AVENIR

“Un pays a plus besoin de ses jeunes que l’inverse ”

Connu pour ses fameux Dîners de l’Atlantique, pour le rôle aussi central que nébuleux qu’il joue au sein de la jet-set mondiale et pour ses interventions remarquées dans la presse, Félix Marquardt affirme avoir tourné la page de la surmédiatisation. Récent fondateur du think tank Youthonomics, il voit en la mobilité de la jeunesse le remède face à la morosité du contexte mondial actuel. Rencontre.
Le grand brun avec des chaussures rouges.

Vous étiez à Davos en janvier dernier pour une conférence sur la mobilité des jeunes. D’où vient cet engagement pour la jeunesse ?

Ça a commencé à trotter dans ma tête longtemps avant le lancement du mouvement, au début des années 2000. Les jeunes sont les premières victimes d’une société sans croissance et avec un taux de chômage très haut. S’ils bougent, ils peuvent transformer ce cercle vicieux en cercle vertueux.

D’où la création de votre think tank Youthonomics ?

L’idée de base de Youthonomics, que j’ai lancé en 2014, est de créer des données qui permettent aux jeunes d’avoir toutes les cartes en main pour prendre des décisions importantes : où habiter, où bosser, où faire ses études. On classe les pays et les villes selon les opportunités qu’ils offrent aux jeunes et on leur transmet ce classement.

Alors que le programme Erasmus fête ses 30 ans cette année, quel bilan dressez-vous de l’évolution de la mobilité de la jeunesse ?

Je pense que l’avenir de la démocratie passe, par exemple, par des quotas de sièges réservés aux jeunes à l’Assemblée

Quand mes parents se sont installés à Paris en 1972, c’était un choix fort avec des conséquences pour les années à venir, il n’y avait pas de demi-tour possible. Aujourd’hui, si on fait l’impasse sur trois jeux Playstation et deux pairs de baskets, on peut aller à peu près n’importe où dans le monde. Je ne dis pas que c’est facile, mais c’est plus simple que ça ne l’a jamais été : c’est la génération easyJet. Donc si les jeunes s’emparent de cette ouverture qui s’offre à eux, le monde devient une sorte de concours de beauté de pays ou de villes qui veulent les attirer.

Pourtant, le mouvement Barrez-vous! a fait polémique en 2012. C’était le but ?

Je trouve ça choquant, dans un pays où il y a 25% de chômage chez les jeunes depuis 40 ans, que la classe politique ose prétendre qu’elle en a quelque chose à faire. Si c’était vraiment le cas, elle aurait fait quelque chose. Soit les politiques arrêtent de faire semblant et font en sorte que certaines choses évoluent, soit le monde est grand. Un pays a plus besoin de ses jeunes que l’inverse. Je pense que l’avenir de la démocratie passe, par exemple, par des quotas de sièges réservés aux jeunes à l’Assemblée.

Vous imaginez un monde sans frontières où les gens se déplacent à leur guise.

Je pense que lorsqu’on enverra des navettes spatiales vers d’autres planètes, on s’en foutra un peu de savoir si les mecs viennent de Chine ou des États-Unis. Les gamins, aujourd’hui, sont à la fois très concernés par ce qui se passe au bout de la rue et par le réchauffement climatique. Mais le truc au milieu, la nation, ils s’y identifient assez peu. Pour autant, je ne pense pas qu’il faille abolir les frontières purement et clairement. Moi, je kiffe le terroir français ! D’autant plus quand je suis à Shanghai. Donc le côté ‘partir c’est trahir’, le terroir, non, vraiment pas. Moi, quand je suis loin j’aime la France, c’est quand je suis là qu’elle me gonfle.

On constate pourtant un attrait de la jeunesse pour les thèmes défendus par le FN ou le Brexit, par exemple, pour le repli sur soi…

C’est vraiment une exception française, ça. En Angleterre, 65% des moins de 30 ans ont voté contre le Brexit. Les jeunes disent de manière assez juste : ‘Ce sont des gens de 70 ans qui ne seront plus là dans 10 ou 20 ans qui décident de notre avenir.’

Cette année, la presse a beaucoup parlé de l’absence des États-Unis à la conférence de Davos…

Trump et les Américains ont dit merde à Davos. Forcément, sans eux, les Chinois se sont engouffrés dans la brèche. Mais ce qui m’a surtout frappé, c’est qu’il n’y a eu aucune prise de conscience de la responsabilité des élites mondiales dans le Brexit et l’accession de Trump au pouvoir. Comme tout le monde, je suis très inquiet par rapport à lui. Si demain, un attentat terroriste a lieu aux États-Unis, il aura un boulevard pour en faire un pays profondément autoritaire.

Et justement, ces élites en question, vous les côtoyez toujours dans le cadre de vos fameux Dîners de l’Atlantique ?

J’avais le désir d’être un personnage public, je pensais agir mais je faisais juste des coups d’esbroufe

Je travaille toujours avec des gens de plusieurs pays, à l’intersection de la politique et des affaires. Mais la démarche qui me conduit à le faire est différente. Pendant un certain temps, j’étais toujours en en soirée, à organiser des trucs, à réunir des gens. Je ne bois plus, je ne fume plus, je ne prends plus de drogue. Je ne mène pas une vie monastique non plus mais les mondanités, ça me gonfle ! Je fais ça pour des raisons moins superficielles. Par curiosité, parce que les rencontres absurdes m’éclatent: entendre will.i.am parler d’intelligence artificielle c’est cool, non ?

C’est vrai que parfois on se demandait qui vous étiez, on vous voyait partout sans trop savoir pourquoi.

On vit dans un monde où les caméléons sont les rois du monde. J’ai surfé sur le fait de pouvoir côtoyer plein de gens différents… À l’origine, je faisais juste mon taf d’assurer la relation média des ‘puissants’ puis, de fil en aiguille, je me suis mis à gérer toutes leurs relations plus ou moins officiellement. J’avais le désir d’être un personnage public, je pensais agir mais je faisais juste des coups d’esbroufe. J’ai vécu dans l’illusion que plus ma bobine passait à la télé, plus j’étais bien.

Par Archibald Lorfanfant

APOCALYPSE

“Nous nous dirigeons vers un monde de plus en plus dangereux”

Nous sommes à 2 minutes 30 de la fin du monde. Aïe. C’est ce qu'affirment les quinze scientifiques américains réputés du Bulletin des scientifiques atomistes avec leur Horloge de l’apocalypse. Une horloge conceptuelle créée dans le but d’alerter sur les risques qu’encourt la civilisation humaine. Entretien avec l’un d'eux, Richard Somerville, professeur émérite à l’université de Californie. 
Richard Somerville et une canisse.

Qu’est-ce que l’Horloge de l’apocalypse et comment fonctionne-t-elle ?

L’horloge marche comme une métaphore : ce n’est pas une horloge physique, c’est un symbole. Elle apparaît chaque année dans le Bulletin des scientifiques atomistes, créé en 1945 par des scientifiques qui avaient travaillé au développement de la bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale. L’horloge a été inventée ensuite en 1947, par des chercheurs qui voulaient prévenir le monde du danger et des menaces que représentaient les armes nucléaires. Le conseil d’administration a été constitué au fil des ans de nombreux prix Nobel et scientifiques accomplis. Et chaque année,  les membres du Science and Security Board, dont je fais partie, avancent ou reculent l’heure de l’horloge en fonction du danger qu’encourt la planète. Plus on l’approche de minuit, plus le danger est grand. Nous l’avons avancée de 30 secondes cette année. Elle est aujourd’hui à 23 heures 57 minutes et 30 secondes.

La situation mondiale –géopolitique, nucléaire et environnementale– n’a pas tellement changé depuis 2015, mais vous avez tout de même choisi d’avancer l’heure de l’horloge de 30 secondes –alors qu’habituellement, lorsque vous choisissez de la modifier, c’est d’une minute minimum. Est-ce une manière d’alerter l’opinion sur l’élection de Donald Trump ?

Nous avons avancé l’horloge d’une trentaine de secondes car nous vivons une nouvelle réalité. Nous souhaitions attirer l’attention sur le fait que la direction dans laquelle le monde se dirige n’est pas la bonne. C’est un monde toujours plus menacé par les bombes nucléaires, le changement climatique, les attaques informatiques ou encore les armes biologiques. Donald Trump a évidemment influé sur le mouvement de l’horloge. Quand nous avons décidé de l’horaire définitif, il n’était président des États-Unis que depuis six jours. Les membres de son cabinet n’avaient pas encore été tous confirmés par le Sénat. En réalité, il n’avait pas encore fait grand-chose. Mais il s’agissait de montrer à travers cela que les mots comptent. Que les mots peuvent influer sur le destin du monde. Quand Donald Trump dit que cela serait une bonne idée si le Japon et la Corée du Sud avaient la bombe nucléaire, c’est inquiétant. Ce n’est pas anodin. Tous les experts dans le domaine des armes nucléaires sont effrayés à l’idée qu’il y en ait plus dans le monde. Lui s’en réjouit. Il se moque de l’opinion et de la parole des experts.

Cette défiance à l’égard de la parole scientifique vous inquiète-t-elle ?

Oui, c’est très préoccupant. Trump s’est par exemple entouré de personnes qui ne prennent pas le changement climatique au sérieux. Les personnes nommées à la

Trump lui-même pense que le changement climatique est une invention des Chinois. C’est une folie. On parle tout de même de quelque chose qui fait le consensus au sein de la communauté scientifique
Richard Somerville

tête de l’US Department of Energy et l’US Environmental Protection Agency n’acceptent pas les découvertes scientifiques fondamentales dans le changement climatique. Trump lui-même pense que le changement climatique est une invention des Chinois. C’est une folie. On parle tout de même de quelque chose qui fait le consensus au sein de la communauté scientifique. Mais cela ne concerne pas que ces sphères-là, une partie des citoyens lambda rejettent tout simplement la science. Ils traitent les résultats scientifiques comme de la contrebande, ils prennent ce qui leur plaît, et rejettent le reste. Beaucoup de personnes refusent que nous apprenions à leurs enfants à l’école les risques du réchauffement planétaire. Ce sont les mêmes personnes qui ne veulent pas que l’on enseigne à leurs enfants les thèses évolutionnistes. Il y a des convictions politiques, religieuses ou idéologiques qui sont dans leur esprit bien plus importantes que les thèses scientifiques.

Et puis, il y a Sean Spicer, le porte-parole de la Maison-Blanche, qui déclare que “parfois, nous [pouvons] être en désaccord avec les faits”. Les faits alternatifs, fake news, etc. sont-ils des nouveaux dangers ?

Tout à fait. Nous assistons à un rejet de la réalité. L’une des choses qui nous inquiètent –chez Trump et d’autres personnes d’ailleurs–, c’est cette tendance à ne pas voir les faits quand ils sont inconvénient pour soi. Sean Spicer affirme que la cérémonie d’investiture a été la plus grande en termes d’audience.  Mais c’est faux, les images le montrent. Lui-même doit le savoir, mais il nie la réalité. Donald Trump qui dit qu’il a remporté plus de voix qu’Hillary Clinton, c’est faux également, le contraire a été avéré. Tout le monde doit avoir droit à sa propre opinion, c’est vrai, mais vous ne pouvez pas choisir les faits qui vous arrangent.

En 1953, en pleine guerre froide et le risque d’un conflit nucléaire entre les deux plus grandes puissances mondiales, l’horloge de l’Apocalypse était réglée à 23h58, elle n’a reculé que de 30 secondes aujourd’hui. Le danger n’est plus le même. N’est-ce pas un peu exagéré ?

Non, c’est une fausse idée, notre présent est très dangereux. En 1949, l’Union soviétique testait ses premiers dispositifs nucléaires : seuls deux pays étaient concernés. Maintenant, environ 16 300 armes nucléaires sont éparpillées dans

D’une certaine façon, le monde était plus sûr dans les années 50, quand seulement deux pays possédaient l’arme nucléaire, qu’ils contrôlaient avec soin
Richard Somerville

neuf pays. Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Chine, la Corée du Nord, l’Inde, le Pakistan et Israël, tous ont un véritable arsenal. Vous imaginez la puissance nucléaire ? Les États-Unis et la Russie, qui ont de loin le plus gros stock, se préparent tous deux à dépenser une tonne d’argent dans la “modernisation” de leur arsenal. En clair, encore plus de bombes et encore plus de puissance. Puis il ne faut pas oublier que lors de la chute de l’URSS, beaucoup d’armes nucléaires qui n’étaient pas assemblées, de matériel radioactif traînaient et ont disparu. Les hommes qui travaillaient dans ces arsenaux nucléaires, les scientifiques, n’avaient soudainement plus de boulot. Où est-ce qu’ils sont allés? Beaucoup de monde veut la bombe nucléaire, y compris les organisations terroristes. Il y a toujours le risque que ces dernières volent du matériel ou embauchent les personnes qui ont les connaissances pour le manier. D’une certaine façon, le monde était plus sûr dans les années 50, quand seulement deux pays possédaient l’arme nucléaire, qu’ils contrôlaient avec soin.

L’horloge de l’Apocalypse se rapproche de minuit depuis plus de 70 ans et pourtant, nous n’avons pas encore explosé. Y a-t-il tant à craindre, finalement ? 

Arrêtez de vous demander les raisons pour lesquelles le monde a évité la catastrophe nucléaire et vous réaliserez que beaucoup de gens ont travaillé très dur pendant plus de 70 ans pour la prévenir, par la diplomatie, par la vigilance et par des actions comme la publicité de l’Horloge de l’apocalypse, qui informe les peuples du problème posé par les armes nucléaires. Aujourd’hui, des organisations comme le Bulletin des scientifiques atomiques avertissent également le monde que d’autres menaces existent aussi, y compris le changement climatique et les dangers des nouvelles technologies émergentes. Nous nous dirigeons vers un monde de plus en plus dangereux, c’est un fait.

Mais, justement, le fait que plusieurs pays aient la puissance nucléaire ne permet-il pas paradoxalement de maintenir la paix ?

Si, c’est un intéressant paradoxe. Il est vrai que les armes nucléaires ont maintenu la paix. C’est ce que l’on appelle la “Mutual Assured Destruction”, “l’équilibre de la terreur”. C’est l’idée terrifiante que l’on peut dissuader le camp d’en face d’utiliser l’arme nucléaire car le résultat serait l’annihilation des deux camps. C’est vrai que cela marche. Mais c’est une horrible manière de maintenir la paix dans le monde. Il faut impérativement une réduction des armes nucléaires. Il faut savoir que de nos jours, de nombreuses ogives nucléaires, dans les avions, dans les sous-marins, sont prêtes à être lancées. Tout le temps. Nous préfèrerions voir les mains loin du bouton rouge.

Steven Pinker, professeur à Harvard, qualifie notre ère de “nouvelle paix”, soulignant que les conflits de tous types – génocides, guérillas, terrorisme– sont en déclin. L’extrême pauvreté a baissé de plus de 50% depuis 1990 et l’espérance de vie, elle, a augmenté. Pourtant, nous sommes donc à 2 minutes 30 de la fin du monde…

Les guerres ont diminué, les personnes vivent plus longtemps, en meilleure santé et la pauvreté diminue. Mais il suffit déjà de regarder en Ukraine, en Syrie et dans divers pays d’Afrique pour se rendre compte que ce n’est pas le monde entier qui se porte bien
Richard Somerville

C’est en partie vrai, les guerres ont diminué, les personnes vivent plus longtemps, en meilleure santé et la pauvreté diminue. Mais il suffit déjà de regarder en Ukraine, en Syrie et dans divers pays d’Afrique pour se rendre compte que ce n’est pas le monde entier qui se porte bien. Et puis les menaces existentielles à la civilisation sont toujours réelles et sérieuses. Un accident ou un mauvais calcul pourrait facilement engendrer un accident nucléaire. À plusieurs reprises, le monde n’en est pas passé loin. Chaque année, il y a de nouvelles menaces. La technologie a permis à notre civilisation de faire tant de progrès sur tant de plans différents ! Mais elle a aussi une face obscure. Vous pouvez prendre un ordinateur pour éduquer un enfant, mais vous pouvez aussi le prendre pour faire fonctionner une machine de guerre. Les piratages du camp des démocrates lors de la campagne présidentielle et la fuite des mails d’Hillary Clinton sur Internet sont des exemples criants. Ceux qui sont derrière cela peuvent influer sur le monde. La technologie est tellement puissante qu’elle peut être utilisée autant pour le bien que pour le mal.

Vous dites notamment dans votre rapport craindre l’évolution des machines autonomes…

Nous observons les menaces futures, ce qui inclut les armes biologiques, le terrorisme, mais aussi l’intelligence artificielle sur les champs de bataille. Imaginez que la décision d’attaquer ou de ne pas attaquer, de tuer ou de ne pas tuer, ne soit plus dans les mains humaines mais dans celles d’un robot. C’est ce vers quoi on se dirige. Nous sommes inquiets dans l’exclusion de l’homme dans ce genre de procédure. Je vous parlais juste avant d’accident qui aurait pu amener à une utilisation de l’arsenal nucléaire. Un jour, le système militaire américain a déclaré que le “camp” d’en face attaquait. C’était faux. Si l’homme en charge ne s’était pas rendu compte que le système informatique ne fonctionnait pas correctement, le cours de l’histoire en aurait été changé. Quand vous sortez l’humain de l’équation, vous enlevez un facteur de sécurité.

Par William Thorp

MUSLIM BAN

Y a-t-il un avocat dans l’avion ?

Depuis samedi dernier, lendemain de la mise en place du décret anti-immigration de Donald Trump, des avocats de New York se rendent bénévolement à l’aéroport international JFK de la ville pour venir en aide aux personnes touchées par ce “Muslim Ban”. Parmi eux, Camille Mackler Winter, une jeune française en charge de la coordination des opérations.

“Excusez moi, je vous entends mal. On est dans un aéroport.” Dans le brouhaha des annonces de vol, Camille Mackler Winter prend une pause pour parler de son combat. Car si la jeune Française se trouve à ce moment-là au John Fitzgerald Kennedy International Airport, à New York, ce n’est pas pour partir en voyage. Mais plutôt pour aider ceux qui en reviennent: “Le gouvernement Trump a signé le décret vendredi (le 27 janvier, ndlr), et on pensait qu’il lui faudrait quelques mois pour tout mettre en place.” Ce décret, c’est celui qui interdit aux réfugiés et ressortissants de sept pays à majorité musulmans ( Syrie, Irak, Iran, Lybie, Soudan, Somalie, Yémen) de se rendre sur le territoire américain pendant une durée plus ou moins longue. Camille Mackler Winter, avocate installée aux États-Unis depuis de nombreuses années et membre de la New York Immigration Cohalition, soupire. “En fait, c’était effectif en quatre heures.”

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Camille Mackler Winter

Marge de manœuvre limitée

Dès l’application du texte, des avocats de la ville de New York se mettent à échanger entre eux par e-mails ou conversations groupées WhatsApp. “J’étais au milieu de tous les messages, et je devais déposer ma fille à dix minutes de l’aéroport

Des textes juridiques sous la main, les avocats attendent l’arrivée des avions dans lesquels se trouvent des passagers concernés par le “Muslim ban”

samedi, raconte Me Mackler Winter. Alors j’y ai fait un saut pour voir ce qui se passait.” Elle découvre là-bas un chaos plein de colère et d’incompréhension, des voyageurs désorientés, mais aussi plusieurs dizaines de jeunes avocats déjà à pied d’œuvre pour aider les personnes touchées par le décret anti-immigration. Assis dans des cafés avec leurs MacBooks, des textes juridiques sous la main, ils attendent l’arrivée des avions dans lesquels se trouvent des passagers concernés par ce qui se fait déjà appeler “Muslim ban”, tout en conseillant les proches de ceux qui sont coincés à la douane, venus sur place pour en savoir plus. “On fait en sorte d’être présents avec des pancartes écrites en anglais, arabe et farsi à la sortie de tous les vols, décrit Camille Mackler Winter. Et on reste avec les familles jusqu’à ce que ceux qu’ils attendent soient autorisés à sortir.”

En dépit de leur bonne volonté, la marge de manœuvre des avocats bénévoles reste quand même limitée: “On est plus là pour du soutien. Tant que les gens n’ont pas passé la douane, on ne peut rien faire. Mais, par exemple, si un interrogatoire dure plus de six heures, on peut établir un habeas corpus que l’on transmet ensuite à la Cour fédérale pour demander la libération des interrogés.” Six heures? “Un ordre de la Cour de New York oblige la police à libérer les gens arrivés sur le sol américain, mais elle ne le fait qu’après de longs interrogatoires.”

Mouvement sur le long terme

Des séances de questions qui peuvent même s’étaler sur plus de sept heures, durant lesquelles les policiers vont fouiller dans les informations personnelles des “bannis”. “D’après ce que les gens interrogés nous ont dit, la police leur demande s’ils sont musulmans, s’ils soutiennent Daech, rapporte Camille Mackler Winter. Les agents prennent même leur téléphone et vont consulter leur profil Facebook ou essayent d’appeler certains de leurs contacts.” Elle s’agace : “À la frontière, la loi ne dit pas que c’est illégal. Mais il y aura des poursuites en justice!”

À l’extérieur du restaurant Central Diner dans le Terminal 4, c’est un vrai cabinet d’avocats improvisé qui s’est formé: “Médias”, “Traduction”, “Inscriptions”, “Technologie”… À chaque table son service dédié. Le mouvement est même mis en avant sur les réseaux sociaux via un site et un hashtag, #NoBanJFK. “On s’est organisés en plusieurs équipes et on a ouvert une ligne téléphonique d’assistance pour les familles ainsi que des formulaires en ligne pour que les avocats inscrivent

Il y a une consternation énorme au sein de notre profession, ces décrets sont passés de manière arbitraire sans aucun aval
Camille Mackler Winter

leurs disponibilités.” Depuis samedi dernier, ils sont une trentaine à se relayer jour et nuit dans l’aéroport pour recevoir les nouveaux arrivants. Certains avocats ont été libérés par leurs employeurs pour apporter de l’aide, tandis que d’autres ont pris des jours de congés pour se rendre à JFK. Camille Mackler Winter explique qu’“il y a une consternation énorme au sein de [sa] profession, ces décrets sont passés de manière arbitraire sans aucun aval. Mais ça redonne espoir de voir toutes ces manifestations”. La mobilisation pourra-t-elle durer? L’avocate voit sur le long terme: “Le système que l’on a créé, c’est quelque chose que l’on va réutiliser. Dans le contexte de l’aéroport, ça ne pourra pas être indéfini, c’est une façon de répondre à une crise.” Elle prend une pause. “Et des crises, on sait que l’on va en vivre pas mal durant les quatre prochaines années.”

Par Brice Bossavie / Photos : AFP et Camille Mackler Winter

SECRET

“Si le Watergate sortait aujourd’hui, le président ne démissionnerait pas”

À l’occasion de la sortie de son premier long-métrage, La Mécanique de l’ombre, le réalisateur Thomas Kruithof revient sur sa passion pour les affaires d’espionnage. Et donne certaines clés pour ne pas devenir complètement parano.
Thomas Kruithof et François Cluzet.

Pourquoi avoir choisi le thème de l’espionnage pour votre premier long-métrage ?

Ce qui m’a toujours touché, ce sont les histoires de lutte d’un individu contre le système. La paranoïa, ce n’est pas seulement avoir peur que l’on te fasse du mal, c’est aussi ce sentiment d’être dans un monde dont tu ne comprends plus les ressorts. L’espionnage est un genre qui, au-delà d’être captivant, nous parle de l’état du monde. J’avais envie de raconter une organisation secrète en prenant un gars tout en bas de l’échelle, avec cette idée que les mecs ne croient plus en l’informatique, qu’ils en ont peur. Dans le renseignement, l’information, on la cloisonne. Je trouve que c’est très aliénant. Du coup, ça m’intéressait de faire un film avec un mec qui ne sait rien et qui, d’ailleurs, ne veut rien savoir, jusqu’à ce que le besoin de sortir de l’engrenage l’oblige à tenter de comprendre le complot dans lequel il est plongé. Quand tu t’intéresses à ça, tu retrouves le tissu dramatique des livres de John le Carré dans lesquels on parle de manipulation, de trahison, d’infiltration et où on observe un pourrissement des rapports humains. Je ne m’en suis pas inspiré pour le scénario mais pour l’atmosphère du film. Si on relit ses livres, on se rend compte que l’auteur a vu en avance toutes les évolutions géopolitiques du monde.

Êtes-vous aussi un peu parano ?

Disons que j’ai l’imagination fertile, et que l’on est soumis à un tel flot d’informations que l’on cherche tous, je crois, à décrypter, à comprendre les vrais ressorts, sans être ‘complotiste’ non plus…

La paranoïa, ce n’est pas seulement avoir peur que l’on te fasse du mal, c’est aussi être dans un monde dont tu ne comprends plus les ressorts

Les informations arrivent de tous les côtés, vraies ou fausses, dans des séquences très courtes, comme on l’a vu dans la campagne électorale américaine. On peut avoir une illusion de transparence dans la période actuelle, mais les infos et les intox s’annulent. Je crois que si le Watergate sortait aujourd’hui, le président ne démissionnerait pas, il allumerait juste des contre-feux. J’ai toujours eu cette peur de l’observation. Quand j’étais adolescent, un de mes proches a été mis sur écoute. Et plus tard, étant abonné au Parc des Prince en virage Auteuil, j’ai assisté à la montée progressive du flicage de la tribune, de sa surveillance sous toutes ses formes, des policiers en civil ou des mecs des RG infiltrés dans la foule. L’idée que nos conversations, nos photos, nos déplacements, nos achats soient enregistrés m’angoisse.

De quelles affaires vous êtes-vous inspiré pour votre film ?

Je me suis intéressé à beaucoup d’affaires, avérées ou supposées, notamment aux soupçons qu’il y a eu dans certaines libérations d’otages très médiatiques: ceux du Liban en 1985, les carnets de Takieddine, l’affaire Clearstream, les carnets de Rondot, les réorganisations des services secrets français, etc. Il y a aussi l’histoire des otages américains en Iran, qui sont libérés quinze minutes après l’investiture de Ronald Reagan. Et puis il y a eu l’affaire Squarcini il y a quelques mois, et on a appris la semaine dernière que Richard Nixon avait voulu freiner les négociations de paix avec le Vietnam en 1968, aussi. Finalement, les affaires se répètent. Et les périodes électorales sont naturellement très fertiles en complots et en coups bas.

Et l’affaire Snowden ?

Quand l’affaire Snowden est sortie, ça faisait déjà plusieurs années que j’écrivais le film. Et là, j’ai vu dans des articles que le FSB (ex-KGB) avait commandé 20 machines à écrire pour contrôler et ‘tracer’ des conversations et récupérer certaines informations. En Allemagne, c’est le Bundestag qui a discuté du fait de conserver des documents stratégiques exclusivement en format papier, après s’être rendu compte que les Américains l’espionnait. C’est dingue, on revient à des moyens archaïques. Snowden a certes éveillé les consciences, mais il m’a surtout inspiré dans sa solitude face au système. Il ne l’a pas vaincu mais il l’a ébranlé à lui tout seul. Et c’est ce que va finalement tenter de faire le personnage de François Cluzet dans le film.

Avez-vous rencontré des membres des services secrets pour façonner vos personnages ?

J’ai rencontré des anciens de la DST, de la DGSE, de la guerre froide et des journalistes spécialisés. Mais c’était surtout pour valider des hypothèses que j’avais. Ce qui était marrant, c’est que les mecs reconnaissent des personnages qu’ils ont croisés dans leur carrière, comme celui du loup solitaire un peu à la dérive joué par Simon Abkarian. Quand ils voyaient le personnage de Denis Podalydès, ça leur rappelait cette espèce d’homme de l’ombre entre la politique et les services secrets, ils me disaient : ‘Tiens, ça me fait penser à Claude Guéant ou Jean-Charles Marchiani.’

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans vos entretiens ?

Je me suis rendu compte que le personnage joué par Denis Podalydès, dont on ne sait pas pour qui il travaille, faisait l’objet d’une fascination quand mes sources le voyaient. Tous les mecs avaient une théorie différente sur son rôle, sur sa ‘couverture’, qui allait de directeur de cabinet à patron des services secrets, voire même ancien des services secrets qui garderait une influence, tout en ayant un emploi de façade dans une entreprise publique, type EDF. Ils devaient peut-être y reconnaître des gens qu’ils avaient rencontrés. Ce qui m’a aussi intéressé, c’est de savoir comment les types sont recrutés. Souvent, ils ont été identifiés à l’armée, ou ont passé des concours. Restent les détails qui m’ont interpellé chez eux : leur grande acuité visuelle, leur très grande discrétion quand ils parlent d’eux-mêmes et leur ponctualité extrême.

À voir : La Mécanique de l’ombre, écrit et réalisé par Thomas Kruithof, avec François Cluzet, Denis Podalydès, Sami Bouajila, Simon Abkarian, Alba Rohrwacher.

PAR LOUIS CHAHUNEAU ET BRIEUX FEROT

#2017

“Si je me suis engagée, c’est parce qu’on va droit dans le mur”

À 42 ans, Charlotte Marchandise vient d’être élue candidate citoyenne via laprimaire.org pour la présidentielle. Le mouvement, qui a pour objectif de présenter un membre de la société civile en mai prochain, a réuni plus de 32 000 participants dans toute la France. Adjointe déléguée à la santé à la mairie de Rennes depuis mars 2014, Charlotte Marchandise livre les raisons de son engagement et ses ambitions.

Laprimaire.org a réuni plus de 32 000 votants. Quels enseignements en tirez-vous ?

C’est un véritable succès. Quand on se déplaçait, tout le monde nous disait que ça ne marcherait jamais. On nous a qualifiés d’idéalistes. Un candidat a même laissé tomber. Mais le nombre de votants a triplé par rapport au premier tour.

Qu’est-ce qui vous a motivée à présenter votre candidature ?

J’ai longtemps critiqué la politique. Il y a deux ans, on m’a proposé de participer en tant que membre de la société civile à une liste avec des écologistes et des militants du Front de gauche à Rennes. J’ai d’abord refusé. Puis on m’a dit que c’était trop facile de critiquer de l’extérieur. Donc je me suis engagée pour témoigner. Je suivais déjà les civic techs (ou les procédés technologiques visant à réconcilier les (jeunes) citoyens et la politique, ndlr) depuis longtemps et j’ai rencontré David Guez et Thibault Favre (les deux initiateurs du mouvement, ndlr) quand ils sont venus à Rennes. J’ai vite été séduite par l’honnêteté et la transparence du projet. Mais j’ai été frappée par le manque de femmes parmi les candidats, et je me suis dit: “Pourquoi pas moi ?”

Vous avez reçu 50 % de mentions “très bien” lors de votre élection. Qu’est-ce que les électeurs ont aimé chez vous ?

On m’a dit que c’était trop facile de critiquer de l’extérieur. Donc je me suis engagée pour témoigner
Charlotte Marchandise

Mon empathie pour les gens et, surtout, mon sens du collectif ! J’ai été rejointe par plusieurs autres candidats au cours de ma campagne. Je n’ai pas un programme bouclé, je propose surtout une méthode. En relations internationales par exemple, je ne connais pas le nombre de porte-avions nucléaires de la France. Mais on s’en moque. J’ai été élue parce que je me réfère aux experts. En France, on n’a pas assez de liens entre le domaine de la recherche et la politique, ou même la philosophie. Parce que finalement, c’est quoi la politique ? C’est prendre des décisions avec les bonnes informations. Je veux une politique humble et renouvelée. Quand tu regardes François Fillon à côté, c’est 107 ans de mandat à lui tout seul. C’est dingue !

Vos nombreuses expériences professionnelles partout dans le monde ont elles joué dans votre élection ?

C’est vrai que j’ai fait beaucoup de choses. Je ne me considère pas comme une experte mais comme quelqu’un de très généraliste. J’ai connu le salariat dans le privé et le public. J’ai aussi eu des occasions de gagner beaucoup d’argent, mais en ce moment, je suis au RSA.

Vous avez reçu environ 60 000 euros de dons sur l’objectif de 300 000 euros fixé par le site. Comment comptez-vous réaliser votre campagne ?

On va faire la campagne la plus low-cost possible. Je souhaite que ça reste dans la proximité avant tout. Dans les granges, sous des chapiteaux… Pas à la Bygmalion, quoi. L’idée serait de trouver des relais sur tout le territoire. Je ne veux pas de hiérarchie pyramidale. On a plus de 200 personnes inscrites prêtes à aider. Et j’ai reçu beaucoup de CV pour créer mon équipe.

Les autres candidats vont-ils se rallier à vous ?

Ça ne s’est pas vraiment passé comme je le souhaitais. En ce qui concerne les quatre finalistes, Michel Bourgeois a décidé d’y aller tout seul, Nicolas Bernabeu

On va faire la campagne la plus low-cost possible. Pas à la Bygmalion, quoi
Charlotte Marchandise

rejoint Rama Yade et Roxanne Revon et Michael Pett ne se sont pas encore prononcés.
Ça s’est très bien déroulé jusqu’à ce que je gagne, en fait. Sur la fin, j’ai eu plus de médiatisation qu’eux. Le réseau associatif dont je dispose m’a aussi été reproché. Je comprends que certains aient été blessés mais c’est la présidentielle, quand même ! On me traite souvent de Bisounours mais je pense que j’ai été la plus lucide sur cette campagne. J’ai travaillé avec des élus de droite et de gauche, j’ai fait mes preuves. Ça va m’aider pour les parrainages.

Maintenant que vous êtes candidate officielle à la présidentielle, comment allez-vous organiser votre quotidien ?

Je ne sais pas trop… Beaucoup de Rennais ne veulent pas que je démissionne de la mairie. Je vais caler un à deux jours par semaine sur mon mandat électif et le reste pour ma campagne. Mais je ne ferai pas campagne 24 heures sur 24. On va vite organiser un grand tour de France pour aller à la rencontre des gens.

La lutte contre le terrorisme et le chômage restent les premières préoccupations des Français dans les sondages. N’avez-vous pas l’impression d’avoir un programme qui délaisse ces thématiques ?

Moi, j’ai vu un sondage montrant qu’une majorité de Français en avait marre d’entendre parler de terrorisme tous les jours. Et la santé est au moins dans le top 3. Le constat que je fais, c’est que 99% des jeunes pensent que les politiques sont corrompus. Et ça, c’est très grave ! On vit une crise démocratique qui se matérialise par une majorité d’abstentionnistes. D’où l’idée de refonder une Constitution.

De quelle façon souhaitez-vous réformer la Constitution, justement ?

Renouveler la démocratie, ça prend du temps. Je propose une réforme en deux ans. Des citoyens seront tirés au sort pour former une assemblée constituante.

Le constat que je fais, c’est que 99% des jeunes pensent que les politiques sont corrompus
Charlotte Marchandise

Pendant ce temps-là, on met en place un gouvernement de transition. L’idée, c’est de construire une société plus juste avec notamment un revenu de base. Je souhaite réaliser les transitions économiques écologiques et énergétiques qui vont ensemble. Mais il faut aussi que ces transitions soient désirables. Que les gens comprennent que l’écologie, ce n’est pas le retour à la bougie. Au niveau de la politique internationale, il faut prouver les bienfaits d’une Europe démocratique. Seule une Europe unie constitue une réponse efficace face à Trump et Poutine. Et puis construire une politique de paix qui implique de ne plus vendre d’armes aux autres pays.

N’est-ce pas trop ambitieux ?

Oscar Wild disait : “La sagesse, c’est d’avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu’on les poursuit.” Si je me suis engagée, c’est parce qu’on va droit dans le mur. Et sans volonté extrêmement forte, rien ne bougera. C’est le fatalisme et l’abstention qui ont fait élire Trump. Je ne demande pas qu’on me suive, mais que les gens soient à mes côtés.

Mélenchon souhaite fonder une nouvelle constitution et les écologistes ont déjà un parti et des membres au gouvernement. Qu’apportez-vous de nouveau dans le jeu politique ?

À vrai dire, je me sens plus proche d’Alexandre Jardin ou du parti pirate. D’abord, Mélenchon et moi, on n’est pas d’accord sur la méthode. Lui, ça fait 30 ans qu’il est élu. Je ne comprends pas pourquoi il ne se met pas au service de quelqu’un de nouveau, si possible une femme. En ce qui concerne les Verts, nous avons aussi des points communs : comme Yannick Jadot, je suis très régionaliste. Pourquoi ne pas se rallier à moi et discuter ?

Avez-vous déjà reçu le soutien d’élus locaux ou des promesses de parrainage pour votre campagne ?

Ça commence. Le fait d’avoir bossé deux ans sur la loi santé et la COP21 m’a beaucoup appris sur la politique et m’a permis de tisser un réseau d’élus. On a eu beaucoup de retours positifs et des pré-promesses de parrainage. Beaucoup de maires ne sont pas encartés, ce qui est un avantage pour moi. Je vais entrer en contact avec tout le monde, de l’extrême gauche au centre-droit, y compris François Bayrou, et j’espère avoir des soutiens de têtes de réseau.

L’élection présidentielle est-elle l’objectif final de laprimaire.org ?

Au contraire, c’est vraiment une candidature de service parce qu’on va probablement être les victimes du vote utile. L’important, c’est de donner de l’espoir. De dire aux gens qu’on peut s’impliquer dans la politique. Les mouvements alternatifs, comme Ma voix ou 577 pour les élections législatives, se multiplient. Et puis les européennes et les municipales vont aussi arriver vite. Ce n’est qu’un début.

Par Louis Chahuneau

“Il faut changer ce sempiternel schéma de l’histoire écrite seulement par les vainqueurs”

Comment élever un enfant palestinien né au cœur d'une prison israélienne ? Onzième film de la réalisatrice palestinienne Mai Masri, 3000 nuits raconte le quotidien d'une jeune institutrice enceinte arrêtée après un attentat et la construction de son identité derrière les barreaux. Une façon de raconter l'histoire d'un peuple qui lutte pour sa survie.

Le film 3000 nuits n’est pas votre premier film traitant de la Palestine, et plus largement du Moyen-Orient. Pourquoi avoir choisi le contexte de la guerre des Six Jours pour celui-là ?

Le film est inspiré d’une histoire vraie. Celle d’une femme que j’ai rencontrée justement durant cette période à Naplouse, en Palestine. J’ai été très touchée par ce qu’elle m’a raconté. Comme le personnage principal, elle a été enfermée dans une prison israélienne au cœur de laquelle elle a accouché. Cette thématique de la prison concerne tous les gens en Palestine, tout simplement parce qu’elle est malheureusement très actuelle. Beaucoup de Palestiniens sont passés par la case prison, près d’un million d’entre eux. J’ai eu envie d’écrire l’histoire par le biais de la fiction et les années 80 sont riches d’évènement au-delà de la guerre des Six jours. Utiliser la fiction m’a aussi permis de travailler l’esthétique, l’histoire et les détails au-delà de la dimension documentaire du film.

Votre mère est américaine et votre père palestinien. Malgré les récentes déclarations de John Kerry, les États-Unis ont toujours été de fervents soutiens à l’État d’Israël. Est-ce qu’il a parfois été difficile de jongler entre les deux identités ?

Cette thématique de la prison est malheureusement très actuelle. Beaucoup de Palestiniens sont passés par la case prison, près d’un million d’entre eux
Mai Masri

Je me suis très vite habituée, mais c’est vrai qu’il y a un très grand contraste, voire même des contradictions entre ces deux identités. J’ai aussi vécu au Liban, avec des non-Palestiniens. J’ai donc pu me construire dans la diversité. Malgré tout, il a fallu choisir à un moment de ma vie et j’ai choisi d’être palestinienne, comme un combat, ne serait-ce que contre l’occupation. En grandissant, j’ai trouvé que c’était une richesse d’avoir plusieurs identités. Cela nous donne une vision plus ample. Par mon côté palestinien, je vis les évènements de l’intérieur, et la vision occidentale de ma mère m’apporte un certain recul.

Avez-vous eu la volonté de faire un film militant ?

Non, pas militant, mais engagé sur le plan humain. Je n’aime pas trop classer les films dans des cases. Je pense qu’il faut faire des films humains pour mieux faire passer un éventuel message politique. Dans le contexte palestinien, tout est politique. On ne peut pas y échapper. En revanche, il faut savoir prendre du recul sur tout cela et rester le plus objectif possible.

Justement, parlons de la situation politique en Palestine. Le Fatah a placé à sa tête Marwan Barghouti lors de son septième congrès en novembre dernier sur fond de tension entre Mahmoud Abbas et son principal opposant, Mohammed Dahlan. Les pays du Quartet arabe –Égypte, Jordanie, Émirats arabes unis et Arabie saoudite– font pression pour un Fatah pacifié. Ryad a d’ailleurs cessé de verser à l’Autorité palestinienne près de 20 millions de dollars par mois depuis avril 2016. Pensez-vous que le Fatah ait mis l’autorité palestinienne sur de bons rails, notamment en élisant un homme emprisonné en Israël depuis 2004 ?

Il y a plusieurs parti en Palestine, mais il est vrai que le Fatah est un des plus importants. Personnellement, je n’ai jamais adhéré à un seul de ces partis. Comme pour les films, je n’aime pas classer les gens et les idées. Il y a un et un seul peuple palestinien et je fais des films pour ce même peuple. L’élection de Marwan Barghouti est une bonne chose.

Il est considéré comme un terroriste en Israël…

C’est un militant, un vrai leader. Le conflit est loin d’être terminé et nous sommes toujours en situation d’occupation, peut-être même pire qu’avant avec ces expropriations de terres de plus en plus nombreuses. D’autant qu’il n’y a pas de vraie volonté de résoudre ce conflit du côté israélien ni de faire justice au peuple palestinien. Il faut quelqu’un avec une volonté de fer pour faire bouger les choses. J’ai bon espoir avec Barghouti.

3000 Nuits

L’occupation israélienne est présente dans toutes les strates de la vie. Pensez-vous que le cinéma palestinien soit cantonné à la dénonciation de cette situation ?

C’est un choix. On peut évidemment faire des films qui ne traitent pas de l’occupation, mais c’est vrai qu’elle reste omniprésente dans les esprits.
Le cadre de la prison est une métaphore de la Palestine et plus particulièrement de Gaza. Personnellement, mon choix est de faire des films qui parlent effectivement de la situation, de la souffrance, mais aussi de la résistance et enfin de la résilience. En fait, notre histoire n’a pas été véritablement écrite. Je me dis que le cinéma permet de pallier ce manque et raconte l’histoire d’un peuple. Il faut changer ce sempiternel schéma de l’histoire écrite seulement par les vainqueurs.

Quelle est votre idée de l’identité palestinienne alors que deux gouvernements –le Fatah et le Hamas– souhaitent imposer leurs vision du pays ?

J’espère que mon film rappellera aux spectateurs la réalité dans ce coin du monde. Pas d’alternative possible, juste de l’espoir
Mai Masri

C’est une appartenance à une terre et à un peuple. C’est une identité en mouvement et loin d’être fermée par des frontières. Tout le monde peut s’identifier à la cause palestinienne. Pour beaucoup de palestiniens exilés, la Palestine est un rêve. Leur identité se nourrit de la mémoire des anciens et de l’espoir de retourner là-bas. Le cinéma est important pour entretenir la flamme de cet espoir. Je conçois le cinéma comme un moyen d’unifier cette Palestine si divisée, tant en ce qui concerne le territoire, que ses habitants exilés aux quatre coins du monde.

Quelle place pour la culture ?

La culture est très vivante en Palestine. On peut même dire qu’elle a plus d’importance que la politique. Tout simplement parce que c’est le seul truc qui bouge ! C’est un moyen de s’exprimer, de réfléchir la société et d’en montrer sa beauté, mais aussi ses travers. La culture est la meilleure façon de lutter contre l’oubli.

Comment expliquer la frilosité de certains à l’idée d’évoquer la question palestinienne ? On pense notamment au blocage temporaire de votre film à Argenteuil –avec le film La Sociologue et l’Ourson sur le mariage pour tous– ou les interdictions des manifestations pro palestiniennes pendant l’opération Bordure protectrice de l’été 2014 ?

L’évènement d’Argenteuil était un cas isolé puisque, majoritairement, le film a été très bien reçu par les critiques en France. Je regrette que nous continuions à souffrir à cause du manque de courage de certains. Il faut absolument que les gouvernements occidentaux s’engagent à solutionner la question palestinienne. Je pense que sans une solution juste, il n’y aura pas de stabilité au Moyen-Orient, ni de paix, ni rien. C’est une blessure ouverte qu’il est indispensable de refermer.

Comment expliquer les accusations d’antisémitisme qui viennent souvent se mêler à celle d’antisionisme ?

J’ai souvent entendu ce discours… Pourtant, il y a beaucoup de Juifs qui soutiennent la cause palestinienne et eux-mêmes se font attaquer, c’est à n’y rien comprendre. Il faut savoir aller au-delà de la question religieuse, puisque ce n’est pas le sujet. Il s’agit d’occupations illégales et d’injustices, point. Il faut cesser de trouver des excuses systématiques.

Pensez-vous qu’il soit possible d’éviter un traitement partisan de la question palestinienne dans les médias ?

Oui, il faut juste réussir à trouver un juste milieu, savoir être honnête et surtout parler des causes plus que des faits. Et ces causes sont politiques. Encore une fois, il faut avoir le courage de le dire et ce n’est pas une mince affaire.

Le poète palestinien Mahmoud Darwich parle de la Palestine comme d’une métaphore, il a d’ailleurs écrit un livre dont c’est le titre. Voyez-vous la Palestine comme une métaphore du Moyen-Orient déchiré ?

Oui. D’ailleurs, la poésie que lisent les femmes dans une scène à la prison est de cet auteur. Plus largement, je pense que la Palestine est une métaphore de toutes les injustices dans le monde, pas seulement dans le monde arabe.

Quel futur pour ce coin du monde ?

Je garde l’espoir qu’un jour nous aurons une Palestine libre. Un pays ou chacun puisse coexister. J’espère que mon film rappellera aux spectateurs la réalité là-bas. Pas d’alternative possible, juste de l’espoir.

Voir : 3000 nuits, de Mai Masri, en salle le 4 janvier

 

 

 

 

Par Thomas Chatriot / Photos : JHR Films

VIBRATION

Le roi des sons

“Le monde nous parle avec des sons et personne ne l’écoute !” Bernie Krause a travaillé pour les Doors, Francis Ford Coppola et Van Morrison mais a tout balancé pour se consacrer… aux animaux. L’idée? Capter les sons de la nature pour proposer une empreinte de l’habitat des espèces. Plongée dans la naissance de la biophonie, une science qui nous annonce la fin du monde ?

“Ce matin-là, un putain de nazi blanc s’est pointé dans un bureau de vote avec une kalachnikov, une arme faite pour intimider les gens, pas pour voter, le monde devient fou…” Dans sa maison faite avec la terre de son jardin, dans les collines verdoyantes du nord de San Francisco, Bernie Krause relativise l’histoire contemporaine de son pays en touchant un arbre. Avant de s’agenouiller, puis de se taire. Lui sait que la fin du monde a un son : le silence. Il faut dire que l’homme connaît le sujet, lui qui, depuis 50 ans, étudie toutes les subtilités du son en milieu naturel. Ce chasseur de paysages sonores, inventeur de la biophonie, a collecté près de 5 000 heures d’enregistrements de 15 000 espèces d’animaux dans leur habitat naturel, au point d’en créer un sanctuaire sauvage. C’est pourtant du côté des hommes que tout a commencé pour le natif de Detroit, déjà dans le wild side.

Les Doors, Roman Polanski et Apocalypse Now

Guitariste de formation, Bernie Krause commence sa carrière, au début des années 60, comme musicien et acousticien. Quelques années plus tard, à Los Angeles, c’est une rencontre qui va lui faire prendre une nouvelle direction : “J’ai fait de la musique pour gagner de l’argent, j’étais dans un groupe folk chez Motown Records, pour les Weavers à New York, puis j’ai étudié Pauline Alvarez et Karlheinz Stockhausen, avant de rencontrer Paul Beaver.” Les deux compères forment alors le groupe Beaver & Krause, pionnier de la musique électronique, qui démocratisera l’utilisation du synthétiseur. Bernie se souvient d’ailleurs très bien de ce fameux Monterey Pop Festival, en 1967 : “On était fauchés, on avait un petit stand, personne n’utilisait les synthés sauf que beaucoup de groupes ont signé de gros contrats lors du festival. On a vendu environ quinze synthés Moog parce qu’ils avaient de l’argent et se tiraient tous la bourre. Mais ils étaient trop défoncés pour en jouer…” La clientèle ? Stevie Wonder, les Doors, les Monkeys, Jimmy Cliff, Barbara Streisand…

Bernie Krause, période musique électronique.
Bernie Krause, période musique électronique.

Si bien qu’Hollywood s’intéresse rapidement au duo et à Bernie Krause en particulier, pour créer la musique et les effets sonores de plusieurs films qui comptent : Le Lauréat de Mike Nichols, Rosemary’s Baby de Polanski et, surtout, Apocalypse Now de Coppola, pour lequel il invente les bruits de pales d’hélicoptère. Au synthé, toujours. En tout, il participera à plus de 100 films et fera un constat clair: l’ouïe est le sens le moins bien développé de la culture américaine, une culture visuelle qui se concentrerait trop, selon lui, sur le monde tel qu’on le voit: “Les réalisateurs venaient me voir en me disant qu’ils voulaient un son bleu ou rouge, tandis que ce que je composais n’était pas de la musique mais des sons qui créent une tension, comme dans No Country for Old Men, un film avec une tension sonore sans musique.” Bernie décide alors de tourner le dos aux lumières de la ville et de se lancer dans la mission de sa vie: développer l’ouïe de ses contemporains. C’est un musée qui le met sur la voie en l’envoyant au Kenya pour enregistrer l’habillage sonore d’une exposition.

La biophonie, indicateur de bien-être des espèces

Une mission beaucoup plus simple en réalité que la folie d’Hollywood : “Avec les animaux, pas de problèmes d’égo ni de syndicats.” Bernie Krause reste plusieurs semaines en Afrique et découvre l’importance du son de la nature sur le comportement des espèces qu’il observe : “Quand j’ai commencé, je ne savais pas que les insectes avaient une signature sonore. Les pluies tropicales, par exemple, entraînent un orchestre qui organise l’habitat et la vie des insectes, des reptiles, etc.”

De retour aux États-Unis, un collègue de l’université du Michigan lui propose de lancer la première étude d’une science à laquelle il est presque le seul à croire et qui n’existe pas encore : la biphonie. “C’est une nouvelle manière que le monde a de se représenter la science des sons, explique Krause, et qui nous permet de confirmer ce que l’on devinait : le monde change vite, le climat aussi, et si on ne fait rien, on va vraiment être dans la merde.” Il scinde la biophonie en trois : la géophonie –les vagues, les mouvements de la terre, le vent–, la biophonie –les signatures du monde naturel, tous les sons générés par les organismes dans leur habitat– et l’anthrophonie –les sons des humains, avec leurs incohérences : “Pour ces derniers, il s’agit plus de bruit que de sons qui nous informent, tandis que les pygmées utilisent vraiment les sons de la forêt comme un GPS.” Lors d’un projet commun avec le collectif anglais United Visual Artists (UVA), commandé par la Fondation Cartier, qui consistait à enregistrer l’environnement du Sugarloaf Ridge State Park, à quelques années d’intervalle, Bernie Krause révèle la disparition de certaines espèces.

La biophonie devient dès lors un indicateur de bien-être d’espèces dans un lieu, et se fait une petite place dans le milieu scientifique. Si bien qu’actuellement, 300 thésards travaillent sur le sujet dans le monde. “À partir d’un certain temps, la biophonie nous dit à quel point un habitat est sain, explique Bernie. Et la contribution organisée de chaque animal permet d’établir un territoire acoustique.” Ainsi que le révélateur d’un cadre écologique : “Près de 50 % des habitats enregistrés dans mes archives sont, sur site, désormais dégradés, voire ‘biophoniquement’ silencieux.” Malheureusement pour l’ancien musicien, son travail n’a pas, pour l’instant, trouvé preneur dans le monde académique, Stanford et Harvard ayant refusé de prendre ses archives : “Ils ont des programmes d’études fondamentales mais aucun en écologie des sons de la nature. Pour eux, cette dernière n’a pas de voix. En Europe, cela existe, mais trop peu…” Krause a ainsi introduit l’éco-acoustique au Jardin des plantes, en 2014. En Californie, les vignobles du coin l’appellent pour faire l’empreinte de leur lieu. Mais pas grand-chose d’autre. Ce qui ne l’inquiète pas plus que ça. En 1955, la Juilliard School et le Berklee College, deux des plus grandes écoles d’art nord-américaines, lui avaient déjà fait comprendre qu’il était en dehors des clous. Le motif de l’époque ? “À leurs yeux, la guitare n’était pas un instrument.”

À voir: Exposition “Le Grand orchestre des animaux”, à la Fondation Cartier, à Paris, jusqu’au 8 janvier 2017.

PAR BRIEUX FÉROT, À SAN FRANCISCO

NUDES

Fenton Bailey : “La plupart des artistes sont comme Mapplethorpe : ambitieux, jaloux et compétitifs”

Aujourd'hui sort Mapplethorpe : Look at the Pictures, un documentaire chic et radical, initialement diffusé sur HBO, retraçant la vie et l’œuvre du photographe new-yorkais Robert Mapplethorpe. L'occasion de discuter choc esthétique et censure avec l'un de ses deux réalisateurs, Fenton Bailey. 

D’où vient le titre de votre film, Look at the Pictures ?

Cela vient d’un discours prononcé par l’adversaire le plus virulent de Robert Mapplethorpe, le sénateur républicain de Caroline du Nord Jesse Helms. Lequel a lancé au Sénat, en 1989, devant ses collègues politiciens de Washington : “Regardez les images !” Par cela, Helms voulait dire : “Si vous regardez les images de nu masculin de Mapplethorpe, vous serez dégoûtés et choqués.” Pourtant, les photos en question sont des œuvres d’art. Et je pense que nous pouvons désormais les regarder comme l’artiste le désirait.

Selon vous, comment Robert Mapplethorpe souhaitait-il que l’on appréhende son travail ?

Il voulait simplement que l’on regarde ses photographies ! Mapplethorpe aime le corps humain, qu’il trouve beau. Dans son œuvre, il révèle les formes humaines sans censure, sans rien cacher ni jamais s’excuser. Dans son travail, il y a des corps nus, des fleurs ou des personnes en état d’excitation sexuelle. Pour lui, tout était possible devant l’objectif. Il se distingue aussi car il a commencé à prendre des photos à une époque où la photographie n’était pas encore considérée comme un art, ce que l’on a tendance à oublier. Robert Mapplethorpe a aidé à ce que la photographie contemporaine soit reconnue comme un art à part entière.

Quel genre d’enfance a-t-il eu ?

La vie qu’il vivait, disait-il, était plus importante que la photographie. Ce qui donnait des scènes du genre : “Cet homme est vraiment sexy, très beau, je vais le prendre en photo après avoir couché avec lui
Fenton Bailey, à propos de Mapplethorpe

Robert est issu de la classe moyenne ordinaire, mais il était bien différent de sa famille. Avec son père, qui était photographe amateur, les relations étaient tendues. Celui-ci ne voyait pas la photographie comme un art, il ne pensait pas que l’on pouvait en vivre. Sa mère l’adorait : Robert était son enfant préféré. Pour se trouver sur le plan artistique et commencer son œuvre, Robert a toutefois dû s’émanciper. Il n’a jamais été spécialement proche des membres de sa famille. Ils n’étaient pas en mauvais termes, mais ils ne le comprenait pas complètement. Même si par la suite, son jeune frère, Edward, l’a suivi et a travaillé avec lui.

Mapplethorpe a d’ailleurs fini par demander à son frère de changer de nom lorsque celui-ci est devenu artiste.

Robert a travaillé très dur pour s’établir comme artiste. D’un coup, il allait y avoir deux Mapplethorpe. C’était déroutant. Et je crois qu’il avait raison. Deux Andy Wahrol, ça aurait fait bizarre, n’est ce pas ? Comme deux Damien Hirst… Je peux comprendre les inquiétudes de Mapplethorpe à ce sujet. Et je crois que même son frère Edward a compris la situation.

Dans le documentaire, plusieurs intervenants décrivent un homme compétitif, jaloux et manipulateur…

Bien sûr, mais voilà le truc : Robert Mapplethorpe était toujours honnête et ouvert. Il ne cachait pas ces penchants-là, il les admettait même ouvertement. Neuf artistes sur dix sont exactement pareils : ambitieux, compétitifs et jaloux du succès des autres. À la différence des autres, Mapplethorpe n’a jamais caché ces qualificatifs, au contraire. Selon moi, il les a même transcendés.

 À quoi ressemblait le New York arty des années 70 et 80 ?

J’y ai vécu avec Randy (Randy Barbato, coréalisateur du documentaire, ndlr) durant les années 80. Avec Internet, il est facile d’oublier à quoi ressemblait la réalité de l’époque. Je crois qu’il est important de ne pas être nostalgique, de ne pas voir cette période comme une utopie artistique, car les temps étaient très durs. Tout le monde était en compétition, il n’y avait pas à proprement parler de communauté artistique ; et puis bien sûr, cette terrible épidémie du sida. C’était une mine d’or en termes de créativité, mais surtout un cauchemar sur le plan économique et social. Une époque très difficile et pas du tout glamour.

Quelles relations entretenaient Robert Mapplethorpe et Andy Warhol ?

Dès qu’il s’agit de travailler sur la sexualité à travers l’art, le public s’indigne. Beaucoup d’artistes, je crois, ont arrêté de travailler sur le sujet à cause de ce genre de réactions
Fenton Bailey

Ils étaient rivaux. Il y avait de la compétitivité et de la jalousie. Je crois que Mapplethorpe a emprunté beaucoup de choses à Warhol. Son studio était comme une mini Factory. Surtout, ils étaient tous deux documentaristes, deux artistes qui ont documenté l’époque dans laquelle ils ont vécu. Warhol documentait tout de façon obsessive. Mapplethorpe était plus sélectif, un peu plus attaché à la beauté, mais c’était aussi un documentariste obsédé par sa propre vie. La vie qu’il vivait, disait-il, était plus importante que  la photographie. Ce qui donnait des scènes du genre : “Cet homme est vraiment sexy, très beau, je vais le prendre en photo après avoir couché avec lui.”

Comment le public d’alors a réagi à la radicalité de Mapplethorpe ?

Comme aujourd’hui. Nous ne sommes pas habitués à voir la sexualité dans l’art. La pornographie est vue comme  sale, quelque chose sur laquelle on peut s’astiquer. Et dès qu’il s’agit de travailler sur la sexualité à travers l’art, le public s’indigne. Beaucoup d’artistes, je crois, ont arrêté de travailler sur le sujet à cause de ce genre de réactions.

Diffuser à la télévision américaine les photos osées du X Portfolio a-t-il posé problème?

Avec HBO, nous n’avons eu aucun problème. Bien sûr, on pensait en avoir : bien que le nu féminin soit accepté jusqu’à un certain degré à la télévision américaine, la nudité masculine reste un problème, particulièrement les pénis en érection. Dans le film, nous avons inséré des images crues, en se doutant qu’on devrait en enlever quelques-unes au montage final. Mais HBO a adoré et n’a rien dit là-dessus. C’était parfait.

D’après vous, quelle trace a laissé Mapplethorpe ?

Son influence se retrouve partout, pas seulement dans l’art, mais aussi dans la publicité. On voit désormais le corps masculin différemment, on accepte qu’il puisse être érotique. Aussi fou que cela puisse paraître, cette idée n’était pas tolérée dans l’Amérique des années 70. Nous acceptions la nudité chez les femmes, cela fait partie de l’art depuis des milliers d’années. La nudité chez l’homme, en revanche, était vue comme ridicule ou démente. En 1978, Mapplethorpe exposait ce type de photographies, et le New York Times écrivait qu’il y avait “quelque chose de bizarre là dedans”. Pouvoir exposer le corps des hommes, voilà donc, entre autres, le résultat du travail de Mapplethorpe.


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Mapplethorpe : Look at the Pictures, de Fenton Bailey et Randy Barbato

 

 

 

 

Par Grégoire Belhoste

BEAUX PARLEURS

Mots de tête

Trois semaines qu'ils s'entraînaient. Hier soir, des jeunes Dyonisiens s'affrontaient dans un exercice de style mis en valeur récemment par le documentaire À voix haute de Stéphane de Freitas : le concours d'éloquence. Rencontres.

« Je vous demande d’accueillir Cissy, l’impératrice des mots! » L’amphithéâtre X de l’université Paris 8 de Saint-Denis tremble de partout sous les bruits sourds de 300 étudiants chauffés à bloc. L’amphi d’à côté, le Y, est lui aussi plein à craquer et suit l’arrivée de la jeune femme sur écran géant. Comme tous les ans, l’hiver revient et les langues se délient. En 2015, c’est Merci Patron! qui avait enflammé les discussions en public dans de nombreuses salles de France. Cette année, c’est un autre succès documentaire moins politique de prime abord mais tout aussi

Elle doit répondre en dix minutes, positivement et sous la forme d’expression orale qu’elle souhaite à : « Sommes-nous toujours debout? »

inattendu qui libère la parole et agite les réseaux sociaux. Et qui, surtout, est en train de décomplexer un paquet d’étudiants, Cissy Zafitiana en tête. Petite et souriante, elle doit répondre en dix minutes, positivement et sous la forme d’expression orale qu’elle souhaite à : « Sommes-nous toujours debout? » Elle se lance alors dans l’histoire d’un chasseur trop lent dont les pièges se retournent contre lui, entre pierres, élastiques et autres enclumes, une histoire moderne de Bip Bip et Coyote. Avant une autre sur l’homo-sapiens et la banane, puis une envolée sur les maladies modernes, « la peste, le cholera la variole ou Zaz ». Un exercice d’art oratoire accessible à tous, qui fait l’objet ces dernières semaines d’un emballement populaire. La raison ? Le documentaire À voix haute, un film-témoignage sur la passion suscitée par ce concours d’éloquence, réalisé par Stéphane de Freitas. Un homme un peu juge et partie dans l’affaire: fondateur de l’association Eloquentia, il a enclenché une dynamique qui fleurit désormais dans les universités françaises – Nanterre, Limoges, Grenoble… – et a voyagé sur les écrans français, de France 2 (600 000 téléspectateurs) à YouTube, désormais.

Acerbe

C’est à Saint-Denis que tout a commencé et que se déroule donc la rentrée de l’association, pour la cinquième année consécutive, dès 19h. Environ. Sauf que « plus on grandit, plus on est en retard », comme le résume le MC de l’association. Deux étudiants finissent par défendre chacun une thèse devant un secrétaire de la Conférence Berryer, Maître Bertrand Périer, et les invités: des avocats, et aussi,

La parole, ça se prend, ça ne se donne pas
Un intervenant

ce soir, l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré et l’acteur Anthony Sonigo. Un jury impitoyable, pour une raison simple : « Dès que vous parlez en public, la parole devient plus acerbe car vous devenez leur égal, résume le MC d’un soir. Parfois même, ils sont jaloux! » Comme le résumera un autre intervenant : « La parole, ça se prend, ça ne se donne pas. » Le jeune et maniéré Maître Charles Haroche dresse un rapide portrait des invités, dont, évidemment, Pierre-Emmanuel Barré – qui se voit rappeler « sa naissance dans cette terre d’alcoolisme ou j’ai trouvé (ma) femme : la Bretagne » –, avant de rebondir sur la dernière saillie de l’humoriste qui a terrorisée Yann Barthès : « Rien ne vous fait plus peur que d’être avec un Arabe dans un studio ? Bienvenue à Saint-Denis! »

Le 93, c’est la Champions League

C’est un homme, Beni Kianda Petevo, qui succède à Cissy, et qui doit répondre par la négative à la question : « Faut-il se lancer ? » Une histoire d’air de rien, de femme déterminée à s’élancer et à oser, qu’il cite même : « Et alors, qu’est ce que ça fait? » L’anecdote de la lourde chute de Shy’m enflamme l’amphi, et Beni : « Un parterre sans gens l’a rattrapée. » Il excusera lui-même ses hésitations – « Je n’ai pas mangé ce matin, ma vie est devenue un ramadan surprise » –, avant de se faire

Pas de quoi en faire un documentaire ni changer notre vie : avant, on avait des vies de merde, et maintenant on a des vies de merde, et on passe à la télé !
Maître Périer

fracasser comme la règle du jeu le stipule : « Quelque part entre Benny Hill ou Benny B : on ne peut pas avoir de talent quand on s’appelle Béni. » Comme souvent, Pierre-Emmanuel Barré préférera s’attaquer aux institutions plutôt qu’aux candidats : « Deux étudiants noirs et un jury blanc, on ne sait pas si on est dans un amphi en France ou un jury au Texas. » Maître Périer, Stéphane Bern Rouquin à la voix (forcée) de stentor, conclura la soirée en critiquant le jury, moment attendu par tous, dont principalement les deux candidats : « Un speed dating entre des clients qui n’ont pas d’avocat et des avocats qui n’ont pas de client ? Pas de quoi en faire un documentaire ni changer notre vie : avant, on avait des vies de merde, et maintenant on a des vies de merde, et on passe à la télé ! Formidable ! » Un peu en dessous de la citation du poète MHD qui aura eu le mérite de résumer l’esprit de cette rentrée : « Le 93, c’est la Champions League. » Le sieur Barré l’a bien compris, réservant à son public d’un soir « sans même être payé », sa plus belle sortie : « Les fillonnistes, c’est comme le sperme dans le jus d’orange : je ne suis pas fan. » Maître Périer, accusé de fillonisme sans dénégation, finira par renvoyer l’impétrant assez loin : « Quand Fillon aura gagné, le pays sera enfin libre, lui il sera en URSS ! » Avant de s’adresser à tous les étudiants : « Venez murmurer, crier et surtout, surtout, porter votre parole à voix haute. »

Texte et photo : Brieux Férot

EFFORT

Cross du Figaro si, cross du Figaro là

Bien avant la mode des Color Run, des marathons et des 10K, la France courait. Du camphre sur les mollets. Les pieds dans la boue. Au creux de l’hiver. Dans le bois de Boulogne. Elle courait “Le Figaro”, le cross-country du quotidien de droite. Rien de moins que “le plus grand cross du monde”, selon son créateur et chef du service des sports de l’époque, Gérard du Peloux. Réminiscences d’une course qui ressuscite ce week-end.

“Je me souviens de la fois où j’ai perdu une de mes chaussures à la fin de la première boucle de trois kilomètres, j’ai donc dû faire la deuxième avec une seule chaussure. Évidemment, ce n’était pas très agréable, mais cette course était mon événement de l’année, je ne pouvais décemment pas m’arrêter pour ça.” L’écrivain Philippe Delerm ne parle pas de sa participation au marathon de Paris ou autre course sur route à la mode. Il parle d’un temps que les runners connectés ne connaissent sans doute pas. L’écrivain évoque là un tout autre genre de sport : le cross-country. Née au XIXe siècle dans les grandes universités d’Angleterre, cette pratique est un moyen pour les étudiants de la bourgeoisie de se tester entre eux à la manière de la Boat Race, célèbre course d’aviron entre Cambridge et Oxford, mais également de garder la forme en plein hiver, au moment où la saison d’athlétisme est au point mort. Au printemps et en été, les pistes, à l’automne et en hiver, la nature, la boue et les sentiers forestiers du cross-country. Et la route? Jamais. Jean Wadoux, grand athlète français des années 60 et 70, contextualise : “Il faut savoir qu’à cette époque, lorsque vous couriez en short dans
la rue, tout le monde vous regardait de travers, les gens vous prenaient pour un fou. Heureusement qu’il y avait un peu de course à pied à la télé pour leur montrer que ça existait, autrement, ils nous auraient sans doute fait enfermer.”
Et justement, à la télé, les gens peuvent voir la compétition chère à Philippe Delerm : le cross du Figaro. Retransmis en direct à une époque où l’offre télévisuelle est plus que limitée –“Il n’y avait qu’une chaîne, donc tous ceux qui regardaient la télé à ce moment-là tombaient sur le cross du Figaro”, souligne Wadoux–, Le Figaro accompagne les foyers français pendant de longues années. De sa création en 1961 jusqu’à sa disparition au début du troisième millénaire, cette épreuve mythique aura réuni près de 800 000 coureurs. Du jamais vu, sachant que sur la seule édition 1979, la course a recensé plus de 35 000 inscrits. Le record, évidemment.

Quand l’Huma couvre Le Figaro

Au départ pourtant, le pari est loin d’être gagné. Lorsque la Fédération française d’athlétisme souhaite remettre au goût du jour le cross du Bois créé par le journal L’Auto dans le bois de Boulogne  et abandonné huit ans auparavant,  elle sonde Le Figaro. À une époque où tous les grands quotidiens ont leur épreuve –L’Huma, Ouest-France, La Voix du Nord–, les dirigeants du journal se montrent sceptiques. Mais finissent par accepter la proposition d’un lapidaire : “Votre histoire va nous coûter une fortune, mais passe pour une fois.” Nommés aux commandes de ce projet, deux hommes : Gérard du Peloux, journaliste au service des sports, et Jean Malleret, alors en charge du pôle événementiel –tournée des plages, rencontres littéraires ou encore “Le concours d’erreurs”. Leur idée pour faire de cette grande première une réussite : appeler ce qui se fait de mieux en termes d’athlètes français. Et ça tombe bien, le carnet d’adresses de Gérard du Peloux, ancien champion de 10 000 mètres, en est garni : il pense à Alain

“Il faut savoir qu’à cette époque, lorsque vous couriez en short dans les rues, tout le monde vous regardait de travers, les gens vous prenaient pour un fou”
Jean Wadoux, grand athlète français des années 60 et 70

Mimoun, quadruple vainqueur du cross des nations, l’ancêtre des championnats du monde, et Michel Jazy, médaillé d’argent aux 1 500 mètres des Jeux olympiques de Rome l’année précédente, mais qui ne pratiquait déjà plus le cross à cette époque-là. Aujourd’hui âgé de 80 ans, Jazy se souvient encore de l’appel de Gérard du Peloux : “Il me dit : ‘Écoute, on n’a pas d’argent à te proposer, mais j’aimerais beaucoup que tu viennes.’ Je l’ai remporté quatre fois et je n’ai jamais touché un centime. Les récompenses étaient plutôt des lots : un appareil photo, un transistor, des choses comme ça. J’aurais sûrement pu ouvrir un magasin d’appareils électroménagers à cette période.” Avec la présence de ces deux stars, le cross s’offre en tout cas une belle pub. “La réputation de la course à pied en France s’est faite par le cross et notamment par l’intermédiaire de personnes comme Mimoun et Jazy. Avoir les deux, c’est comme si aujourd’hui vous rameniez les deux stars françaises du foot pour un match d’exhibition, s’enthousiasme Bernard Germond, auteur du livre 50 ans de cross en ligue du Centre. D’ailleurs, il n’était pas rare que les gens nous encouragent par des ‘Allez Mimoun!’ lorsqu’on s’entraînait.” Résultat : le succès dépasse toutes les espérances avec 2011 coureurs venus affronter la froideur du bois de Boulogne en ce 17 décembre 1961. Et forcément, ce qui ne devait être qu’un coup d’essai est prolongé d’un tout aussi lapidaire : “Bravo, c’est une réussite, il faut continuer.”

Outre les têtes de gondole, le vrai succès de cette course tient au Figaro lui-même. Si le cross n’est censé résister qu’un seul hiver, il jouit dès ses débuts d’une couverture médiatique sans équivalent de son journal partenaire. Le Figaro était très lu à cette époque, analyse Jean Wadoux, alors forcément, les gens ont facilement entendu parler de cette course. Et puis il faut savoir que d’autres journaux la relayaient. L’Équipe, notamment.” Voilà d’ailleurs l’un des autres points forts de Gérard du Peloux : son habilité à traiter avec ses confrères. “Une de ses méthodes était de soigner la presse, se souvient Raymond Pointu, ancien journaliste à l’AFP et proche de Gérard. Il nous invitait dans des bons restaurants, on s’amusait beaucoup, c’était un joyeux drille.” Il s’entendait même particulièrement bien avec son homologue de… L’Humanité, Yann Le Floch, au point de couvrir et participer à leurs cross respectifs. Pour finir de motiver les gens à venir courir, Jean Malleret a une autre idée : “J’ai proposé aux dirigeants du Figaro que l’on publie les résultats avec le nom de tous les participants dans le journal. Au début, ça les a un peu fait sautiller, mais ils ont accepté.” Lumineux car, évidemment, tout le monde veut son quart d’heure de gloire, dans un journal lu à l’époque par environ 450 000 personnes. Radhouane Bouster, qui a eu le sien en 1978, confirme : “Le vainqueur du cross avait sa photo en première page du journal le lundi suivant. Derrière, pour le coureur, ça créait une renommée nationale, voire internationale, car le journal était lu dans tous les pays francophones.” En sus du cross des As, les journalistes de la rubrique des sports, que dirige Gérard du Peloux, s’affairent dès la fin de la course à interviewer  les vainqueurs de chacune des autres compétitions pour en dresser ensuite  un miniportrait à publier dans le journal du lendemain. Un dispositif qui perdura jusqu’à la dernière édition, en 2000.

Un homme-tronc.

“70% des gens venaient du XVIe

Si le cross du Figaro n’est pas réservé qu’à ses lecteurs, il bénéficie, à en croire Raymond Pointu, du fort sentiment d’attachement de ces derniers à leur journal préféré, nombre d’entre eux se faisant “un devoir de participer à cette course”. Leur proportion par rapport au total des inscrits se révèle en effet assez énorme. “J’avais mon petit tableau avec mes chiffres, témoigne Claire de Crépy, directrice de l’événementiel au Figaro à partir de 1991. 70% des gens venaient du XVIe arrondissement de Paris. Puis du XVIIe et des Hauts-de-Seine. Ça faisait d’ailleurs beaucoup rire Gérard.” Autre explication à cela, géographique cette fois, la proximité de la course. Alors que la majorité des cross se courent dans des endroits excentrés et isolés, celui du Figaro, lui, se tient à Paris. Ce qui faisait dire à Gérard du Peloux : “Avec le cross du Figaro, vous n’avez qu’à sortir du métro, mettre vos pointes et commencer à courir.” Et pas n’importe où. Dans un lieu mythique de la capitale. “Le bois de Boulogne, c’est Paris, c’est la tour Eiffel, résume Philippe Lamblin, ancien président de la Fédération française d’athlétisme, qui a lui-même couru l’épreuve à plusieurs reprises dans les années 70 dans les catégories jeunes. On partait de Lille, dans le froid, à 5h, serrés dans l’autobus avec les copains, on prenait l’A1, et là on arrivait dans ce lieu magique, surtout pour un provincial comme moi, au milieu de ces gros rondins de bois à sauter. Le cross du Figaro, c’était l’odeur du bois au mois de décembre.” Une odeur qui se mélange d’ailleurs à celle d’un autre lieu tout aussi symbolique, l’hippodrome d’Auteuil, la société des steeple-chases offrant dès la première année ses guichets comme espace de retrait des dossards et ses installations comme vestiaires. “Je sens encore cette odeur d’embrocation qu’il y avait dans ce lieu, se remémore Philippe Delerm. Il y avait également une petite atmosphère de trouille, notamment lorsqu’on y faisait la queue pour récupérer les dossards. Ce qui prouve que même si l’enjeu n’était pas très important, les gens prenaient ça à cœur.” À Lamblin de finir le morceau de cette madeleine de Proust : “Le cross, ça se sniffe. Le camphre que tout le monde se tartine, les pieds dans la boue. Je vais vous dire quelque chose : j’ai 62 ans et ça me manque. Faire un 10 kilomètres n’a clairement pas le même charme.”

Réservé aux licenciés de la région parisienne, le cross s’ouvre donc vite au reste de la France. Dès la deuxième édition, en fait. Une volonté que les deux fondateurs ont toujours eue, comme l’explique Jean Malleret: “On avait pour but de faire participer la province, c’est pour ça que l’on invitait des clubs d’un peu partout en France. Certes, ça nous coûtait cher, mais ça, aucune autre course ne peut prétendre l’avoir fait.” À l’arrivée, “c’était le débarquement” de la province à Paris, selon les mots de Philippe Lamblin. Un peu comme le salon de l’Agriculture, mais porte de Saint-Cloud. “On était à la capitale, on faisait le déplacement à La Mecque, aux origines du cross-country.” Bernard Germond, qui

“Le PDG pouvait courir avec son chauffeur ou l’un de ses employés, tout le monde se tutoyait”
Michel Jazy, ancien champion de cross-country

a lui-même participé au Figaro, a maintes fois fait le déplacement en bus avec son club d’Eure-et-Loir, avant de repartir le soir même : “On dressait une petite tente dans le bois où on se changeait, c’était superconvivial et il n’y avait pas à surveiller les gamins. On était à Paris et on se sentait à la campagne, je pense que ça a bien plu aux gens qui venaient de contrées disons plus populaires, voire rustiques.” Licenciés ou non, ils sont de plus en plus nombreux à s’aligner sous
la herse installée sur la grande pelouse de Saint-Cloud, à mesure que le cross s’ouvre à un nouveau public. Les vétérans d’abord, en 1962, avec la fameuse course des vieilles pointes, aux militaires en 1963, aux femmes en 1966, aux familles avec un challenge regroupant trois générations au sein d’une même course. Il organise aussi des interclubs et des courses entre entreprises, et même entre conjoints, avec une “coupe des ménages” en 1970. D’après les mots de Jean Malleret, le cross devient “une véritable machinerie”. Jusqu’à entrer dans l’histoire en 1972, date à partir de laquelle il se déroule sur deux jours –une première– et devient, comme aimait le dire Gérard du Peloux, “le plus grand cross du monde”. Si le pic d’inscrits date donc de 1979, dans les années 90, la direction de la course a dû refuser des coureurs. “On a été dépassés, avoue Claire de Crépy. Pour le cross des entreprises, il y avait 6 000 coureurs pour une seule course… Pour des raisons de sécurité, on a stoppé les inscriptions.” Une grandeur à laquelle les détenteurs du précieux dossard doivent s’adapter. Si certains comme Philippe Lamblin avaient “très peur de louper le départ tellement il y en avait de partout”, l’autre Philippe, Delerm, craignait lui le moment où la herse se levait : “Fin des années 70, début des années 80, il y avait tellement de monde que ça entraînait toujours une belle bousculade au départ. Il fallait d’ailleurs bien se placer pour avoir une place correcte, car si vous partiez dans les derniers, le goulot d’étranglement qui se créait vous obligeait à marcher sur 200 mètres…” D’ailleurs, malgré la présence de deux personnes préposées
au lever de filet de la herse, souvent, les coureurs du premier rang devaient malgré tout les aider pour pouvoir passer une fois le coup de pétard tiré.

Tempêtes de 1999 et attentats de 2001

Malgré son immense succès, le cross n’aura jamais failli à sa règle de base : rester une immense fête. Michel Jazy: “Le cross du Figaro est devenu mythique car tout le monde a tout de suite aimé son côté populaire et festif. Le PDG pouvait courir avec son chauffeur ou l’un de ses employés, tout le monde se tutoyait, c’était vraiment une bonne ambiance.” Qui a perduré des décennies plus tard. Dans les années 90, Henri Drouart, alors employé comme forestier dans le bois, était réquisitionné les week-ends de cross. L’homme se souvient encore des bons moments passés : “Quand on finissait le cross, on partageait toujours un grand coq au vin. Je suis fils de charcutier, donc je commandais directement la viande
à mes parents. Pour le dernier, j’avais fait un cassoulet pour 20 ou 30 personnes,
et finalement, avec les gens de l’organisation qui passaient, on était 100 à en manger pendant deux jours. On était une équipe de bons vivants, on faisait la java avant d’aller tout débarrasser.”
Des souvenirs alcoolisés pour certains, des plaisirs plus enfantins pour d’autres : “À la fin de la course, il y avait un stand où tout le monde allait chercher son chocolat chaud, se remémore Bernard Germond. Certes, il fallait être patient, mais c’était un peu notre récompense. Aujourd’hui, si tu donnes un bol de chocolat chaud à des gamins, je ne pense pas qu’ils s’en soucient vraiment. Nous, on faisait aussi le cross un peu pour ça (rires). Une ambiance dont l’organisation n’est évidemment pas étrangère. Olivier Cohen a été régisseur général de l’épreuve pendant une quinzaine d’années, les dernières. Embauché quinze jours comme vacataire chaque année, il lie cela au fait que l’évènement était directement organisé par des personnes du journal, et non par une boîte externe : “Tu sentais que tout le monde attendait le cross, personne ne soupirait. Il y avait un esprit. À l’arrivée, on se connaissait tous plus ou moins, on se voyait en dehors le reste de l’année, et quand on cherchait quelqu’un pour aider, on faisait appel à des gens de notre entourage plutôt que de publier une offre d’emploi.”

Mais comme tous les mythes, celui du Figaro a bien fini par s’écrouler. C’était en 2000. Un an auparavant, déjà, la nature avait envoyé un signal avec la fameuse “tempête du siècle”. “Les tentes s’envolaient, se souvient Claire de Crépy, à la tête de la course à l’époque. Il y avait un cirque installé pas loin et il s’est écroulé le matin où les premières personnes venaient chercher leur dossard. Ça a été un crève-cœur, mais sachant cela, j’ai pris le micro pour annoncer que toutes les courses étaient annulées. On a fait courir le cross des As, c’est tout.” Et si l’année suivante, l’édition des 40 ans a pu être célébrée sans encombres, personne ne se doutait alors qu’il s’agissait d’un adieu. Pas même Claire de Crépy : “On avait commencé à mettre en place l’édition de 2001, mais elle a été annulée après les attentats du 11-Septembre, la municipalité avait pris la décision d’interdire ce genre de rassemblement dans la foulée.” Derrière, la direction du Figaro décide de mettre un terme définitif au célèbre cross. Les raisons? Financières, comme toujours. “On s’est battus les dernières années pour le garder, on avait même dû faire payer la participation au cross dans les années 90 alors qu’il avait toujours été gratuit. Mais les coûts étaient trop importants : entre la police, les tentes pour loger les kinés, celles pour les partenaires, la salle de presse, la Croix-Rouge… Bref, ça coûtait excessivement cher.” Pour ne rien arranger, la France connaît alors l’essor de la course sur route, et le taux de participants au cross finit irrémédiablement par baisser. Surtout, la mairie de Paris ne veut plus du cross dans le bois de Boulogne, dont il abîmerait les sentiers et
la pelouse, et provoquerait pas mal de pagaille automobile aux portes du périphérique de l’ouest parisien. L’idée de délocaliser la course est même envisagée. Enfin, pas tout à fait, selon Claire de Crépy : “Je me souviens que Gérard avait dit : ‘Jamais! Le cross du Figaro, c’est dans le bois de Boulogne.’ Il y sera donc resté. Au moins dans les mémoires.

Lire cet article et plein d’autres histoires sur la course à pied dans le premier numéro de Running Heroes.

Par Gaspard Manet et Maxime Marchon

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