est un véritable succès. Quand on se déplaçait, tout le monde nous disait que ça ne marcherait jamais. On nous a qualifiés d’idéalistes. Un candidat a même laissé tomber. Mais le nombre de votants a triplé par rapport au premier tour.
Qu’est-ce qui vous a motivée à présenter votre candidature ?
J’ai longtemps critiqué la politique. Il y a deux ans, on m’a proposé de participer en tant que membre de la société civile à une liste avec des écologistes et des militants du Front de gauche à Rennes. J’ai d’abord refusé. Puis on m’a dit que c’était trop facile de critiquer de l’extérieur. Donc je me suis engagée pour témoigner. Je suivais déjà les civic techs (ou les procédés technologiques visant à réconcilier les (jeunes) citoyens et la politique, ndlr) depuis longtemps et j’ai rencontré David Guez et Thibault Favre (les deux initiateurs du mouvement, ndlr) quand ils sont venus à Rennes. J’ai vite été séduite par l’honnêteté et la transparence du projet. Mais j’ai été frappée par le manque de femmes parmi les candidats, et je me suis dit: “Pourquoi pas moi ?”
Vous avez reçu 50 % de mentions “très bien” lors de votre élection. Qu’est-ce que les électeurs ont aimé chez vous ?
On m’a dit que c’était trop facile de critiquer de l’extérieur. Donc je me suis engagée pour témoigner
Charlotte Marchandise
Mon empathie pour les gens et, surtout, mon sens du collectif ! J’ai été rejointe par plusieurs autres candidats au cours de ma campagne. Je n’ai pas un programme bouclé, je propose surtout une méthode. En relations internationales par exemple, je ne connais pas le nombre de porte-avions nucléaires de la France. Mais on s’en moque. J’ai été élue parce que je me réfère aux experts. En France, on n’a pas assez de liens entre le domaine de la recherche et la politique, ou même la philosophie. Parce que finalement, c’est quoi la politique ? C’est prendre des décisions avec les bonnes informations. Je veux une politique humble et renouvelée. Quand tu regardes François Fillon à côté, c’est 107 ans de mandat à lui tout seul. C’est dingue !
Vos nombreuses expériences professionnelles partout dans le monde ont elles joué dans votre élection ?
C’est vrai que j’ai fait beaucoup de choses. Je ne me considère pas comme une experte mais comme quelqu’un de très généraliste. J’ai connu le salariat dans le privé et le public. J’ai aussi eu des occasions de gagner beaucoup d’argent, mais en ce moment, je suis au RSA.
Vous avez reçu environ 60 000 euros de dons sur l’objectif de 300 000 euros fixé par le site. Comment comptez-vous réaliser votre campagne ?
On va faire la campagne la plus low-cost possible. Je souhaite que ça reste dans la proximité avant tout. Dans les granges, sous des chapiteaux… Pas à la Bygmalion, quoi. L’idée serait de trouver des relais sur tout le territoire. Je ne veux pas de hiérarchie pyramidale. On a plus de 200 personnes inscrites prêtes à aider. Et j’ai reçu beaucoup de CV pour créer mon équipe.
Les autres candidats vont-ils se rallier à vous ?
Ça ne s’est pas vraiment passé comme je le souhaitais. En ce qui concerne les quatre finalistes, Michel Bourgeois a décidé d’y aller tout seul, Nicolas Bernabeu
On va faire la campagne la plus low-cost possible. Pas à la Bygmalion, quoi
Charlotte Marchandise
rejoint Rama Yade et Roxanne Revon et Michael Pett ne se sont pas encore prononcés.
Ça s’est très bien déroulé jusqu’à ce que je gagne, en fait. Sur la fin, j’ai eu plus de médiatisation qu’eux. Le réseau associatif dont je dispose m’a aussi été reproché. Je comprends que certains aient été blessés mais c’est la présidentielle, quand même ! On me traite souvent de Bisounours mais je pense que j’ai été la plus lucide sur cette campagne. J’ai travaillé avec des élus de droite et de gauche, j’ai fait mes preuves. Ça va m’aider pour les parrainages.
Maintenant que vous êtes candidate officielle à la présidentielle, comment allez-vous organiser votre quotidien ?
Je ne sais pas trop… Beaucoup de Rennais ne veulent pas que je démissionne de la mairie. Je vais caler un à deux jours par semaine sur mon mandat électif et le reste pour ma campagne. Mais je ne ferai pas campagne 24 heures sur 24. On va vite organiser un grand tour de France pour aller à la rencontre des gens.
La lutte contre le terrorisme et le chômage restent les premières préoccupations des Français dans les sondages. N’avez-vous pas l’impression d’avoir un programme qui délaisse ces thématiques ?
Moi, j’ai vu un sondage montrant qu’une majorité de Français en avait marre d’entendre parler de terrorisme tous les jours. Et la santé est au moins dans le top 3. Le constat que je fais, c’est que 99% des jeunes pensent que les politiques sont corrompus. Et ça, c’est très grave ! On vit une crise démocratique qui se matérialise par une majorité d’abstentionnistes. D’où l’idée de refonder une Constitution.
De quelle façon souhaitez-vous réformer la Constitution, justement ?
Renouveler la démocratie, ça prend du temps. Je propose une réforme en deux ans. Des citoyens seront tirés au sort pour former une assemblée constituante.
Le constat que je fais, c’est que 99% des jeunes pensent que les politiques sont corrompus
Charlotte Marchandise
Pendant ce temps-là, on met en place un gouvernement de transition. L’idée, c’est de construire une société plus juste avec notamment un revenu de base. Je souhaite réaliser les transitions économiques écologiques et énergétiques qui vont ensemble. Mais il faut aussi que ces transitions soient désirables. Que les gens comprennent que l’écologie, ce n’est pas le retour à la bougie. Au niveau de la politique internationale, il faut prouver les bienfaits d’une Europe démocratique. Seule une Europe unie constitue une réponse efficace face à Trump et Poutine. Et puis construire une politique de paix qui implique de ne plus vendre d’armes aux autres pays.
N’est-ce pas trop ambitieux ?
Oscar Wild disait : “La sagesse, c’est d’avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu’on les poursuit.” Si je me suis engagée, c’est parce qu’on va droit dans le mur. Et sans volonté extrêmement forte, rien ne bougera. C’est le fatalisme et l’abstention qui ont fait élire Trump. Je ne demande pas qu’on me suive, mais que les gens soient à mes côtés.
Mélenchon souhaite fonder une nouvelle constitution et les écologistes ont déjà un parti et des membres au gouvernement. Qu’apportez-vous de nouveau dans le jeu politique ?
À vrai dire, je me sens plus proche d’Alexandre Jardin ou du parti pirate. D’abord, Mélenchon et moi, on n’est pas d’accord sur la méthode. Lui, ça fait 30 ans qu’il est élu. Je ne comprends pas pourquoi il ne se met pas au service de quelqu’un de nouveau, si possible une femme. En ce qui concerne les Verts, nous avons aussi des points communs : comme Yannick Jadot, je suis très régionaliste. Pourquoi ne pas se rallier à moi et discuter ?
Avez-vous déjà reçu le soutien d’élus locaux ou des promesses de parrainage pour votre campagne ?
Ça commence. Le fait d’avoir bossé deux ans sur la loi santé et la COP21 m’a beaucoup appris sur la politique et m’a permis de tisser un réseau d’élus. On a eu beaucoup de retours positifs et des pré-promesses de parrainage. Beaucoup de maires ne sont pas encartés, ce qui est un avantage pour moi. Je vais entrer en contact avec tout le monde, de l’extrême gauche au centre-droit, y compris François Bayrou, et j’espère avoir des soutiens de têtes de réseau.
L’élection présidentielle est-elle l’objectif final de laprimaire.org ?
Au contraire, c’est vraiment une candidature de service parce qu’on va probablement être les victimes du vote utile. L’important, c’est de donner de l’espoir. De dire aux gens qu’on peut s’impliquer dans la politique. Les mouvements alternatifs, comme Ma voix ou 577 pour les élections législatives, se multiplient. Et puis les européennes et les municipales vont aussi arriver vite. Ce n’est qu’un début.
Par Louis Chahuneau
Comment élever un enfant palestinien né au cœur d'une prison israélienne ? Onzième film de la réalisatrice palestinienne Mai Masri, 3000 nuits raconte le quotidien d'une jeune institutrice enceinte arrêtée après un attentat et la construction de son identité derrière les barreaux. Une façon de raconter l'histoire d'un peuple qui lutte pour sa survie.
Par Thomas Chatriot / Photos : JHR Films
Le film 3000 nuits n’est pas votre premier film traitant de la Palestine, et plus largement du Moyen-Orient. Pourquoi avoir choisi le contexte de la guerre des Six Jours pour celui-là ?
Le film est inspiré d’une histoire vraie. Celle d’une femme que j’ai rencontrée justement durant cette période à Naplouse, en Palestine. J’ai été très touchée par ce qu’elle m’a raconté. Comme le personnage principal, elle a été enfermée dans une prison israélienne au cœur de laquelle elle a accouché. Cette thématique de la prison concerne tous les gens en Palestine, tout simplement parce qu’elle est malheureusement très actuelle. Beaucoup de Palestiniens sont passés par la case prison, près d’un million d’entre eux. J’ai eu envie d’écrire l’histoire par le biais de la fiction et les années 80 sont riches d’évènement au-delà de la guerre des Six jours. Utiliser la fiction m’a aussi permis de travailler l’esthétique, l’histoire et les détails au-delà de la dimension documentaire du film.
Votre mère est américaine et votre père palestinien. Malgré les récentes déclarations de John Kerry, les États-Unis ont toujours été de fervents soutiens à l’État d’Israël. Est-ce qu’il a parfois été difficile de jongler entre les deux identités ?
Cette thématique de la prison est malheureusement très actuelle. Beaucoup de Palestiniens sont passés par la case prison, près d’un million d’entre eux
Mai Masri
Je me suis très vite habituée, mais c’est vrai qu’il y a un très grand contraste, voire même des contradictions entre ces deux identités. J’ai aussi vécu au Liban, avec des non-Palestiniens. J’ai donc pu me construire dans la diversité. Malgré tout, il a fallu choisir à un moment de ma vie et j’ai choisi d’être palestinienne, comme un combat, ne serait-ce que contre l’occupation. En grandissant, j’ai trouvé que c’était une richesse d’avoir plusieurs identités. Cela nous donne une vision plus ample. Par mon côté palestinien, je vis les évènements de l’intérieur, et la vision occidentale de ma mère m’apporte un certain recul.
Avez-vous eu la volonté de faire un film militant ?
Non, pas militant, mais engagé sur le plan humain. Je n’aime pas trop classer les films dans des cases. Je pense qu’il faut faire des films humains pour mieux faire passer un éventuel message politique. Dans le contexte palestinien, tout est politique. On ne peut pas y échapper. En revanche, il faut savoir prendre du recul sur tout cela et rester le plus objectif possible.
Justement, parlons de la situation politique en Palestine. Le Fatah a placé à sa tête Marwan Barghouti lors de son septième congrès en novembre dernier sur fond de tension entre Mahmoud Abbas et son principal opposant, Mohammed Dahlan. Les pays du Quartet arabe –Égypte, Jordanie, Émirats arabes unis et Arabie saoudite– font pression pour un Fatah pacifié. Ryad a d’ailleurs cessé de verser à l’Autorité palestinienne près de 20 millions de dollars par mois depuis avril 2016. Pensez-vous que le Fatah ait mis l’autorité palestinienne sur de bons rails, notamment en élisant un homme emprisonné en Israël depuis 2004 ?
Il y a plusieurs parti en Palestine, mais il est vrai que le Fatah est un des plus importants. Personnellement, je n’ai jamais adhéré à un seul de ces partis. Comme pour les films, je n’aime pas classer les gens et les idées. Il y a un et un seul peuple palestinien et je fais des films pour ce même peuple. L’élection de Marwan Barghouti est une bonne chose.
Il est considéré comme un terroriste en Israël…
C’est un militant, un vrai leader. Le conflit est loin d’être terminé et nous sommes toujours en situation d’occupation, peut-être même pire qu’avant avec ces expropriations de terres de plus en plus nombreuses. D’autant qu’il n’y a pas de vraie volonté de résoudre ce conflit du côté israélien ni de faire justice au peuple palestinien. Il faut quelqu’un avec une volonté de fer pour faire bouger les choses. J’ai bon espoir avec Barghouti.
3000 Nuits
L’occupation israélienne est présente dans toutes les strates de la vie. Pensez-vous que le cinéma palestinien soit cantonné à la dénonciation de cette situation ?
C’est un choix. On peut évidemment faire des films qui ne traitent pas de l’occupation, mais c’est vrai qu’elle reste omniprésente dans les esprits.
Le cadre de la prison est une métaphore de la Palestine et plus particulièrement de Gaza. Personnellement, mon choix est de faire des films qui parlent effectivement de la situation, de la souffrance, mais aussi de la résistance et enfin de la résilience. En fait, notre histoire n’a pas été véritablement écrite. Je me dis que le cinéma permet de pallier ce manque et raconte l’histoire d’un peuple. Il faut changer ce sempiternel schéma de l’histoire écrite seulement par les vainqueurs.
Quelle est votre idée de l’identité palestinienne alors que deux gouvernements –le Fatah et le Hamas– souhaitent imposer leurs vision du pays ?
J’espère que mon film rappellera aux spectateurs la réalité dans ce coin du monde. Pas d’alternative possible, juste de l’espoir
Mai Masri
C’est une appartenance à une terre et à un peuple. C’est une identité en mouvement et loin d’être fermée par des frontières. Tout le monde peut s’identifier à la cause palestinienne. Pour beaucoup de palestiniens exilés, la Palestine est un rêve. Leur identité se nourrit de la mémoire des anciens et de l’espoir de retourner là-bas. Le cinéma est important pour entretenir la flamme de cet espoir. Je conçois le cinéma comme un moyen d’unifier cette Palestine si divisée, tant en ce qui concerne le territoire, que ses habitants exilés aux quatre coins du monde.
Quelle place pour la culture ?
La culture est très vivante en Palestine. On peut même dire qu’elle a plus d’importance que la politique. Tout simplement parce que c’est le seul truc qui bouge ! C’est un moyen de s’exprimer, de réfléchir la société et d’en montrer sa beauté, mais aussi ses travers. La culture est la meilleure façon de lutter contre l’oubli.
Comment expliquer la frilosité de certains à l’idée d’évoquer la question palestinienne ? On pense notamment au blocage temporaire de votre film à Argenteuil –avec le film La Sociologue et l’Ourson sur le mariage pour tous– ou les interdictions des manifestations pro palestiniennes pendant l’opération Bordure protectrice de l’été 2014 ?
L’évènement d’Argenteuil était un cas isolé puisque, majoritairement, le film a été très bien reçu par les critiques en France. Je regrette que nous continuions à souffrir à cause du manque de courage de certains. Il faut absolument que les gouvernements occidentaux s’engagent à solutionner la question palestinienne. Je pense que sans une solution juste, il n’y aura pas de stabilité au Moyen-Orient, ni de paix, ni rien. C’est une blessure ouverte qu’il est indispensable de refermer.
Comment expliquer les accusations d’antisémitisme qui viennent souvent se mêler à celle d’antisionisme ?
J’ai souvent entendu ce discours… Pourtant, il y a beaucoup de Juifs qui soutiennent la cause palestinienne et eux-mêmes se font attaquer, c’est à n’y rien comprendre. Il faut savoir aller au-delà de la question religieuse, puisque ce n’est pas le sujet. Il s’agit d’occupations illégales et d’injustices, point. Il faut cesser de trouver des excuses systématiques.
Pensez-vous qu’il soit possible d’éviter un traitement partisan de la question palestinienne dans les médias ?
Oui, il faut juste réussir à trouver un juste milieu, savoir être honnête et surtout parler des causes plus que des faits. Et ces causes sont politiques. Encore une fois, il faut avoir le courage de le dire et ce n’est pas une mince affaire.
Le poète palestinien Mahmoud Darwich parle de la Palestine comme d’une métaphore, il a d’ailleurs écrit un livre dont c’est le titre. Voyez-vous la Palestine comme une métaphore du Moyen-Orient déchiré ?
Oui. D’ailleurs, la poésie que lisent les femmes dans une scène à la prison est de cet auteur. Plus largement, je pense que la Palestine est une métaphore de toutes les injustices dans le monde, pas seulement dans le monde arabe.
Quel futur pour ce coin du monde ?
Je garde l’espoir qu’un jour nous aurons une Palestine libre. Un pays ou chacun puisse coexister. J’espère que mon film rappellera aux spectateurs la réalité là-bas. Pas d’alternative possible, juste de l’espoir.
Voir :3000 nuits, de Mai Masri, en salle le 4 janvier
Par Thomas Chatriot / Photos : JHR Films
“Le monde nous parle avec des sons et personne ne l’écoute !” Bernie Krause a travaillé pour les Doors, Francis Ford Coppola et Van Morrison mais a tout balancé pour se consacrer… aux animaux. L’idée? Capter les sons de la nature pour proposer une empreinte de l’habitat des espèces. Plongée dans la naissance de la biophonie, une science qui nous annonce la fin du monde ?
PAR BRIEUX FÉROT, À SAN FRANCISCO
“Ce matin-là, un putain de nazi blanc s’est pointé dans un bureau de vote avec une kalachnikov, une arme faite pour intimider les gens, pas pour voter, le monde devient fou…” Dans sa maison faite avec la terre de son jardin, dans les collines verdoyantes du nord de San Francisco, Bernie Krause relativise l’histoire contemporaine de son pays en touchant un arbre. Avant de s’agenouiller, puis de se taire. Lui sait que la fin du monde a un son : le silence. Il faut dire que l’homme connaît le sujet, lui qui, depuis 50 ans, étudie toutes les subtilités du son en milieu naturel. Ce chasseur de paysages sonores, inventeur de la biophonie, a collecté près de 5 000 heures d’enregistrements de 15 000 espèces d’animaux dans leur habitat naturel, au point d’en créer un sanctuaire sauvage. C’est pourtant du côté des hommes que tout a commencé pour le natif de Detroit, déjà dans le wild side.
Les Doors, Roman Polanski et Apocalypse Now
Guitariste de formation, Bernie Krause commence sa carrière, au début des années 60, comme musicien et acousticien. Quelques années plus tard, à Los Angeles, c’est une rencontre qui va lui faire prendre une nouvelle direction : “J’ai fait de la musique pour gagner de l’argent, j’étais dans un groupe folk chez Motown Records, pour les Weavers à New York, puis j’ai étudié Pauline Alvarez et Karlheinz Stockhausen, avant de rencontrer Paul Beaver.” Les deux compères forment alors le groupe Beaver & Krause, pionnier de la musique électronique, qui démocratisera l’utilisation du synthétiseur. Bernie se souvient d’ailleurs très bien de ce fameux Monterey Pop Festival, en 1967 : “On était fauchés, on avait un petit stand, personne n’utilisait les synthés sauf que beaucoup de groupes ont signé de gros contrats lors du festival. On a vendu environ quinze synthés Moog parce qu’ils avaient de l’argent et se tiraient tous la bourre. Mais ils étaient trop défoncés pour en jouer…” La clientèle ? Stevie Wonder, les Doors, les Monkeys, Jimmy Cliff, Barbara Streisand…
Bernie Krause, période musique électronique.
Si bien qu’Hollywood s’intéresse rapidement au duo et à Bernie Krause en particulier, pour créer la musique et les effets sonores de plusieurs films qui comptent : Le Lauréat de Mike Nichols, Rosemary’s Baby de Polanski et, surtout, Apocalypse Now de Coppola, pour lequel il invente les bruits de pales d’hélicoptère. Au synthé, toujours. En tout, il participera à plus de 100 films et fera un constat clair: l’ouïe est le sens le moins bien développé de la culture américaine, une culture visuelle qui se concentrerait trop, selon lui, sur le monde tel qu’on le voit: “Les réalisateurs venaient me voir en me disant qu’ils voulaient un son bleu ou rouge, tandis que ce que je composais n’était pas de la musique mais des sons qui créent une tension, comme dans No Country for Old Men, un film avec une tension sonore sans musique.” Bernie décide alors de tourner le dos aux lumières de la ville et de se lancer dans la mission de sa vie: développer l’ouïe de ses contemporains. C’est un musée qui le met sur la voie en l’envoyant au Kenya pour enregistrer l’habillage sonore d’une exposition.
La biophonie, indicateur de bien-être des espèces
Une mission beaucoup plus simple en réalité que la folie d’Hollywood : “Avec les animaux, pas de problèmes d’égo ni de syndicats.” Bernie Krause reste plusieurs semaines en Afrique et découvre l’importance du son de la nature sur le comportement des espèces qu’il observe : “Quand j’ai commencé, je ne savais pas que les insectes avaient une signature sonore. Les pluies tropicales, par exemple, entraînent un orchestre qui organise l’habitat et la vie des insectes, des reptiles, etc.”
De retour aux États-Unis, un collègue de l’université du Michigan lui propose de lancer la première étude d’une science à laquelle il est presque le seul à croire et qui n’existe pas encore : la biphonie. “C’est une nouvelle manière que le monde a de se représenter la science des sons, explique Krause, et qui nous permet de confirmer ce que l’on devinait : le monde change vite, le climat aussi, et si on ne fait rien, on va vraiment être dans la merde.” Il scinde la biophonie en trois : la géophonie –les vagues, les mouvements de la terre, le vent–, la biophonie –les signatures du monde naturel, tous les sons générés par les organismes dans leur habitat– et l’anthrophonie –les sons des humains, avec leurs incohérences : “Pour ces derniers, il s’agit plus de bruit que de sons qui nous informent, tandis que les pygmées utilisent vraiment les sons de la forêt comme un GPS.” Lors d’un projet commun avec le collectif anglais United Visual Artists (UVA), commandé par la Fondation Cartier, qui consistait à enregistrer l’environnement du Sugarloaf Ridge State Park, à quelques années d’intervalle, Bernie Krause révèle la disparition de certaines espèces.
La biophonie devient dès lors un indicateur de bien-être d’espèces dans un lieu, et se fait une petite place dans le milieu scientifique. Si bien qu’actuellement, 300 thésards travaillent sur le sujet dans le monde. “À partir d’un certain temps, la biophonie nous dit à quel point un habitat est sain, explique Bernie. Et la contribution organisée de chaque animal permet d’établir un territoire acoustique.” Ainsi que le révélateur d’un cadre écologique : “Près de 50 % des habitats enregistrés dans mes archives sont, sur site, désormais dégradés, voire ‘biophoniquement’ silencieux.” Malheureusement pour l’ancien musicien, son travail n’a pas, pour l’instant, trouvé preneur dans le monde académique, Stanford et Harvard ayant refusé de prendre ses archives : “Ils ont des programmes d’études fondamentales mais aucun en écologie des sons de la nature. Pour eux, cette dernière n’a pas de voix. En Europe, cela existe, mais trop peu…” Krause a ainsi introduit l’éco-acoustique au Jardin des plantes, en 2014. En Californie, les vignobles du coin l’appellent pour faire l’empreinte de leur lieu. Mais pas grand-chose d’autre. Ce qui ne l’inquiète pas plus que ça. En 1955, la Juilliard School et le Berklee College, deux des plus grandes écoles d’art nord-américaines, lui avaient déjà fait comprendre qu’il était en dehors des clous. Le motif de l’époque ? “À leurs yeux, la guitare n’était pas un instrument.”
Aujourd'hui sort Mapplethorpe : Look at the Pictures, un documentaire chic et radical, initialement diffusé sur HBO, retraçant la vie et l’œuvre du photographe new-yorkais Robert Mapplethorpe. L'occasion de discuter choc esthétique et censure avec l'un de ses deux réalisateurs, Fenton Bailey.
Par Grégoire Belhoste
D’où vient le titre de votre film, Look at the Pictures ?
Cela vient d’un discours prononcé par l’adversaire le plus virulent de Robert Mapplethorpe, le sénateur républicain de Caroline du Nord Jesse Helms. Lequel a lancé au Sénat, en 1989, devant ses collègues politiciens de Washington : “Regardez les images !” Par cela, Helms voulait dire : “Si vous regardez les images de nu masculin de Mapplethorpe, vous serez dégoûtés et choqués.” Pourtant, les photos en question sont des œuvres d’art. Et je pense que nous pouvons désormais les regarder comme l’artiste le désirait.
Selon vous, comment Robert Mapplethorpe souhaitait-il que l’on appréhende son travail ?
Il voulait simplement que l’on regarde ses photographies ! Mapplethorpe aime le corps humain, qu’il trouve beau. Dans son œuvre, il révèle les formes humaines sans censure, sans rien cacher ni jamais s’excuser. Dans son travail, il y a des corps nus, des fleurs ou des personnes en état d’excitation sexuelle. Pour lui, tout était possible devant l’objectif. Il se distingue aussi car il a commencé à prendre des photos à une époque où la photographie n’était pas encore considérée comme un art, ce que l’on a tendance à oublier. Robert Mapplethorpe a aidé à ce que la photographie contemporaine soit reconnue comme un art à part entière.
Quel genre d’enfance a-t-il eu ?
La vie qu’il vivait, disait-il, était plus importante que la photographie. Ce qui donnait des scènes du genre : “Cet homme est vraiment sexy, très beau, je vais le prendre en photo après avoir couché avec lui
Fenton Bailey, à propos de Mapplethorpe
Robert est issu de la classe moyenne ordinaire, mais il était bien différent de sa famille. Avec son père, qui était photographe amateur, les relations étaient tendues. Celui-ci ne voyait pas la photographie comme un art, il ne pensait pas que l’on pouvait en vivre. Sa mère l’adorait : Robert était son enfant préféré. Pour se trouver sur le plan artistique et commencer son œuvre, Robert a toutefois dû s’émanciper. Il n’a jamais été spécialement proche des membres de sa famille. Ils n’étaient pas en mauvais termes, mais ils ne le comprenait pas complètement. Même si par la suite, son jeune frère, Edward, l’a suivi et a travaillé avec lui.
Mapplethorpe a d’ailleurs fini par demander à son frère de changer de nom lorsque celui-ci est devenu artiste.
Robert a travaillé très dur pour s’établir comme artiste. D’un coup, il allait y avoir deux Mapplethorpe. C’était déroutant. Et je crois qu’il avait raison. Deux Andy Wahrol, ça aurait fait bizarre, n’est ce pas ? Comme deux Damien Hirst… Je peux comprendre les inquiétudes de Mapplethorpe à ce sujet. Et je crois que même son frère Edward a compris la situation.
Dans le documentaire, plusieurs intervenants décrivent un homme compétitif, jaloux et manipulateur…
Bien sûr, mais voilà le truc : Robert Mapplethorpe était toujours honnête et ouvert. Il ne cachait pas ces penchants-là, il les admettait même ouvertement. Neuf artistes sur dix sont exactement pareils : ambitieux, compétitifs et jaloux du succès des autres. À la différence des autres, Mapplethorpe n’a jamais caché ces qualificatifs, au contraire. Selon moi, il les a même transcendés.
À quoi ressemblait le New York arty des années 70 et 80 ?
J’y ai vécu avec Randy (RandyBarbato, coréalisateur du documentaire, ndlr) durant les années 80. Avec Internet, il est facile d’oublier à quoi ressemblait la réalité de l’époque. Je crois qu’il est important de ne pas être nostalgique, de ne pas voir cette période comme une utopie artistique, car les temps étaient très durs. Tout le monde était en compétition, il n’y avait pas à proprement parler de communauté artistique ; et puis bien sûr, cette terrible épidémie du sida. C’était une mine d’or en termes de créativité, mais surtout un cauchemar sur le plan économique et social. Une époque très difficile et pas du tout glamour.
Quelles relations entretenaient Robert Mapplethorpe et Andy Warhol ?
Dès qu’il s’agit de travailler sur la sexualité à travers l’art, le public s’indigne. Beaucoup d’artistes, je crois, ont arrêté de travailler sur le sujet à cause de ce genre de réactions
Fenton Bailey
Ils étaient rivaux. Il y avait de la compétitivité et de la jalousie. Je crois que Mapplethorpe a emprunté beaucoup de choses à Warhol. Son studio était comme une mini Factory. Surtout, ils étaient tous deux documentaristes, deux artistes qui ont documenté l’époque dans laquelle ils ont vécu. Warhol documentait tout de façon obsessive. Mapplethorpe était plus sélectif, un peu plus attaché à la beauté, mais c’était aussi un documentariste obsédé par sa propre vie. La vie qu’il vivait, disait-il, était plus importante que la photographie. Ce qui donnait des scènes du genre : “Cet homme est vraiment sexy, très beau, je vais le prendre en photo après avoir couché avec lui.”
Comment le public d’alors a réagi à la radicalité de Mapplethorpe ?
Comme aujourd’hui. Nous ne sommes pas habitués à voir la sexualité dans l’art. La pornographie est vue comme sale, quelque chose sur laquelle on peut s’astiquer. Et dès qu’il s’agit de travailler sur la sexualité à travers l’art, le public s’indigne. Beaucoup d’artistes, je crois, ont arrêté de travailler sur le sujet à cause de ce genre de réactions.
Diffuser à la télévision américaine les photos osées du X Portfolio a-t-il posé problème?
Avec HBO, nous n’avons eu aucun problème. Bien sûr, on pensait en avoir : bien que le nu féminin soit accepté jusqu’à un certain degré à la télévision américaine, la nudité masculine reste un problème, particulièrement les pénis en érection. Dans le film, nous avons inséré des images crues, en se doutant qu’on devrait en enlever quelques-unes au montage final. Mais HBO a adoré et n’a rien dit là-dessus. C’était parfait.
D’après vous, quelle trace a laissé Mapplethorpe ?
Son influence se retrouve partout, pas seulement dans l’art, mais aussi dans la publicité. On voit désormais le corps masculin différemment, on accepte qu’il puisse être érotique. Aussi fou que cela puisse paraître, cette idée n’était pas tolérée dans l’Amérique des années 70. Nous acceptions la nudité chez les femmes, cela fait partie de l’art depuis des milliers d’années. La nudité chez l’homme, en revanche, était vue comme ridicule ou démente. En 1978, Mapplethorpe exposait ce type de photographies, et le New York Times écrivait qu’il y avait “quelque chose de bizarre là dedans”. Pouvoir exposer le corps des hommes, voilà donc, entre autres, le résultat du travail de Mapplethorpe.
Voir : Mapplethorpe : Look at the Pictures, de Fenton Bailey et Randy Barbato
Par Grégoire Belhoste
Trois semaines qu'ils s'entraînaient. Hier soir, des jeunes Dyonisiens s'affrontaient dans un exercice de style mis en valeur récemment par le documentaire À voix haute de Stéphane de Freitas : le concours d'éloquence. Rencontres.
Texte et photo : Brieux Férot
« Je vous demande d’accueillir Cissy, l’impératrice des mots! » L’amphithéâtre X de l’université Paris 8 de Saint-Denis tremble de partout sous les bruits sourds de 300 étudiants chauffés à bloc. L’amphi d’à côté, le Y, est lui aussi plein à craquer et suit l’arrivée de la jeune femme sur écran géant. Comme tous les ans, l’hiver revient et les langues se délient. En 2015, c’est Merci Patron! qui avait enflammé les discussions en public dans de nombreuses salles de France. Cette année, c’est un autre succès documentaire moins politique de prime abord mais tout aussi
Elle doit répondre en dix minutes, positivement et sous la forme d’expression orale qu’elle souhaite à : « Sommes-nous toujours debout? »
inattendu qui libère la parole et agite les réseaux sociaux. Et qui, surtout, est en train de décomplexer un paquet d’étudiants, Cissy Zafitiana en tête. Petite et souriante, elle doit répondre en dix minutes, positivement et sous la forme d’expression orale qu’elle souhaite à : « Sommes-nous toujours debout? » Elle se lance alors dans l’histoire d’un chasseur trop lent dont les pièges se retournent contre lui, entre pierres, élastiques et autres enclumes, une histoire moderne de Bip Bip et Coyote. Avant une autre sur l’homo-sapiens et la banane, puis une envolée sur les maladies modernes, « la peste, le cholera la variole ou Zaz ». Un exercice d’art oratoire accessible à tous, qui fait l’objet ces dernières semaines d’un emballement populaire. La raison ? Le documentaire À voix haute, un film-témoignage sur la passion suscitée par ce concours d’éloquence, réalisé par Stéphane de Freitas. Un homme un peu juge et partie dans l’affaire: fondateur de l’association Eloquentia, il a enclenché une dynamique qui fleurit désormais dans les universités françaises – Nanterre, Limoges, Grenoble… – et a voyagé sur les écrans français, de France 2 (600 000 téléspectateurs) à YouTube, désormais.
Acerbe
C’est à Saint-Denis que tout a commencé et que se déroule donc la rentrée de l’association, pour la cinquième année consécutive, dès 19h. Environ. Sauf que « plus on grandit, plus on est en retard », comme le résume le MC de l’association. Deux étudiants finissent par défendre chacun une thèse devant un secrétaire de la Conférence Berryer, Maître Bertrand Périer, et les invités: des avocats, et aussi,
La parole, ça se prend, ça ne se donne pas
Un intervenant
ce soir, l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré et l’acteur Anthony Sonigo. Un jury impitoyable, pour une raison simple : « Dès que vous parlez en public, la parole devient plus acerbe car vous devenez leur égal, résume le MC d’un soir. Parfois même, ils sont jaloux!» Comme le résumera un autre intervenant : « La parole, ça se prend, ça ne se donne pas. » Le jeune et maniéré Maître Charles Haroche dresse un rapide portrait des invités, dont, évidemment, Pierre-Emmanuel Barré – qui se voit rappeler « sa naissance dans cette terre d’alcoolisme ou j’ai trouvé (ma) femme : la Bretagne » –, avant de rebondir sur la dernière saillie de l’humoriste qui a terrorisée Yann Barthès : « Rien ne vous fait plus peur que d’être avec un Arabe dans un studio ? Bienvenue à Saint-Denis! »
Le 93, c’est la Champions League
C’est un homme, Beni Kianda Petevo, qui succède à Cissy, et qui doit répondre par la négative à la question : « Faut-il se lancer ? » Une histoire d’air de rien, de femme déterminée à s’élancer et à oser, qu’il cite même : « Et alors, qu’est ce que ça fait? » L’anecdote de la lourde chute de Shy’m enflamme l’amphi, et Beni : « Un parterre sans gens l’a rattrapée. » Il excusera lui-même ses hésitations – « Je n’ai pas mangé ce matin, ma vie est devenue un ramadan surprise » –, avant de se faire
Pas de quoi en faire un documentaire ni changer notre vie : avant, on avait des vies de merde, et maintenant on a des vies de merde, et on passe à la télé !
Maître Périer
fracasser comme la règle du jeu le stipule : « Quelque part entre Benny Hill ou Benny B : on ne peut pas avoir de talent quand on s’appelle Béni. » Comme souvent, Pierre-Emmanuel Barré préférera s’attaquer aux institutions plutôt qu’aux candidats : « Deux étudiants noirs et un jury blanc, on ne sait pas si on est dans un amphi en France ou un jury au Texas. » Maître Périer, Stéphane Bern Rouquin à la voix (forcée) de stentor, conclura la soirée en critiquant le jury, moment attendu par tous, dont principalement les deux candidats : « Un speed dating entre des clients qui n’ont pas d’avocat et des avocats qui n’ont pas de client ? Pas de quoi en faire un documentaire ni changer notre vie : avant, on avait des vies de merde, et maintenant on a des vies de merde, et on passe à la télé ! Formidable ! » Un peu en dessous de la citation du poète MHD qui aura eu le mérite de résumer l’esprit de cette rentrée : « Le 93, c’est la Champions League. » Le sieur Barré l’a bien compris, réservant à son public d’un soir « sans même être payé », sa plus belle sortie : « Les fillonnistes, c’est comme le sperme dans le jus d’orange : je ne suis pas fan. » Maître Périer, accusé de fillonisme sans dénégation, finira par renvoyer l’impétrant assez loin : « Quand Fillon aura gagné, le pays sera enfin libre, lui il sera en URSS ! » Avant de s’adresser à tous les étudiants : « Venez murmurer, crier et surtout, surtout, porter votre parole à voix haute. »
Texte et photo : Brieux Férot
Bien avant la mode des Color Run, des marathons et des 10K, la France courait. Du camphre sur les mollets. Les pieds dans la boue. Au creux de l’hiver. Dans le bois de Boulogne. Elle courait “Le Figaro”, le cross-country du quotidien de droite. Rien de moins que “le plus grand cross du monde”, selon son créateur et chef du service des sports de l’époque, Gérard du Peloux. Réminiscences d’une course qui ressuscite ce week-end.
Par Gaspard Manet et Maxime Marchon
“Je me souviens de la fois où j’ai perdu une de mes chaussures à la fin de la première boucle de trois kilomètres, j’ai donc dû faire la deuxième avec une seule chaussure. Évidemment, ce n’était pas très agréable, mais cette course était mon événement de l’année, je ne pouvais décemment pas m’arrêter pour ça.” L’écrivain Philippe Delerm ne parle pas de sa participation au marathon de Paris ou autre course sur route à la mode. Il parle d’un temps que les runners connectés ne connaissent sans doute pas. L’écrivain évoque là un tout autre genre de sport : le cross-country. Née au XIXe siècle dans les grandes universités d’Angleterre, cette pratique est un moyen pour les étudiants de la bourgeoisie de se tester entre eux à la manière de la Boat Race, célèbre course d’aviron entre Cambridge et Oxford, mais également de garder la forme en plein hiver, au moment où la saison d’athlétisme est au point mort. Au printemps et en été, les pistes, à l’automne et en hiver, la nature, la boue et les sentiers forestiers du cross-country. Et la route? Jamais. Jean Wadoux, grand athlète français des années 60 et 70, contextualise : “Il faut savoir qu’à cette époque, lorsque vous couriez en short dans la rue, tout le monde vous regardait de travers, les gens vous prenaient pour un fou. Heureusement qu’il y avait un peu de course à pied à la télé pour leur montrer que ça existait, autrement, ils nous auraient sans doute fait enfermer.”
Et justement, à la télé, les gens peuvent voir la compétition chère à Philippe Delerm : le cross du Figaro. Retransmis en direct à une époque où l’offre télévisuelle est plus que limitée –“Il n’y avait qu’une chaîne, donc tous ceux qui regardaient la télé à ce moment-là tombaient sur le cross du Figaro”, souligne Wadoux–, Le Figaro accompagne les foyers français pendant de longues années. De sa création en 1961 jusqu’à sa disparition au début du troisième millénaire, cette épreuve mythique aura réuni près de 800 000 coureurs. Du jamais vu, sachant que sur la seule édition 1979, la course a recensé plus de 35 000 inscrits. Le record, évidemment.
Quand l’Huma couvre Le Figaro
Au départ pourtant, le pari est loin d’être gagné. Lorsque la Fédération française d’athlétisme souhaite remettre au goût du jour le cross du Bois créé par le journal L’Auto dans le bois de Boulogne et abandonné huit ans auparavant, elle sonde Le Figaro. À une époque où tous les grands quotidiens ont leur épreuve –L’Huma, Ouest-France, La Voix du Nord–, les dirigeants du journal se montrent sceptiques. Mais finissent par accepter la proposition d’un lapidaire : “Votre histoire va nous coûter une fortune, mais passe pour une fois.” Nommés aux commandes de ce projet, deux hommes : Gérard du Peloux, journaliste au service des sports, et Jean Malleret, alors en charge du pôle événementiel –tournée des plages, rencontres littéraires ou encore “Le concours d’erreurs”. Leur idée pour faire de cette grande première une réussite : appeler ce qui se fait de mieux en termes d’athlètes français. Et ça tombe bien, le carnet d’adresses de Gérard du Peloux, ancien champion de 10 000 mètres, en est garni : il pense à Alain
“Il faut savoir qu’à cette époque, lorsque vous couriez en short dans les rues, tout le monde vous regardait de travers, les gens vous prenaient pour un fou”
Jean Wadoux, grand athlète français des années 60 et 70
Mimoun, quadruple vainqueur du cross des nations, l’ancêtre des championnats du monde, et Michel Jazy, médaillé d’argent aux 1 500 mètres des Jeux olympiques de Rome l’année précédente, mais qui ne pratiquait déjà plus le cross à cette époque-là. Aujourd’hui âgé de 80 ans, Jazy se souvient encore de l’appel de Gérard du Peloux : “Il me dit : ‘Écoute, on n’a pas d’argent à te proposer, mais j’aimerais beaucoup que tu viennes.’ Je l’ai remporté quatre fois et je n’ai jamais touché un centime. Les récompenses étaient plutôt des lots : un appareil photo, un transistor, des choses comme ça. J’aurais sûrement pu ouvrir un magasin d’appareils électroménagers à cette période.” Avec la présence de ces deux stars, le cross s’offre en tout cas une belle pub. “La réputation de la course à pied en France s’est faite par le cross et notamment par l’intermédiaire de personnes comme Mimoun et Jazy. Avoir les deux, c’est comme si aujourd’hui vous rameniez les deux stars françaises du foot pour un match d’exhibition, s’enthousiasme Bernard Germond, auteur du livre 50 ans de cross en ligue du Centre. D’ailleurs, il n’était pas rare que les gens nous encouragent par des ‘Allez Mimoun!’ lorsqu’on s’entraînait.” Résultat : le succès dépasse toutes les espérances avec 2011 coureurs venus affronter la froideur du bois de Boulogne en ce 17 décembre 1961. Et forcément, ce qui ne devait être qu’un coup d’essai est prolongé d’un tout aussi lapidaire : “Bravo, c’est une réussite, il faut continuer.”
Outre les têtes de gondole, le vrai succès de cette course tient au Figaro lui-même. Si le cross n’est censé résister qu’un seul hiver, il jouit dès ses débuts d’une couverture médiatique sans équivalent de son journal partenaire. “Le Figaro était très lu à cette époque, analyse Jean Wadoux, alors forcément, les gens ont facilement entendu parler de cette course. Et puis il faut savoir que d’autres journaux la relayaient. L’Équipe, notamment.” Voilà d’ailleurs l’un des autres points forts de Gérard du Peloux : son habilité à traiter avec ses confrères. “Une de ses méthodes était de soigner la presse, se souvient Raymond Pointu, ancien journaliste à l’AFP et proche de Gérard. Il nous invitait dans des bons restaurants, on s’amusait beaucoup, c’était un joyeux drille.” Il s’entendait même particulièrement bien avec son homologue de… L’Humanité, Yann Le Floch, au point de couvrir et participer à leurs cross respectifs. Pour finir de motiver les gens à venir courir, Jean Malleret a une autre idée : “J’ai proposé aux dirigeants du Figaro que l’on publie les résultats avec le nom de tous les participants dans le journal. Au début, ça les a un peu fait sautiller, mais ils ont accepté.” Lumineux car, évidemment, tout le monde veut son quart d’heure de gloire, dans un journal lu à l’époque par environ 450 000 personnes. Radhouane Bouster, qui a eu le sien en 1978, confirme : “Le vainqueur du cross avait sa photo en première page du journal le lundi suivant. Derrière, pour le coureur, ça créait une renommée nationale, voire internationale, car le journal était lu dans tous les pays francophones.” En sus du cross des As, les journalistes de la rubrique des sports, que dirige Gérard du Peloux, s’affairent dès la fin de la course à interviewer les vainqueurs de chacune des autres compétitions pour en dresser ensuite un miniportrait à publier dans le journal du lendemain. Un dispositif qui perdura jusqu’à la dernière édition, en 2000.
Un homme-tronc.
“70% des gens venaient du XVIe”
Si le cross du Figaro n’est pas réservé qu’à ses lecteurs, il bénéficie, à en croire Raymond Pointu, du fort sentiment d’attachement de ces derniers à leur journal préféré, nombre d’entre eux se faisant “un devoir de participer à cette course”. Leur proportion par rapport au total des inscrits se révèle en effet assez énorme. “J’avais mon petit tableau avec mes chiffres, témoigne Claire de Crépy, directrice de l’événementiel au Figaro à partir de 1991. 70% des gens venaient du XVIe arrondissement de Paris. Puis du XVIIe et des Hauts-de-Seine. Ça faisait d’ailleurs beaucoup rire Gérard.” Autre explication à cela, géographique cette fois, la proximité de la course. Alors que la majorité des cross se courent dans des endroits excentrés et isolés, celui du Figaro, lui, se tient à Paris. Ce qui faisait dire à Gérard du Peloux : “Avec le cross du Figaro, vous n’avez qu’à sortir du métro, mettre vos pointes et commencer à courir.” Et pas n’importe où. Dans un lieu mythique de la capitale. “Le bois de Boulogne, c’est Paris, c’est la tour Eiffel, résume Philippe Lamblin, ancien président de la Fédération française d’athlétisme, qui a lui-même couru l’épreuve à plusieurs reprises dans les années 70 dans les catégories jeunes. On partait de Lille, dans le froid, à 5h, serrés dans l’autobus avec les copains, on prenait l’A1, et là on arrivait dans ce lieu magique, surtout pour un provincial comme moi, au milieu de ces gros rondins de bois à sauter. Le cross du Figaro, c’était l’odeur du bois au mois de décembre.” Une odeur qui se mélange d’ailleurs à celle d’un autre lieu tout aussi symbolique, l’hippodrome d’Auteuil, la société des steeple-chases offrant dès la première année ses guichets comme espace de retrait des dossards et ses installations comme vestiaires. “Je sens encore cette odeur d’embrocation qu’il y avait dans ce lieu, se remémore Philippe Delerm. Il y avait également une petite atmosphère de trouille, notamment lorsqu’on y faisait la queue pour récupérer les dossards. Ce qui prouve que même si l’enjeu n’était pas très important, les gens prenaient ça à cœur.” À Lamblin de finir le morceau de cette madeleine de Proust : “Le cross, ça se sniffe. Le camphre que tout le monde se tartine, les pieds dans la boue. Je vais vous dire quelque chose : j’ai 62 ans et ça me manque. Faire un 10 kilomètres n’a clairement pas le même charme.”
Réservé aux licenciés de la région parisienne, le cross s’ouvre donc vite au reste de la France. Dès la deuxième édition, en fait. Une volonté que les deux fondateurs ont toujours eue, comme l’explique Jean Malleret: “On avait pour but de faire participer la province, c’est pour ça que l’on invitait des clubs d’un peu partout en France. Certes, ça nous coûtait cher, mais ça, aucune autre course ne peut prétendre l’avoir fait.” À l’arrivée, “c’était le débarquement” de la province à Paris, selon les mots de Philippe Lamblin. Un peu comme le salon de l’Agriculture, mais porte de Saint-Cloud. “On était à la capitale, on faisait le déplacement à La Mecque, aux origines du cross-country.” Bernard Germond, qui
“Le PDG pouvait courir avec son chauffeur ou l’un de ses employés, tout le monde se tutoyait”
Michel Jazy, ancien champion de cross-country
a lui-même participé au Figaro, a maintes fois fait le déplacement en bus avec son club d’Eure-et-Loir, avant de repartir le soir même : “On dressait une petite tente dans le bois où on se changeait, c’était superconvivial et il n’y avait pas à surveiller les gamins. On était à Paris et on se sentait à la campagne, je pense que ça a bien plu aux gens qui venaient de contrées disons plus populaires, voire rustiques.” Licenciés ou non, ils sont de plus en plus nombreux à s’aligner sous
la herse installée sur la grande pelouse de Saint-Cloud, à mesure que le cross s’ouvre à un nouveau public. Les vétérans d’abord, en 1962, avec la fameuse course des vieilles pointes, aux militaires en 1963, aux femmes en 1966, aux familles avec un challenge regroupant trois générations au sein d’une même course. Il organise aussi des interclubs et des courses entre entreprises, et même entre conjoints, avec une “coupe des ménages” en 1970. D’après les mots de Jean Malleret, le cross devient “une véritable machinerie”. Jusqu’à entrer dans l’histoire en 1972, date à partir de laquelle il se déroule sur deux jours –une première– et devient, comme aimait le dire Gérard du Peloux, “le plus grand cross du monde”. Si le pic d’inscrits date donc de 1979, dans les années 90, la direction de la course a dû refuser des coureurs. “On a été dépassés, avoue Claire de Crépy. Pour le cross des entreprises, il y avait 6 000 coureurs pour une seule course… Pour des raisons de sécurité, on a stoppé les inscriptions.” Une grandeur à laquelle les détenteurs du précieux dossard doivent s’adapter. Si certains comme Philippe Lamblin avaient “très peur de louper le départ tellement il y en avait de partout”, l’autre Philippe, Delerm, craignait lui le moment où la herse se levait : “Fin des années 70, début des années 80, il y avait tellement de monde que ça entraînait toujours une belle bousculade au départ. Il fallait d’ailleurs bien se placer pour avoir une place correcte, car si vous partiez dans les derniers, le goulot d’étranglement qui se créait vous obligeait à marcher sur 200 mètres…” D’ailleurs, malgré la présence de deux personnes préposées
au lever de filet de la herse, souvent, les coureurs du premier rang devaient malgré tout les aider pour pouvoir passer une fois le coup de pétard tiré.
Tempêtes de 1999 et attentats de 2001
Malgré son immense succès, le cross n’aura jamais failli à sa règle de base : rester une immense fête. Michel Jazy: “Le cross du Figaro est devenu mythique car tout le monde a tout de suite aimé son côté populaire et festif. Le PDGpouvait courir avec son chauffeur ou l’un de ses employés, tout le monde se tutoyait, c’était vraiment une bonne ambiance.” Qui a perduré des décennies plus tard. Dans les années 90, Henri Drouart, alors employé comme forestier dans le bois, était réquisitionné les week-ends de cross. L’homme se souvient encore des bons moments passés : “Quand on finissait le cross, on partageait toujours un grand coq au vin. Je suis fils de charcutier, donc je commandais directement la viande
à mes parents. Pour le dernier, j’avais fait un cassoulet pour 20 ou 30 personnes,
et finalement, avec les gens de l’organisation qui passaient, on était 100 à en manger pendant deux jours. On était une équipe de bons vivants, on faisait la java avant d’aller tout débarrasser.” Des souvenirs alcoolisés pour certains, des plaisirs plus enfantins pour d’autres : “À la fin de la course, il y avait un stand où tout le monde allait chercher son chocolat chaud, se remémore Bernard Germond. Certes, il fallait être patient, mais c’était un peu notre récompense. Aujourd’hui, si tu donnes un bol de chocolat chaud à des gamins, je ne pense pas qu’ils s’en soucient vraiment. Nous, on faisait aussi le cross un peu pour ça (rires).” Une ambiance dont l’organisation n’est évidemment pas étrangère. Olivier Cohen a été régisseur général de l’épreuve pendant une quinzaine d’années, les dernières. Embauché quinze jours comme vacataire chaque année, il lie cela au fait que l’évènement était directement organisé par des personnes du journal, et non par une boîte externe : “Tu sentais que tout le monde attendait le cross, personne ne soupirait. Il y avait un esprit. À l’arrivée, on se connaissait tous plus ou moins, on se voyait en dehors le reste de l’année, et quand on cherchait quelqu’un pour aider, on faisait appel à des gens de notre entourage plutôt que de publier une offre d’emploi.”
Mais comme tous les mythes, celui du Figaro a bien fini par s’écrouler. C’était en 2000. Un an auparavant, déjà, la nature avait envoyé un signal avec la fameuse “tempête du siècle”. “Les tentes s’envolaient, se souvient Claire de Crépy, à la tête de la course à l’époque. Il y avait un cirque installé pas loin et il s’est écroulé le matin où les premières personnes venaient chercher leur dossard. Ça a été un crève-cœur, mais sachant cela, j’ai pris le micro pour annoncer que toutes les courses étaient annulées. On a fait courir le cross des As, c’est tout.” Et si l’année suivante, l’édition des 40 ans a pu être célébrée sans encombres, personne ne se doutait alors qu’il s’agissait d’un adieu. Pas même Claire de Crépy : “On avait commencé à mettre en place l’édition de 2001, mais elle a été annulée après les attentats du 11-Septembre, la municipalité avait pris la décision d’interdire ce genre de rassemblement dans la foulée.” Derrière, la direction du Figaro décide de mettre un terme définitif au célèbre cross. Les raisons? Financières, comme toujours. “On s’est battus les dernières années pour le garder, on avait même dû faire payer la participation au cross dans les années 90 alors qu’il avait toujours été gratuit. Mais les coûts étaient trop importants : entre la police, les tentes pour loger les kinés, celles pour les partenaires, la salle de presse, la Croix-Rouge… Bref, ça coûtait excessivement cher.” Pour ne rien arranger, la France connaît alors l’essor de la course sur route, et le taux de participants au cross finit irrémédiablement par baisser. Surtout, la mairie de Paris ne veut plus du cross dans le bois de Boulogne, dont il abîmerait les sentiers et
la pelouse, et provoquerait pas mal de pagaille automobile aux portes du périphérique de l’ouest parisien. L’idée de délocaliser la course est même envisagée. Enfin, pas tout à fait, selon Claire de Crépy : “Je me souviens que Gérard avait dit : ‘Jamais! Le cross du Figaro, c’est dans le bois de Boulogne.’” Il y sera donc resté. Au moins dans les mémoires.
Lire: cet article et plein d’autres histoires sur la course à pied dans le premier numéro de Running Heroes.
Par Gaspard Manet et Maxime Marchon
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Photo : Julien Langendorff pour Society
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C’est une guerre silencieuse, mais dont les ravages sont effrayants. Depuis deux ans, en République démocratique du Congo, près d’un millier de personnes ont été massacrées par un mystérieux groupe rebelle, les ADF. Pourquoi? Nul ne sait. Un reportage à retrouver dans le Society #45, en kiosque le vendredi 25 novembre, dont voici le portfolio.
Texte : Raphaël Malkin / Photos : Renaud Bouchez pour Society
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Beni est une ville de 600 000 habitants, située au nord-est de la République démocratique du Congo, dans le Nord-Kivu, une région de brousse qui vient buter contre les hautes montagnes marquant la frontière avec l’Ouganda. Longtemps, la ville fut l’une des places fortes du Rassemblement congolais pour la démocratie, un groupe rebelle qui prit part à la guerre civile qui ravagea le pays de 1999 à 2003.
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Au nord de Beni, entre les localités d’Oicha, de Kamango et d'Eringeti s’étend une zone que l’on surnomme aujourd’hui le “triangle de la mort”. Un espace marqué par les massacres depuis octobre 2014. Au fil du temps, les habitants des environs ont quitté leur maison pour se réfugier près de Beni, laissant derrière eux des villages morts. Cette église, par exemple, gît au milieu des mauvaises herbes, les murs éventrés par le temps.
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À l’intérieur de cette salle de classe, rien ne semble avoir bougé depuis qu’elle a subitement été désertée . Au tableau, il y a encore cette date inscrite à la craie: le 13 juin 2015.
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Aujourd’hui, le “triangle de la mort” a été envahi par les FARDC, les Forces armées de la République démocratique du Congo. Çà et là sur les bords de route ou en plein coeur de la brousse ont émergé des petits camps qui hébergent des régiments de soldats, comme Fiston et Ibundo. “Les rebelles tuent notre population, alors nous les tuerons”, disent-ils, le regard fatigué.
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Parfois, les rebelles des ADF (Allied Democratic Forces) tendent des embuscades aux villageois. Ici, ils se sont attaqués à une voiture qui filait sur la route nationale numéro 4, en plein coeur du “triangle de la mort”. Rapidement arrivés sur les lieux, les FARDC ont réussi à chasser les assaillants.
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La majorité des gens qui ont fui leur village pour échapper aux exactions des ADF se sont retrouvés sans endroit où aller. “Nous sommes des réfugiés dans notre propre pays”, disent-ils. Dans la région, il n’y a pas de camp pour accueillir tous ces gens, alors on se débrouille. Ce groupe a décidé de forcer les portes de la salle d’une école d’Oicha pour s’y installer et y dormir la nuit, avant de déguerpir le matin pour laisser la place aux écoliers.
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Certains cours de cette école sont réservés aux enfants des familles réfugiées qui ont l’âge d’être inscrits en première année d’école primaire. Ces cours sont gratuits mais la suite de la scolarité est payante. Les familles installées à l’école ayant tout quitté, elles n’ont plus assez d’argent pour payer les frais qui permettraient à leurs enfants plus âgés d’aller en classe.
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Les cicatrices à la gorge et à l'arrière du crâne de Modeste ont été causées par des coups de machette. Cela s'est passé un soir, alors qu’il dînait dans la petite maison qu’il occupait dans la brousse. “Ils sont arrivés et m’ont attaché. Ils ont voulu me tuer”, se souvient ce taximan d'Oicha. Il dit aussi que ces hommes étaient des soldats des FARDC. Pour bon nombre d’observateurs internationaux, certains militaires congolais seraient de mèche avec les rebelles. Pour des histoires de trafic et de pouvoir.
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“Un jour, mon père est parti dans les champs. Je ne l’ai jamais revu. Je n’ai retrouvé que ses habits ensanglantés. Désormais, je ne vais plus dans les champs ni dans la forêt. Si on va là-bas, on ne revient pas.” Charles, taximan.
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“Mon frère a été décapité. Je n’ai jamais pu voir son corps, les soldats l’ont balancé dans une fosse commune. Depuis, j’ai fui les champs avec mes huit enfants.”Jacky, couturière.
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À Oicha, malgré ces morts dont tout le monde parle, la vie suit son cours. Tous les matins, les nombreuses échoppes qui bordent la rue principale de la petite ville ouvrent leurs portes comme si de rien n’était. Enfin, lorsque le soleil se couche, ils sont nombreux à se claquemurer. C’est le couvre-feu.
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“Les massacres m’ont ruiné. Le riz et le soja de mes champs ont péri parce que je ne m'y rends plus depuis longtemps. Je ne peux pas rembourser mes crédits, je n’ai plus de quoi nourrir mes quatre filles et mon beau-frère a été décapité. Il faut que la paix revienne par ici. Mais où sont les gens qui doivent nous protéger ?” Charles, cultivateur.
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“Les rebelles ont tué mon mari et aujourd’hui, j’ai l’impression de ne plus rien avoir. Il y aura encore des massacres, j’en suis certaine. J’aimerais partir loin d’ici. Si je pouvais, j’irais près de la frontière avec l’Ouganda. On m’a dit qu’il y a une forte activité là-bas, que l’on se sent en sécurité au milieu du monde.” Esther, cultivatrice.
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Cet été, une “cour opérationnelle” a été ouverte à Beni pour juger les présumés rebelles faits prisonniers. Ils sont aujourd’hui poursuivis pour “participation à une activité insurrectionnelle”. Plusieurs procureurs, comme François Lufwa (à gauche), ont été dépêchés de Kinshasa pour instruire ces dossiers. “Ceux qui sont reconnus coupables sont condamnés à mort”, indique celui qui est aussi colonel dans l’armée. Pour l’instant, 19 personnes ont été exécutées.
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Le maire de Beni, Masumbuko Nyonyi Bwanakawa, est un passionné de documentaires animaliers, qu’il aime visionner sur la petite télévision dont il dispose dans son bureau. “Cela m’inspire, dit-il. Je me dis que je suis un peu comme le mâle dominant d’une famille d’animaux, mais pour ma ville. Je dois protéger mes administrés.”
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Depuis 1999, il existe une mission de maintien de la paix des Nations unies en République démocratique du Congo. Avec un budget annuel d’un milliard de dollars, la Monusco est la plus importante du genre dans le monde. Plusieurs bataillons de casques bleus lui sont rattachés et sont répartis dans tout le pays. À Beni, il existe notamment une escouade formée par des soldats népalais.
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Plusieurs fois par jour, les casques bleus népalais embarquent dans des missions de reconnaissance aux environs de Beni. Ils disent être en “alerte permanente”. Plusieurs fois déjà, les casques bleus ont été attaqués par les rebelles au cours de leurs sorties.
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À force, les habitants de Beni se sont habitués à la présence des casques bleus. Lorsque ces derniers filent sur la route, les enfants aiment leur faire signe en levant leur pouce. Cela dit, plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer l’inaction –ou l’incapacité– des militaires lorsqu’il s’agit d’arrêter les rebelles. “Les ADF ont des machettes et l’ONU a une puissance de feu technologique. Et il ne se passe rien”, se désole ainsi le maire Bwanakawa.
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Au cours de leurs missions, il arrive aux soldats népalais d’ouvrir des “infirmeries mobiles”. “Nous sommes là pour une cause. Lorsque je suis sur le terrain, je me sens fier”, explique le major Saroz, qui commande l’un des régiments débarqués de Katmandou. “C’est un pays complexe, quand même, souffle-t-il aussi. J’ai vu des situations de détresse qui n’existent pas au Népal.”
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Ghislaine vit sur la colline de Rwangoma, qui surplombe Beni. Au août dernier, des hommes ont débarqué devant sa maison à la nuit tombée et ont assassiné son père d’un coup de machette sur le crâne.
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Sur les 1 380 ménages que comptait Rwangoma avant les massacres, il n’en reste plus que huit aujourd’hui. Dont celui du cultivateur Nicolas. Celui-ci porte une machette constamment sur lui . “Mais si les rebelles arrivent, je n’aurai rien d’autre à faire que de fuir avec ma famille”, marmonne-t-il.
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Jean-Paul est l’un de ces habitants de Rwangoma qui ont fui pour aller vivre en ville. Il vit dans un garage, “comme une chèvre”. De temps en temps, il revient voir sa maison pour l’entretenir comme il peut.
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La plupart des paysans qui ont déserté leurs habitations de Rwangoma retournent la journée sur la colline pour continuer à travailler dans les champs. Ceux-là pressent des noix de manioc pour en faire de l’huile. Le soir, ils redescendront en ville.
“Les massacres vont bientôt reprendre. J’ai le sentiment que je peux mourir à tout moment: aujourd’hui, demain ou dans six mois. Mais il faut que je mange et que je nourrisse ma famille, alors je vais aux champs.” Angélique, cultivatrice.
Pendant un an, l’astrobiologiste français Cyprien Verseux a vécu sous un dôme près du volcan Mauna Loa, à Hawaï. Le but: évoluer dans un environnement semblable à celui de Mars. De retour parmi nous, il raconte.
Par Brice Bossavie / Photos : DR
Vous êtes rentré d’Hawaï il y a quelques semaines. Comment se passe le retour sur Terre ?
Très bien. Être à l’air libre, c’est extraordinaire : je peux manger à nouveau de la nourriture fraîche, par exemple, c’est un vrai plaisir. Bon, après, il y a des petites choses moins amusantes. Depuis qu’on est sortis, on ne supporte pas le soleil, on n’arrête pas de prendre des coups de soleil. Même quand il fait gris, on brûle.
Quel était le but de votre mission, concrètement ?
On devait vivre pendant un an avec cinq chercheurs-astronautes dans un dôme de 90 mètres carrés dans une zone volcanique d’Hawaï à 2 400 mètres d’altitude, dans les mêmes conditions qu’un astronaute parti sur Mars. Le but était de voir comment la santé mentale, les relations et les performances d’un équipage isolé évoluent dans le temps. On a par ailleurs fait des recherches et testé des techniques qui pourront être réutilisées lors d’une future expédition sur Mars, comme l’extraction d’eau dans le sol ou la production de ressources introuvables sur cette planète grâce à la biologie.
À quoi ressemblait une journée classique ?
On devait vivre pendant un an avec cinq chercheurs-astronautes dans un dôme de 90 mètres carrés dans une zone volcanique d’Hawaï à 2 400 mètres d’altitude, dans les mêmes conditions qu’un astronaute parti sur Mars
Cyprien Verseux
On faisait principalement des recherches depuis le dôme. Le reste du temps, on allait faire des missions de géologie dans le volcan. On descendait dans les tunnels de lave pour les cartographier. Exactement comme on pourrait explorer, sur Mars, les cratères spatiaux. En dehors du travail, on faisait aussi beaucoup de sport, avec un tapis de course alimenté à l’énergie solaire. On était vraiment isolés, il fallait s’occuper d’une manière ou d’une autre. Mais on avait quand même accès à une banque de films. On a même regardé tous ensemble le film Seul sur Mars, qu’on a projeté sur un mur du dôme un vendredi soir. C’était assez marrant : on s’identifiait bien à Matt Damon…
Vous étiez surtout des sujets d’étude pour la NASA…
On est partis pour être observés, oui. Chaque jour, on avait des questionnaires à remplir sur nos ressentis, et des prélèvements de sang, d’urine et de cheveux à donner afin d’analyser ce qui se passait réellement dans notre corps. On avait même des badges pour analyser nos interactions avec les autres : ils détectaient la fréquence à laquelle on parlait à chaque personne, le niveau de la voix, pour voir si on s’engueulait ou pas… Tout était calculé scientifiquement.
Vous étiez donc coupés du monde extérieur ?
On n’avait pas Internet, pas de téléphone ni de télé, donc on ne faisait jamais de Skype avec nos proches. Sur Mars, il faut entre 3 et 23 minutes pour qu’un mail parvienne à son destinataire. Donc la NASA imposait un délai de 20 minutes à nos mails à nous aussi.
Vous avez difficilement vécu cette solitude au moment des attentats de Paris.
Je viens de la région parisienne, donc ça me concernait directement. On a reçu un mail au dôme au moment où ça a commencé. J’ai alors demandé plus d’infos à l’équipe à l’extérieur. Sauf que, conditions martiennes oblige, il se passait 20 minutes entre l’envoi et la réception de mon mail. Il y avait toujours plus de morts et d’otages… Et moi, j’étais coincé à Hawaï. Je ne comprenais rien à ce qui se passait, j’étais sans Internet ni télé depuis le début de ma mission, je ne savais même pas que la France était intervenue en Syrie.
Quel est votre prochain objectif ?
Aller sur Mars pour de bon. La NASA prévoit d’y aller avec SpaceX (société d’Elon Musk, voir Society n°39, ndlr) autour de 2030 ; je serai pile dans la tranche d’âge. Les obstacles technologiques sont loin d’être insurmontables si on a le financement nécessaire. Il nous manque juste quelqu’un pour accélérer les choses, comme Kennedy l’avait fait dans les années 1960 pour voyager sur la Lune.
Par Brice Bossavie / Photos : DR
Gérard Baste, 43 ans, est un ovni dans le milieu pourtant déjà très hétérogène du rap français. Découverte du hip-hop français au milieu des années 80, un peu de graffiti, lancement avec ses acolytes Nikus Pokus et Xanax du groupe Svinkels, qui aura retourné tous les festivals de France et la tête de pas mal de jeunes amateurs de fête pendant une quinzaine d’années. Puis la séparation du trio et la réorientation vers la présentation télé, sur Game One, D17 et MTV. Avec Le Prince de la vigne, Baste sort un premier solo centré autour de son thème favori : la picole. Au risque de se transformer en caricature de lui-même, et de dissimuler la qualité de son flow et de ses lyrics derrière un personnage de “Patrick Sébastien du rap”, comme il se désole lui-même qu’on le surnomme ? Deux jours avant la sortie de son album, installé à la terrasse d’un café de Châtelet, le père de famille ouvrait pendant deux heures et demie un cœur et un cerveau peuplés de polars, de doutes, de bouteilles et de peur de la mort.
Par Gaspard Manet et Thomas Pitrel / Photos : DR
Ça fait environ huit ans que tu annonces cet album solo. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Ça fait huit ans que je l’annonce mais ça fait près de quinze ans que je le prépare donc c’est encore pire. J’avais cette volonté de sortir un solo depuis de nombreuses années mais il y a toujours des choses qui se passent. On a quand même fait quatre albums des Svinkels, deux albums du Klub des 7, un album de Qhuit. Et puis au moment où je me suis réellement mis à bosser sur cet album, j’ai eu un petit garçon, ce qui prend quand même pas mal de temps – je parle pas de la fabrication, ça je m’en souviens parfaitement et ça n’a pas dû me prendre plus d’une minute sur le canapé. D’autant que le jour de sa naissance, je commençais la matinale sur D17. Du coup, je me suis retrouvé la tête dans le guidon pendant trois ans avec une matinale en direct tous les jours – ce qui est pas mal usant – et plein de petits projets qui venaient s’ajouter avec le temps. Et puis récemment, je me suis dit que si l’album ne sortait pas cette année, ça allait devenir compliqué. On s’est fixé cette date du 28 octobre qui nous paraissait alors assez lointaine pour qu’on ait le temps de se préparer, mais pas trop non plus. Et on y est arrivé.
Certains morceaux de l’album sont donc assez vieux ?
Pas tant que ça finalement, genre trois ou quatre. Le Prince de la vigne, par exemple, c’est l’un des premiers que j’aie faits, j’ai dû l’écrire il y a cinq ans. Et
Je ne suis pas du tout dans le délire du mec qui écrit des morceaux parce que c’est sa passion, j’en ai plus rien à foutre. J’écris du rap parce qu’on m’a donné l’occasion d’en faire
Gérard Baste
puis derrière, je n’ai pratiquement rien fait pendant cinq ans, à part quelques featurings, quelques trucs à droite, à gauche. Quand j’ai réécouté ces morceaux, j’ai trouvé qu’ils n’avaient pas forcément vieilli, alors je n’ai pas cherché à les actualiser. Surtout qu’en vrai, je ne suis pas du tout dans le délire du mec qui écrit des morceaux parce que c’est sa passion, j’en ai plus rien à foutre. J’écris du rap parce qu’on m’a donné l’occasion d’en faire, parce que j’aime bien et que je me débrouille à peu près mais en gros, je ne fais pas 60 morceaux pour en sortir onze. Je suis plus du genre à en faire 20 pour en sortir 20. Là, en l’occurrence, j’en ai fait 23 ou 24 donc je m’étais laissé une petite marge, ce qui est assez rare. Mais j’ai écrit la plupart des titres dans les trois semaines où on a enregistré l’album.
C’est donc juste un moment où tu avais plus de temps à consacrer à la musique, un moment où tu es entré dans ton fameux processus créatif que tu nommes ton “petit bazar” ?
(Rires) Le petit bazar, ça veut dire que j’étais tout seul à la maison, j’avais envoyé femme et enfant en vacances et j’avais demandé à un mec que j’aime bien, qui bosse chez Welsh Recordz, de venir m’assister car je savais que ça allait être un peu freestyle. Et on a commencé en roue libre. Pendant dix, quinze jours, ça a même été la grosse roue libre. Le petit bazar était devenu un gros bazar. En une semaine, je me suis changé en Bukowski. J’avais les cheveux teints en rouge à cause d’un pari perdu, je tombais une bouteille de rhum par jour. Au bout de dix jours, ma femme m’a dit : “Là, ça va pas, tu déconnes, je rentre à la maison.” Elle est rentrée, elle m’a mis dans un bain, elle m’a coupé les cheveux, elle a viré les boutanches dégueulasses et m’a obligé à me mettre à travailler sérieusement. Et heureusement qu’elle était là, sinon je n’aurais pas fini le projet, je pense. Ça m’a permis de me rendre compte que les états qui me réussissaient à une époque me réussissent moins aujourd’hui, même s’ils me plaisent toujours. Je suis devenu un peu trop vieux pour ces conneries. Je suis devenu le François Bayrou de l’alcool.
Ça reste quand même indispensable pour toi de te défoncer pour trouver l’inspiration ?
Ce n’est pas que c’est indispensable mais bon… Quasiment tous mes morceaux parlent de picole, et l’album s’appelle quand même Le Prince de la vigne. J’ai toujours eu l’impression, à travers des mecs comme Baudelaire ou Bukowski, qu’il fallait se mettre dans certains états pour trouver l’inspiration, mais je pense qu’il s’agit surtout d’une peur. Le fait de picoler te permet de surmonter tes inhibitions. C’est dur de jouer les rappeurs, tu sais ! Il y a toujours une petite part de comédie là-dedans pour bien jouer le truc. J’ai une confiance qui est celle que les gens m’ont donnée au fil du temps mais en vrai, je ne sais pas toujours très bien ce que je fais. Je ne sais pas si c’est bien, si ça va plaire, je me pose beaucoup de questions.
Il y a une forme d’angoisse constante chez toi, en fait ?
Bien sûr. Il y a toujours cette peur de rater. Quand je travaille, je me retrouve toujours dans l’état dans lequel j’étais quand je devais rendre une rédaction en quatrième et que je n’avais toujours pas fini alors qu’il était 2h du matin. Je me disais : “Bon, allez, je mets le réveil à 4h, comme ça il me restera une heure pour finir.” Je me rappelle tellement ce réveil qui sonne et ce moment où je me disais : “Putain, je ne vais jamais y arriver.” Aujourd’hui encore, je travaille comme ça. C’est l’enfer…
Pourquoi avoir décidé de faire appel au financement participatif pour cet album ?
Je me suis rendu compte que ça coûtait cher de produire un album, surtout que j’avais aucune envie d’aller en maison de disque. J’ai déjà donné quand on avait encore les Svinkels et je me suis fait plus d’argent en me faisant virer des maisons de disque qu’en travaillant pour elles. Quand tu sais qu’elles te prennent quasiment 80% de ce que tu rapportes, le calcul est vite fait. Attention, je suis quand même content d’être passé par la case major, d’avoir connu Delabel où les autres signatures étaient IAM, Oxmo Puccino. On étaient quand même entourés de gens hyperintéressants, je regrette même aujourd’hui de ne pas m’être plus intéressé à eux. Mais voilà, je n’ai plus l’impression d’avoir besoin d’eux. Il y a tellement d’artistes qui marchent sans être en major. L’exemple le plus flagrant, c’est Action Bronson, qui a le parcours-type de ce que j’aimerais bien faire.
Un homme qui a un délire un peu similaire au tien, en plus…
Il n’a pas inventé le fait d’être gros non plus. Même si moi, ce n’était pas le but au départ (rires). Mais c’est vrai que l’univers de la bouffe, tout ça, c’est un délire qui me parle.
Toutes ses folies sur scène comme lorsqu’il part aux chiottes en plein concert et qu’il continue à rapper, ce sont des trucs que tu aurais pu faire, non ?
Non, je ne pense pas. Malgré les apparences, je n’ai pas ce je-m’en-foutisme. Je ne prévois pas mes interventions scéniques non plus mais on a toujours bossé sur la mise en scène, on ne laissait pas tant que choses que ça au hasard. Alors, bien sûr, quand je vois des trucs comme ça je suis hyperadmiratif. Et puis ça donne des idées, clairement.
À l’époque des Svinkels vous aviez quand même l’habitude de vous lâcher sur scène…
Ouais, on se lâchait à fond. Sauf qu’on avait grave bossé en amont. Quand on était avec Pone, par exemple, c’étaient des heures et des heures de répétition pour faire rentrer les medleys et tous les trucs. J’ai toujours bien aimé travailler la scène, là on a un nouveau show assez cool avec notamment deux grosses bouteilles géantes qui se gonflent, ça va être assez cool. C’est la première fois depuis Svinkels que je reviens avec un concert vraiment travaillé à base de lumières, de sons et de mise en scène. Même si ça reste un peu fait avec ma bite et mon couteau.
Rien à voir avec les Lopez du 36.
Un show que tu auras l’occasion de mettre en pratique à l’Élysée Montmartre où tu retournes prochainement ?
Ouais, et j’ai vraiment hâte. Je suis tellement content de retourner là-bas ! C’est vraiment une des salles que je préfère et où j’ai pris mes plus grosses claques, notamment quand j’étais allé voir les Beastie Boys, qui reste mon groupe préféré de tous les temps. Quand on avait joué là-bas avec les Svink, on avait tourné un DVD qu’on a décidé de ne pas sortir car, pour nous, il ne reflétait pas l’énergie et la bonne ambiance qu’il y avait dans nos concerts de l’époque. De manière générale, pour moi, les lives des Svink ne reflètent pas vraiment ce qu’on faisait. Je suis un peu déçu de ça… En fait, je pense qu’on était chiants, même très chiants.
Comment ça ?
Genre très exigeants envers les autres, envers nous-mêmes, entre nous. Il y avait tout le temps un enjeu. Pour être honnête, on a toujours pensé qu’on allait tout défoncer et on avait la mentalité de mecs qui veulent tout défoncer, justement. Alors certes, ce n’est pas une mauvaise mentalité mais aujourd’hui, je ne pense plus du tout comme ça. Je suis plus dans le délire de donner du plaisir aux gens et d’en prendre moi-même ; comme un acte sexuel, en fait. À l’époque, on se disait : “Ce qu’on fait c’est bien, faut que les gens le sachent, et pourquoi les médias s’intéressent pas à nous ?” Et finalement, les réponses sont assez simples : ils ne s’intéressent pas à nous car ce qu’on fait est chelous et qu’en plus on est chiants.
Je dis souvent que je suis un bobeauf, un genre de beauf bohème. J’aime ma famille, je passe un maximum de temps avec elle, on fait des barbecues ; et de l’autre côté, on est en concert toutes les semaines à jouer les rock stars dans un van avec des néons verts magnifiques
Gérard Baste
La maison de disque ne bosse pas trop pour nous car on est relous. Bref, il y a plein de trucs comme ça dont je me suis rendu compte avec le recul. Et du coup quand on arrêté les Svink, j’ai décidé de reprendre à zéro ma façon de percevoir cette activité. Je ne voulais plus la faire avec du stress, il y a déjà assez de trucs avec le trac, les contraintes techniques, si en plus on ajoute de l’ambition là-dedans, on ne va pas s’en sortir. Aujourd’hui, je veux faire les choses bien, que les gens soient contents quand ils viennent et basta ! Retrouver des trucs simples, comme se mettre un bon pique-nique dans le train, avec de bons produits. D’ailleurs, quand j’ai commencé à tourner en solo, je n’étais jamais tout seul, je partais avec Docteur Vince, Xanax ou A2H. Et les premières feuilles de route qu’on faisait, c’étaient des menus avec ce qu’on allait emporter à bouffer. En mode petits toasts avec un peu de foie gras – c’est toujours sympa pour le train–, avec un petit pain Poilâne et une petite confiote. Un peu de fromage, du saucisson. Des choses bonnes, quoi. Parfois, je faisais même des Tupperware de pâtes le matin, je les faisais réchauffer à fond comme ça elles étaient encore un peu tièdes le midi et bam ! tu rajoutes persil, parmesan, t’es au top.
Tu as connu une évolution dans la qualité des produits que tu buvais et mangeais au cours de ta vie ?
Ouais, comme tout le monde. Sauf pour ceux qui se clochardisent et qui n’ont plus les moyens. Nous, on a commencé par des bières toutes dégueulasses, c’est pas pour rien qu’on s’est appelés Svinkels (nom d’une bière bon marché, ndlr). Mais on le faisait car on n’avait pas de thunes aussi. On essayait de dispatcher tout ça, certains mettaient pour un peu de teushi, d’autres achetaient trois bières pour trois francs, les fameuses Swinkels. Les paquets de clopes, c’était dix balles…
Même si embourgeoisement il y a, la finalité reste la même puisque ton nouvel album parle encore quasiment exclusivement d’alcool et de défonce.
Ah bah ça, si tu veux, c’est que je ne sais pas du tout faire autrement. Ça revient toujours. Chassez le naturel, il revient au goulot. Je fais de la musique comme un écrivain de polar écrit ses bouquins. Un mec comme James Ellroy, par exemple, il ne s’est pas mis d’un coup à écrire des livres d’amour. Si certains écrivains arrivent à aborder différentes thématiques, beaucoup écrivent des romans policiers toute leur vie. Un peu comme si c’était le même bouquin qui évoluait. C’est ça que je fais. Je fais toujours un peu le même disque, sauf que j’essaie de le faire de mieux en mieux. Ici, j’ai essayé de prendre tout ce que j’aimais bien et de le condenser en un album solo. Ce qui reflète ce que j’aimerais écouter, en fait.
Mais ça ne reflète plus la vie que tu mènes, si ?
Si, un peu. J’ai toujours un concert par semaine. C’est sûr que maintenant, j’ai un enfant, une famille, j’habite dans un pavillon, mais la vie que je mène reste celle d’un mec moitié rock star, moitié beauf. Je dis souvent que je suis un bobeauf, un
C’est quand même dur la vie, je trouve
Gérard Baste
genre de beauf bohème. J’aime ma famille, je passe un maximum de temps avec elle, on fait des barbecues ; et de l’autre côté, on est en concert toutes les semaines à jouer les rock stars dans un van avec des néons verts magnifiques. Ce n’est pas la même folie, c’est sûr, mais on n’a plus le même âge. Aujourd’hui, on le fait mieux, je trouve. De toute façon, tu as des points forts à 20 ans mais à 40, tu en as d’autres. Je fais mieux à manger, je connais mieux le corps de la femme, selon moi j’écris mieux, donc il y a une évolution. Quand je repense aux grandes années des Svinkels, quand j’avais entre 25 et 35 ans, je me souviens de tout mais il y a comme un flou. On était en permanence bringuebalés de concert en concert, de studio en studio, on était accompagnés de plein de personnes qui géraient tout pour nous. Je préfère la vie que j’ai aujourd’hui car je suis maître de ma destinée, et je suis sorti de ce truc où finalement tu ne contrôles rien.
Après tant d’années à avoir profité, maintenant quel est ton rapport à l’alcool, la défonce ?
Je suis contre ! Je trouve ça intéressant d’essayer des trucs quand tu as 20 ans, mais pas quand ça devient quotidien. Tu sais quand je parle de tise dans mes morceaux, dans le fond ce n’est pas nécessairement très drôle. Je ne dis pas aux gens qu’il faut boire, surtout que j’ai personnellement payé les pots cassés. Quand t’es ivre mort à 20 piges, c’est marrant mais quand c’est le cas sur ton canapé à 40 ans, c’est tout de suite moins drôle. Combien de temps on va continuer à faire le clown poivrot ? J’en sais rien. On vit avec ça, qu’est-ce que tu veux que je te dise. C’est comme ça.
Il y a un côté autodestructeur là-dedans ou ça reste basé sur l’aspect festif ?
C’est un sujet profond, là… C’est personnel. Ce n’est pas que j’ai pas envie de répondre, mais aujourd’hui, j’ai 43 ans, j’ai une vie de famille, et je picole encore comme un enculé. Quand je me réveille le matin, j’ai l’impression que je vais mourir, je suis à deux doigts d’aller à l’hôpital. Bien sûr que ça fait peur, on vit avec ça, c’est pas drôle. C’est loin d’être drôle. Mais voilà, chacun a son rapport à la vie, à l’autodestruction. Je n’ai pas l’impression d’avoir voulu m’autodétruire mais évidemment que les gens qui se défoncent de façon systématique, ça tient à des problèmes, à des angoisses… J’ai un trac de la vie, c’est certain. Après, ce dont j’ai le plus peur, c’est la mort, et pourtant je fais tout pour qu’elle arrive… Il n’y a pas un mec qui est addict à quelque chose sans savoir que ça lui fait du mal. Chacun gère ses addictions comme il peut. Ceux qui me font rire, ce sont les sex-addicts : “J’ai un problème, je me branle cinq fois par jour.” Ouais, et alors ? Si t’as envie de ken, vas-y, ken, on s’en bat les couilles. Mais chacun gère son rapport à la vie comme il peut. C’est quand même dur la vie, je trouve.
Tu te poses aussi forcément la question de savoir comment on vieillit quand on est rappeur, non ?
Ça fait des années que je me dis que je suis trop vieux pour ces conneries. Mais bon, je ne sais pas faire mille autres choses, et je voulais absolument faire cet album. Mais j’en parlais l’autre fois avec mon père, qui est un peu un cow-boy et qui est donc plus dans le blues et la country où les artistes vont avoir tendance à se bonifier avec l’âge, et il m’a dit un truc assez marrant : “Mais Mat – il m’appelle Mat –, vous êtes des pionniers, donc vous ne pouvez pas savoir si vous êtes trop vieux puisque vous êtes les premiers à faire du rap. Pour l’instant, il n’y a pas d’âge.” On a commencé dans les années 80, les plus vieux rappeurs aujourd’hui, ils ont 50 piges. Quand tu regardes un Jay Z, tu n’as pas l’impression que le mec est trop vieux pour ces conneries, si ? Regarde Eminem, il a le même âge que moi. Bon, il a quelques problèmes de santé mentale, mais j’ai eu mes soucis de santé aussi, même si heureusement ils n’étaient pas mentaux. C’est vrai que le rap a changé ces dernières années mais je pense qu’il y a encore de la place pour tout le monde, et notamment pour le rap un peu adulte. Je suis peut-être trop vieux pour faire le rap que je fais, mais ça me ferait chier de faire les choses différemment.
L’écouter : Le Prince de la vigne, premier album solo, sorti le 28 octobre 2016
Le voir : en concert à l’Élysée Montmartre (Paris) le 28 janvier 2017
Par Gaspard Manet et Thomas Pitrel / Photos : DR
The Wicked + The Divine, véritable best-seller en Angleterre et aux États-Unis, a maintenant sa traduction française. Ce comics en plusieurs tomes part d’un postulat qui sacralise la pop culture : et si les pop stars d’aujourd’hui étaient des dieux et déesses adulés de tous ? Réponses avec son scénariste, Kieron Gillen.
Par Brice Bossavie
Comment vous est venue l’idée de mêler pop stars et divinités ?
Mon travail repose sur la pop culture et la magie en général. Mais ce qui a lancé cette série, c’est la mort de mon père: une semaine après ce triste événement, j’ai eu l’idée de douze dieux adorés pendant deux ans et qui mourraient ensuite. C’était une manière originale de penser à la vie et à la mort. Parallèlement, je trouvais qu’il y avait un rapport entre les dieux et les pop stars dans leur manière d’exercer une influence sur les gens, et il me semblait intéressant de relier ces deux concepts.
Pourquoi deux ans, d’ailleurs?
C’était un moyen d’intensifier le temps court de la vie, un peu comme une sorte de métaphore. Après, j’allais aussi avoir 40 ans deux ans plus tard, et c’était très symbolique pour moi (rires).
Qu’est-ce qui vous attire particulièrement chez les pop stars?
En vérité, je suis plus intéressé par l’art que par les pop stars. Dans le tome 2, on présente par exemple des nouveaux dieux qui sont, eux, influencés par des artistes du XIXe siècle. Mais la pop est très visuelle et les pop stars sont plus intéressantes à représenter que des écrivains. L’autre point important, c’est aussi que les pop stars ne sont pas toujours extrêmement considérées en tant qu’artistes. J’ai l’impression que les créations artistiques les plus respectées aujourd’hui ont toujours été méprisées durant leur époque : en traitant les pop stars sérieusement, on prenait le contre-pied de cette tendance.
C’est assez vrai pour quelqu’un comme Kanye West, par exemple.
Kanye est un très bon exemple parce qu’il est extrêmement arrogant et agaçant, mais en même temps, il sort des disques incroyables. Il n’y a pas de juste milieu avec lui, et il représente tous les excès de quelqu’un de très célèbre qui influence parallèlement les gens d’une manière artistique. Il ferait un très bon personnage pour un prochain tome de notre BD !
Avec les réseaux sociaux, on connaît presque tout des célébrités. Cela les rend-elles moins fascinantes ?
Pour cet univers, j’ai été influencé par les gens qui m’entourent dans la vie et beaucoup de mes amis les plus proches sont des femmes fortes qui me fascinent
Kieron Gillen
Probablement. Mais je pense que certaines choses ne changeront pas : les personnes célèbres ont toujours fasciné les masses, et ce ne sont pas les réseaux sociaux qui vont changer ça. C’est juste que l’on a aujourd’hui une autre manière de les considérer, un peu plus proche de nous peut-être.
Vous érigez les pop stars en divinités, mais en même temps, elles ont l’air d’énormément interagir avec leurs admirateurs. Laura, la protagoniste, passe tout son temps avec eux.
Ça fait partie du charme de cette bande dessinée. Et c’est aussi ce qui en a fait son succès, je pense : Laura, une adolescente normale, se retrouve dans un monde qui n’est pas censé être le sien –celui des célébrités– mais elle s’y fait finalement une place. Ce paradoxe fait rêver certains de nos lecteurs, et c’est amusant à raconter. Ça donne un petit plus que l’on peut se permettre dans une fiction.
L’autre chose que beaucoup de monde a remarquée, c’est la présence de nombreuses femmes fortes. Ce n’est pas si courant que ça dans l’univers des comics.
C’est amusant parce que quand je réfléchissais aux personnages et aux histoires qu’on allait explorer, je n’ai pensé qu’à des femmes, au départ. J’ai même hésité à n’avoir que des personnages féminins, mais finalement, je me suis dis que c’était bien d’avoir des personnages des deux sexes. Pour cet univers, j’ai été influencé par les gens qui m’entourent dans la vie et beaucoup de mes amis les plus proches sont des femmes fortes qui me fascinent. De la même manière, j’ai placé l’action à Londres, la ville où je vis, et je voulais que ça ressemble à ce qu’est Londres aujourd’hui : une ville où tout le monde se mélange.
De nombreuses personnes font des cosplays de vos personnages aux États-Unis. Ce n’est pas étrange qu’un comics sur la célébrité et l’admiration fasse justement cet effet aux gens ?
Oui, c’est vraiment marrant. Mais en même temps, cette série avait dès le début du potentiel pour alimenter un vrai intérêt des lecteurs : à chaque numéro, on prend le temps de laisser des notes et des indications sur les personnages, l’intrigue… Et c’est vrai que les fans s’habillent comme les personnages de notre BD, qui sont eux-mêmes des fans dans le comics. C’est étrange, mais très gratifiant pour nous !
Vous avez dit dans une interview que vous aimiez ‘défendre les cultures méprisées’. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Je suis quelqu’un qui aime prendre le contre-pied et défendre ce que l’on sous-estime. Et c’est particulièrement vrai dans la culture des jeux vidéo ou des comics. Je reste persuadé que toute œuvre devrait être respectée en fonction de sa valeur intrinsèque et non de son genre. Il faut avoir l’esprit ouvert : je ne suis pas passionné d’architecture ou de poésie, mais j’aime la bonne architecture ou la bonne poésie. Et il y a aussi des bons comics et des bons jeux vidéo.
Lire : The Wicked + The Divine, de Kieron Gillen, Jamie McKelvie et Matthew Wilson, en librairie depuis le 26 octobre.
Par Brice Bossavie
Personnage discret mais omniprésent du milieu rap et electro en France, DJ Pone sort enfin du bois avec un premier disque, Radiant. Surtout l’œuvre d’un garçon qui veut pleinement s’exprimer, sans “faire systématiquement d’Uchi-Mata” dans sa musique. Rencontre.
Par Brice Bossavie / Photo : DR
Pour connaître le parcours et les origines de DJ Pone, il faut scruter ses bras. Quelques dessins à l’encre noire y retracent les étapes importantes de sa vie. Il y a d’abord, en toutes lettres sur son biceps, “Meaux”, sa ville d’origine. Là où celui qui ne s’est longtemps appelé que Thomas Parent découvre le rap dans les années 80 : “Le hip-hop fait partie de mon quotidien depuis toujours, en musique comme pour le reste, notamment quand je faisais du graff. Mais c’est ce qui m’a aussi permis de découvrir plein de choses, en electro, en rock ou en punk, confie-t-il avec un grand sourire. Tu es fan des Beastie Boys, tu découvres que les mecs ont fait du punk avant, qu’ils adorent Dire Straits et les Bad Brains, et du coup, tu t’y mets aussi.” Il y a ensuite le nom de DJ Mehdi sur son bras droit, caché sous une manche : “Medhi faisait le pont entre electro et rap au début des années 2000. C’était un truc qui m’intéressait et que je suivais notamment avec les Birdy Nam Nam.” Un hommage à l’ex-producteur de la Mafia K’1 Fry et de 113, tragiquement décédé en 2011. Et il y a enfin le logo des Birdy Nam Nam sur son poignet droit. Le groupe, constitué de quatre DJ, affolait à l’époque la planète electro avec des lives sauvages, bien loin des origines hip-hop de Pone : “Avec Justice, Ed Banger et les autres, il se passait clairement un truc en France. Ça nous attirait vachement et on s’était vraiment plongés dedans. On avait besoin d’énergie, de rage, d’un truc qui explose notamment sur scène.” Il ajoute : “Ça fait parfois du bien de faire des choses complètement différentes.”
Vol de cassette et “baffe dans la tronche”
DJ, champion du monde DMC, graffeur, beatmaker, et maintenant musicien, Thomas Parent est de ceux qui n’ont jamais voulu s’enfermer dans une case. Lorsque les fans de rap français pensent qu’il va faire carrière dans le hip-hop au début des années 2000, il prouve le contraire avec le deuxième album des Birdy
Pone se fie à ses sens et se fiche de l’image des artistes
Superpoze
Nam Nam, Manual for Successful Rioting, une bombe electro qui va affoler les festivals. On se dit alors que le rap s’arrête là pour Pone… qui retourne faire des morceaux pour Disiz, Deen Burbigo ou encore Greg Frite, tout en fondant parallèlement le groupe Sarh (avec José Reis Fontao du groupe Stuck in the Sound) dans lequel il s’essaye aux mélodies électroniques feutrées. Et la liste des collaborations inattendues est encore longue, Pone est un garçon qui ne se limite pas dans ses choix. “Je me souviens très bien d’un type que j’avais rencontré en vacances avec mes parents quand j’avais 11 ans. Il avait un grand frère rockeur, genre cheveux superlongs et veste en jean, et je lui avais piqué une cassette audio qui traînait. Dedans, il y avait du Guns N’ Roses, du Anthrax et du Run DMC, et j’avais pris une belle baffe dans la tronche aussi. Le rap fait partie de ma vie, mais il n’y a pas que ça”, s’amuse-t-il aujourd’hui. Superpoze, jeune musicien français qui a travaillé sur son album confirme : “Pone peut faire le DJ pour des rappeurs très connus, mais aussi aller en studio faire des choses beaucoup plus expérimentales. Il se fie à ses sens et se fiche de l’image des artistes.”
Du rap mais pas que
Malgré son hyperactivité, ses collaborations éclectiques et ses innombrables concerts, une ligne manquait au CV de Pone : un album à son nom. “J’ai voulu faire ce disque quand j’ai senti que j’étais prêt et je suis content d’avoir attendu, confie-t-il. C’était plus une question de technique, il fallait que je sois prêt à créer ma propre musique en studio.” D’abord avec un premier EP chez Ed Banger Records, Erratic Impulses, ensuite avec son projet Sarh, et enfin aujourd’hui avec Radiant. Ni vraiment hip-hop ni totalement électronique, c’est une sorte d’objet hybride, un mélange de toutes les musiques qui animent son auteur. Avec en
Pourquoi je devrais uniquement faire du rap ou des scratchs? C’est comme si on demandait à David Douillet de faire systématiquement un Uchi-Mata
Pone
fond, une mélancolie certaine. “Peut-être que c’est parce que je vieillis, je me calme”, rit-il. La raison de cette douceur musicale se cache pourtant dans les affres de la vie de Thomas Parent et non de l’artiste Pone. “J’ai réalisé cet album pendant un passage très difficile de ma vie, ça m’a permis de penser à autre chose. Un peu comme une sorte de thérapie”, confie-t-il à demi-mots. Aussi, Pone aimerait que l’on comprenne qu’il a changé. Sans renier ses origines, il s’agace des gens qui lui demandent encore uniquement de scratcher aux platines comme il le faisait pour la Scred Connexion ou les Svinkels au début des années 2000. “Thomas Parent, aujourd’hui, il a 38 ans, plus 25. Je ne vais pas faire uniquement des scratchs sur des vinyles, j’ai d’autres envies.” Il a même précisément enlevé le “DJ” de son nom d’artiste sur son album pour éviter toute confusion. “Ma dernière compétition de DJ je l’ai faite en 2002, il y a quatorze ans. Pourquoi je devrais uniquement faire du rap ou des scratchs? C’est comme si on demandait à David Douillet de faire systématiquement un Uchi-Mata aux gens qu’il croise!”
C’est Superpoze qui l’a d’ailleurs aidé à prendre du recul sur sa musique. “Dès qu’on s’est rencontrés, je le voulais comme producteur. Il m’a amené des mélodies et de la douceur sur le disque, sinon j’allais faire des trucs durs ou trop sombres. Vu l’époque, tu as plus envie de faire des free hugs que la guerre”, explique Pone en souriant. Le jeune producteur confirme : “Il m’a demandé un album solaire, lumineux, et c’était quelque chose qui me plaisait. Il aime les mélodies, et je pense que c’est pour ça qu’il est venu me chercher.” En studio, pendant deux mois, Pone, 38 ans, et Superpoze, 22 ans, ont donc “mang[é] du Crunch, [bu] de l’Ice Tea et [se sont enfilé] des cafés” mais ont surtout travaillé, des journées et des journées entières. “C’était le vieux et le jeune, et on s’entendait superbien, sourit Pone. Je voulais sortir de ma zone de confort, bosser avec quelqu’un avec moins d’expérience.” En gardant en tête un seul et unique objectif que résume Superpoze : “Réaliser l’album de quelqu’un qui vient du rap, mais qui a beaucoup d’autres passions.”
Par Brice Bossavie / Photo : DR
Le 29 septembre dernier, à Lyon, Jan Fabre, le célèbre artiste belge, s’attaquait au record de l’heure d’Eddy Merckx, mais sans vraiment mettre toutes les chances de son côté. Pour l’occasion, “le Cannibale” s’était même déplacé pour assurer les commentaires en compagnie de Raymond Poulidor. Retour sur un échec assumé, annoncé et, surtout, un hommage aux rois de la pédale.
Par Alexandre Pedro / Photos : Gilles Reboisson
Le record de l’heure a souvent attiré les personnages les plus baroques du cyclisme, ceux qui roulent vite et fort mais qui n’ont jamais trouvé leur place dans un peloton. Il y a eu Graeme Obree, cet Écossais bipolaire et suicidaire qui battait en 1993 le record de Francesco Moser –alors vieux de neuf ans– sur un engin bricolé dans son garage avec des pièces de sa machine à laver. Ancien obèse, le Suisse Jean Nuttli perdait lui 50 kilos à suer sur son vélo d’appartement avant de s’attaquer en vain à la performance de Chris Boardman, en 2002. Jan Fabre s’inscrit dans cette tradition de fous roulants dont il ignore sans doute l’existence. Plutôt qu’au record actuel de Bradley Wiggins, l’artiste et performeur a préféré s’attaquer à celui établi par Eddy Merckx le 25 octobre 1972 à Mexico, soit 49,431 kilomètres. Un temps impossible à approcher pour un homme de 57 ans avec trois semaines d’entraînement dans les jambes. Le 29 septembre dernier, sur la piste du vélodrome du parc de la Tête-d’Or à Lyon, Fabre s’élance d’ailleurs “pour ne pas battre le record du monde de l’heure établi par Eddy Merckx”. Un défi gagné d’avance, mais aussi un hommage un peu cabot au plus célèbre des Belges, convoqué pour commenter sa performance de cycliste du samedi soir. “Mais ça sert à quoi ton truc ?” s’est demandé l’intéressé quand le projet lui a été présenté.
Le Cannibale, sans doute appâté par l’odeur de la viande.
Mais plutôt que de se lancer dans un débat théorique sur l’utilité de l’art, Fabre a réussi à convaincre le quintuple vainqueur du Tour de la nécessité de sa présence. Il a aussi embarqué dans son aventure Raymond Poulidor, Daniel Mangeas, l’ancien speaker du Tour de France, et le journaliste Ruben Van Gucht pour commenter en flamand la performance de l’enfant terrible de l’art contemporain belge. Pendant que Mangeas ambiance un public où les retraités belges de passage dans la région se mélangent aux étudiants des Beaux-Arts, Fabre s’élance pour quelques tours de rodage. Monté sur un vélo Merckx à pignon fixe, il porte un casque à boudins et a préféré le costume-cravate aux cuissards. Un choix esthétique qui fait dire à Poulidor “qu’il ne s’est pas essayé en soufflerie”. Le veille, “Poupou” a découvert “ce drôle de personnage qui ne devrait pas être en liberté” et a visité, en compagnie de Merckx, la rétrospective consacrée par le MAC Lyon voisin aux performances de l’Anversois. Bien que ce dernier affiche un physique qui lui a permis de camper, lors d’une performance en 2008, le Jacques Mesrine des derniers jours au milieu des statues antiques du Louvre, il montre très vite des signes de faiblesse sur une piste dont la déclinaison maximale est de 47 degrés. Après quelques minutes, le coup de pédale est déjà lourd, les mains en haut du guidon et les genoux en canard. “Sans doute est-il parti trop vite ?” suggère Poulidor alors que Mangeas trouve à Fabre des “faux airs de Jan Janssen, le vainqueur du Tour 68”. Davantage dans la technique, Merckx estime lui “qu’il monte un peu trop haut dans les virages”.
“Troisième boule” et une clope pour la route
Après dix minutes, l’artiste est déjà largement en avance sur les temps de passage de sa non tentative de record. Il ne lui reste plus qu’à tenir, ne pas succomber à ce coup de faim, cette fringale tant redoutée par les cyclistes. Prévoyant, il attrape un steak cru tous les deux ou trois tours, qu’il place dans la poche de sa veste, sur la potence du vélo et un peu partout où il trouve de la place. Depuis sa cabine de commentateur, Merckx observe hilare cet hommage à son surnom, ce qui chez le Cannibale se traduit par un demi-rictus. Après 30 minutes, Fabre a parcouru péniblement douze kilomètres. Il respecte à sa façon la clé du succès de tout record de l’heure : partir vite, accélérer au milieu, et terminer encore plus vite. Dans les tribunes, on agite les drapeaux belge, flamand et français distribués à l’entrée, tout en se laissant bercer par la voix éraillée d’un Mangeas qui rappelle la devise du héros du jour : “L’échec n’existe que pour celui qui refuse d’essayer.” L’échec est une histoire de style, de panache, qui demande à être apprivoisé. Et dans son genre, le Flamand y parvient à merveille et avec tout le sérieux du monde. Sa performance est agréée par la Fédération française de cyclisme, un chronométreur officiel enregistre son temps à chaque tour et cinq caméras immortalisent son combat contre la montre, lui-même, et surtout cette “troisième boule” dont il a avoué souffrir avant de se mettre en piste. “Il est fou de pas avoir mis de cuissards”, pointe un Poulidor à cheval sur l’équipement.
Pause clope.
Alors que Poupou et Merckx devisent sur le boucher où se ravitaille Jan Fabre, celui-ci met la main au paquet pour attraper une cigarette. Ce n’est pas la clope du condamné, mais celle du type qui n’a plus que cinq minutes à tirer et qui quitte déjà sa condition de sportif. Piqué par la nicotine et la perspective d’enfin se lever de cette selle trop rigide, Fabre lâche ses dernières forces, dont il soupçonne à peine l’existence, lors d’un ultime tour avalé dans un temps record –pour lui– de 40 secondes. Avec 22,949 kilomètres en 60 minutes, il aura rendu un hommage douloureux, émouvant et absurde –bref, belge– à Eddy Merckx. Cela valait bien la bise du roi Eddy, qui avait peut-être enfin trouvé “à quoi servait ce truc”.
Les championnats du monde de cache-cache se déroulaient début septembre en Lombardie, dans le petit village de Consonno. Et les locaux se sont bien plantés. À défaut de bien se planquer…
Par Christophe Gleizes / Photos : Renaud Bouchez pour Society
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Les championnats du monde de cache-cache, qui en sont à leur septième édition, ont attiré plus de 320 concurrents répartis en 64 équipes dans le village de Consonno, situé sur les hauteurs du lac de Côme. La compétition s'est déroulée dans un champ d'herbe riche en cachettes, allant de ballons gonflables à des fagots de bois, en passant par du mobilier de salon.
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Chaque équipe compte cinq membres, qui évoluent à tour de rôle lors de chaque manche. Originaire de la région, Vasco a réussi à faire sponsoriser ses coéquipiers par le prestigieux site Pornhub. “Je suis devenu myope à force de mater leur site, avance ce barman de 43 ans, alors quand on leur a demandé, ils ont tout de suite accepté.” De quoi défoncer tout le monde.
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Venus d'Aix en Provence sur un coup de tête, Quentin, Valentin, Gauthier, Brice et Steve sont les Sneaky Frenchy. À défaut d'être particulièrement sportifs, ilscomptent sur leur sang-froid pour triompher. “J'ai vu l'évènement passer sur Facebook et ça m'a fait délirer. C'est bien parce que mes potes sont assez cons pour dire oui à ce genre de trucs”, raconte Gauthier, en faisant la quête pour aller acheter de la vodka. “Pas de panique, on reste des compétiteurs.”
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Armé de son impeccable tenue camouflage, il fait partie des concurrents les plus en vue de ces championnats. “Je suis imbattable dans les fourrés”, se vante Marco, qui enchaîne les perfs depuis le matin. Grand enfant dans l'âme, ce commercial italien de 42 ans n'est pas venu faire de la figuration, sous les yeux de sa fille de 5 ans. “Elle aimerait bien jouer mais cette fois, c'est au tour des grands , assène ce spécialiste de l'infiltration, qui brille d'habitude au paintball. On va pas se mentir, pour une fois, c'est sympa d'échanger les rôles.”
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Ils se baladent en caleçon, leurs skis sous le bras, réchauffés par le soleil italien, comme s'ils étaient en quête de leur troisième étoile à Saint-Lary. Eux, ce sont les Los Cannecidos, une des équipes les plus sympathiques du tournoi. Entre deux bières, leur leader, Enrico, annonce la couleur : “On était déjà présents l'année dernière à Bergame. On a été éliminés rapidement mais on a accumulé de l'expérience. Cette fois, on vise un seul objectif : le titre de champions du monde.”
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Originaires de Lyon et de Paris, les Bien à vous font partie des cinq équipes françaises engagées dans la compétition, les autres équipes étrangères venant de Suisse, de Belgique et des États-Unis. “C'est génial, le cache-cache, ça fait remonter trop de souvenirs d'enfance. Tu retrouves l'excitation de ne pas être trouvé, c'est le stress permanent”, s'enthousiasme Alice, tout en encourageant Lidia, cachée derrière une baignoire, qui hésite à se lancer. “Il faut sentir le bon moment. Nous, on y va au feeling, on est très intuitives, complète Prisca. Les mecs arrivent comme des bourrins mais il faut un minimum de technique. C'est la supériorité des filles sur les garçons.”
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Avant de commencer, les concurrents doivent s'affronter dans une épreuve originale : le lancer de carte bleue. “C'est symbolique, c'est une première étape vers la liberté”, décrypte Giorgio Moratti, à la fois poète et organisateur de l'évènement. Un peu comme à la pétanque, les concurrents doivent lancer leur moyen de paiement le plus près possible d'une bouée, placée à quelques mètres. A la fin, les mieux placés peuvent choisir en premier leur couleur de maillot. “C'est décisif pour la suite des évènements” analyse Giorgio : “c'est sûr qu'il vaut mieux obtenir le vert foncé que le jaune fluo”
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Il est 11h ce samedi 4 septembre, et la compétition commence. Chaque manche met aux prises seize adversaires issus d'équipes différentes. Tous doivent tromper la vigilance d'un attrapeur neutre qui garde la bouée. Les concurrents disposent d'une minute pour se cacher, pas une seconde de plus.
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Le premier à toucher la bouée sans être vu obtient seize points, le second quinze points et ainsi de suite selon un système dégressif. Mais attention : une fois repéré par l'attrapeur, le concurrent n'a plus le choix : il faut foncer le plus vite possible, en espérant toucher au but avant le chercheur, ce qui n'est pas chose aisée.
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Concrètement, l'ambiance est plus proche d'Intervilles que d'un cache-cache traditionnel. “C'est plus télégénique, et puis c'est beaucoup plus intéressant à regarder pour le public, explique Giorgio, qui espère voir la discipline aux JO dans les années à venir. On veut faire reconnaître ce sport à l'échelle internationale. Ce championnat, ce n'est qu'une étape vers quelque chose de plus grand, j'en suis persuadé.”
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Sur le terrain, les tactiques diffèrent : les concurrents à la traîne ou les amoureux du risque préfèrent se cacher près de la bouée, pour tenter de marquer le maximum de points. D'autres se planquent plus loin pour ne pas se faire griller et minimiser ainsi les chances de zéro.
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Âgés de 22 à 34 ans, les attrapeurs ont la particularité d'être les anciens champions du monde 2014 de la discipline. Reconnaissables à leur maillot blanc et rouge, Enrico, Massimo, Matteo, Dario et Michele évoluent tous à Lumezzane, un club de rugby de seconde division italienne. “C'est plus dur de chercher que de se cacher, mais c'est encore plus rigolo, témoigne Enrico, qui n'hésite jamais à faire admirer son torse épilé entre deux bières. Il faut une super condition physique, car à force de faire des allers-retours tu finis complètement mort.”
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“À Consonno, c'est toujours la fête”, ou bien encore “À Consonno, tout est merveilleux”. Sur la route qui mène au village, de nombreux panneaux rouillés rappellent le passé sulfureux de la ville fantôme, connue au milieu des années 60 comme le “Las Vegas italien”. Construit en 1965 par le comte Mario Bagno, le complexe touristique a subitement fermé ses portes en 1972, à cause d'un glissement de terrain.
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“C'était un endroit incroyable, témoigne Giovanni Zardoni, un passionné d'histoire locale, en marchant d'un pas hésitant entre les bâtiments désolés, envahis par les ronces. C'est difficile à croire maintenant, mais les gens venaient par milliers ici pour s'amuser chaque week-end.” Bars, discothèques et hôtels dernier cri étaient à la disposition du public lombard, venu s'encanailler dans un décor néo-kitsch. À sa grande époque, le village était reconnaissable à son minaret, encadré par une pagode chinoise et un sphinx égyptien.
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Il ne reste plus rien de Consonno aujourd'hui. Laissé à l'abandon par le comte, l'ancien complexe touristique déficitaire n'est plus qu'un amas de ruines et de vitres brisées. L'hôtel situé au milieu du village a un temps fait office de maison de retraite, avant que les lieux ne soient définitivement ravagés en 2007 par une rave party de grande ampleur, qui a laissé une trace psychédélique sur les murs de la cité.
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Dans le village fantôme, la nature a repris ses droits. Même les lampadaires sont envahis par la végétation. “On ne pouvait pas rêver d'un meilleur endroit pour organiser un championnatde cache-cache”, se félicite Giorgio, qui a boosté l'affluence à la compétition grâce à ce coup marketing.
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La sympathique Barbara Fumagaldi est à la tête des Amis de Consonno, une association qui se bat pour la préservation des lieux. “Nous avons dit oui tout de suite à la proposition de Giorgio, assure-t-elle, tout en montrant des clichés surannés du petit village, riche de 300 habitants avant l'arrivée du comte Bagno. Notre objectif est de faire revivre la ville, c'est pourquoi nous organisons de multiples évènements. Bizarrement, ce championnat du monde de cache-cache nous rend visibles !”
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Le tableau des scores, où sont notés les points de chaque équipe. Sur les 64 équipes inscrites, seules les 20 meilleures accèdent à la finale du lendemain.
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Au milieu des bouteilles d'alcool vides et des gueules de bois, c'est le début de la grande finale, qui se joue en quinze manches. Surmotivé, un candidat entre dans l'arène, sous les vivas de la foule et les encouragements de ses bourreaux.
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Avant chaque levée, un arbitre explique les règles –parfois fluctuantes– aux participants réunis autour de la bouée. Sur le terrain, le rôle des arbitres est essentiel : ils ont pour mission de juger qui touche en premier en cas de litige, et surtout de notifier leur élimination aux concurrents grillés à distance.
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Toute la journée, les runs s'enchaînent dans une atmosphère survoltée. Pour célébrer l'élimination des concurrents partis trop tôt, les rugbymen réalisent des saltos ou des figures en sautant sur la bouée. Sans pitié.
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Cocorico ! Au terme d'une finale d'anthologie, ce sont finalement les Sneaky Frenchy qui décrochent le titre, à la surprise générale ! “J'y crois pas, on avait plus de 50 points de retard il y a quelques heures, et maintenant on est champions !” savoure Gauthier, en enlaçant Brice, auteur d'un dernier sprint digne de Marc Raquil pour rapporter les points de la victoire. Porté en triomphe sous une douche de bière bien méritée, le héros du jour savoure : “C'est que du bonheur.”
Sur la seconde marche, on retrouve une redoutable équipe locale, et sur la troisième, l'équipe française Acid Cat. “Je suis content pour vous, mais c'est vrai que deux équipes françaises sur le podium, ça fait un peu beaucoup”, sourit Giorgio Moratti, en remettant une feuille de vigne aux vainqueurs, qui auront su mêler sang-froid, stratégie et panache. Le drapeau tricolore flotte dans le ciel italien. Après avoir vu ça, on peut mourir tranquille.
Retrouvez le reportage complet dans le Society n°40.
Voyages, vie étudiante, accident, galères du quotidien. La vie ne fait pas toujours de cadeaux. Heureusement, votre banque, si. Exemple en cinq situations.
Un compte bancaire en urgence
Ça y est, les meubles Ikea enfin montés et le frigo rempli, votre studio est prêt. Vous l’avez attendu longtemps, votre indépendance. Après cinq années d’études passées chez vos parents et deux ans de stage, c’est la fin d’une longue traversée du désert. Le contrat a été signé hier matin. Ce n’est pas encore le job du monde mais ce CDI dans une boîte de conseil vous comble, au moins à moyen terme. Surtout, il vous a permis de déposer un dossier pour ce 30 mètres carrés vue sur cour, pigeons apparents. En attendant, avec ces 2 000 euros nets mensuels, il vous faut trouver rapidement une banque taillée pour vous. Soit avec un minimum de démarches administratives –phobie oblige– et des conseillers disponibles. Assis(e) sur votre nouveau canapé deux places, vous vous connectez sur le site de BforBank pour remplir le formulaire nécessaire à l’ouverture d’un compte. Bonne nouvelle, vous satisfaites largement la condition de revenus minimums de 1 600 euros. En quelques clics, sans papiers, l’affaire est dans le sac. Un RIB a même déjà été délicatement déposé dans votre boîte mail. Presque trop simple. Vous voilà pris d’un sentiment de puissance et d’indépendance complètement nouveau. Dites-vous bien que ça ne fait que commencer.
Objets perdus
La pluie tombe sur le Brooklyn Bridge, alors que vous rejoignez votre hôtel situé à Brooklyn Heights. C’est la fin août, la rentrée approche et votre voyage touche à sa fin. Après avoir fait de la route pendant deux semaines en Californie, vous vous êtes autorisé(e) quelques jours de décompression à New York avant de rentrer en France. Enfin, de décompression, sauf pour votre compte en banque. Surtout qu’aujourd’hui, le destin ne s’est pas rangé de votre côté. Ce matin d’abord, vous avez attendu une heure votre brunch tiède à Little Italy. Comme si cela ne suffisait pas, au moment de sortir du restaurant, la pluie s’est abattue sur vous. Enfin, en milieu d’après-midi, vous avez oublié votre sac dans un taxi et vous vous en êtes évidemment rendu compte trop tard. Bref, il ne vous reste que votre téléphone portable. Heureusement, vous ne faites pas que des mauvais choix dans la vie : le service client personnalisé de votre banque BforBank est disponible 24h/24 et a été Élu Service Client de l’Année 2016. Au bout du fil, le conseiller se montre rassurant : votre carte est désormais bloquée et une nouvelle vous attend en France. Reste maintenant à remettre la main sur ce billet retour.
L’accident
Ce premier jour de vacances en Sardaigne partait pourtant si bien. Vous vous étiez réveillé(e) face la mer dans cette charmante maison choisie par vos soins, avec votre famille. Le temps était agréable. Vous aviez comme une envie de flâner sur la plage. Mais votre fils avait une autre idée en tête : que vous l’emmeniez faire un tour de jet-ski. Surtout que vous le lui aviez promis dans un moment de faiblesse. Mais après 20 minutes de glisse et de plaisir aquatique, c’est le drame : vous percutez un autre jet-ski. Non seulement l’appareil est cassé mais en plus, le conducteur est à l’eau et furieux. Pire encore, il parle mal anglais. Vous voilà coincé(e). Une lueur d’espoir néanmoins, vous vous souvenez que l’assurance de votre carte BforBank s’occupe de tout et prend notamment en charge les frais de réparation. Mieux encore, la carte bancaire vous garantit une assistance en cas de poursuite judiciaire et sa responsabilité civile couvre les dommages corporels, matériels ou immatériels causés à un tiers. En attendant, votre interlocuteur est toujours à l’eau et ne décolère pas. À votre sens de la diplomatie de s’exprimer, désormais.
L’année Erasmus
Vous commencez à la connaître, votre fille. Deux ans qu’elle vous assure qu’elle a changé et vous promet qu’elle fera désormais attention à son budget. Et dans le même temps, deux ans que vous devez à chaque fin de mois combler son déficit. Alors, pour cette année Erasmus qui l’attend à Londres, vous avez décidé de prendre les devants. Plus question de jouer la banque centrale à chaque fin de mois. Plus question d’accepter ses appels seulement quand elle a besoin d’argent. Pour anticiper ses dépenses et lui apprendre à gérer son compte, vous lui avez configuré un petit programme sur son appli BforBank : une autorisation de découvert réduite, puis des alertes qu’elle recevra chaque fois qu’elle dépassera les plafonds autorisés. Comme ça, elle ne pourra pas dire qu’elle ne savait pas. D’autant plus qu’elle bénéficiera d’avantages. Avec cette carte, hors zone euro, les commissions sont réduites à 2 %. Fast life.
Week-end fauché
Cela faisait des mois que attendiez ce week-end à Lisbonne. Les billets achetés sur un comparateur de vols, l’hôtel réservé et le guide dans la poche, vous étiez prêts. Votre budget était serré mais il devait suffire pour réussir ces quelques jours à deux. Seulement, 72 heures avant le départ, c’est le drame : votre frigo tombe en panne. Il y a urgence, vous devez le remplacer immédiatement. Pour avoir le même, avec le distributeur de glaçons que vous rêviez de vous offrir en bonus, il vous faudra débourser plus de 700 euros. Voilà une nouvelle qui tombe décidément bien mal. Il vous reste néanmoins une solution : augmenter votre plafond temporaire avec votre appli BforBank. Grâce à ça, vous pourrez faire illusion le temps d’un week-end. Manger un pastéis de nata au Mirador de Graça ou boire quelques bières à celui de Santa Catarina ne sera plus une mission angoissante. N’oubliez pas de rapporter quelques mets locaux, il y a de la place dans le frigo.
Dans son #37 en kiosque jusqu'au jeudi 18 août, Society publiait une grosse enquête sur les gourous. Margot* connaît bien le sujet : elle a vu ses parents tomber sous l’emprise de leur voisin, Bernard. Cela s’est passé entre 2006 et 2008 à Pessac, près de Bordeaux. Elle raconte.
Propos recueillis par Victor Le Grand et Antoine Mestres
“Ma mère avait l’habitude de se faire coiffer par une femme qui s’appelle Valérie. Au départ, c’était juste une relation de voisinage. Mais avec le temps, une amitié est née. Au point qu’un soir de septembre 2006, Valérie est venue dîner à la maison avec Bernard, son conjoint. J’avais 9 ans à l’époque. Dès le lendemain, j’ai remarqué des choses bizarres: ma mère mettait des grains de sel dans les coins des pièces pour chasser les esprits ; avec mon père, ils écoutaient en boucle des disques de chants indiens dans l’appartement. Au début de l’été 2007, quand nous sommes partis en vacances dans une résidence du côté de Saint-Raphaël, Bernard nous a dit de boire de l’eau salée pour nous purifier. Nous l’avons fait.
Ce n’est que des années plus tard, en 2012, lors du procès, que j’ai su que mes parents avaient, à cette époque, des problèmes intimes. Des problèmes sexuels. Ma mère était allée voir un médecin, qui lui avait donné un traitement que mon père avait pris lors du premier dîner avec Valérie et Bernard. À ma mère qui s’était confiée sur ses soucis lors de ce dîner, Bernard avait conseillé des actes spirituels pour aller mieux. Quelque temps plus tard, le problème de mes parents était réglé, mais ils avaient oublié l’existence du traitement! Ils pensaient que c’était Bernard qui les avait guéris. Bernard était toujours dans le religieux, le spirituel. Il disait qu’il était un ange, qu’il nous avait vus naître. On le voyait tous les jours.
Mes parents avaient envie de déménager depuis longtemps. Un jour, Bernard a annoncé qu’il nous avait trouvé une maison à Libourne, dans un coin paumé, isolé. Évidemment, il avait acheté une maison à 50 mètres de la nôtre. C’était en août 2008. Mon père n’était pas tellement pour cet achat. Il se doutait de quelque chose mais, peut-être par amour pour ma mère, il n’a rien dit. Et puis nous venions d’une cité, il ne voulait pas nous priver d’un cadre idéal, d’un jardin.
Nous avions un nouveau chez nous, mais nous passions le plus clair de notre temps chez Bernard et Valérie. Mon père, pourtant un homme très terre à terre et autoritaire, était devenu une épave. Bernard lui marchait dessus. Il avait réussi à faire croire à ma mère qu’elle avait été abusée dans son enfance par mon grand-père. Parfois, il disait même qu’il m’avait mis au monde. Il m’arrivait de l’appeler papa. Comme sa maison était plus grande que la nôtre, il fallait tout le temps que j’aille dormir chez eux. Parfois, Bernard m’accompagnait pour aller à l’école. Ou parfois, il me disait: ‘Non, aujourd’hui, tu ne vas pas à l’école.’ Il se prenait pour Dieu. Il devait régner. On l’écoutait. On le suivait. Il y avait aussi des baffes, des coups de poing, des bousculades. Un soir, j’étais dans ma chambre, j’ai entendu un bruit dans le salon. C’était le bruit d’un coup de boule. Bernard avait fait en sorte que mes parents se frappent entre eux. Au travail, quand on leur demandait ‘Mais qu’est-ce qui s’est passé?’, ils répondaient: ‘Rien, on est tombés.’ Les gens pensaient que leur couple battait de l’aile. Et puis est arrivé ce soir de septembre 2008. Un soir comme un autre, avec beaucoup d’alcool, comme d’habitude. Valérie est allée aux toilettes. Bernard s’en est pris à mon père, l’accusant d’avoir des pensées sexuelles à son égard. Mon père a nié. Bernard s’est énervé et lui a dit: ‘Casse-toi, rentre chez toi.’ Ce fut le déclic. Même encore aujourd’hui, mon père serait incapable de vous dire comment il a trouvé la force, mais il est parti. Il a fui. Bernard a d’abord abusé de ma mère, puis de Valérie, avant de comprendre que mon père s’était fait la malle. Il a alors pris sa voiture et m’a embarquée avec lui. Il était complètement ivre, il était tout le temps ivre. C’était vraiment du grand n’importe quoi. Il voulait retrouver mon père pour l’attacher à un arbre et le battre. Il avait peur que mon père raconte tout. On l’a cherché au milieu de la nuit. En vain. On a fini par rentrer. Mon père dormait caché dans sa voiture, sur un parking.
Pendant trois jours, Bernard a accompagné ma mère sur son lieu de travail, qui était également celui de mon père, au cas où ce dernier tenterait de l’approcher. Ce troisième jour, alors que je me préparais pour aller à l’école, Valérie m’a ordonné de garder Teddy, le fils qu’elle a eu avec Bernard. C’était une femme battue. Elle n’en pouvait plus, elle avait décidé de fuir elle aussi. Le soir-même, j’ai reçu un coup de téléphone de ma mère: ‘Réunis toutes nos affaires, je viens te récupérer après le travail, c’est fini, on va rejoindre ton père.’ Furieux, Bernard a tenté de retrouver Valérie, qui s’était cachée chez sa sœur. C’est elle qui a appelé la police. C’est comme ça qu’il a été arrêté et que nous avons pu enfin raconter notre histoire à la justice. Quand j’ai revu mon père, je le haïssais de nous avoir laissées. C’est ce que le gourou m’avait mis dans la tête. Reconstruire notre vie de famille nous a pris un an. Pendant ce temps-là, à l’école, je ne parlais à personne. À la maison, personne n’osait se regarder dans les yeux. Bernard, lui, a pris quinze ans de prison. Une libération. Depuis, mes parents vivent à la campagne. Ma mère est auxiliaire de vie dans le village où ils habitent, c’est un petit travail qui lui correspond bien. Mon père n’a pas changé de boulot, il est toujours au même endroit. Moi, je vais bien, même si récemment, j’ai eu un contrecoup: je suis tombée plusieurs fois dans les pommes. Je crois que j’appréhende le jour où Bernard sortira de prison. Souvent, je me demande: est-ce qu’il va venir voir mes parents?”
* Le prénom a été modifié
Propos recueillis par Victor Le Grand et Antoine Mestres
Comme tous les quatre ans, les Jeux olympiques sont l’occasion de découvrir des sports méconnus, les fesses posées sur son canapé. Au détour d’un temps mort dans la programmation ou d’une chance de médaille française, vous tomberez alors sur des disciplines dont vous connaissiez vaguement l’existence, voire pas du tout. Puisqu'il n'est jamais trop tard pour faire connaissance, en voici cinq.
Par Alexandre Pedro
Le fameux tir à la carabine à 50 mètres, trois positions.
1 – Tir à la carabine à 50 mètres, trois positions :
C’est quoi ?
Aux JO, il existe le bon et le mauvais tireur. Mais aussi l’excellent tireur dans toutes les positions possibles. Le tir à la carabine à 50 mètres, trois positions peut se prévaloir d’être la discipline avec l’intitulé le plus long (à la lutte quand même avec le haut vol à dix mètres synchronisé hommes et femmes). Munies d’un 22 long rifle, les fines gâchettes doivent effectuer 120 tirs à une distance de 50 mètres de la cible : 40 en position couchée, 40 debout et 40 le genou à terre. Et c’est bien sûr cette dernière qui intrigue le plus le néophyte. Les huit meilleurs tireurs sont qualifiés pour la finale, qui les voit se départager avec dix nouveaux tirs en position debout.
Pourquoi on peut se laisser avoir ?
Parce que Valérian Sauveplane est l’un des candidats au titre et que la France attend une médaille depuis l’or de l’immense Jean-Pierre Amat à Atlanta, en 1996. Et franchement, ça ne peut plus durer.
La petite histoire
En 2004, à Athènes, l’épreuve a donné lieu à l’un des plus beaux fails de l’olympisme, mais aussi à l’une de ses plus touchantes histoires d’amour. Déjà titré sur le 50 mètres, Matthew Emmons mène largement la compétition. La médaille d’or quasiment autour du cou au moment d’aborder le dernier tir, l’Américain vise la mauvaise cible –foutu stress– et rétrograde à la 8e place. Mais voilà le bon côté de l’histoire : la tireuse tchèque Katerina Kurkova vient lui remonter le moral. Elle deviendra Madame Emmons trois ans plus tard et sera championne olympique sous son nom de jeune mariée, à Pékin. Heureusement que Cupidon sait viser, lui.
C’est quand ?
Le dimanche 14 août.
2 – Le slalom de kayak monoplace
C’est quoi ?
Avec 28 sports, 42 disciplines et 306 épreuves à Rio, on a vite fait de s’embrouiller et de mettre Tony Estanguet au kayak. Non, malheureux ! Le nouveau membre français du CIO a été triple champion olympique de canoë. En canoë-kayak, il faut choisir son camp : amérindiens ou inuits ? Les premiers se servaient d’une pagaie simple (canoë) pour descendre les rivières, quand les seconds préféraient une double (kayak). Attention à ne pas confondre non plus avec le canoë-kayak en ligne, qui se pratique sur le même bassin que les compétitions d’aviron. Oui, c’est compliqué les Jeux.
Pourquoi on peut se laisser avoir
Parce que les images rafraîchissantes, parce que c’est la lutte de l’homme contre les éléments –même si à Rio, le bassin est artificiel, comme souvent lors des JO. Parce que la France y brille souvent. Émilie Fer en est la championne olympique en titre chez les femmes, Benoît Peschier l’a été en 2004. Bref, comme dirait Laurent Luyat : “On a des chances de médailles.” Apprenez donc à retenir les noms de Sébastien Combot et Marie-Zélia Lafont.
La petite histoire
Le 12 août 2008, le Togo obtient la première médaille de son histoire olympique. Une performance inattendue pour un pays qui ne dispose d’aucun bassin, mais qui s’explique quand on connaît le parcours du médaillé (de bronze) en question. Né à Lagny-sur-Marne, Benjamin Boukpeti s’entraîne à Toulouse et n’a mis qu’une fois les pieds dans le pays de son père. Face à la très forte concurrence pour la seule place disponible pour les JO côté français, il opte pour le Togo, où il sera reçu en héros à Lomé par la population et le président du pays pour fêter pendant plusieurs jours cette breloque inattendue. Plus fou encore, Boukpeti sera même invité à dîner chez Emmanuel Adebayor. Une légende togolaise, donc.
C’est quand ?
Le mercredi 10 août pour les hommes, le 11 pour les femmes.
3 – Le pentathlon moderne
C’est quoi ?
Rénovateur des Jeux olympiques, le baron Pierre de Coubertin, on le sait, penchait à droite et préférait voir les femmes en cuisine plutôt que sur les terrains de sport. On l’ignore davantage, mais il est aussi le papa du pentathlon moderne. À l’origine, le pentathlon antique rassemblait des épreuves de course, de saut, de javelot, de disque et de lutte. Coubertin l’adapte à son époque et l’introduit au programme de ses JO, en 1912. Au menu : des épreuves de pistolet, d’escrime, de natation, d’équitation et de cross. Il s’agit pour lui de mettre en avant “les qualités mentales, physiques et le talent d’un homme, faisant de ce dernier un athlète complet”. Ou d’un soldat complet à deux ans de la Grande Guerre, si vous préférez. Souvent menacé d’être écarté du programme olympique, le pentathlon bénéficie encore de la protection posthume de son créateur.
Pourquoi on peut se laisser avoir
Parce qu’on a un mauvais esprit et que l’épreuve d’équitation est sans doute la plus grande loterie des JO. Les pentathlètes ne disposent pas d’une monture attitrée mais récupèrent un cheval après un tirage au sort. Ils disposent alors de 20 minutes pour l’appréhender. Et parfois, un canasson récalcitrant peut vous ruiner quatre ans d’entraînement et vous foutre la honte en mondovision.
La petite histoire
La compétition par équipes des Jeux de Montréal en 1976 est le théâtre d’une des tricheries les plus fameuses du sport. Lors de l’épreuve d’escrime, Boris Onishchenko enchaîne les touches gagnantes. Au départ, personne ne s’étonne, le Soviétique étant réputé pour être un redoutable épéiste. Mais son adversaire britannique s’énerve de le voir marquer alors qu’il n’a même pas été touché. Des doutes confirmés lorsque le voyant de ce dernier s’allume encore alors que sa lame est en l’air et à bonne distance de son opposant. L’arbitre confisque son arme et y découvre ainsi, sous le grip de la poignée, un système discret équivalent à un interrupteur, qui déclenche la lampe de l’arbitre. Onishchenko et son équipe sont disqualifiés. À son retour au pays, le tricheur est renvoyé de l’Armée rouge et devient chauffeur de taxi à Kiev.
C’est quand ?
Le vendredi 19 août pour les femmes, le 20 pour les hommes.
4 – La nage en eau libre, dix kilomètres
C’est quoi ?
Sport olympique depuis Pékin en 2008, le 10 000 mètres nage libre est le marathon de la natation et une énigme pour le nageur du dimanche qui agonise après deux longueurs de piscine municipale. Et encore, le CIO a préféré retenir le dix kilomètres plutôt que le 25 disputé lors des mondiaux de natation –soit un effort d’environ cinq heures. À Rio, le titre se jouera au large de Copacabana, dans une eau agitée et à la qualité aléatoire.
Pourquoi on peut se laisser avoir
Parce que c’est une folie. Les nageurs sont ravitaillés comme des otaries depuis un ponton avec des bouteilles tendues au bout de perches qu’ils saisissent au vol, en avalent quelques gorgées sur le dos pour mieux repartir en crawl sans perdre de temps. À cela s’ajoutent les coups de coude et de pied aux adversaires. Comme si ce sport n’était déjà pas assez dur. Et puis il y a Aurélie Müller. Championne du monde à Kazan l’an dernier, la Française est l’une des favorites chez les femmes. La distance ne devrait pas l’effrayer puisqu’elle est entraînée par Philippe Lucas, sans doute dans son élément au pays de la tong.
La petite histoire
Quatre ans avant Oscar Pistorius, l’Afrique du Sud envoyait déjà à Pékin, en 2008, une championne avec une prothèse. La comparaison s’arrête là entre le spécialiste du 400 mètres et Natalie du Toit. Nageuse prometteuse, cette dernière est victime à 17 ans d’un grave accident de scooter qui entraîne l’amputation de sa jambe gauche. Mais hors de question d’arrêter la natation, Du Toit remporte cinq médailles d’or lors des Jeux paralympiques de 2004, puis réussit l’exploit de se qualifier chez les “valides” pour l’épreuve du 10 kilomètres quatre ans plus tard. Elle terminera 16e sur 25.
C’est quand ?
Le lundi 15 août pour les femmes, le mardi 16 pour les hommes.
5 – L’omnium
C’est quoi ?
L’omnium? Génitif pluriel du latin omnis (“tout”), soit “de tous”, l’omnium est une épreuve de cyclisme sur piste née en 2007 et introduite aux Jeux de Londres en 2012. L’omnium répond à l’obligation faite par le CIO aux différentes fédérations de réduire le nombre d’athlètes. Exit donc le kilomètre lancé, la course aux points ou la poursuite individuelle, ces disciplines sont incorporées dans ce qui s’apparente à un décathlon pour pistards avec six épreuves : les trois déjà citées auxquelles s’ajoutent le tour lancé, le scratch et la course par élimination. Pigé ?
Pourquoi on peut se laisser avoir
Si la course aux points est aussi compliquée à comprendre que le concept du boson de Higgs, on adore la course à élimination, connue aussi sous le nom d’“australienne”. Le principe est simple: un sprint est disputé tous les deux tours et à chaque fois, le dernier est éliminé. Limpide, spectaculaire, “L’australienne” ne demande pas d’aller vite mais d’être malin. Pour s’économiser, il vaut mieux ne pas viser la victoire à tous les sprints, tout en évitant de trop jouer avec le feu, au risque de passer à la trappe. À Rio, il devrait y avoir des étincelles sur la piste avec le duel entre Mark Cavendish et le Colombien Fernando Gaviria, la nouvelle pépite du sprint mondial. Comme un avant-goût des emballages du prochain Tour de France.
La petite histoire
À Londres, Bryan Coquard a bien failli devenir le premier champion olympique de l’omnium. À deux épreuves de la fin, le Français est à la lutte avec le Britannique Edward Clancy, l’Italien Elia Viviani et le Danois Lasse Norman Hansen. Lors du scratch (une course de quinze kilomètres en peloton), ce dernier chute à 43 tours de l’arrivée. On le croit hors du coup pour le podium, mais il revient sur ses concurrents malgré une cuisse bien abîmée, et parvient à prendre la 3e place. Hansen s’imposera lors de la dernière épreuve –le kilomètre– et devancera Coquard. Par la suite, sa carrière sur route sera beaucoup moins probante que celle du sprinteur de Direct Énergie.
C’est quand ?
Le lundi 14 et mardi 15 août pour les hommes. Le 15 et 16 août pour les femmes.
Par Alexandre Pedro
Le CIO a finalement autorisé la Russie à participer aux JO de Rio. Le sport de haut niveau, justement, Vladimir Poutine connaît. Dans un livre d'entretiens –Première personne, aux éditions So Lonely–, le président russe racontait d'ailleurs ses premiers pas de judoka. Extraits.
Par Nataliya Gevorkyan, Nataya Timakova et Andreï Kolesnikov / Traduction : Ksenia Bolchakova
“Vous savez, le judo, ce n’est pas seulement un sport. C’est une philosophie. C’est le respect des aînés, de l’adversaire, il n’y a pas de faibles dans ce sport. Au judo, tout, du rituel du début en passant par chaque petit détail du combat, a un aspect éducatif. En arrivant sur le tapis, on se salue mutuellement. Ça aurait pu se passer autrement : au lieu de s’incliner, on aurait pu, directement, donner un coup de boule à l’adversaire. Mais non, ça ne se passe pas comme ça. Aujourd’hui encore, je suis ami avec les gens qui s’entraînaient avec moi à l’époque. […]
Nous considérions le karaté et tous les autres sports de combat sans contact, comme de simples exercices d’échauffements ou comme du ballet. Le sport, c’est quand il y a de la transpiration, du sang et qu’il faut travailler dur. Quand le karaté est devenu très populaire, que toutes sortes d’écoles privées se sont ouvertes, nous avons compris que pour leurs propriétaires c’était simplement un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Nous, nous n’avons jamais payé pour nos leçons. Nous venions tous de familles pauvres. Le karaté était payant dès le début et les gamins qui en faisaient pensaient qu’ils étaient supérieurs. Un jour, nous sommes allés au gymnase avec le doyen des entraîneurs de ‘Troud’, Leonid Ionovitch. Et là, on a vu des karatékas s’entraîner sur le tapis, alors que c’était notre tour. Leonid s’est approché de leur entraîneur et lui a dit qu’il était temps de nous céder la place. L’autre n’a même pas regardé dans sa direction, un peu comme pour dire ‘dégage’. Alors, sans un mot, Lonia (*diminutif affectif de Leonid) l’a retourné, il l’a étranglé un peu et l’a sorti du tapis. L’autre avait perdu connaissance. Ensuite, Leonid s’est tourné vers nous en disant : ‘Entrez, installez-vous.’ Voilà quel était, au début, mon rapport avec le karaté. […] Lorsque j’ai commencé à aller à l’université, je me concentrais surtout sur mes études et le sport est passé au second plan. Certes, je continuais à m’entraîner régulièrement, je participais toujours aux compétitions nationales, mais plus par habitude que par passion.
En 1976, j’ai été champion de la ville. Dans notre section, il n’y avait pas que des amateurs comme moi, il y avait aussi des professionnels, des champions d’Europe, du monde, des Jeux olympiques de sambo et de judo. Je suis devenu maître de sambo à mon arrivée à l’université et deux ans plus tard, j’étais ceinture noire de judo.
Je ne sais pas comment ça se passe maintenant, mais à mon époque, il fallait en une année obtenir un certain nombre de victoires face à des adversaires d’un certain niveau et en plus, il fallait remporter quelques compétitions sérieuses. Il fallait, disons, arriver dans les trois premiers aux compétitions de la ville ou prendre la première place aux compétitions nationales organisées par ‘Troud’.
Je me souviendrai toujours de certains combats. À la fin de l’un d’entre eux, je n’arrivais plus à respirer. J’étais tombé sur un gars costaud, j’y est mis toutes mes forces à tel point que ce n’est plus de la respiration qui sortait de ma poitrine, mais une sorte de râle. J’ai remporté le combat avec un léger avantage.
Et puis, il y a eu cet autre combat dont je me souviendrai toute ma vie, même si je l’ai perdu. C’était contre le champion du monde Volodia Kullenine. Il est mort par la suite. Il a commencé à boire et a été tué quelque part dans la rue. Pourtant, c’était un grand athlète, un type brillant et très talentueux. À l’époque, il ne buvait pas encore. Nous étions face à face pour le championnat de la ville. Lui était déjà champion du monde. Dès les premières minutes, je l’ai retourné et plaqué au sol, d’une façon très belle, très fluide.
En principe, le match aurait dû s’arrêter là, mais vu que Kullenine était un champion du monde, ça ne se faisait pas de stopper le combat aussi vite. Donc, on m’a attribué des points et nous avons continué. Bien sûr, il était plus fort que moi, mais j’ai bataillé dur. Au sambo, lorsqu’une prise douloureuse est effectuée, le combat est arrêté immédiatement si l’on entend un cri. C’est un signe de défaite. Lorsqu’il m’a tordu le coude dans l’autre sens, nous avons été séparés. L’arbitre avait cru m’entendre gémir. Au final, il a gagné. Mais malgré ça, je me souviens encore de cette prise. Et puis, je n’avais pas honte de perdre contre un champion du monde.
Il y a eu un autre combat que je n’oublierai pas, quoi que je n’y ai pas pris part. J’avais un ami à l’université. C’est moi qui insistais pour qu’il vienne à la salle de sport. Il a commencé à faire du judo et il se débrouillait bien. Il y a eu des compétitions. Un jour, en combattant, il s’est lancé en avant et il est tombé la tête sur le tapis. Ses vertèbres se sont déplacées et il s’est retrouvé paralysé. Il est mort à l’hôpital dans les dix jours qui ont suivi. C’était un type bien, je regrette encore de lui avoir fait aimer o.
Les blessures n’étaient pas chose rare. Les gars se cassaient des bras, des jambes. Les entraîneurs nous torturaient lors de ces combats. Et les entraînements n’étaient pas faciles non plus. Nous allions souvent à la base sportive du lac Khippiarvi, en banlieue de Leningrad. C’est un lac assez grand, d’un diamètre de 17 kilomètres. En se levant le matin, nous commencions par faire le tour du lac en courant. Après la course, des exercices d’échauffement, puis l’entraînement. Ensuite, petit déjeuner, puis encore entraînement, puis déjeuner, avant un peu de repos et encore de l’entraînement.
Nous voyagions beaucoup dans tout le pays. Un jour, nous nous sommes rendus en Moldavie pour une compétition, en prévision de la Spartakiade (*événement sportif international que l’Union soviétique a créé en opposition aux Jeux olympiques) des peuples d’URSS. Il faisait une de ces chaleurs ! Nous rentrions de l’entraînement avec mon ami Vassia et dans la rue des gens vendaient du vin partout. Il m’a dit ‘Viens, on se boit une petite bouteille !’ Je lui ai répondu : ‘Il fait trop chaud.’‘Ça va nous détendre, on se reposera un peu’, m’a-t-il dit. ‘Bon d’accord, allons-y.’
Nous avons pris une bouteille chacun. Nous sommes rentrés dans notre chambre d’hôtel. Après le déjeuner, nous nous sommes posés sur nos lits. Il a ouvert sa bouteille. ‘Allez, vas-y toi aussi.’ Moi je lui ai dit : ‘Il fait trop chaud, je n’en veux pas.’‘Bon, comme tu veux.’ Et hop, il a vidé sa bouteille. Il m’a jeté un coup d’œil en me disant : ‘Tu es sûr que tu n’en veux pas ?’ J’ai dit que j’étais sûr. Alors il a pris la deuxième, et hop, celle-là aussi il l’a descendue. Il l’a posée sur la table, et bam, il s’est mis à ronfler en un instant. J’ai tellement regretté d’avoir refusé de boire avec lui ! Je me tournais, me retournais dans mon lit jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Je l’ai secoué et je lui ai dit : ‘Eh toi, le goret, arrête ça tout de suite ! tu ronfles comme un éléphant !’
Nous prenions du bon temps comme nous pouvions. Mais c’était plutôt une exception. Boire et faire la fête, ça rendant les entraînements sacrément plus difficiles ! ”
Vladmir Poutine – Première personne, aux éditions So lonely, disponible ici.
Par Nataliya Gevorkyan, Nataya Timakova et Andreï Kolesnikov / Traduction : Ksenia Bolchakova
Il a hiberné treize jours dans la peau d’un ours naturalisé au musée de la chasse, vécu perché sur une planche douze mètres au-dessus du sol à Rennes, et même traversé les Alpes avec un énorme cylindre. Abraham Poincheval est ce que l’on appelle un artiste-performeur. Justement, sa dernière performance a pris fin le 17 juillet dernier, dans le cadre du festival Villeneuve en scène. Il raconte.
PAR BRICE BOSSAVIE
Abraham Poincheval,
Camp de base, Bouteille, 2016.
Vue de l’exposition « Camp de base » à l ‘Institut d’art contemporain de Villeurbanne. Photo : Blaise Adilon.
Courtesy Semiose galerie, Paris.
Il y a quelques jours, vous étiez enfermé dans une bouteille géante à Villeneuve-lès-Avignon. Comment s’est passé votre séjour ?
Très bien ! Je suis resté dans ma bouteille de six mètres de long pendant neuf jours. Un peu comme dans une capsule spatiale, je devais m’immerger dans l’espace où elle était posée, m’y adapter.
Comment gère-t-on sa journée quand on vit là-dedans ?
Il faut tout le temps modifier son espace de vie. En fonction du moment, la bouteille pouvait devenir une chambre, une cuisine ou un atelier de travail. J’y vivais 24 heures sur 24, à un rythme très ralenti. Je me déplaçais en fonction du soleil, je discutais avec les gens qui venaient me voir, je fabriquais des cordages. J’ai d’ailleurs eu des conversations vraiment intéressantes avec des passants. On parlait du voyage, de la sensation d’être scruté en permanence, du rapport des gens à l’art contemporain. Il a pu m’arriver de discuter trois, quatre heures, comme dix minutes. En plus, avec le festival d’Avignon qui se déroulait à côté, j’ai vu des gens très différents.
D’où vient cette passion pour les performances ?
C’est un peu venu par hasard. Quand j’ai terminé mes études à Nantes dans les années 90, je me suis demandé ce que j’allais faire. J’étais intrigué par tout ce qui tournait autour de l’aventure, de l’expédition. À la fin des années 2000, je me suis alors rendu avec mon ami Laurent Tixador sur l’île du Frioul, au large de Marseille, pour une expérience. On y est allés avec une caméra et on a vécu en autonomie pendant plusieurs jours. On en a rapporté des vidéos que l’on a projetées lors d’une exposition, et ça nous a vraiment plu. Alors, on s’est décidés à expérimenter le territoire à travers de nouvelles performances.
Pour imaginer de telles oeuvres, vous avez forcément des influences.
Le voyage, l’aventure, la fiction… J’ai lu Jack London, regardé des films d’Herzog. J’ai aussi beaucoup voyagé. J’avais envie de créer de la fiction dans le réel, réaliser dans la vraie vie ce que j’ai pu lire dans des livres d’aventure. Par exemple : habiter dans un ours naturalisé et vivre dans un musée, ou traverser la France d’est en ouest uniquement en ligne droite. Ce sont des idées que j’ai eues. Puis je me suis dit : ‘Et si je les mettais en œuvre?’
Je ne sais pas. Mais c’est vrai que l’aspect physique et cette sensation d’expérimentation me plaisent. Par exemple, quand j’ai traversé les Alpes avec un cylindre –dans lequel je vivais–, j’ai dû faire quatre mois de formation dans un centre sportif, en amont. Pareil pour mon autre projet de traversée de la France d’est en ouest en ligne droite. Je suivais un chemin précis et je m’en détournais le moins possible, c’était le concept. Du coup, je suis passé dans des zones industrielles, des domaines privés, j’ai dû traverser des autoroutes…
À pied !?
Je n’avais pas le choix, c’était sur mon chemin! C’est une sacrée expérience, mais je ne le conseille à personne (rires). Il faut courir vite, au bon moment.
Vous avez l’air de bien aimer les lieux publics, il y a une raison?
Parce que c’est un espace libre, ouvert, dans lequel les frontières sont plus perméables. Il s’y passe énormément de choses que l’on ne remarque pas tout le temps. Mais pour ma performance dans les Alpes, j’étais totalement isolé, et ça ne change pas tellement, en vérité : au lieu d’être avec des gens, on est avec la faune et la flore. J’ai croisé des sangliers, des loups, des biches, un lynx… Ils ont juste un langage différent du nôtre (sourire).
Vue de la performance « La vigie urbaine » à La Criée, centre d’art contemporain de Rennes, 2016. Photo : B.Mauras, Courtesy Semiose galerie, Paris.
Quelle a été l’expérience la plus éprouvante ?
La première fois que je me suis enfermé sous terre pendant une semaine à Marseille. J’étais tout le temps assis. Du coup, je dormais dans la même position que quand j’étais éveillé. Il m’arrivait de ne plus savoir si je dormais ou pas. En plus, je rêvais du trou dans lequel j’étais, ce qui me perdait encore plus. C’était une expérience vraiment forte, j’étais perdu entre la réalité et les rêves.
Finalement, vous considérez-vous comme quelqu’un d’étrange ?
En vérité, je suis une personne très classique. Des gens peuvent penser que ce que je fais est complètement étrange, je les comprends, mais je dois aussi les trouver bizarre de temps en temps de mon côté (rires). C’est ce qui m’amuse le plus dans mes performances : quand je suis seul à observer le monde qui m’entoure, je réalise que les gens font des choses vraiment étranges.
Quelle sera votre prochaine aventure ?
En octobre, une semaine avant la Nuit blanche de Paris, je vais me poser sur une vigie de 20 mètres de hauteur près de la gare de Lyon. Je ne suis jamais allé aussi haut ! J’ai également pour projet de marcher sur les nuages. Mais je vous en parlerai plus tard…
PAR BRICE BOSSAVIE
Dimanche dernier, Kohh a donné son dernier concert à La Boule noire, dans le IXe arrondissement de Paris. Loin du combo cliché kawaï/manga/karaoké, celui qui se dit plus artiste que rappeur et foule volontiers les podiums a ouvert une nouvelle voie à la scène japonaise. Rencontre, tard le soir.
Par Annabel Carrillo / Photo : Sylvain Lewis
Entre soirées de la Fashion Week, concerts et interviews, Kohh est très, très pris. C’est d’ailleurs très, très en retard qu’il pénètre dans la cave du Carmen, au 34 rue Duperré. Il commande un rhum-coca, puis dévoile son personnage, sa passion pour l’art, son histoire. Yūki Chiba –de son vrai nom– n’a que 3 ans quand son père se suicide en sautant d’un immeuble. Sa mère tombe dans la dépression et devient une toxicomane, accro à la méthamphétamine. Ses grands-parents l’accueillent chez eux et il grandit dans les à Oji, un quartier de Tokyo, avant de devenir Kohh, artiste incompris, blasé, et instable. “Je me fais appeler Kohh, en hommage à mon père. C’est son nom de famille.” De son enfance, il ne dit pas grand-chose : “Je sais pas trop comment je passais mon temps. J’ai pas forcément d’événements marquants, je traînais avec mes potes, on taguait des murs et on volait des trucs. J’ai volé des fringues, des vélos et j’ai même volé de l’argent à ma grand-mère”, dit-il en riant.
“Je sais pas, je m’en fous”
Kohh ne cite personne qui l’inspire, car pour lui, l’inspiration est partout. “Dans quelque chose qui se passe dans la vie des autres, dans ma vie, dans tout.” Il a quand même certaines idoles, comme “Kurt Cobain”:“J’aime le hard rock. J’y connais pas grand-chose, mais Nirvana, les Sex Pistols, Slipknot, etc. j’aime beaucoup. Le seul rappeur avec qui j’aimerais collaborer, c’est Kanye West.” D’ailleurs, son manager l’affirme : “C’est le Kanye West de l’Asie. Quand il fait une tournée là-bas, il lui faut une quantité de managers, il est partout à la télé, tout le monde le connaît. Ici, c’est différent, mais prions pour que ça puisse devenir la même chose.” Autre chose qui lui permet de créer : le LSD. “La première fois que j’ai pris de la drogue, c’était avec ma mère, elle m’a fait fumer mon premier joint, j’avais 14 ans. C’est peut-être pas très drôle, mais moi ça me fait rire.” Kohh rit beaucoup. Quand il n’a pas l’air absent. Car la moitié du temps, il ne répond même pas aux questions qu’on lui pose. Son entourage affirme que “soit il ne sait pas, soit il en a juste rien à foutre et il a la flemme de répondre”. Ce je-m’en-foutisme, entre timidité et arrogance, fait la particularité de Kohh. Et c’est cette insolence qui attire son public. Sa musique est pleine de références, d’images, de prises de position, mais en dehors de la scène, il ne “sai[t] pas”. Ce qu’il a fait évoluer au Japon ? La scène, il en est sûr. Mais la politique, comme un gimmick, il n’en a “rien à foutre”.
Art et mode
Kohh, ne veut pas de l’étiquette “rappeur”. “Je suis un artiste.” Grand amateur de Marcel Duchamp, couvert de tatouages, il peint, il sculpte : “Avant de rapper, je voulais être tatoueur. J’ai fait mon premier tatouage tout seul quand j’avais 14 ans, je me suis fait celui-là sur la jambe”,
La musique, l’art, la mode, ce sont des hobbies pour moi, pas mon boulot
Kohh
montre-t-il.Ce qu’il aime le plus, c’est l’art contemporain. Il cite Picasso, le MOMA et le Centre Pompidou. “Je ne suis pas encore allé au Palais de Tokyo, mais j’irai.” Il expose même lui-même et dit ne pas faire de différence entre la musique, l’art et la mode. “Ce sont des hobbies pour moi, pas mon boulot.”
Aujourd’hui, Kohh est devenu le symbole de l’underground japonais. Sam Tiba, Club Cheval, ainsi que Jeremy Chatelain et Chassol se sont intéressés à lui dernièrement et certains de ses sons ont été enregistrés à Paris, l’une des destinations favorites de ce féru de voyages. Kohh s’y entoure de designers et assiste à des défilés de mode. Ce dont il parle dans son dernier single : Paris (remixé par Sam Tiba de Club Cheval). Proche du designer Hiromichi Ochiai, il a même défilé lui-même pour sa marque, Facetasm. “J’aime Paris parce que c’est traditionnel, explique-t-il. J’aime bien l’architecture.” En revanche, ce qu’il n’aime pas, c’est le bruit, les gens et surtout Châtelet : “Y a trop de monde, trop de jeunes, je peux pas me reposer. Je préfère traîner dans des chambres avec mes potes ou dans des parcs vides.” L’air absent.
Par Annabel Carrillo / Photo : Sylvain Lewis
La famille Romanès, troupe familiale tzigane implantée en France depuis plus de 20 ans et récemment déplacée de la porte de Champerret à la porte Maillot à Paris, est la cible de nombreuses attaques, verbales et physiques. Et même accusée par les habitants du quartier d'être à l'origine d'un no man's land félin. Et pour cause : elle mangerait les chats des riverains. Heureusement, elle peut compter sur quelques soutiens.
Par Rafaëlle Dorangeon / Photo : Medi Musso
Depuis leur installation au square Parodi en juin 2015, Délia et Alexandre, matriarche et patriarche de la famille Romanès, ainsi que les quelque 40 personnes qui composent la troupe, ont été confrontés régulièrement à des actes de vandalisme et d’intimidation, autrement plus graves que les accusations dont ils font l’objet – comme si l’on était dans une farce ou un épisode de Alf, ils dévoreraient les chatons. Au milieu des caravanes, “repeintes en vert, car on [les]
Au milieu des caravanes, “repeintes en vert, car on [les] accusait de ne pas [s’]intégrer dans le paysage quand elles étaient rouge et doré”, Alexandre Romanès sirote un jus de pomme
accusait de ne pas [s’] intégrer dans le paysage quand elles étaient rouge et doré« , une petite table derrière les palissades. Alexandre Romanès, descendant de la famille Bouglione, ancien dresseur de fauves et poète multi-publié chez Gallimard, sirote un jus de pomme, et expose longuement les agressions dont son cirque a été victime. Les « loubards », comme il les appelle, « venaient ici en bande, cassaient les fenêtres, arrachaient les installations électriques. Ils ont volé beaucoup de choses. Ils ont pris les costumes, les instruments, même des vieilles photos ». D’un côté, les groupes de vandales qui venaient parfois « à plus de 150 » ; de l’autre, des associations qui attaquent la famille Romanès en justice en réclamant leur départ, sous divers motifs. Pourtant, selon Alexandre, « il y a toujours eu un cirque ici. Il y a 100 ans, un cirque de marionnettes s’est installé square Parodi et depuis, de nombreux cirques se sont succédé. C’est le mot tzigane qui dérange. » Face à ces accusations, la Mairie de Paris est « le plus grand soutien de la famille Romanès ». C’est « grâce à elle qu’ont pu se faire connaître au mieux les cultures tziganes et gitanes », ajoute Délia.
Les violences sont en baisse, les finances aussi
Dans ce magma digne d’un mauvais western entre alors en scène une horde de vengeurs masqués, des Zorro du XXIe siècle : les « contre-manifestants ». Ils émergent courant décembre et s’attribuent le rôle de défenseurs des Romanès. Alexandre ne connaît pas leurs identités, comme il ignore sciemment celles des crânes rasés. Il n’a jamais voulu savoir ni intervenir, même quand des dizaines d’hommes faisaient état de siège devant son cirque, de peur que les choses ne dérapent, que quelqu’un soit blessé, voire pire. « C’étaient des jeunes, ces contre-manifestants, et la première fois qu’ils sont arrivés, ils étaient nombreux, je me suis dit: ‘Tiens, encore un autre groupe.’ Ils m’ont alors dit qu’ils venaient « pour eux ». J’ai compris qu’ils étaient là pour nous défendre. Finalement, ça a fini par se tasser. » Les violences ont cessé mais les dégâts financiers sont tels que Délia, surnommée « la Terrible », et qui pourtant insiste pour nous offrir du chocolat au citron, a dû
“On leur dit, à tous ces gens : ‘Venez, venez voir de quoi vous avez peur !’ Pour moi, culture égale humanité”
Delia Romanès
lancer en mars dernier un appel aux dons. Le montant des dommages, lui, est plus terrible que celle qui lance le cri d’alarme : 60 000 euros. Déjà 43 000 ont été récoltés, mais cela ne suffit pas. « Les attentats nous ont touchés, comme les autres salles de spectacle. Tout l’hiver, nous remplissions à peine un tiers de chapiteau. Impossible de faire vivre 40 personnes avec ça. »
Si son mari fait preuve de sang-froid, la Terrible tremble. « J’ai mis tous les papiers du tribunal au frigo. Je ne peux plus les voir. On leur dit, à tous ces gens : ‘Venez, venez voir de quoi vous avez peur !’ Pour moi, culture égale humanité. Vous avez peur de gens qui dansent et qui chantent ! » Elle est assise au soleil, et la conversation dévie vers l’actualité, qu’elle ne comprend pas toujours, comme Nuit Debout. Elle dit qu’elle y serait allée avec ses musiciens, place de la République, et elle aurait fait danser tout le monde, « c’est quand même mieux pour faire la révolution, non ? » Delia explique qu’elle a peur, parfois, qu’elle a mis des plaques de bois dans sa caravane pour se protéger. Que son cirque est en grand danger si l’argent ne rentre pas rapidement. Le soleil fait fondre la glace au chocolat qu’elle déguste pendant qu’elle explique que « le bonheur, c’est un état d’esprit : tu vois moi je suis dans la merde, et je mange une glace ».
Des soutiens privés et publics
La suite ? « On est des nomades. On est allés jusqu’à Shanghai, jusqu’en Russie. On va peut-être partir en Italie. On est un petit village à côté de la ville. » Quitter la France où, au milieu des attaques, ils ont reçu de nombreux soutiens de donateurs anonymes mais aussi de personnalités. Il y a Agnès Jaoui, qui
“On ne peut pas laisser des artistes comme ceux-là, qui incarnent un art de vivre, un art de jouer, dans un face-à-face avec des associations qui veulent leur peau”
Jack Lang
« n’arrivait même pas à croire à ces attaques d’un autre âge contre un cirque poétique, enchanteur et drôle ». Il y a Emmanuelle Bercot, qui a connu la famille Romanès lorsqu’elle était étudiante à la FEMIS, et a fait de cette rencontre un court-métrage : « Leurs personnalités à eux deux m’ont vraiment attirée. Quand ils étaient place de Clichy, ils étaient complètement intégrés, il n’y avait aucun problème avec le voisinage. Ils préparent leur numéro, s’occupent de leurs enfants et font de la musique… C’est plutôt un gain de vie et de joie dans le quartier ! » Et Jack Lang, qui s’insurge : « Ils incarnent une tradition, un art de vivre, une générosité, ce sont des gens bourrés de talent, qui apportent de la vie, qui apportent du mouvement. Je ne comprends pas qu’on les traite avec cette désinvolture et ce mépris. On ne peut pas rester les bras croisés et les abandonner à cette situation, on ne peut pas laisser des artistes comme ceux-là, qui incarnent un art de vivre, un art de jouer, dans un face-à-face avec des associations qui veulent leur peau. »
Aujourd’hui, Alexandre et Délia veulent monter un centre artistique tzigane, pour « montrer ce qu’il y a dans les camps, ce que l’on ne voit jamais ». Toujours le même obstacle : « Ce serait un centre itinérant, mais pour cela, il faut des moyens, et on ne les a pas. C’est très pénible, même au niveau administratif. Il suffit qu’il y ait une personne du Front national dans le bureau de la ville où l’on veut jouer et elle nous bloque.« Récemment, un homme a demandé à Alexandre quand il comptait reprendre la route et quitter le square Parodi, ce qu’il attendait avec impatience. L’ancien dresseur de fauves lui a simplement dit : « Je sais comment vous pensez. Vous pensez qu’il n’y a que vous qui avez le droit de vivre. » L’homme n’a pas su quoi répondre.
Par Rafaëlle Dorangeon / Photo : Medi Musso
Il n'y a pas que les baisers d'Annie, celle qui aime les sucettes, qui ont un goût anisé. Il y a aussi l'absinthe. Cet alcool entouré de fantasmes, de peur et d'excitation. Et si la boisson refait (légalement) surface depuis peu après des années d'interdiction, certains n'ont jamais cessé de croire en elle.
Par Cécile Cau
Automne dernier, dans cette jolie région vallonnée du Jura. Juste à la sortie de la gare TGV de Frasne, en pleine campagne, une scène de joyeux lurons en train de picoler, intitulée La Fée verte, a été reconstituée en papier mâché. Ici, tout est vert. Les croix de pharmacie comme les pancartes de la E23 qui rejoint Pontarlier. En ce week-end de début octobre, on vient d’ailleurs célébrer la couleur. Car si beaucoup pratiquent la région pour le trail, d’autres y courent un seul mythe. Ici, en effet, est née et morte l’absinthe ! Et chaque année, des Absinthiades attirent dans ce patelin de 18 000 habitants quelques centaines de fans du monde entier. La dernière édition était d’ailleurs particulièrement incontournable : on y célébrait le centenaire de la prohibition de l’alcool fantasmagorique.
Née dans le canton suisse du Val-de-Travers en 1805, la production d’absinthe passe rapidement la frontière française. Pernod installe à Pontarlier la première distillerie. “Ici, il y a eu jusqu’à 27 des usines ; à l’époque, on comptait un bar pour 60 habitants. On en vendait jusqu’au Vietnam, de l’absinthe !” se souvient un vieux Pontissalien. Au XIXe siècle, la fée verte rencontre effectivement un succès fulgurant, avec les dégâts qu’on lui connaît, magnifiquement relatés par Baudelaire et Rimbaud. Elle se répand au-delà des frontières, rend fous les grands esprits imbibés de versions frelatées et, surtout, nuit beaucoup au lobby viticole. En 1915, la production de l’absinthe est tout bonnement interdite. Le mythe de la fée est né. Autour de la légende, de nouveaux mots apparaissent –artémisophile, absintheur, absinthologue– et des tribus d’accros à la verte, gardiennes de la légende, se mettent à éclore dans le monde entier.
Moi, Nico, absinthologue, suisse et trans
Nicodiane, chanteuse et employée de mairie, a “pris le virus” dans les années 2000. “C’est une passion. Je l’aime ! J’étais un mec mal dans sa peau et l’absinthe a été un exutoire.” Figure du Val-de-Travers, elle est la Suisse la plus de traviole que l’on puisse rencontrer au rendez-vous annuel de Pontarlier : “J’ai la particularité d’être la seule trans absinthologue ! Je crois que je suis assez unique.” Nico, Diane, Nicolay… Les gens ne savent pas trop comment appeler ce membre incontournable du jury des Absinthiades, dont faisait aussi partie en 2015 Miss
Malgré son interdiction en 1915, la production d’absinthe ne s’est en fait jamais arrêtée
Jura. Nicodiane est la mémoire de la verte au Val-de-Travers. Elle a connu “le Tub”, cet ambulancier qui trafiquait l’alcool, “avec des entrées chez Picasso et au Château (du prince Rainier, ndlr)” ; elle a envoyé par la poste aux États-Unis pas mal de litres produits sous le manteau, estampillés “aromathérapie ; et elle a chanté à Paris au Lapin Agile grâce à un cadeau de deux bouteilles de clandestines. Car malgré son interdiction en 1915, la production d’absinthe ne s’est en fait jamais arrêtée. Des hectolitres de versions clandé se sont évaporés de tous les alambics de la région. “Cent mille litres par an pour 12 000 habitants, y avait pas qu’ici que ça se consommait à l’apéro”, observe, perfide, Nico. Pas mieux côté français. “Ça se passait dans les cuisines, se souvient encore Philippe Chapon, 60 ans. T’apportais ton litre d’alcool et tu repartais avec ton litre de…Même le fils du juge venait dans la maison peinte en vert. Y en a qui se sont payé leur baraque avec ça. Mais aujourd’hui, avec le 0,5 (en grammes, la limite d’alcool par litre de sang autorisée au volant, ndlr), c’est plus pareil. Enfin, y en a encore sous le manteau”, assure le vice-président du Pays de l’Absinthe. Et de sortir d’ailleurs son propre tord-boyaux destiné aux seuls habitués capables d’avaler du 70°. “Il paraît qu’à partir de 50 verres, ça attaque le cerveau. Alors moi j’m’entraîne, j’m’arrête au 49e.”
Shit, Pont et Game of Thrones
À l’entrée de Pontarlier, le bar de la Rotonde est tagué en grand sur le mur de façade comme pour rester dans le coup. Le formica et le magnifique Bonzini demeurent mais d’absinthe, point. “On n’en vend pas du tout. C’est trop cher au verre”, regrette “la Michèle”. Effectivement, entre 4€ le verre et 1,60€ pour “le Pont”, l’anisé sans absinthe qui s’est substitué en 1921 à l’interdit, les locaux ont choisi. Même constat au bar de La Poste du centre-ville : l’absinthe c’est pour les touristes ! Même les gambas sont désormais flambées au Pontarlier. Le samedi soir, au Monte Cristo 3, la boîte de nuit de Goux-les-Usiers ouverte en pleine cambrousse en banlieue pontissalienne, dans une vieille ferme au-dessus d’une fromagerie, c’est ambiance Vodka Orloff et Suze tonic. Dehors, des jeunes trop jeunes ont été retoqués du MC3. “Tu veux pas faire un reportage sur le shit, plutôt ? Parce que ici, on en consomme plus que de l’absinthe”, se marrent les ados à capuche en avalant un kebab sauce algérienne. L’un des garçons avoue en avoir essayé deux, trois fois. Et la fille des Vosges qui a fait 30 kilomètres pour
Cette fascination collective est engendrée par l’interdiction, le rituel et l’histoire. Sans cela, on aurait tout oublié et l’absinthe ne serait ni plus ni moins que du pastis
Marc Thuillier, artémisophile convaincu
venir danser n’a de rapport à l’absinthe que la fontaine qui trône depuis toujours dans le placard chez ses parents. Pontarlier a beau garder une pharmacie de l’Espérance, le temps où la distillation enrichissait la ville est très loin derrière.
Mais les artémisophiles, eux, y croient encore. Restés coincés dans le passé, ils ont quelque peu loupé le retour vers le futur de l’absinthe. Hauts de forme, chemises à jabot, queues de pie pour les hommes, leggings simili cuir pour les filles, deux couples rétrofuturistes surgissent de nulle part dans la chapelle des Annonciades. “Nous sommes quatre des huit Steam Punks de Lucerne, déclame avec un fort accent germanique le professor Wolf Wolfenstein. Nous vivons comme à l’époque victorienne, nous buvons du thé, de la bière et de l’absinthe, mais pas en cocktail car dans notre temps, il n’y avait que des pure drinks.” Le mythe de l’alcool qui rend fou, renforcé par la prohibition, a ainsi forgé autour de l’absinthe de sacrées personnalités. De l’Allemagne au Japon en passant par la Tchéquie ou l’Angleterre, l’abstinence a provoqué le désir. Aux États-Unis, une forte communauté d’absintheurs s’est montée autour de Becky Head dans les années 2000. Figure rousse comme extraite de Game of Thrones, la dame qui est tombée dans la Green Fairy en 95, se présente comme la “feu mère” du phalanstère ricain. Instigatrice de feeverte.net, elle a fédéré dans le nouveau monde bon nombre d’adeptes de l’alcool français dont beaucoup distillaient déjà dans leur jardin. Aujourd’hui retirée du milieu, Becky reste fascinée par l’univers d’histoire et de poésie qui entoure la verte. Son homme, grand squelette sympathique, avoue à voix basse distiller dans leur garage. Pour qui ? “Juste pour moi”, glisse-t-il en roulant des yeux.
Marc Thuillier, “artémisophile convaincu”, comme il se définit lui-même, réussit chaque année à attirer un bel échantillonnage de ces freaks en Franche-Comté. Pour le gourou français, cette fascination collective est engendrée par “l’interdiction, le rituel et l’histoire. Sans cela, on aurait tout oublié et l’absinthe ne serait ni plus ni moins que du pastis”.
Esprit 1805, es-tu là ?
Johnny, logo à l’aigle de la maison du “Pont” tatoué dans le cou, a le profil type de l’absintheur : quadra masculin, biker quand il n’est pas sapé gothique. Il fouine sur le net à la recherche de flacons rares, collectionne les bouteilles et achète, en s’associant à d’autres acuéreurs, les élixirs les plus chers. Les vieilles absinthes font partie des alcools les plus cotés au monde ; les “pré ban” d’avant 1915, restent elles intouchables. “Fantasmée, légendaire, l’absinthe c’est pas le cognac ou le guignolet des familles”, observe Karim Karroum, caviste d’alcools rares à Limoges. Il n’y a dans ce monde que des perchés liés à la légende mais qui ont une grande curiosité.” Sur de minuscules cahiers, Takashi Mizuno entrepose à la mine de crayon d’énigmatiques et microscopiques caractères. Depuis plusieurs jours, l’importateur nippon sillonne la vallée avec son anglais très approximatif. Derrière de minces lunettes et une grande cape, un look à la Harry Potter et des fioles plein le sac qu’il veut échanger avec tous, cet absintheur du Soleil Levant est à la recherche de la perle rare à rapporter à Osaka. Là-bas, dans la dizaine de bars spécialisés, l’absinthe, qu’il trouve “very nice”, se boit juste avec peu d’eau, à la façon des anciens à Pontarlier.
Toute cette absintherie semble d’autant plus étrange que l’absinthe existe à nouveau pour de vrai. En France, la distillation a été de nouveau autorisée en 1988 et une loi a, en 2011, définitivement mis fin à l’interdiction de 1915. Pernod Ricard, producteur historique, a replanté un champ d’absinthe au bout du bar de La Rotonde, et relancé une production presque à l’identique à Thuir. À Pontarlier, en Suisse et en Europe, d’autres producteurs ont suivi le “category captain”. Des Coquette, Entêtée, Interdite, Clandestine, glissant entre 45 et 68 degrés, sont sorties au grand jour. La nouvelle Pernod Absinthe, estampillée 1805, comme un clin d’œil, est elle sensiblement la même que celle que buvait Rimbaud. “Nous sommes repartis sur la recette d’origineà partir d’échantillons de bouteilles de 1913, explique fièrement Claire Thémé, directrice R&D chez Pernod, et après des distillations à répétition, on a obtenu le meilleur profil. On a l’esprit de
La Tchéquie est la seule à n’avoir jamais cessé de produire. Sa Kyle est d’ailleurs classée par les amateurs comme “une des bonnes”
l’époque.” Pour moderniser l’histoire, le marketing Pernod met le paquet sur le monde du cocktail : fontaines à absinthe designées Pierre Gonalons, partenariat Kitsuné et bar référent à Ibiza, le decorum contemporain doit dépoussiérer la légende. “En slush (granité), en flip (absinthe, café, œuf, lait) ou seule, j’en vends des caisses”, s’amuse Charles Vexenat qui, dans son bar d’Ibiza, le 1805, a inventé le cocktail au concombre, booster révolutionnaire de la fée. Déjà rentré au panthéon des classiques contemporains, le Green Beast, citronné, frais et facile à boire, “classé Supreme champion au Cocktail Challenge 2015 de Londres, a permis de casser les idées reçues”, nargue Mathieu Sabbagh, directeur de la communication externe France et international chez Pernod. Effectivement, depuis quatre ans, aucune folie n’a été répertoriée et les bars ont embrayé. Certains se sont spécialisés, comme le Lulu White, qui tire une ligne entre Pigalle et la Nouvelle avec une dizaine d’absinthes “plus intéressantes et plus complexes que le pastis”. D’autres, rassurés de retrouver derrière le comptoir un ingrédient majeur, jouent avec les vieilles recettes du Savoy Cocktail Book de 1930. “On a plaisir à la faire redécouvrir, se ravit Maxime Hoerth, barman du Bristol. C’est comme si l’on avait repris la blanquette ou le cassoulet et qu’on les twistait à notre manière.” Avec l’ argument imparable de Mathieu Sabbagh contre la loi Evin, l’absinthe a de beaux jours devant elle : “Dans une consommation responsable, tu te mets un ou deux bons cocktails Pernod absinthe qui te donnent le kick et après, t’es nickel pour la soirée.” Le Sazerac revient et l’apéro à la française cartonne. Le rituel –fascinant goutte à goutte avant le fatal louchissement qui trouble l’eau–, le sentiment de braver un interdit que l’on croit toujours d’actualité, le mystère de la plante qui rend fou, l’histoire, tout ce folklore fascine toujours. À l’étranger, même carton. On remet les pendules à l’heure. Vaclav, Ondrej, Vit et Réza ont fait 1 200 kilomètres de Brno à Pontarlier. Douze heures de voyage pour se plonger dans le berceau de l’élixir que la Tchéquie est la seule à n’avoir jamais cessé de produire. Sa Kyle est d’ailleurs classée par les amateurs comme “une des bonnes”. Là bas, sans embargo, l’absinthe a coulé à flots. “On a fait plein de merdes comme l’absinthe à la beuh et on a inventé le burning fire bohémien», le rituel de l’absinthe du troisième millénaire qui consiste à flamber un sucre imbibé du spiritueux. Du coup, le pays s’est pris, il y a trois ans, une prohibition de quelques mois.
Avec ses homologues européens, Mathieu Sabbagh ne désespère pas de réussir à mettre tous les distillateurs d’accord sur une définition de l’absinthe, qui pourrait surtout booster, avec cet anisé haut de gamme, le secteur du pastis dont les chiffres d’évolution plongent dangereusement dans le rouge.
Par Cécile Cau
Alors que l'opposition à la loi travail bat son plein, un sondage BVA vient d'être publié, montrant que Jean-Luc Mélenchon égalerait, voire dépasserait François Hollande au premier tour de la présidentielle 2017. Pas si étonnant. Dimanche 5 juin, place Stalingrad, le cofondateur du Parti de gauche avait rassemblé autour de lui plusieurs milliers de personnes venues représenter ce qu’il appelle la “France insoumise”. Étudiants, cheminots, métallos ou encore postiers, tous mécontents, ont défilé sur l’estrade. Ce n’est donc pas tant en leader d’une formation politique que Mélenchon se présente, mais plutôt comme le représentant autoproclamé de cette France qui refuse de se soumettre. Petit tour d’horizon.
Texte et photo par Yanis Sicre
Quand la France est insoumise, elle le dit ET elle l’écrit.
“Je ne voterai plus jamais pour lui, ça c’est certain. Jamais.” Dans les rangs, le ton est donné : les déçus vis-à-vis de François Hollande sont nombreux. Il faut dire qu’en 2012, beaucoup d’entre eux avaient accordé leur voix au candidat socialiste dans l’espoir d’un renouveau politique. Mais aujourd’hui, le constat est amer.
Il ne faut pas se limiter à une critique de la politique du gouvernement, il faut proposer des alternatives
Étienne, étudiant
“On est loin de ce qui nous avait été promis en 2012, se désole Jacques, un retraité de 62 ans. ‘Mon ennemi c’est la finance’, ça paraît tellement loin aujourd’hui !” Jean-Luc Mélenchon lui non plus n’est pas très tendre avec le président de la République, qu’il qualifie de “petit monsieur qui vous préside et qui vous a déjà tant menti”, devant une foule acquise à cette cause. Car parmi tous ces Français “insoumis”, la “trahison” n’a toujours pas été digérée. “J’avais voté contre Sarkozy, donc effectivement on peut dire que j’avais voté pour Hollande, confie Magali, une chômeuse parisienne de 49 ans. Aujourd’hui, c’est plus que du regret que je ressens… Je suis frustrée et je me sens trahie.”
Le changement, ce serait maintenant finalement ? Dimanche 5 juin, il était en tout cas dans toutes les têtes. Comme un impératif face à une situation qui ne peut plus durer. “Il y a urgence, pose Jacques. On se sent abandonnés.Je suis là pour défendre l’avenir, l’avenir de mes enfants, l’avenir de mes petits-enfants… Et me battre contre tous ces traitres du Parti socialiste.” Le discours anti-Hollande et anti-gouvernement tenu par Mélenchon a semble-t-il largement trouvé son public. Malgré tout, certains restent sceptiques : “Il ne faut pas oublier de rester dans le concret, prévient Étienne, étudiant en droit. Il ne faut pas se limiter à une critique de la politique du gouvernement, il faut proposer des alternatives.”
Une insoumission multiple
“On voit émerger des insoumis d’horizons très variés”, remarque Adeline, 59 ans, venue de Bruxelles exprès pour l’événement. En effet, ce qui semble caractériser cette France insoumise, c’est sa diversité. Rudy, un parisien de 31 ans, tente d’expliquer ce qui rassemble tous ces gens : “En gros c’est la France, dans toute sa diversité, avec ses conditions de travail, avec ses galères, ses points positifs aussi, et
On est insoumis par rapport aux mauvais salaires, par rapport aux conditions de travail qui sont de plus en plus dures, par rapport aux inégalités qui sont de plus en plus criantes, par rapport aux salopards d’en haut qui se mettent des millions dans les poches tandis que pour nous tous c’est assez difficile
Rudy, insoumis
avec sa volonté de vivre ensemble dignement.” D’un côté, on retrouve les soutiens historiques de Mélenchon, ceux qui sont là depuis le début. “Je l’ai toujours suivi, explique Jacques. Depuis qu’il a claqué la porte du Parti socialiste il y a une dizaine d’années, je suis derrière lui.” De l’autre, on retrouve ceux qui se sont laissés convaincre récemment ou ceux qui ne sont pas encore complètement sûrs d’eux pour 2017. “Mon vote n’est pas encore arrêté, avoue Magali. Ma seule certitude, c’est que je ne voterai pas Hollande.” Mais concrètement, contre quoi se bat-on quand on est un Français insoumis ? Là, les réponses sont moins évidentes. “Contre le Front national” pour les uns, “contre le système” pour d’autres, ou encore “contre les inégalités”… On ne sait plus vraiment. Rudy tente pourtant d’apporter une réponse claire : “On est insoumis par rapport aux mauvais salaires, par rapport aux conditions de travail qui sont de plus en plus dures, par rapport aux inégalités qui sont de plus en plus criantes, par rapport aux salopards d’en haut qui se mettent des millions dans les poches tandis que pour nous tous c’est assez difficile. Donc on a envie de dire ‘non, ça suffit comme ça.’ Mélenchon, c’est notre porte-drapeau. »
“Cette fois, c’est la bonne”
Pour Adeline, pas de doute : “Oui, cette fois, c’est la bonne. Sa candidature vient à point nommé, vu tout ce qui se passe dans le pays, les tensions qui montent…” En effet, la campagne semble plus facile à appréhender que celle de 2012 pour Mélenchon, lui qui est crédité de 14 % des intentions de vote (TNS Sofres), soit plus que les 11,11 % obtenus à l’élection de 2012. Pourtant, la voie n’est pas totalement dégagée pour l’ancien socialiste : une partie de la gauche, et notamment les communistes, ne comprend pas son lancement en solitaire dans la course à la présidentielle. Pierre Laurent, réélu secrétaire national du Parti communiste le jour-même, a condamné la décision de Mélenchon de partir seul à l’aventure. Il y avait pourtant dans la foule place Stalingrad, ce jour-là, des membres du PCF venus soutenir le candidat.
Pourtant, à l’heure actuelle, Jean-Luc Mélenchon n’a récolté qu’une cent-cinquantaine de signatures d’élus sur les 500 nécessaires pour se présenter à l’élection présidentielle. La route est encore longue.
Texte et photo par Yanis Sicre
Avant, David Burd était créatif dans une agence de pub. Puis, en 2013, il a posté Ex-Boyfriend sur YouTube, un titre mêlant rap et humour sous le pseudo pas très vantard de Lil Dicky. Depuis, il remplit des salles de concert, fait des millions de vues sur Internet, enchaîne les featuring avec des gros noms du rap game. Et n’est jamais retourné au bureau. Rencontre.
PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS PRICE
Lil Dicky annonce la couleur.
Qu’est-ce que vous dites quand on vous demande ce que vous faites dans la vie ?
Je réponds juste que je suis un rappeur. Les réactions sont bonnes, généralement. Les gens sont assez surpris parce que je n’en ai pas vraiment l’air. Les filles sont assez intriguées mais pour être honnête, j’ai parfois du mal à convaincre certaines personnes. Du coup, je dois montrer des clips. Mais bon, j’essaie de ne pas trop le faire…
Comment réussir à écrire des morceaux drôles sans pour autant tomber dans la parodie facile ?
Il faut d’abord y consacrer beaucoup de temps et d’énergie, et le faire de la meilleure façon possible. Je plaisante sur plein de sujets mais je ne veux vraiment pas que l’on pense que je me fous de la gueule du rap. Si je veux écrire une chanson drôle, il y a deux choses fondamentales pour éviter la parodie : il faut que ce soit marrant et qu’il y ait une intégrité musicale.
Vous pourriez un jour sortir un album plus sérieux ?
Il y a déjà des titres dans mon album qui le sont. Mais faire un projet hypersérieux, ça voudrait dire que je suis déprimé et malheureux… Moi, j’aime faire marrer les gens donc du moment que j’y arrive… Je ne me vois pas faire un projet sérieux, surtout parce que je n’ai pas assez de matière pour ça.
On sent que vous avez énormément confiance en vous. Ça vient d’où ?
J’ai confiance en moi et j’ai de grandes ambitions, mais c’est fondé sur rien de concret. Je ne sais pas d’ou ça vient, c’est quelque chose de… logique. Avant, j’étais le mec marrant du lycée, puis de la fac, puis du bureau. Un peu comme des mecs comme Jonah Hill ou Seth Rogen, je pense. Et puis, depuis quand j’ai commencé dans le rap, ça a tellement bien marché… Mon tout premier concert a eu lieu à peine six mois après avoir mis ma musique en ligne. Et il y avait déjà 1 000 personnes à Philadelphie. C’est un peu chaud pour un baptême. J’étais rincé à la fin, j’avais mis beaucoup trop d’énergie dans la première chanson…
Et puis vous voilà en tournée en Europe. C’est votre idée ou celle de votre équipe ?
Je ne sais pas vraiment, mais si ça tenait qu’à moi, je serais venu même plus tôt ! Ça va faire trois ans que je fais du rap, le concert de Londres était complet en un rien de temps. On a eu 1 000 personnes, le public connaissait toutes les paroles, etc. Pour être honnête, je suis pressé de me balader dans Paris parce que c’est la première fois que je viens en France. Je suis sorti quelques instants, tout le monde fumait et j’ai trouvé que les gens étaient bien habillés.
Et le hip-hop français, vous connaissez un peu ?
Rien du tout, à part… Tony Parker. Je l’adore, he’s the man. Pour moi, c’est le mec le plus cool au monde ! Il est très sous-estimé, il fait partie des plus grands et j’adore sa personnalité. Le fait que Gregg Popovich (le coach des San Antonio Spurs, ndlr) continue de lui gueuler dessus encore aujourd’hui est très significatif. Quelle autre superstar serait capable de supporter ça ? Et surtout, c’est un fan de rap.
OK… Mais vous l’avez déjà entendu à l’œuvre ?
Ouais, j’ai même vu ses clips. Bon, disons que je suis fan du joueur, pas du rappeur…
En parlant de dépassement de fonction, vous vous êtes retrouvé dans une pub pour un chiropracteur de Floride…
En fait, il y a quelques années, j’ai lancé une récolte de dons sur Kickstarter. Pour quinze dollars, tu avais un t-shirt, pour 25 un CD, etc. Enfin, pour 400 dollars, tu avais droit à une chanson personnalisée d’une minute ! Et ce chiropracteur a donné 400 dollars. Il a ensuite utilisé le morceau pour en faire une pub ! Je n’y apparais pas, mais pour un clip, j’aurais demandé plus que 400 dollars…
Quelles sont vos influences en comédie ?
Larry David, Louis C.K., évidemment, mais aussi Will Smith…
Will Smith !?
Alors lui, c’est ma définition du cool. Et puis il vient de Philadelphie, comme moi, il a commencé dans le rap, puis il a décroché sa propre sitcom et il est devenu une star de cinéma. C’est le genre de parcours dont j’ai envie, avec peut-être un peu plus de rap…
Pour avoir son parcours, il faudrait trouver votre Quincy Jones…
Exactement. On est d’ailleurs en train de bosser sur une série actuellement. Ça ressemble pas mal à Curb Your Enthusiasm, mais dans le monde du hip-hop. Je joue mon propre rôle, Dave, le mec derrière Lil Dicky. Je ne pense pas réaliser, je n’ai pas assez d’expérience pour ça. Même au niveau de l’écriture, ce n’est pas si évident. Quand j’ai commencé à écrire des chansons, j’ai mis environ deux ans avant de montrer le moindre truc à mes potes. Pour la télé, j’aimerais écrire avec quelqu’un d’autre, plus expérimenté.
Vous espérez le vendre à Netflix par exemple ?
Oui, à Netflix ou HBO. Là encore, c’est ambitieux… J’aime bien jurer donc c’est important d’avoir un espace de liberté. HBO c’est le top, mais bon, même si tu vends ton projet, rien ne garantit non plus qu’il passera à l’antenne. Netflix, c’est pas mal aussi. Par contre, si ça se fait, je n’aimerais pas qu’ils diffusent tous les épisodes en même temps. Franchement, ça me tuerait de voir tout le boulot qu’on ferait dilapider en un jour. J’ai vu l’intégralité de la série d’Aziz Ansari (Master of None, ndlr) sur Netflix en un seul jour, c’est naze. Et puis tu ne vas pas la regarder une seconde fois… Quand je regarde Girls, je sais que je vais en avoir pour quatre mois. Et j’attends un nouvel épisode chaque semaine ! Bref, j’adorerais avoir une série qui dure genre cinq saisons, puis jouer au cinéma. D’abord des comédies, puis des drames. Comme Will Smith, quoi.
Quand 3 000 métalleux et plus de 60 groupes décident de partir sur un bateau, ça donne Le Bateau de l’enfer, la croisière la plus dingue de tous les temps. Montez à bord, et partez pour neuf épisodes.
PAR SOCIETY
Quatre jours en mer, de la Floride jusqu’en Jamaïque pour profiter d’une soixantaine de groupes, faire la fête non-stop de 6h à tard dans la nuit, jouer au black jack torse nu, se marier sous l’égide de Satan et, de temps en temps, dormir un peu. Pour les amoureux du heavy metal et de ses sous-genres, qu’ils soient allemands, français, scandinaves, américains ou colombiens, la croisière thématique est vécue comme un pèlerinage païen de houblon et de chants gutturaux sous le soleil des Caraïbes. Une sorte de Hellfest sur mer qui témoigne chaque année de la longévité du heavy metal et de la force des liens qui unissent les membres de cette grande communauté faussement sataniste.
PAR SOCIETY
Il a sorti son premier EP, What I’ve Learned, en 2014. Quelques semaines plus tard, il jouait pour la première fois en live au Tresor, un club emblématique de Berlin, sa nouvelle ville d’adoption. Depuis, Sébastien Michel aka UVB, Marseillais de 25 ans, est en passe de créer son propre label, a déjà livré plus de 80 sets partout dans le monde et sera dimanche à l’aéroport du Bourget, à Paris, pour le Weather Festival. Un ancien téléconseiller pour Playstation reconverti dans la techno industrielle qui a des choses à dire sur sa musique, son mouvement, la souffrance de composer et la boîte de nuit de toutes les folies : le Berghain.
PAR VICTOR LE GRAND
UVB, photo de profil.
Pour la deuxième fois de ta courte carrière, tu seras dimanche au Weather Festival. Les organisateurs sont ceux qui s’occupent du club Concrete, où tu as également joué plusieurs fois. Alors, pour un Marseillais, le public parisien, il est comment ?
Il est chaud ! Depuis quelques années, on connaît un renouveau de la techno. Je trouve que la France est un des pays qui le véhicule le plus. Pas seulement à Paris, d’ailleurs. Pourquoi ? J’ai une théorie : les racines de la techno datent du début des années 80, mais au début des années 2000, le truc a flanché. Jusqu’à ce qu’une nouvelle génération, qui a longtemps eu du mal à acquérir une identité musicale, prenne la relève. Il y a beaucoup d’argent dans ce business. Mais la techno, c’est encore l’occasion de voir des artistes encore très sincères avec ce qu’ils font, encore underground on va dire.
Selon toi, pourquoi les jeunes ont du mal à ‘acquérir une identité musicale’, comme tu dis ?
Il y a plus de merdes de nos jours, j’ai l’impression. Si tu regardes ce qui passait sur MTV il y a 20 ans et aujourd’hui, un truc a carrément changé. Avant, ils passaient des clips d’Aphex Twin ou du Wu-Tang Clan ; maintenant tu n’en verras jamais la couleur. Pour parler de la techno, son renouveau est dû selon moi à une nouvelle vague venue de Berlin, avec des tempos plus lents, au ralenti. Un gros changement. Même si les morceaux pouvaient être les mêmes, le fait de les ralentir de 10 ou 15 BPM, ça a débloqué une nouvelle dimension.
Une dimension que tu affectionnes ?
Pas trop. Avec ce qui se fait aujourd’hui, je me fais souvent chier au bout d’une minute alors qu’avant, les mecs se prenaient beaucoup plus la tête dans l’exactitude de ce qu’ils voulaient transmettre. Tu sais, je fais des trucs qui ne sont pas du tout nouveaux. J’ai 25 ans, quand j’ai commencé à écouter de la techno, c’était déjà très lent. Je n’ai pas eu cette effervescence des années 2000 à 145 BPM. Je n’ai pas assez entendu en club les sons que je kiffais.
C’est quoi ta came alors ?
Ma came, c’est la techno industrielle autant de Birmingham que de Détroit. Un mélange des deux, quoi.
Au Berghain, il y a des types qui arrivent le samedi et repartent le lundi matin
De la musique physique plus que mentale, dans un esprit de dystopie, par opposition à l’utopie. Une sorte de fête pessimiste. Les mecs qui me fascinent comme Regis ou Jeff Mills, ils jouent sur la répétition, et mettent de la pertinence dans la répétition. Franchement, la techno est une musique faite au scalpel que tout le monde est capable de faire avec un bon logiciel informatique. J’attends donc beaucoup de cette musique. Je ne veux pas m’arrêter à une boucle qui marche. Je veux une boucle qui me mette sur le cul.
Mais qui sont ceux qui ont voulu ralentir le tempo de la techno ?
Ce sont des labels et les artistes de Berlin comme ceux de Ostgut Ton et leur ancien club hardcore gay, Ostgut, qui a été remplacé par le Berghain. Ils ont commencé à passer de la techno minimale, plus lente donc, qui groove davantage. J’en ai écouté pendant un temps. Mais je ne sais pas, je suis jeune, j’ai de l’énergie, il faut que la musique me prenne. Je n’ai pas envie de me consacrer sur le petit élément qui peut me faire tripper si je l’écoute pendant quinze minutes…
Tu vis à Berlin depuis 2012. C’était pour apprendre l’allemand ou rejoindre ‘la capitale européenne de la techno’ ?
Tu es déjà allé à Berlin ?
Non…
Bah tu comprendras de toi-même. Tu auras toujours des cons pour te dire ‘attends, Berlin, c’est plus ce que c’était’, mais tu verras que c’est relativement sans stress. Les gens travaillent, mais pas trop. C’est très, très chill. Ils sont assez ouverts, bien sûr, et la scène musicale est très développée. Puis le fait de vivre ici m’a permis de jouer dans des clubs qui m’auraient été inaccessibles autrement.
Lesquels ?
Le Tresor ! C’était la première fois que je jouais en club, a fortiori dans l’un des clubs que je respecte le plus. Ils m’ont booké un mercredi, le jour des soirées ‘News faces’, qui introduisent les nouveaux artistes, et ils ne m’auraient jamais programmé si j’étais resté à Marseille. C’est juste que je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un… Et voilà quoi !
T’as déjà joué au Berghain, considéré comme le temple décadent de la musique électronique européen, voire mondial ?
Une fois. Pour moi, ce club définit toujours l’endroit, le lieu ultime pour la techno. Tu as l’impression que tout peut arriver. D’ailleurs, tout peut arriver. Tout est permis.
Ma came, c’est la techno industrielle, de la musique physique plus que mentale. Une sorte de fête pessimiste
Pour parler de la drogue, par exemple : à l’entrée, ils te fouillent vraiment, et bien, mais à l’intérieur, c’est très facile d’en prendre. Les rapports humains, aussi (rires). Au sous-sol, tu as un autre club qui s’appelle le Laboratory, un club gay hardcore qui fait des soirées SM, où seul Dieu sait ce qui s’y passe. Il y a cette aura de liberté, d’orgie… sonore (rires) ! Perso, j’ai dû faire dix heures max, j’en pouvais plus après. Mais il y a des types qui arrivent le samedi et repartent le lundi matin. En même temps, tu ne verras jamais quelqu’un ‘comater’, dormir par terre. Il n’y a jamais de problèmes à l’intérieur.
Le club est une centrale électrique désaffectée au style stalinien. Ça se ressent à l’intérieur ?
C’est haut de plafond, bétonné, l’atmosphère est très industrielle. Mais le plus impressionnant, c’est la qualité du son. Ils ont quatre tours de son, comme une espèce de carré, qui sont réglées par des ingénieurs qui bossent dans la techno, et pas des mecs qui font du rock le mercredi et de la bossa le dimanche.
Tout est finalement pensé pour tirer la quintessence de la techno…
J’aime bien la musique électronique, car tu as l’impression d’être un peintre devant son tableau, qui met des effets et différentes couleurs. Tu n’as pas de règles. Pas comme dans le rock où tu vas mettre les cymbales à gauche et le kick au milieu. Non, avec la techno, tu peux faire un bordel. Or, au Berghain, tu entends tous les détails grâce au son. Tu n’as plus qu’à pousser. Tu passes des heures à faire des morceaux au poil, alors putain ça fait du bien de les entendre parfaitement ! Enfin, il faut y aller pour comprendre.
Tu viens de Marseille. Entre nous, il y a vraiment une scène techno dans la cité phocéenne ?
J’ai des potes qui font en sorte que oui. Ils se sont regroupés autour d’un collectif appelé Métaphore. La dernière soirée qu’ils ont faite, c’était apparemment vraiment ‘ouf’. Ils ont fait ça dans un sauna gay. C’était plein, 400 personnes, un ‘mini Berghain’ m’ont-ils dit. Gays, hétéros, il y avait de tout. C’était très libre. Les gens étaient à moitié à poil. Donc pour répondre à ta question, je pense qu’il y a une scène. Je pense surtout que les gens en veulent. Ils en ont marre des mêmes soirées, des mêmes artistes depuis dix ans. Il y a une grosse relève, il faut juste lui donner sa chance.
C’est une grande souffrance pour toi de faire de la musique ?
Ouais, c’est très dur ! C’est une torture psychologique. Ce sont des perpétuelles crises d’identité, de doute. En même temps, la musique que j’aime et que je fais est une musique torturée. Tout est logique finalement. La boucle est bouclée.