Invité d'honneur au festival Lumière de Lyon, Martin Scorsese y a reçu le prix Lumière 2015. Septième lauréat après Clint Eastwood, Milos Forman, Gérard Depardieu, Ken Loach, Quentin Tarantino et Pedro Almodóvar, le réalisateur du Loup de Wall Street a profité de cette semaine de mise à l'honneur pour se détendre, faire redécouvrir sa vision du cinéma et parler de lui.
Par Brieux Férot
Entre deux riffs de Jumpin’ Jack Flash des Rolling Stones, sur une scène bondée de réalisateurs du monde entier – Abbas Kiarostami, Elia Suleiman, Michel Franco, Matteo Garrone… –, Martin Scorsese s’est doucement approché de Jean-Pierre Jeunet (Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Delicatessen…) pour lui parler à l’oreille. Au beau milieu d’un hommage vibrant de milliers de personnes au “Kurozawa de la 42e rue” comme le surnomme son hôte Thierry Frémaux, le réalisateur de Taxi Driver, Les Affranchis et La valse des Pantins n’a pas pu s’empêcher de partager ses émotions. Son truc à lui, asthmatique de naissance, c’est le cinéma et les films. Rien d’autre. Réalisateur, évidemment, mais aussi restaurateur de vieilles bobines et passeur, encore et toujours. Comme Tarantino, il a fait de chaque personne passée derrière la caméra un frère ou une sœur d’armes, sans chapelle ni jugement. “J’ai vu trois fois L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet, glissera-t-il au réalisateur français, très touché. Deux fois seul et une fois avec ma fille et ses copines, lors de son anniversaire où elle avait organisé une projection du film.”
« Moi aussi, les mots m’ont fait défaut »
Au festival Lumière de Lyon, Martin Scorsese s’est ainsi senti comme chez lui. Partager toutes sortes de films, et surtout à plusieurs. Quand le New-Yorkais présente une pépite de 1924, Larmes de clown de Victor Sjöström – “l’histoire d’un
Je n’ai jamais acheté de caméra. Je pouvais cadrer et monter mais la façon dont la pellicule réagissait à la lumière, ça, je n’y comprenais rien
Martin Scorsese
clown qui reçoit des gifles”, Virginie Efira introduit avec enthousiasme LeTemps de l’innocence. Toute la semaine, Scorsese aura partagé sa joie. Il aura profondément ri avec Pierre Richard et sa poésie, évité la chute de l’immense Max von Sydow dans les escaliers menant à la grande scène, fait la bise à Gaspar Noé, vu passer Vincent Lacoste et son écharpe rouge digne du monde hippique autour du cou ; mais surtout il aura dirigé Michel Hazanavicius, un chien, deux vélos et une bonne centaine de participants en trois prises pleines de conseils à son improbable casting d’un jour, de Michèle Laroque à Richard Anconina, lors d’un tournage éphémère de La Sortie des usines Lumière, en plein soleil. “Je n’ai jamais acheté de caméra, en rigolera le réalisateur. Je pouvais cadrer et monter mais la façon dont la pellicule réagissait à la lumière, ça, je n’y comprenais rien. Dans mon quartier, c’était soit sombre, soit la nuit mais j’aimais bien tourner dans un couloir. Avec des ampoules, donc…”
À Lyon, il a pourtant bien parlé caméras. Il a aussi reçu des pellicules issues des films des frères Lumière, échangé avec Salma Hayek entre deux interminables discussions avec les adolescentes venues la voir, entendu le rire de Laurent Gerra sur les premières images de course en sac filmées par les frères Lumière ou revu l’extrait d’Autour de Minuit. Quand le Scorsese acteur donnait la réplique au mythique jazzman Dexter Gordon ainsi qu’au jeune François Cluzet, qui ne parlait “pas un seul mot d’anglais” et était pris pour un figurant et prié de dégager le plateau par l’équipe technique. “Moi aussi, les mots m’ont fait défaut, confiera le lendemain Scorsese, si bien que ce qu’il s’est passé dans ma vie, avec mes proches, s’est fait par le biais du cinéma.” Très ému par un extrait de Laurel et Hardy au Far West qu’Alain Resnais avait demandé de passer pour ses propres obsèques, Scorsese a été pris par surprise quand, alors qu’un film de dix minutes sur ses propres œuvres était projeté, la salle s’est enflammée pour la scène de Matthew McConaughey dans Le Loup de Wall Street, bien plus que pour celle du “Talkin’ to me” de Taxi Driver. “La joie d’haïr et la joie d’aimer des personnages indéfendables”, lui écrira et fera lire Bertrand Tavernier, absent pour convalescence. “Il n’y avait pas de livres chez moi, rien, donc la poésie, l’art, la musique, c’est le cinéma qui me les a apportés”, avoue le réalisateur de LesNerfs à Vif.
Moins d’images, plus de musique
La musique. Ses documentaires sur les Stones ou Bob Dylan devraient prochainement être suivis d’un projet avec une autre légende du rock, le Boss lui-même, comme il l’a confié. “J’aime les Stones parce que j’étais sensible aux cordes, précisera Scorsese. Mon frère jouait de la guitare et moi, je viens de Django Reinhart, du Hot Club de France de Stéphane Grappelli comme du concerto de violon de Beethoven, du son du Mississippi aussi, de la beauté, de la souffrance et
Il ne s’agit pas de créer des listes de scènes, c’est mieux que ça, c’est réévaluer la contribution d’auteurs oubliés et aider à lire les images C’est un trésor. Un des problèmes aujourd’hui est l’invasion des images tout le temps, partout. Les jeunes connaissent le monde comme ça et il y a besoin de guides, mettre les images dans un contexte, les expliquer
Martin Scorsese
de l’émotion des cordes, le Blues. Van Morrison, Neil Young, Joni Mitchell aussi…” Sa passion des Rolling Stones, elle, reste intacte malgré leurs élucubrations d’un autre âge: “Les Stones bougent et ont une façon d’être au monde dionysiaque, sincère, qui perdure…” C’est cette même sincérité de l’interprétation vibrante et toute personnelle de New York New York par Camélia Jordana qui l’a touché, aussi, de manière inédite, avant que la chanson ne soit reprise en chœur sous forme de… karaoké par toute l’assistance pour conclure l’hommage rendu par toute une ville. Les mots de Scorsese seront ceux d’un passeur, encore : “Permettre l’inspiration des plus jeunes, c’est la clé. Les films sur le cinéma ont un sens, contrairement à ce que disent certains réalisateurs qui n’y voient que l’essoufflement d’un art. Il ne s’agit pas de créer des listes de scènes, c’est mieux que ça, c’est réévaluer la contribution d’auteurs oubliés et aider à lire les images C’est un trésor. Un des problèmes aujourd’hui est l’invasion des images tout le temps, partout. Les jeunes connaissent le monde comme ça et il y a besoin de guides, mettre les images dans un contexte, les expliquer, autant celles d’animation que les films de Bergman. Réfléchir à la manière dont elles sont mises en scène.” Avec la volonté de rendre hommage à John Cassavetes, Elia Kazan et Bertrand Tavernier : “À tous les propriétaires de films du monde entier, s’il vous plaît, ne compliquez pas la vie d’un Bertrand Tavernier, son aide est précieuse, elle permet de s’intéresser à autre chose qu’à des vidéos de six secondes sur iPhone.”
C’est très précisément sous les objectifs de smartphones qu’Alain Chabat est venu, lui, devant 5 000 personnes, à la halle Tony-Garnier et à l’heure du coup d’envoi de la déroute française contre les All Blacks, pour introduire la Nuit de la Peur – quatre films de genre. Pour rester dans l’esprit du festival, Chabat a balancé deux informations : la première est qu’il aime “les films qui foutent les jetons”, la seconde est qu’il vend une Volkswagen “modèle Nadine Morano, toute blanche”. Un cri d’un spectateur précisant “avec l’intérieur tout pourri !” aura déclenché le fou rire du réalisateur de Didier. Qui devrait revenir l’année prochaine pour une nuit… Alain Chabat.
Depuis le 14 octobre et jusqu’au 14 février 2016, Martin Scorsese fait l’objet d’une exposition à la Cinémathèque. Retrouvez toutes les informations ici.
CONCOURS / Pour tenter de gagner des entrées pour l’exposition, envoyez-nous vos coordonnées par mail à [email protected]. Les cinq plus rapides remporteront deux entrées chacun.
Par Brieux Férot
Guillermo del Toro, dont Pedro Almodovar disait “qu’il pouvait tuer 20 personnes à l’écran mais ne savait pas filmer une relation sexuelle”, fait son retour sur grand écran avec son film Crimson Peak. À la fois créateur génial et en rupture avec le monde, le réalisateur mexicain donne enfin des clés de lecture de ses films. Qui font écho à la société…
Par Brieux Férot
Guillermo del Toro, un air de Michael Moore et une statue / Photo (Universal Pictures)
Vous avez dit un jour: ‘Les êtres humains, c’est l’horreur véritable.’ À ce point?
La vérité, c’est que je ne suis pas une personne très sociable. Mais mon travail est très sociable. Peut-être que je ne suis pas très sociable parce que mon travail est très sociable. Je m’explique: j’ai une certaine conscience de ce que sont les gens donc, quand je ne tourne pas un film, je ne vois pas grand monde. J’ai toujours été très solitaire. Enfant, quand je vivais à Guadalajara, je lisais des romans sur les vampires sous ma couette, je voyais des monstres. J’avais déjà mon monde. Aujourd’hui, je vis dans une valise. Toronto, Los Angeles, ici, là… J’ai toujours aimé rester seul, je n’aime pas faire la fête. Ma société, ce sont les gens avec qui je travaille, les acteurs, les techniciens, les décorateurs. Mais pour autant, je ne suis pas coupé du monde. Loin de là: je suis les informations des pays où je vis, les journaux locaux et ce qui m’intéresse par dessus tout, c’est que la communication entre les gens est en train de changer. Au niveau social, il y a désormais une énorme nécessité de crucifier les gens sur les réseaux sociaux pour n’importe quoi. Il existe aujourd’hui une police de la culture et de la pensée, un moment où il y a une possibilité de crucifier quelqu’un en un clin d’œil. Avant, ce n’était pas à la même vitesse. Aujourd’hui, le jugement est instantané. À l’époque où j’ai grandi, quand un journal publiait une information sur quelqu’un, il croisait ses sources, les autres médias corroboraient ou non, il y avait une forme d’attente d’ordre légal, une responsabilité journalistique. Ce n’est plus le cas, et sincèrement, cela m’inquiète parce que j’aime beaucoup l’imperfection humaine. Le droit le plus sacré de l’être humain, c’est le droit à l’erreur. Si on ne respecte pas ce droit-là, si on ne le protège pas, nous allons tous êtres crucifiés.
Les imperfections cachées, ça vous fascine ?
Quand quelqu’un parle, apparaît à la télévision, dans un magazine, il est seul. S’il dit une erreur, il peut y avoir un effet papillon qu’il ne maîtrise pas, et ça part en
À travers les réseaux sociaux, nous avons créé une sorte de pornographie existentielle. Le selfie, c’est clairement un paroxysme en terme de pornographie, non?
vrille. Ça, c’est l’exigence de toutes les figures publiques qui doivent être alertes à 100%. Il n’y a plus de communication normale et naturelle. C’est dur. C’est un temps étrange qu’on traverse. Ce qui m’intéresse, ce sont les monstres au cinéma parce qu’ils représentent l’imperfection de tout un chacun. Je crois que faire œuvre de pensée abstraite requiert d’utiliser la parabole. La pensée abstraite se comprend mieux sous cette forme mais la parabole nécessite de l’imagination, et l’imagination nécessite des anges et des démons pour tout comprendre dans l’absolu. Parce qu’à dire vrai, les gens normaux sont quand même très relatifs, non? Le pire despote du monde, le plus grand assassin du monde, a été un enfant qu’on a lavé, qui traversait la rue dans les clous, qui a été, à un moment, un bon enfant. Penser l’absolu permet de construire la parabole. C’est nécessaire.
Quel regard avez-vous sur l’engagement en politique ?
Ce sont plus les citoyens que les politiques qui m’intéressent, pour être honnête. Un bon gouvernement ne se repose pas sur des politiques mais sur les citoyens, à la source, je crois. Comment devenir chacun un bon citoyen? Ça, c’est une bonne question… C’est un moment intéressant de l’histoire de l’humanité que nous vivons parce que, d’un côté, nous avons l’exigence de l’homme des réseaux sociaux, qui est toujours alerte, sur ses gardes, impeccable et de l’autre côté, celui des décapitations, des disparitions, des narcotrafiquants, des génocides qui est très structuré.
Votre père a été kidnappé en 1997, libéré sur rançon après 72 jours…
Je ne veux plus en parler. D’un point de vue général, dans le pays, ça a eu des conséquences énormes, vraiment. Au Mexique, il y a une conséquence directe de cette violence qui s’appelle la décomposition sociale. Il n’y a même plus de tentative de détruire la structure: la structure n’existe plus, elle est complètement dissoute. C’est comme vivre dans une maison sans murs où n’importe qui peut entrer à n’importe quel moment.
Un pays semble plus adapté selon vous aux changements du monde?
La Nouvelle-Zélande m’enchante, j’aime le Canada, des pays d’Europe pour différentes raisons mais il n’existe pas de pays idéal. C’est difficile parce que la politique se charge de créer une nomenclature qui nous sépare –les Blancs, les Noirs, les immigrants légaux ou illégaux–, et nous croyons à cette nomenclature. Ce sont des nomenclatures inventées! Pour autant, il ne faut pas avoir peur de cette évolution du monde ; je crois que si tu as vraiment peur, et bien ça veut dire que tu es vieux. On ne peut pas avoir peur, on peut penser ce qui se passe, en parler, mais la peur ne sert à rien. La peur ne m’intéresse que comme élément narratif, pas comme forme de vie. Je trouve très intéressant par exemple quand il y a des manifestations et mouvements qui naissent au cœur des réseaux sociaux. Quand se convoquent 100 000 personnes qui manifestent et qui proposent une vitesse sociale quasi fondamentale. Et en même temps, à travers les réseaux sociaux, nous avons créé une sorte de pornographie existentielle. Le selfie, c’est clairement un paroxysme en terme de pornographie, non?
À voir : Crimson Peak, réalisé par Guillermo del Toro. Avec Mia Wasikowska, Jessica Chastain, Tom Hiddleston. 1h59. En salle.
Par Brieux Férot
Avec son comparse Alain Simard, André Ménard est l’homme derrière le plus grand festival de jazz au monde. Un immense tintamarre planté chaque été au cœur du centre-ville de Montréal, depuis 35 ans. Quelques chiffres permettent de mieux appréhender la chose : près de 800 concerts en dix jours dont les deux tiers gratuits, 25 scènes, environ deux millions de visiteurs de moyenne et, surtout, des milliers d'anecdotes. Drogue, sexe, rock and roll, mais pas que… Rencontre en trois temps avec un passionné, à Montréal. Au programme de cette troisième et dernière partie, la crème de la crème et des fortes têtes : Miles Davis, Aretha Franklin, Stevie Wonder et même Bob Dylan.
Par Vincent Berthe, à Montréal
Miles Davis – Théâtre St-Denis, le 11 juillet 1982 (photo: Robert Etchevery).
Miles Davis – Des dessins de femmes nues et l’appart’ de Gil Evans
Il avait cette présence intimidante, naturellement : ce regard intense, ces grands yeux, cette peau si noire, presque bleue, cette voix caverneuse… Ça me glaçait totalement. Pourtant, il ne manquait pas d’humour. Dans les années 80, Miles Davis était très fâché avec Wynton Marsalis. L’autre le cherchait tout le temps, racontait que Miles ne faisait plus du jazz, que ce n’était même pas de la musique. “Si son œuvre est importante, elle commence à sérieusement dater et puis ce qu’il fait maintenant, c’est de la soupe”, déclarait-il à longueur de temps. Excédé, Miles Davis demande un jour à Pat Metheny ce qu’il pense de tout ça. Évidemment, il lui répond qu’il n’est pas d’accord avec Marsalis. Tous ces trucs comme quoi Miles défigurait sa musique, qu’il n’était pas foutu de la préserver. “Préserver la musique ? répond-il. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ! Je croyais que c’était à ça que servaient les disques ? J’ai une gueule de 33 tours ?”
Il est venu quatre fois au festival. Un an avant sa mort, il avait aussi assuré trois dates de suite au Spectrum. C’était en plein mois de février, nous étions dans l’ascenseur de l’hôtel qui donnait sur l’extérieur. Il fixe alors le panorama de la ville et lâche d’un ton aussi ironique que dépité : “Welcome to Winter Wonderland !” Comme le chant de Noël. Je lui rétorque alors que pour la période, il ne fait pas si mal. À peine un mètre de neige et une température autour de zéro, il faisait même plutôt chaud. “Parfois, vous savez, le thermomètre descend jusqu’à – 40°C”, lui dis-je. “T’es sérieux ? Putain, mais qu’est-ce que t’attends pour te tirer ?” répond-il d’une voix abîmée. “Je ne peux pas, j’ai ma vie ici.” – “New York, c’est à peine à une heure d’avion. Mec, t’es dingue.” – “Mais c’est chez moi !” – “Quelle merde, mais si ça te fait plaisir…” Un peu plus tard, je le retrouve dans sa chambre. Il est en train de se faire masser les jambes et signe des sérigraphies de son autoportrait que nous lui avions commandées pour le festival. Il y en avait pas moins de 200. Ça l’emmerdait, il bougonnait. Je ne comprenais pas toujours ce qu’il disait parce qu’il avait un sacré accent mais je voyais bien qu’il n’était pas jouasse. Son neveu était à côté. À peine le dos tourné qu’il essayait de lui refiler le crayon, cet escroc (rires) !
Enfin, en 1988, on voulait justement un de ses dessins pour faire l’affiche du festival. Mais il était à l’hôpital. Son manager Peter Shukat nous avait prévenus : “Il est irascible en ce moment, j’essaye même pas de lui demander. Par contre, il déménage bientôt et beaucoup de ses affaires traînent dans un entrepôt. Je vous laisse y faire un tour.” Avec Alain Simard, on ne s’est pas fait prier. Il y avait toute sa vie là-bas et nous sommes effectivement tombés sur des cartons de dessins. La plupart représentaient des femmes nues vues d’en dessous et de derrière. Tout un tas de paires de fesses et de triangles amoureux. Je me disais : “Merde, on ne va tout de même pas foutre un dessin de cul pour annoncer le festival !” Puis, j’ai fini par trouver cet autoportrait, un trompettiste de profil avec écrit en dessous “I’m Miles”. Parfait. Nous sommes retournés chez Peter Shukat pour lui demander l’autorisation de reproduction. Or, la nuit précédente, Gil Evans était mort au Mexique. Miles Davis n’était pas au courant. Son manager l’appela en notre présence : “Les gars de Montréal sont dans mon bureau et ont choisi un dessin. Euh… avant tout, je dois quand même te dire que Gil est mort hier.” Là, j’ai vu que la réponse de Miles le décontenançait. Il a vite changé de sujet, s’est mis d’accord sur le prix du dessin puis a raccroché. Je n’ai pas pu m’empêcher de l’interroger sur la réponse de Miles. En fait, Gil Evans était l’un des rares musiciens à avoir un appartement donnant sur Central Park. Il l’avait acheté dans les années 40 lorsque c’était encore possible. Tout le monde savait ça, Miles aussi. Sa nouvelle maison n’étant pas prête, il allait donc vivre quelques semaines à l’hôtel à sa sortie de l’hosto. Donc, à l’annonce du décès de son vieux compagnon d’enregistrement, sa seule réaction fut de dire : “Hey, tu crois que je peux avoir son appart ?”
Aretha Franklin – Tout le monde dehors !
Aretha Franklin et André Ménard – Salle Wilfrid-Pelletier, le 3 juillet 2008 (photo: Victor Diaz Lamich).
La dernière fois qu’Aretha Franklin est venue au festival, ce fut assez compliqué. C’était en 2014. Quelques semaines avant son concert, elle avait congédié tout son staff. Elle appelait même en personne au bureau pour régler les histoires de chambres d’hôtel. Son concert fut un peu chaotique. Puisqu’elle avait aussi viré des musiciens, elle est arrivée avec des bandes pour certains instruments. Les autres devaient jouer live dessus, mais Aretha Franklin n’avait pas donné le bon ordre au sonorisateur. Et il y a eu d’inévitables couacs avec des titres qui s’entremêlaient. C’était d’un amateurisme à pleurer, pas très drôle. Enfin, il y en a que ça a fait rire. Elle a aussi balancé sa perruque dans la salle, je ne sais pas trop pourquoi…
La fois d’avant, en 2008, elle voulait absolument faire couper la climatisation dans la salle. C’était impossible pour assurer l’accueil du public. Donc, nous nous sommes retrouvés à essaimer des chaufferettes et autres petits ventilateurs à air chaud des loges jusqu’à sa position précise sur scène. Tout compte fait, elle suait tellement qu’elle a dû faire une bonne pause de dix minutes pendant le concert pour se rafraîchir. C’est dommage, parce qu’elle sabote un peu son truc. Lorsqu’elle se met au piano et fait un gospel, c’est juste grandiose. Elle a encore la voix.
Charlie Haden – Les tunnels secrets qui mènent à l’aéroport
Avec lui, c’est bien la demande la plus folle à laquelle j’ai eu affaire. Cette fois où il m’a demandé de déplacer l’heure de son concert pour prendre un avion juste après. Il s’était engagé pour une autre date le lendemain à Copenhague. Mais ce n’était pas possible, nous n’avions pas les moyens de communication d’aujourd’hui et je ne voyais vraiment pas comment prévenir les 3 000 personnes intéressées. Je lui ai donc rétorqué : “Tu vas commencer à l’heure et après tu sautes direct dans la voiture. Tu connais Mike, notre chauffeur, tu l’aimes beaucoup. Eh bien, il connait des tunnels secrets pour aller à l’aéroport et ça va le faire !” Mais, il ne s’arrêtait pas de geindre, pas vraiment rassuré. Plus tard, il m’a rappelé : “Tu crois que je pourrais avoir un hélicoptère ?” C’était tellement n’importe quoi que je lui ai promis que j’allais essayer. La société américaine Bell Helicopter avait justement une usine de fabrication près de l’aéroport et j’ai contacté leur service de relations publiques. Je leur ai fait le topo en vantant la belle publicité que ça pourrait leur ramener. Ils étaient plutôt séduits mais au bout du compte, ça ne s’est pas fait. Leur seul hélicoptère apte au vol de nuit était à l’autre bout du Québec, ils n’avaient pas assez de temps pour le faire revenir. Mais la chose amusante dans tout ça, c’est que la compagnie Bell est un gros marchand d’armes. Or, cette année-là, Charlie Haden était présent avec le Liberation Music Orchestra. Son projet si politique qu’il ranimait chaque fois que la droite américaine était de retour au pouvoir. Je l’ai tout de même prévenu que Bell avait failli lui faire un joli cadeau : “Ça ne t’aurait pas dérangé, tout de même, de te faire trimbaler gratuitement par un marchand d’armes ?” Sa réponse, fusante : “Bien sur que non, pour une fois qu’il pouvait faire quelque chose de bien !”
Aucune cohérence, j’étais sidéré. Mais il était tellement égocentrique que ça ne le titillait pas une seconde. Paul Bley, qui fut son premier employeur en 1957, trouvait que ce n’était pas complètement de sa faute. “Charlie a été élevé par sa mère et avec dix soeurs autour de lui. Ce qui lui fait beaucoup de mamans. Il a ensuite été junkie. Et ces gars-là deviennent vite des experts de l’extorsion, ils pensent continuellement que leurs demandes les plus excentriques sont toujours raisonnables. Or, avec lui, t’additionnes les deux et qu’est-ce que t’obtiens ? Un trou du cul !” Quel grand musicien, mais quel emmerdeur… Sa chambre d’hôtel, ça ne faisait jamais l’affaire. Dès lors, j’avais vite pris l’habitude de lui réserver une chambre pourrie, genre un deuxième étage avec vue sur le parking et à côte des systèmes de ventilation. Comme ça, il pouvait râler et là, nous le mettions dans une suite. Mais, si on avait le malheur de passer cette étape et de l’installer directement dans ladite suite, on avait nulle part où aller. Car, il exigeait toujours de changer de chambre. C’était un rituel immuable.
Stevie Wonder, l’homme qui fait pleurer le ciel
Stevie Wonder – General Motors, le 3 juin 2009 (photo: Denis Alix).
Voilà un contrat que je n’ai jamais voulu signer en l’état. En 2009, Stevie Wonder était programmé pour le grand concert en extérieur. Ce qui veut dire qu’en face, il y avait un public de 100 000 personnes. Mais le premier document rédigé stipulait qu’à la moindre vidéo de son concert sur YouTube, ça me coûterait 50 000 dollars. J’ai pris une suée et j’ai essayé de leur expliquer qu’on n’allait pas pouvoir contrôler une foule aussi massive, qu’il fallait vivre avec son temps. Eux n’en démordaient pas. Je suis parti voir son agent et je l’ai supplié de raisonner Stevie Wonder. Je sais qu’il n’a pas de manager mais des avocats, néanmoins il ne fallait pas pousser. À part cette anicroche, sa présence fut un moment exceptionnel. Michael Jackson venait de mourir. Lors de sa conférence de presse, il en a beaucoup parlé, évoquant leur amitié pendant les années Motown, comment il fut un temps son mentor. Là, il nous a demandé de faire descendre un piano. C’était possible grâce au monte-charge. Il s’y est installé et a interprété I Just Called to Say I Love You en modifiant les paroles. Devant un tel hommage, tout le monde est resté coi. Quelques heures après, sur la grande scène, il s’est passé un autre moment d’anthologie. C’était très bizarre. À la fin de son show, lorsque Stevie Wonder a lancé un medley de chansons de Michael Jackson, il s’est mis soudain à pleuvoir. Et cette pluie n’a cessé qu’au terme de l’hommage. Quinze minutes tout au plus. Je ne suis pas très croyant mais il y avait comme un grand ordinateur ce soir-là. C’était un réel instant de magie.
Bob Dylan, l’homme invisible
À mes yeux, Bob Dylan est l’un des grands génies du XXe siècle, tout art confondu. Pour son concert en 2007, nous avions prévu de lui remettre le prix “Montreal Jazz Festival Spirit Award”. Je disais à mes associés : “Je ne pourrais jamais me tenir devant lui et faire l’important avec mon petit trophée. Ce mec est dix fois plus grand que le festival de jazz de Montréal, si ce n’est cent fois.” Ce fut des atermoiements pour rien. Entouré de tous ses bodyguards, Bob Dylan s’est cassé sans prendre le fameux prix. On s’est tous retrouvés un peu cons. Par quelle porte était-il entré ? Par où il en est sorti après le concert ? Où était son tour bus ? On était incapable de le dire. Il s’était comme envolé. Ces règles de sécurité, je peux les comprendre dans le monde actuel. Surtout quand tu es une telle icône. Mais bon, quelques semaines plus tard, on a reçu de sa part une carte de remerciements.
Retrouvez la première partie de cet article iciet la deuxième partie là.
Par Vincent Berthe, à Montréal
Elle ne place aucun espoir dans l’élection présidentielle – “une farce” – organisée aujourd’hui dans sa Biélorussie natale qui émarge à la 157e position sur 180 au classement RSF sur la liberté de la presse, une liberté que le régime en place vient de restreindre encore un peu plus, notamment sur Internet. Iryna Khalip, journaliste, documente depuis 20 ans les exactions et la corruption du régime. Si, en Biélorussie, le premier “antigel national” est la vodka, celle qui réchauffe le corps mais embrume l’esprit, Iryna Khalip est le second : ses histoires glacent le sang mais maintiennent en vie la flamme de l’opposition.
Par Antoine Védéilhé et Mathieu Périsse, à Minsk
Ploshcha Pyeramohi, “place de la Victoire”, cœur de Minsk. Ce matin frileux d’hiver, le coin est inhabituellement animé. L’avenue de l’Indépendance est bardée de membres des services secrets vêtus de noir des rangers jusqu’au bonnet ; le KGB ne fait même plus l’effort d’être discret. Pour accéder au lieu de rendez-vous, il faut passer un contrôle de la police biélorusse : ouverture des sacs, vérification du passeport… “Vous êtes journalistes ? Faites voir la dernière photo que vous avez prise.” Pas besoin de chercher longtemps la cause de cette agitation : ce jour-là, le pays accueille en grande pompe le secrétaire général du Parti communiste vietnamien, pays frère de l’ère soviétique avec lequel la Biélorussie a maintenu des liens forts. Parade militaire pour fêter l’arrivée des hôtes, discours solennels devant la flamme du soldat inconnu… Le régime sait recevoir.
Iryna Khalip attend à quelques centaines de mètres de là, peu intéressée par ces mondanités géopolitiques. La grande blonde fume une clope, engoncée dans sa doudoune beige, en faisant les cent pas devant l’entrée du Gorki Park, une sorte de square pour enfants sans les enfants. À peine le temps de traverser le parc blanchi par une mince pellicule de neige et de s’engouffrer dans un café qu’Iryna commence déjà à raconter sa vie. On ne prend pas vraiment son temps quand on est journaliste à Minsk, plusieurs fois menacée de mort et ex-assignée à résidence pendant deux ans. Et puisqu’il faut bien commencer quelque part, elle entame par le début : “Je suis née en 1967, juste à côté de ce parc, j’en connais tous les arbres. J’ai grandi ici, à Minsk.”
En réalité, l’histoire d’Iryna Khalip commence par une chute, celle de l’URSS. Nous sommes en 1989 quand elle entame ses études de journalisme. Le mur de Berlin est déjà bien fissuré. La Perestroïka, la politique de réformes économiques
Il y avait tellement d’espoir ! J’étais heureuse. On sentait se dessiner un chemin vers la liberté, vers l’Europe
Iryna Khalip
et sociales menée à la fin des années 80 par Mikhaïl Gorbatchev, est en train de précipiter la fin de la guerre froide. “À l’époque, je ne voulais pas m’endormir. J’avais peur que le monde soit trop différent quand je me réveillerais”, se souvient-elle. En décembre 1991 les présidents des Républiques socialistes soviétiques de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie se réunissent à côté de Minsk pour acter la dissolution de l’URSS et créer la Communauté des États indépendants. Le futur ressemble à une page blanche : “Il y avait tellement d’espoir ! J’étais heureuse. On sentait se dessiner un chemin vers la liberté, vers l’Europe, confirme Iryna. Je ne pouvais pas m’imaginer qu’après l’expérience soviétique, ce système totalitaire prendrait sa revanche et revenir.” Le poids des illusions perdues assombrit son visage. Elle doit certainement penser à cette année 1994, quand, après trois ans d’indépendance, les Biélorusses élisent un ancien directeur de sovkhoze à leur tête. Alexandre Loukachenko remporte la première élection présidentielle libre du pays en faisant campagne sur le thème “Vaincre la mafia”. Las, une fois installé à la tête de l’État, Loukachenko multiplie les atteintes à l’encontre des droits de l’homme et les Biélorusses apprennent vite à connaître les ingrédients du nouveau régime : opposition muselée, économie confisquée au profit du clan au pouvoir, gouvernement par la peur et l’argent. En échange, Alexandre Loukachenko assure la stabilité du pays et une certaine sécurité sociale. Dans un pays où les trois quarts de l’activité proviennent du secteur public, le taux de chômage officiel ne dépasse pas 1%. De quoi convaincre le peuple de l’efficacité de son président, réélu haut la main en 2001, 2006 et 2010, avec près de 80% des voix à chaque fois et des scrutins bourrés d’irrégularités.
“Incitation au coup d’État”
Un terreau propice pour qui a l’âme d’un enquêteur. D’autant qu’on a la fibre médiatique chez les Khalip : le père est journaliste culturel, un refuge de liberté à l’époque soviétique, et la mère éditrice pour la revue de l’Académie des sciences. “Les sciences physiques, c’était trop difficile pour moi, j’ai choisi une voie plus facile”, raconte Iryna, modeste. La facilité pour elle, ce sera le journalisme d’investigation dans l’un des régimes les plus durs d’Europe. Elle débute en 1994 à la Sovetskaya Belorussiya, le plus grand quotidien russophone du pays, mais en
Quand je l’ai vue pour la première fois, elle travaillait avec la jambe dans le plâtre après un accident de parachute ! Son courage sautait aux yeux
Natallia Radzina, rédactrice en chef de Charter97.org
claque la porte presque aussitôt, quand Alexandre Loukachenko décide d’en faire l’organe officiel de la présidence. Elle ne cessera plus d’être dans le viseur du régime. En 1999, elle travaille pour le magazine Imya (“Le Nom”) sur la Commission électorale nationale, moins d’un an avant les élections présidentielles. Une enquête que le gouvernement interprète comme une “incitation au coup d’État”. Iryna Khalip est arrêtée et gardée à vue pendant une journée, tandis que son appartement est fouillé et ses documents dérobés. “Iryna, c’est une battante”, tranche Natallia Radzina, rédactrice en chef du principal site d’opposition Charter97.org. Aujourd’hui en exil à Varsovie, elle a travaillé pendant un an avec Iryna Khalip. Le début de 20 ans d’amitié. “Quand je l’ai vue pour la première fois, elle travaillait avec la jambe dans le plâtre après un accident de parachute !Son courage sautait aux yeux.” La jeune femme pratique alors un journalisme “méticuleux, très professionnel, très rare en Biélorussie”, se souvient Natallia Radzina. Quatre ans plus tard, en 2003, les articles d’Iryna sur la corruption parus dans le Belorusskaya Delovaya Gazeta entraînent la suspension de la publication. Alors que tous ses employeurs sont contraints de fermer les uns après les autres, Iryna devient en 2006 correspondante pour Novaya Gazeta, l’un des derniers journaux d’opposition de Russie. Celui-là même qui employait Anna Politkovskaïa, rédactrice russe assassinée par balles la même année.
Son quotidien est alors celui d’une journaliste surveillée, intimidée, et même menacée de mort à chaque nouvelle révélation. Elle bénéficie alors d’un important soutien de l’étranger. Le magazine Time la sélectionne en 2005 dans sa liste des “European Heroes”, catégorie “Brave Hearts”, tandis que l’International Women’s Media Foundation lui décerne le pris du Courage en journalisme en 2009, comme à Anna Politkovskaïa en 2002. Une médiatisation qui lui donne suffisamment de visibilité pour être protégée, du moins le croit-elle. Entre-temps Iryna rencontre son mari, Andreï Sannikov. Diplomate, ministre des Affaires étrangères entre 1995 et 1996, cet activiste démissionne en signe de protestation et devient l’un des leaders de l’opposition. Une rencontre comme une évidence : “J’étais actif en politique et dans la société civile et Iryna commençait à écrire sur ces sujets. Nous avions des visions très proches de notre pays”, se souvient-il. Séduit par les idées de la jeune femme, il l’est aussi par son écriture, très reconnaissable. “Elle écrit très facilement, avec un style très aiguisé et des métaphores précises, dit-il, admiratif. Elle s’inspire de la poésie, qu’elle lit beaucoup, surtout Joseph Brodsky.” Son point fort ? “Sa mémoire : elle parvient toujours à sortir une citation presque inconnue, exactement appropriée au message qu’elle veut faire passer.”
Dans les geôles du KGB
Mais les mots vont bientôt manquer à Iryna Khalip pour raconter la fin de l’année 2010. En décembre de cette année-là, l’élection présidentielle se déroule dans un pays englué dans une crise économique majeure. Andreï Sannikov fait partie des dix candidats à se présenter contre le président. Sans illusions. Dès le premier tour, Alexandre Loukachenko est réélu une fois de plus avec un score de république bananière. L’Union européenne ne reconnaît pas le résultat du scrutin, et pour beaucoup de Biélorusses, c’est la fraude de trop. Le soir même, ils sont plus de 30 000 à se rassembler dans les rues de Minsk pour crier leur colère. Iryna et son mari en font bien sûr partie. Insupportable pour le régime. La répression est aussi soudaine que violente. Plus de 700 manifestants sont arrêtés, battus et emprisonnés, dont sept candidats et le couple. Direction “l’Amerikanka”, le surnom local donné à la prison du KGB. “Je suis un gars bien, Iryna, assurait pourtant Loukachenko à la journaliste lors d’une conférence de presse quelques mois plus tôt. Regardez, vous êtes là, libre de faire ce que vous voulez.” Un sens consommé du cynisme.
Sur son passage en prison, Iryna ne s’étend pas. Tout juste se contente-t-elle d’évoquer les “mauvais traitements” qu’elle a subis, mais son regard se durcit quand elle parle de son fils Dania, 8 ans aujourd’hui. “Ils ont menacé de l’envoyer aux services sociaux. Vous vous rendez compte ? Si on commence à utiliser des
Je suis un gars bien, Iryna. Regardez, vous êtes là, libre de faire ce que vous voulez
Alexandre Loukachenko
enfants dans des luttes politiques, ça veut dire qu’il n’y a plus de limites.” Elle en tremble encore de rage. Ses yeux cernés par les longues nuits sans sommeil s’embrument de souvenirs. Cette période, c’est peut-être Natallia Radzina qui en parle le mieux. “Nous étions dans la même cellule pendant trois jours. Toutes les femmes avaient été placées ensemble.Il n’y avait pas assez de lits, alors nous partagions le nôtre Iryna et moi. Nous dormions à tour de rôle.” Rations de nourriture, vêtements, soutien… les deux femmes partagent tout pour traverser l’épreuve. “Nous étions amies, nous en sommes sorties sœurs.” Les détenues subissent des pressions du KGB, sont privées de nourriture et soumises aux coups de leurs geôliers. Elles décrètent alors une grève de la fin. “C’est à ce moment-là qu’on m’a transférée dans une autre cellule pour nous isoler et nous affaiblir”, conclut Natallia. Elle y vivra encore un mois de tortures et de privations. Iryna Khalip patientera près de six mois dans les geôles biélorusses. En mai 2011 elle est finalement jugée et condamnée à deux ans d’emprisonnement avec sursis, assortis d’une période probatoire de deux ans. “Je ne pouvais pas quitter mon appartement après 22h, se souvient-elle. Je devais me présenter à un poste de police chaque semaine.La police avait l’habitude de frapper à ma porte à 3h du matin.” Son mari, lui, est condamné à cinq ans de prison ferme, et elle reste seule avec son fils de 4 ans. Beaucoup auraient craqué, rendu les armes. Mais Iryna poursuit ses enquêtes, tant bien que mal. “On m’a enlevé presque trois ans de ma vie et maintenant, on attend de moi que je dise merci pour ne pas m’avoir emprisonnée ?” s’emporte-t-elle en jetant un regard glacial. On n’ose pas répondre.
“Vive la Biélorussie !”
En juillet 2013, sa condamnation a été officiellement levée. “Mais ne croyez pas que je suis libre, prévient-elle. Tant que ce régime de fascistes existe, même ceux qui ne sont pas enfermés restent des prisonniers politiques.” Son téléphone est tracé, son ordinateur piraté. “Il y a quelque temps, j’enquêtais sur les relations entre Loukachenko, le KGB et des oligarques russes. J’écris l’article et je l’envoie à Moscou, au siège de Novaya Gazeta. Dix minutes plus tard, je reçois un mail d’une adresse inconnue : ‘Très chère, si cet article est publié, vous allez rencontrer Anna Politkovskaïa le jour même.’ La menace reste en l’air, mais d’autres n’ont pas eu cette chance. Et Iryna d’égrener un à un les noms de ses collègues disparus, comme Dzmitry Zavadski, enlevé et assassiné en 2000. Elle évoque aussi son “très bon ami” Aleh Byabenin, cofondateur du site Charter97.org et ancien responsable presse d’Andreï Sannikov pendant la dernière campagne présidentielle : “Il a été retrouvé pendu dans sa maison de campagne en septembre 2010.” La journaliste interrompt un instant son récit. Ses grands yeux fixent un point imaginaire, quelque part entre sa tasse à café vide et son carnet de note. Un silence recueilli s’installe, aussitôt déchiré par une exclamation à la table voisine : “Jive Belarus !” “Vive la Biélorussie”, le cri de ralliement de l’opposition. Il est poussé par un jeune couple qui tendait l’oreille depuis une vingtaine de minutes. Un simple salut au moment de sortir du café, comme un mot que l’on griffonne sur la nappe en passant. Aussitôt prononcé, aussitôt effacé. Mais un sourire se dessine au coin des lèvres d’Iryna quand elle se lève à son tour pour aller affronter les -15 degrés de l’hiver local. Elle ajuste son manteau, s’allume une de ses longues et fines cigarettes russes et reprend le fil de sa pensée. “Le journaliste doit se créer des espaces de liberté, poursuit-elle. Les Biélorusses ont cru que la liberté leur était acquise. Nos voisins ont dû se battre pour elle, nous n’avons pas compris sa valeur.” Elle désigne un petit pont d’ornement tout proche, qui enjambe un fossé : “Mon père m’y emmenait quand j’étais gamine. Je devais y faire un vœu. Pour moi, il reste associé à l’espoir.”
Devant le spectacle d’une opposition en lambeaux et divisée, elle préfère se tourner vers les jeunes générations. “Vous êtes français, moi je veux emmener mon fils sur les plages du débarquementde Normandie, lance-t-elle dans un sourire. Il est fan d’histoire, surtout de la Seconde Guerre mondiale. Pour moi, c’est le meilleur symbole de la victoire de la liberté sur le totalitarisme.”
Par Antoine Védéilhé et Mathieu Périsse, à Minsk
Avec son comparse Alain Simard, André Ménard est l’homme derrière le plus grand festival de jazz au monde. Un immense tintamarre planté chaque été au cœur du centre-ville de Montréal, depuis 35 ans. Quelques chiffres permettent de mieux appréhender la chose : près de 800 concerts en dix jours dont les deux tiers gratuits, 25 scènes, près de deux millions de visiteurs de moyenne et, surtout, des milliers d'anecdotes. Drogue, sexe, rock and roll, mais pas que… Rencontre en trois temps avec un passionné, à Montréal. Au programme de cette deuxième partie : Prince, Paco de Lucia, Jaco Pastorius, James Brown et Keith Jarrett. Rien que ça.
Par Vincent Berthe, à Montréal
James Brown au Spectrum de Montréal, le 4 juillet 1986 (photo: Denis Alix).
Prince – Free jazz in the dark
En 2001, Prince annule toute sa tournée mais conserve la date de Montréal. On n’a jamais su vraiment pourquoi et c’était juste un peu plus compliqué à organiser, mais bon, ça ne se refuse pas. Pourtant, au matin du concert, le grand quotidien anglophone de la ville nous dézingue. Le journaliste du Montreal Gazette se prend pour la police du jazz, nous qualifie d’infâmes opportunistes et déclare qu’un artiste comme Prince n’a rien à faire dans notre festival. L’après-midi, ce dernier ne dit rien et fait ses balances comme prévu. Elles durent juste beaucoup plus longtemps que d’habitude. On voit bien que les musiciens se demandent ce qui se passe et ont hâte d’aller manger. Prince s’en fout, les convoque dans la foulée pour une réunion et s’enferme avec eux dans les loges jusqu’au début de spectacle.
Qui est le type qui joue cette merde depuis le début ? Si nous sommes ici, c’est pour du rock and roll !
Prince
À l’heure du concert, seuls Larry Graham (bassiste de Sly & the Family Stone, inventeur de la technique du ‘slap’, ndlr) et lui en sortent. Prince laisse presque toutes les lumières éteintes. Le public, lui, se demande qui est réellement sur scène. Et dans la pénombre absolue, pendant une heure, Prince fait un set totalement free. Il s’attaque au clavier, joue un peu de guitare, parle dans le vocoder pendant que Larry Graham balance de grosses lignes de basse. C’était quasiment de la non-musique, à mille lieues de ce que les gens attendent de lui. Enfin, Prince décrète un entracte, ce qui n’était pas non plus planifié. L’atmosphère est très bizarre, des spectateurs quittent la salle, des journalistes de la radio viennent me voir pour me demander si Prince est vraiment présent ce soir. Dix minutes plus tard, les lumières s’allument soudain, et il prend tout le monde de court. Les gens s’empressent de regagner la salle et tombent nez à nez avec un Prince au micro qui demande : ‘Qui est le type qui joue cette merde depuis le début ? Si nous sommes ici, c’est pour du rock and roll !’ Sur ce, tout le groupe monte sur scène et c’est parti pour deux heures de hits. C’était n’importe quoi, totalement imprévisible. Comme toujours avec lui.
De toute façon, tu n’as pas intérêt à aller le voir pour lui dire ‘hey coco, tu me fais des hits ce soir’, c’est le meilleur moyen de ne jamais en entendre un. Au Stade de France, en 2011, il a tout de même joué en majorité que des jams et des covers. Il n’y a que lui pour traiter un stade de cette manière. Si t’es les Grateful Dead, je dis pas, mais lui ? Pas avec un tel répertoire. Mais c’est comme ça, personne dans ce milieu ne dit à Prince quoi faire, personne… Tu ne sais jamais à quoi t’attendre, il contrôle tout et saque sans cesse son personnel. Au final, d’une journée à l’autre, tu changes d’interlocuteur. Les gros tourneurs ne sont pas habitués et flippent souvent avec lui. Récemment, il a donné un concert à Montréal qui n’a été annoncé que… quatre jours avant. Après, il peut se permettre, c’est l’artiste live le plus talentueux au monde.
Paco de Lucia au Théâtre St-Denis, le 5 juillet 1986 (photo: Denis Alix).
À l’été 1986, Paco de Lucia annule au dernier moment sa tournée américaine. Sans le prévenir, le tourneur l’a mis en première partie du brésilien Milton Nascimento, une situation inacceptable pour le maître du flamenco. Il ne garde en fait qu’une seule date : la nôtre, où, pour la peine, il est tête d’affiche. Sur le coup, je me suis dit que cela expliquait sa présence. Mais, en fait, non. Des gens de Toronto –je n’ai jamais su qui– lui ont raconté que nous étions un peu mafieux sur les bords, que nous avions pour sale habitude de briser les doigts des artistes qui nous faisaient faux bond. On est en train de dîner quand il me raconte tout ça. Puis, il me toise et finit par dire : ‘Plus je te regarde, plus je me dis que t’as vraiment pas l’air d’un dur. Je crois bien qu’on m’a raconté des conneries.’ Je n’ai pu que confirmer. Venir d’Espagne pour une seule date à Montréal n’était vraiment pas rentable. Il a perdu pas mal d’argent dans l’aventure mais moi, j’ai eu mon concert. Alors après, on s’est rattrapés, on a beaucoup bossé ensemble.
À chaque fois qu’il revenait à Montréal, on rigolait de cette histoire de mafia. D’ailleurs, une fois, je lui ai sauvé la peau. C’était l’année où il avait fait venir sa maîtresse. D’après ce que je sais, sa femme de l’époque était un peu une emmerdeuse. Or, un matin, l’un des employés du festival m’appelle de l’aéroport. Il est en charge du transport des artistes et a, en face de lui, une personne non prévue sur la liste, une dénommée Madame de Lucia. Elle vient d’atterrir et réclame qu’on la conduise directement à son mari. Évidemment, je leur ai demandé de jouer la montre, puis j’ai couru tout droit à l’hôtel de Paco. Lui n’en menait pas large, il avait probablement peur de perdre des plumes dans un divorce. On a vite déplacé les affaires et j’ai installé sa maîtresse dans un autre hôtel du centre-ville. Quand sa femme est arrivée, elle a reniflé partout dans la chambre, en quête d’une odeur féminine. Un vrai vaudeville. Quelques années plus tard, j’ai dîné avec Paco à Londres et entre-temps, la fameuse maîtresse était devenue son épouse. Elle a levé sa coupe de champagne en ma direction et m’a appelé son ‘sauveur’.
Jaco Pastorius : ‘Mais où est Pat ?’
Il est 3 heures du matin, et Jaco Pastorius est défoncé. Il me harcèle pour savoir où est Pat Metheny qui a joué le même soir que lui, mais plus tôt. Nous sommes à l’hôtel et je sais très bien où il est. Évidemment, je ne lui dis rien. ‘Je crois qu’il est au même étage que moi, je l’ai croisé dans l’ascenseur cet après-midi’, me répond-il surexcité. Sur ce, il grimpe au fameux étage et tire l’alarme. Tous les clients sortent en panique dont un Pat Metheny totalement nu. Et là, Jaco Pastorius, hilare, le pointe du doigt : ‘Pat ! Mon pote !’
James Brown : ‘Mon million ! Donne-moi mon putain de million !’
C’était en 1985 et nous l’avions booké dès l’hiver. Mais, entre-temps, était sorti Rocky IV. Living In America faisait un carton et l’avait remis sur le devant de la scène. De notre côté, ça roulait, la salle de 2 000 places fut vite sold-out, et même la télé publique canadienne, CBC, voulait filmer le concert. Et c’est là que ça s’est compliqué. L’année précédente déjà, j’avais vu James Brown à New York pour le New Music Seminar. Un événement pro ou se mêlaient des tourneurs, des producteurs, des patrons de label, mais aussi toute une flopée d’artistes. Je me souviens, il y avait la jeune Madonna qui n’avait, à l’époque, que son single Lucky Star. Au milieu de tout ça, James Brown était un peu la vedette. Il devait donner une sorte de conférence sur l’industrie du disque mais n’avait visiblement pas bien compris à qui il avait affaire. Le voilà donc qui prend le micro et déclare : ‘Vous savez les jeunes, vous n’avez pas besoin d’un manager, d’un agent, etc. Tout ce qu’il vous faut, c’est un bon comptable et un avocat ! Tous ces gars de la musique ne sont que des incompétents.’ Après ces mots, les trois quarts de l’assemblée commençaient à faire la gueule. Mais James Brown ne s’est pas débiné et a continué sur le même ton. ‘La dernière fois, j’étais à Paris. Savez-vous ce que mon agent m’a dégotté ? Une pauvre salle de 1 000 places. Et savez-vous combien de Parisiens veulent voir James Brown en concert ? Au moins un million ! Résultat, ce sont 999 000 personnes qui sont restées sur le trottoir !’
James Brown au Spectrum de Montréal, le 4 juillet 1986 (photo: Denis Alix).
Pendant des mois, j’ai beaucoup ri avec cette histoire du million, mais je ne pensais pas que j’allais moi-même en faire les frais. Lorsque j’ai appelé son manager –car il en avait tout de même un– pour lui soumettre la demande de captation de CBC, James Brown était dans son bureau. Depuis la sortie de Rocky, il était furibard, il estimait qu’au regard du succès du film, il n’avait pas été assez bien payé. Chose que je ne savais pas. Bref, le manager, sentant le coup venir, m’a passé directement son boss au téléphone. Je me présente donc à James Brown et lui évoque le projet. Mais j’ai eu le malheur de prononcer le mot ‘film’ dans la phrase… Il me coupe d’emblée : ‘Un film ? Je veux un million de dollars !’ Je tente de lui expliquer que ce n’est pas un film, plutôt une émission et de la télé publique en plus, le gouvernement, etc. ‘Le gouvernement ? Que des enculés !’, crache-t-il. Il revient sans cesse sur cette histoire de million. Ça n’en finissait pas : ‘Trouve-moi ce million et je le fais, sinon oublie direct !’ – ‘Mais, c’est une émission de télévision…’ – ‘Me prends pas pour un con, c’est un film, donne-moi ce million.’ – ‘Ils ne font qu’enregistrer votre live !’ – ‘Ah, vous allez pas filmer peut-être, il n’y aura pas de caméras ? C’est donc un film, mec ! Donne-moi ce putain de million !’
Bon, autant dire que la télé canadienne ne s’est jamais pointée. Dommage d’ailleurs, le concert fut fantastique. C’est amusant, à Montréal, je crois qu’il a dû faire toutes les salles de la ville. Dans les années 1980, je l’avais aussi programmé pour deux soirs au Club Soda. À cette époque, il se remettait d’une attaque cardiaque. Or, comme à chaque fois, il y avait ce rituel de fin de concert avec la cape et son assistant qui essaye tant bien que mal de le faire sortir de la scène. James Brown jetait alors la cape en l’air et au lieu de partir, reprenait le micro pour continuer à performer. Mais ce soir-là, ils avaient raffiné un peu plus la chose. Contrairement à d’habitude, l’assistant s’est emparé du micro et a gueulé : ‘S’il vous plaît, dites-lui d’arrêter, il sort d’une attaque et s’il continue, il va mourir sur cette scène, je vous en supplie !’ En face, le public braillait. Du genre rien à carrer, qu’il crève mais qu’il continue à chanter… Quelle mégalomanie (rires) ! On ne s’est jamais ennuyé avec lui.
Keith Jarrett – Le matelas en jet privé
Keith Jarrett – Salle Wilfrid-Pelletier, le 1er juillet 2004 (photo: Denis Alix).
Il a mis du temps à rendre publique sa maladie, son ‘syndrome de fatigue chronique’. Donc, je dois bien avouer que la fois où il a annulé son concert pour une histoire d’infection urinaire, j’étais un peu échaudé. Moi qui ait vu mon père, fourbu de rhumatismes, prendre sa vieille voiture à 5 heures du matin pour aller bosser en plein hiver, j’avais peu de sympathie pour ce genre d’excuses. Mais il s’est avéré finalement que c’était plus grave. Alors, dorénavant, Keith Jarrett fait venir son propre matelas. On le sort donc à la hâte de son jet privé puis on se presse de le déposer au Ritz avant qu’il n’arrive. C’est sûr que le Ritz n’a que des matelas de merde (rires) ! C’est un rituel un peu bizarre, mais bon…
Avec lui, la question des retours est toujours délicate aussi. Une fois, il nous a donc demandé s’il pouvait faire venir, à nos frais, son mec de Philadelphie. Il ne voulait pas bosser avec nos ingénieurs du son. Bon, d’accord. Juste avant le show, on lui avait remis le prix Miles Davis, mais il n’a même pas voulu y toucher. C’était trop lourd a priori, il avait peur de se défaire les doigts. C’était un peu spécial, mais pourquoi pas. Le concert débute et assez vite, on sent qu’il y a quelque chose qui cloche. Il s’adresse alors au public : ‘Mouais, merde, je m’entends très mal.’ La chose à ne jamais dire dans une salle. Car une fois que tu as mis ça dans la tête des spectateurs, c’est foutu. Tout le monde a l’impression que le son est pourri. Puis, il enchaîne : ‘Ouais, je ne sais pas pourquoi ces festivals me refilent des prix, ils feraient mieux de me donner une sono décente.’ La vache, c’était son gars qui gérait le son mais il nous foutait ça sur le dos. Là, je me suis levé et j’ai filé voir Manu Chao qu’on programmait le même soir.
Avec son comparse Alain Simard, André Ménard est l’homme derrière le plus grand festival de jazz au monde. Un immense tintamarre planté chaque été au cœur du centre-ville de Montréal, depuis 35 ans. Quelques chiffres permettent de mieux appréhender la chose : près de 800 concerts en dix jours dont les deux tiers gratuits, 25 scènes, près de deux millions de visiteurs de moyenne et, surtout, des milliers d'anecdotes. Drogue, sexe, rock and roll, mais pas que… Rencontre en trois temps avec un passionné, à Montréal. Au programme de cette première partie : Chet Baker, Woody Allen, Nina Simone et Stan Getz. Rien que ça.
Par Vincent Berthe, à Montréal
André Ménard, en juillet 2015 (photo Vincent Berthe).
Chet Baker. ‘J’vais te casser cette trompette sur la tête !’
Il devait arriver un jour avant. Son concert était tard dans la soirée et je voulais être sûr qu’il se repose. Mais Chet Baker n’a jamais pris cet avion. Dès que je m’en aperçois, je file voir le pianiste canadien Paul Bley qui partage l’affiche avec lui. Je lui demande s’il sait où Chet habite, il me répond : ‘Chez un pharmacien, en Belgique.’ En entendant ça, je me dis déjà que ça va être compliqué. Le gars s’appelait Jacques Pitzer ou Pitzen, un truc dans ce genre. À Montréal, il était minuit, en Belgique, 6 heures du matin. Je dégotte son numéro et j’appelle ‘le pharmacien’. Je me présente comme le directeur du festival de jazz de Montréal et lui demande si Chet Baker est là. Il y est effectivement et est en train de dormir. Je lui dis alors : ‘Si vous le réveillez, le mettez de suite dans un train direction la gare du Nord, je vous envoie 200 dollars.’ Dans le même temps, Paul Bley téléphone à un ami journaliste à Paris pour récupérer Chet Baker sur le quai et le coller dans l’avion à Roissy. Ce qui m’a coûté 200 dollars de plus. Un dernier coup de fil à Air Canada, histoire d’être certain qu’il ne s’est pas esquivé et j’envoie un chauffeur le chercher. Dans la voiture, ce dernier m’appelle du talkie-walkie pour me dire : ‘Monsieur Baker est avec moi et me demande si je peux lui trouver de l’action.’ En anglais, ‘find me some action’ revient à dire ‘file-moi de la dope’. Là, je lui dis cesser toute discussion sur les talkies et de m’appeler sur le portable. Nous étions en 1986 mais on en avait déjà, des trucs assez énormes… On reprend la conversation, je m’agace : ‘Dis-lui bien que c’est impossible, qu’il ne commence pas à nous emmerder avec des demandes comme ça.’ Le chauffeur me répond en français : ‘O.K. mais c’est un peu bizarre, il n’a pas de valise, qu’un sac de papier avec une bouteille de médocs dedans, et sa trompette.’
Chet Baker finit par débarquer à l’hôtel le visage très marqué, habillé à la Brian Jones, un pantalon ligné rouge et noir et une veste en jean. Depuis sa chambre, il a évidemment trouvé le moyen de se défoncer. Coke, alcool, il a tout mélangé puis est arrivé saoul à la salle, incapable de performer. Paul Bley me dit : ‘T’inquiète, on va l’installer sur son tabouret, laisse entrer les gens et on verra bien. Je l’ai déjà vu dans des situations similaires et parfois, il s’anime.’ Le public commence donc à s’installer, observe incrédule ce spectre assis, immobile. Les mêmes phrases fusent dans la salle : ‘Oh mon Dieu, c’est Chet Baker !’ On éteint les lumières, Paul Bley entre en scène et commence à jouer un morceau. Il regarde Chet, mais celui-ci ne bouge pas. Il est comme endormi mais droit tout de même. Son tabouret n’ayant pas de dossier, il s’appuie sur sa trompette. Au deuxième morceau, il n’avait toujours pas donné signe de vie. Au troisième tout de même, il commence à chanter. Il fredonne But Not For Me de Gershwin mais ça n’a rien à voir avec ce que joue Paul Bley. Chet ne se démonte pas, essaye alors d’emboucher sa trompette pour entamer un solo. Le seul son qui sort est un vague gargouillis… Là, Paul Bley se dit que c’est foutu. Il se lève et accompagne délicatement Chet vers l’arrière-scène. Puis, finit le concert seul.
Paul Bley & Chet Baker – Théâtre St-Denis , le 3 juillet 1986 (photo: Denis Alix).
Les gens étaient furieux, voulaient être remboursés mais il était 23 heures et les caisses du théâtre étaient fermées. Nous étions dans les premières années du festival, cela ne nous était jamais encore arrivé. Je sur-dramatisais toute cette histoire : ‘Ça y est, notre réputation est entachée à jamais !’ Avec Alain Simard, l’autre fondateur du festival, nous partons dépités manger un bout dans le centre-ville. Là, nous tombons sur Alain Gerber, le célèbre écrivain et critique de jazz français qui me balance : ‘Mais fais pas cette tête, c’était d’une beauté ! Cette tragédie, Chet, c’est son histoire que l’on a vue ce soir. Les gens qui sifflaient ne comprennent rien, ce sont des salauds, c’était tout simplement grandiose…’ Je l’observe un peu interdit et je finis par repasser par l’hôtel. Là, il y avait une jam au bar avec un trio de musiciens. Et qui je croise ? Un Chet Baker ragaillardi qui se promène avec sa trompette. Bien plus clair que trois heures avant. Je fonds sur lui :‘Tu ne vas pas en jouer quand même ?’ – ‘Bah, pourquoi pas ?’ –‘Écoute, on t’a payé pour ne pas te voir jouer et si là t’y vas, on va être la risée de toute la ville demain’ – ‘Et alors…’ – ‘Si tu souffles dans cet instrument, j’te le casse sur la tête !’
Par la suite, j’ai beaucoup regretté ces mots. On ne parle pas ainsi à un musicien de la grandeur de Chet Baker. J’ai été sanguin, j’ai mal réagi. Et donc, je suis devenu très obsédé par Chet Baker. J’ai acheté tout ce que je pouvais trouver sur lui. Une semaine après cette histoire, il y a le compte rendu du festival dans Libé. Le type était resté plusieurs jours, mais le titre de son article était ‘C’est Chet que j’aime’. À Paris, ils sont tous pareils. Les musiciens blancs, il faut qu’ils soient camés pour être crédibles. À leurs yeux, Dave Brubeck ou Pat Metheny, c’est une fraude alors que Chet ou Art Pepper, ça c’est de la musique ! Tout le romantisme des Français…
Finalement, Chet Baker n’a pas pris non plus son avion du retour, on n’a jamais su comment il était reparti. Mais je l’ai croisé à nouveau six mois plus tard. À New York cette fois. J’étais à un concert de Motörhead mais je savais que plus tard, Chet était programmé dans un restaurant avec Ben Riley à la batterie et Harold Danko au piano. Un set magnifique. À la fin, on se rend dans les cuisines qui faisaient office de loges pour lui parler. Évidemment, il ne me reconnaît pas. Je lui dis : ‘Montréal…’ Il me répond : ‘Ah, le concert avec Paul Bley, c’est ça ? Laisse tomber, ce type est vraiment trop défoncé, mec ! Je ne jouerai plus jamais avec lui.’ Le lendemain, je m’empresse d’appeler Paul Bley pour lui raconter. Il se marre : ‘Ah André, ça c’est les junkies ! La terre ne fait qu’une chose : tourner autour d’eux. Et les gens dessus ne leur veulent que du mal…’ Pour la conclusion de l’histoire, tout n’a pas été perdu. Parce que ce soir-là, dans les cuisines du restaurant, il y avait Gil Evans. Cela faisait des années qu’on essayait de le faire venir, mais c’était difficile, il n’avait pas d’agent. Chet me l’a présenté et l’année d’après, Gil Evans faisait un concert chez nous. D’une certaine manière, il avait réparé sa faute.
Nina Simone : ‘Ma Mercedes Stretch blanche !’
En 1992, nous avions programmé Nina Simone en concert d’ouverture. À la place des Arts, elle partageait la scène avec Charlie Haden et son Liberation Music Orchestra. Bref, une vraie affiche de gauche… Charlie Haden était arrivé un peu à la bourre sur scène. Nina Simone, elle, attendait dans sa loge. J’arrive pour la saluer et me fais cueillir d’emblée. ‘Vous êtes en retard !’, m’agresse-t-elle. Je lui réponds, surpris : ‘En retard de quoi ?’ – ‘De dix minutes !’ – ‘Bah, pour le début d’un concert, ce n’est pas toute une vie, non ?’ – ‘Ah bon, vous trouvez ? De toute façon, vous n’êtes qu’un incompétent !’ – ‘Pourquoi ?’ – ‘J’avais demandé une Mercedes Stretch blanche pour me rendre à la salle !’
Il faut savoir qu’elle logeait au Hyatt, soit à 100 mètres de là. Mais, on avait tout de même payé son fichu transport, le chauffeur avait fait tout un détour du site pour la conduire. Le seul problème, c’est qu’il n’y avait pas moyen de foutre la main sur une Mercedes Stretch blanche dans tout Montréal. On l’a donc remplacée par une Cadillac noire. Elle enrageait, me fusillait du regard. ‘Une Cadillac, quelle vulgarité ! Vous êtes un incapable’, a-t-elle fini par lâcher. Je lui ai rétorqué que je n’en avais rien à foutre et je me suis tiré. Juste après, elle est rentrée sur scène furibarde et s’est mise à pianoter de façon très brutale. Elle était loin d’être calmée, ne jouait rien de particulier, se contentait de piocher violemment sur son piano. Mais derrière moi, j’entendais un couple d’homos –car elle était une grande icône dans la communauté gay– s’enthousiasmer : ‘Mon Dieu, écoute ce son, elle est extraordinaire !’
Stan Getz, pour une poignée de dollars
Stan Getz – Théâtre St-Denis, le 8 juillet 1983 (photo : Robert Etchevery).
Stan Getz avait un problème : il ne voulait jamais payer d’impôts. En 1983, nous avions conclu avec son manager, un contrat type où étaient stipulées les taxes fixées par l’État canadien. On a essayé d’en sauver le plus possible, mais il en restait tout de même un peu à payer. Quelques centaines de dollars, tout au plus… Mais Stan Getz en a fait tout un drame et m’a menacé une fois dans les loges : ‘Je ne monte pas sur scène si vous osez me taxer !’ La salle était comble au Théâtre Saint-Denis, 2 200 personnes sagement assises et prises en otage. Là, j’ai eu le bon réflexe, on se rencontrait pour la première fois mais je savais qu’il avait un peu tâté de la prison. J’ai donc inventé un vieux mensonge et lui ai répondu que dans ces conditions, je n’avais d’autres choix que de le dénoncer immédiatement à la police. C’était la règle au Canada, je ne pouvais faire autrement. Il serait donc embarqué, puis reviendrait à ses avocats la responsabilité de le faire sortir. Il m’a dévisagé un instant, a soufflé bruyamment avant de gueuler : ‘Vous n’êtes que des salauds !’ Il avait beau être très fâché, quelques minutes plus tard, il était sur scène. Moi, je n’étais pas à l’aise, je n’ai pas voulu assister au concert. Radio Canada l’a enregistré et quelques semaines plus tard, j’ai récupéré la cassette pour l’écouter. Quel live ! Rien à voir avec Nina Simone. C’était du miel, du Stan Getz dans sa plus belle sonorité, un quintet magnifique. Je me suis alors demandé comment il pouvait changer aussi rapidement d’état d’esprit. Et je me sentais un peu con de ne pas être resté finalement.
Woody Allen : ‘Est-ce que je devrai garder mon pull ?’
Woody Allen –Salle Wilfrid-Pelletier, le 29 juin 2008 (photo : Denis Alix).
Lui, à chaque fois qu’il joue, tu le vois s’asseoir et faire le misérable dans son coin. Toujours malheureux d’être là (rires) ! J’étais parti le rencontrer à New York, j’avais emmené ma fille –16 ans à l’époque– qui l’idolâtrait totalement. Son manager nous avait laissés au bar pour écouter son set. Avant de monter sur scène, Woody Allen le rejoint, pas loin de nous. Là, il lui demande : ‘Est-ce que je devrai garder mon pull ? L’autre jour, j’avais très chaud mais ce soir, il me semble qu’il fait plus froid. Bon, je sais pas…’ Manifestement, il n’est pas confortable. Puis, le voilà qui sort sa clarinette et l’observe, la mine triste : ‘Je crois qu’elle est foutue. De toute façon, c’est pas grave, je joue si mal !’ Évidemment, ma fille n’en perd pas une miette, puis se tourne vers moi et me murmure ravie : ‘C’est extraordinaire !’ Elle voyait enfin le psychotique en action (rires). Woody Allen a fini par rejoindre le groupe, mais n’a participé qu’au premier set. Ça coûte quand même autour de 120 dollars pour rentrer dans le club, mais passons. Après, il est parti causer un peu, dire deux ou trois amabilités au public. Et aussi aux Japonais qui étaient là, fous de le voir de si près. Nous nous sommes croisés un peu plus tard à l’entrée de mon hôtel. Je lui ai dit alors que ça serait bien qu’il vienne jouer au festival. Il a grimacé un peu, m’a répondu qu’il faisait des films tout le temps, que c’était impossible. Là, j’ai insisté : ‘Bien, vous trouvez tout de même le temps de jouer en Europe. Et bien, Montréal, c’est comme l’Europe. Vous devriez venir.’ Ma persévérance a payé, il a fait deux soirs en 2008, la même année d’ailleurs que Leonard Cohen. Ce fut archi-rempli. C’est du dixieland dans ce qu’il y a de plus classique, mais il en joue assez bien. Tu vois qu’il pratique pas mal, bien qu’il continue à affirmer n’être qu’un amateur. Enfin, pour un amateur, le monsieur demande, tout de même, le cachet et le jet privé…
Par Vincent Berthe, à Montréal
Dans le cadre de la Fashion Week, le ministère de la Culture accueillait, le vendredi 2 octobre, la troisième édition du Dwarf Fashion Show : un défilé d'une dizaine de mannequins de petite taille, destiné à changer le regard des gens sur leur handicap. Reportage entre petites pointures, stress et paillettes.
Par Romane Ganneval et Joachim Barbier / Photos : Romane Ganneval
Jordanna James sous les ors de la République.
Sur le perron du ministère de la Culture, les colonnes de Buren ont déjà servi comme décor pour un show, un peu plus tôt dans la journée. “Le défilé est terminé”, explique un membre du personnel à un photographe qui semble chercher son chemin. Il s’obstine et trouve finalement le salon où est rassemblée la dizaine de mannequins de “petite taille” du Dwarf Fashion Show. Visiblement surprises par le nombre de médias présents, les filles se prennent au jeu des journalistes, certaines ne pouvant répondre aux questions parce qu’elles sont “trop occupées”. Cet évènement, créé en 2014 par l’agence new-yorkaise Creative Business House et l’association française Donnons-leur une chance, rassemble des modèles mesurant moins d’1,30 mètre, dans le but de renverser les diktats discriminants de la mode et leur donner l’opportunité de s’exprimer. Repérées en amont sur les réseaux sociaux, “toutes celles qui ont osé postuler ont été prises”, se satisfait l’une d’elles.
“Si on reste en groupe, on alimente les fantasmes”
Aujourd’hui, pour cette troisième édition, elles sont anglaises, américaines et françaises. Ensemble, elles assument totalement leur taille, même si, lorsqu’il s’agit de s’habiller, cela reste un handicap . “J’adore les chaussures à talons, mais c’est très difficile à trouver!” Parmi les débutantes, Ophélie, lycéenne de 17 ans, a fait le déplacement depuis Beauvais avec sa sœur. Elle se tient droite, une main sur la hanche et un tatouage tout en transparence : “C’est l’œil de mon père.” Un père de petite taille, lui aussi, qui a beaucoup soutenu ses deux filles. Pourtant, lorsqu’on lui apporte une paire de talons hauts rouges vernis, on sent une certaine confusion dans son regard. Une fois qu’elle les a enfilées, la jeune femme peine à marcher. À 30 minutes du défilé, elle s’entraîne avec rigueur, sans jamais flancher.
Ophélie, 17 ans, a fait le déplacement depuis Beauvais.
Pour Ismahan, 27 ans, “ilne faut pas attendre que les choses changent d’elles-mêmes, c’est à nous de les faire évoluer”. Maquillée comme une poupée, elle scintille dans sa robe à sequins vert émeraude. Et c’est sans tabou qu’elle raconte son quotidien avec son compagnon : “Mon mari est de taille classique et, au début, les gens qui ne nous connaissaient pas nous regardaient bizarrement dans la rue.
Le monde de la mode nous exclut. On n’existe pas dans leur esprit. Là, on a une créatrice qui nous envisage
Mary Russell
C’est une réaction normale. Quand quelqu’un est en fauteuil roulant, c’est la même chose. Heureusement, une fois que je parle, les préjugés s’envolent. D’ailleurs, ce n’est pas parce que je suis de petite taille que je n’ai que des amis à mon niveau, bien au contraire. Si on reste en groupe, on alimente les fantasmes.”
En backstage, la créatrice pose les dernières retouches à la robe de mariée et donne quelques instructions à ses modèles d’un jour. Les filles cachent leur émotion. Comme la majorité d’entre elles, l’Américaine Jordanna James a toujours souhaité être mannequin. “Aujourd’hui, c’est un rêve qui se réalise. La Fashion Week de Paris, c’est ce qu’il y a de plus prestigieux.”
Britney Spears, catwalk et flashs qui crépitent
Après avoir patienté plus d’une heure à l’extérieur, les convives prennent place autour du podium. La chanson de Britney Spears et Iggy Azalea, Pretty Girls, tourne en boucle et annonce la couleur : “Partout dans le monde, jolies filles – Essuyez le sol avec tous les mecs – Pour des verres, faites du bruit – On est tellement jolies – On finit toujours par avoir ce qu’on veut.” Parée de ses ailes, Mélissa s’élance en premier sur le catwalk. Les flashs se déchaînent.
Mélissa déploie ses ailes avant de monter sur le podium.
Dans le public, Mary Russell, une fashionista de petite taille a fait le voyage depuis Londres : “Je suis venue spécialement pour ce défilé, pour voir mes sœurs. C’était incroyable, j’ai l’impression d’avoir attendu toute ma vie ce moment. C’est assez fort en émotion, d’ailleurs. Le beau nous concerne enfin!” Elle semble presque envier celles qui ont défilé. “Le monde de la mode nous exclut. On n’existe pas dans leur esprit. Là, on a une créatrice qui nous envisage.” Pour elle, la plupart des tenues sont portables, les autres peuvent être arrangées avec un peu d’imagination. Mary insiste, elle met un point d’honneur à porter les mêmes vêtements que Mme Tout-le-Monde : “J’ai la chance –et le talent– de pouvoir prendre une fringue et m’imaginer dedans en la retravaillant. Le pantalon que je porte n’est pas fait pour moi, mais je l’ai repris en totalité. C’est ma personnalité, je n’aime pas abdiquer ou me sentir battue.”
Des chaussures à talons, taille 31.
Finalement, les personnes de petite taille auraient-elles le vent en poupe ? Pour Mary, c’est une évidence : “En ce moment, les Américains veulent des personnes comme nous. Notamment les producteurs de shows télé et de télé-réalité. On m’a approchée pour toutes sortes de programmes. J’en ai refusé un et je discute avec deux productions en ce moment. Je dirai oui s’ils font passer un message positif sur notre condition.” En attendant, deux autres défilés ont déjà été programmés l’année prochaine, à Dubaï et Tokyo.
Par Romane Ganneval et Joachim Barbier / Photos : Romane Ganneval
Le 5 octobre 1988, après quinze ans de dictature de Pinochet, l’opposition chilienne parvenait à le faire tomber. Comment ? En confiant son destin à une bande de pubards qui, au lieu d’une campagne politique traditionnelle, opposèrent au général un slogan ultra catchy, une chanson au refrain pop et des images issues de réclames pour Coca-Cola. Vingt-sept ans plus tard, ils racontent la chute du tyran de l’intérieur.
Par Arthur Jeanne
1980, palais de la Moneda. Depuis déjà sept ans et son coup d’État, Augusto Pinochet fait régner la loi martiale sur Santiago du Chili. Pour offrir un minimum de légitimité à son pouvoir, l’auguste général a rassemblé les plus éminents juristes du régime pour rédiger sa Constitution. Un texte qui prévoit de ratifier son maintien au pouvoir pour seize années supplémentaires. Dans le bureau présidentiel, un de ses conseillers, un peu plus soucieux des apparences que les autres, tique. Il interpelle l’homme aux verres fumés : “Seize ans c’est trop, nous devons organiser un plébiscite au milieu.” À contrecœur, Pinochet accepte, sans savoir qu’il vient de signer la fin de son régime.
Le sociologue Eugenio Tironi fait partie du commando démocratique qui mettra fin à la dictature huit ans plus tard. Depuis son bureau vitré du quartier d’affaires de Manquehue, l’homme revient sur l’erreur originale de feu le général : “En 1980, Pinochet a annoncé le plébiscite de manière presque accidentelle. Puis, il a dû éditer une série de lois complémentaires –pour réguler ce plébiscite– dans lesquelles la Franja s’est introduite. Il n’y a aucun doute que ni Pinochet ni le régime ne s’est rendu compte de ce qu’il faisait.”
La Franja, aussi appelée Concertacion, c’est ce bric-à-brac de partis politiques construit pour l’occasion. Un joyeux bordel qui rassemble sans discrimination la démocratie chrétienne, le parti socialiste, les libéraux de centre droit et l’extrême gauche révolutionnaire. Entre eux, un seul point commun : l’opposition à Pinochet. Ce mariage de la carpe et du lapin, les démocrates chrétiens Valdés, Genero Arriagada et Eugenio Celedon parviennent à le constituer au terme de réunions interminables. L’opportunité est unique. Pour la première fois depuis quinze ans, après avoir comptabilisé quelques milliers de disparus, le pays a l’occasion de s’exprimer dans les urnes. Et l’opposition a le droit à l’écran. Quinze minutes au total, chaque soir à 23h, pendant le mois précédant le vote pour convaincre qu’il est possible de dire no au dictateur.
Positiver la négation
La tâche s’annonce ardue : “Il y avait plein de partisans de Pinochet à ce moment-là, la dictature vivait une sorte de détente, la répression était moins féroce. La conjoncture économique était spectaculaire. En 88, on devait être à 9% de croissance. C’était l’époque du miracle chilien, les gens consommaient énormément”, se souvient Tironi. Face à un Pinochet porté par le succès de sa politique économique et qui tente désormais de se construire une image bienveillante de grand-père idéal, l’opposition paraît bancale. “Les gens voyaient l’opposition comme fragmentée, déprimée, triste. Je pense que les conseillers de Pinochet lui ont dit : ‘Ne vous inquiétez pas. Le peuple chilien ne s’intéresse pas à la politique ; ce qui l’intéresse, c’est la consommation. La campagne sera diffusée à 23h’”, estime Tironi.
Pour mettre au point leur campagne, les hommes de la Franja vont débusquer les dirigeants d’agences de publicité renommées au Chili. Eugenio Garcia est de ceux-là. Quand la coalition politique fait appel à lui, elle lui expose la situation sans détour : “On m’a présenté des études qui montraient l’état d’esprit de
En 88, on devait être à 9% de croissance. C’était l’époque du miracle chilien, les gens consommaient énormément
Eugenio Tironi
l’électorat. En résumé, les électeurs – le pays – avaient peur. Ceux de droite avaient peur d’un changement qui pourrait signifier une vengeance contre tout ce qu’avait été le gouvernement militaire ; ceux de gauche craignaient un faux référendum, un piège de Pinochet.” La Franja est en plein dilemme : alors qu’elle représente ceux qui ont été privés de la liberté d’expression pendant quinze ans, elle doit renoncer à dénoncer les atrocités de Pinochet. “Pour la première fois que nous pouvions nous exprimer à la télévision, la logique aurait voulu qu’on montre cette rage et cette colère. Mais du point de vue professionnel, cela aurait été une idée horrible”, poursuit Garcia. Sans doute pour cela que les publicitaires ne sont pas militants, ils viennent avec l’idée de vendre un produit : “On nous a demandé de travailler comme des professionnels de la publicité. On n’avait pas pour vocation de faire de l’activisme.” Afin de réfléchir à tout ça, Garcia et son équipe partent se mettre au vert quelques jours : “L’essentiel de la campagne s’est fait en un week-end, à Santo Domingo, vers la côte, à une heure de Santiago. Ça a été une réunion créative, on buvait quelques coups, on discutait. L’ambiance était détendue.” Entre deux verres, Eugenio Garcia a une épiphanie, le slogan de la campagne : La alegria ya viene, “la joie vient déjà” en français. Une phrase qui convoque tout ce que la Franja veut mettre d’optimisme et de réconciliation dans sa campagne. Seulement voilà, pour accompagner le concept, il faut un logo et une chanson. Garcia fait appel à l’un de ses associés et lui demande un symbole capable d’accompagner “le no”. Celui-ci revient avec un arc-en-ciel. Une réussite. “Le mot no est un mot complexe : si tu dis non, on l’associe par essence a quelque chose de négatif. Donc, il fallait édulcorer la force symbolique du No avec cet arc-en-ciel. Positiver une négation. Il y avait beaucoup de sens différents. Le premier était que après la tempête vient l’arc-en-ciel. Le deuxième, que c’était le symbole de toutes les couleurs des partis politiques réunis.”
En rentrant à Santiago, Garcia passe un coup de fil à ses amis Jaime de Aguirre, qui sera plus tard président de la TVN, et Sergio Bravo, économiste de formation. Les deux hommes travaillent au Filmocentro, une boîte de production qui est aussi l’épicentre du ciné indé national, ils ont une semaine pour faire une proposition d’hymne “patriotique”. De Aguirre compose un refrain pop, très eighties, aux antipodes des traditionnelles musiques de campagne politique. Bravo y appose des paroles simples mais lourdes de sens : “Parce que je dis ce que je dis, je suis libre de penser, car je sens que c’est l’heure de reprendre la liberté. Je vais dire que non !” Le résultat est entêtant et se conclut par “La alegria ya viene”, en chœur. “La chanson a été la clé. Quand je l’écoute pour la première fois, je me dis que ça va faire un carton. Ça rompait avec toutes les chansons politiques traditionnelles en Amérique du Sud, ce n’était pas une marche mais un refrain pop, joyeux, comme un gospel”, s’enthousiasme encore aujourd’hui Tironi.
“C’est quoi cette merde ?”
Il s’agit désormais de présenter le tout aux responsables politiques de la Franja. Vingt-quatre heures plus tard, les créatifs ont rendez-vous avec leur état-major. Au dernier moment, ils montent un clip avec des extraits de publicités. Une version bêta de ce qui sera le clip définitif de la campagne. Quand Eugenio Garcia et l’autre directeur créatif de la campagne, José Manuel Salcedo, allument le rétroprojecteur, la salle est stupéfaite : “Quelqu’un dans l’assemblée a dit alors : ‘C’est quoi cette merde ? On dirait une pub pour Coca-Cola !’ Parce que, effectivement, il y avait des extraits de pub pour Coca”, se souvient hilare Eugenio Tironi. L’assistance est hostile mais finir par céder : “Ils ont accepté car ils savaient qu’ils n’avaient pas d’autres solutions, et aussi parce que les publicitaires, les réalisateurs, étaient des mecs connus pas des perdreaux de l’année.” La campagne doit débuter deux semaines plus tard, et la Franja est prête. Il ne reste plus qu’à convaincre un homme susceptible d’incarner le message. Un homme intègre, qui a déjà dit non à Pinochet. Patricio Banados est le candidat idéal. Présentateur vedette de la télé chilienne dans les années 60, ce journaliste
Il y avait ce sentiment de faire quelque chose de très important, d’historique, une sorte d’épopée. On avait conscience de la transcendance du projet
Patricio Banados
old school a aussi travaillé pour la BBC et Radio Suisse International. Depuis cinq ans déjà, Banados est privé d’antenne, mis au ban pour son refus de compromission avec la dictature. “On m’a demandé de lire un texte qui disait que l’ex-président Eduardo Frei avait commencé sa conférence de presse en répétant les mêmes mensonges qui ont entraîné le pays vers sa décadence communiste. J’ai juste dit : ‘Le président Frei a commencé sa conférence de presse.’ J’ai été viré et mis sur liste noire. Impossible de retrouver un travail à la télé”, affirme l’homme aujourd’hui âgé de 80 ans depuis les locaux de Radio Beethoven, où il officie depuis de longues années. Le rôle est taillé pour lui, pourtant, quand la Franja vient le chercher, il hésite : “Avant d’accepter, j’ai beaucoup réfléchi. C’était un risque énorme.” Le risque, ce sont les tentatives d’intimidation menées par la Junte contre lui et sa famille. Quelques années plus tôt, après qu’il eut évoqué les disparus à la radio, la mobylette de sa fille a été renversée par un véhicule militaire. Malgré tout, les hommes du No ont conscience de pouvoir changer l’histoire. “Il y avait ce sentiment de faire quelque chose de très important, d’historique, une sorte d’épopée. On avait conscience de la transcendance du projet”, se souvient le journaliste.
Le pays entier prend conscience que son sort est en train de se jouer. Le lundi 5 septembre 1988, quand Patricio Banados donne le coup d’envoi de la campagne, des millions de personnes sont devant leur écran. Malgré l’horaire tardif imposé par la dictature, les Chiliens sont présents devant leur poste, et découvrent un ovni : “Ça commençait par le clip. Puis, il y avait des saynètes, des petites pastilles pleines de joie et d’ironie. C’était fantastique, drôle”, se souvient Banados. “Quand les partisans du Si ont vu, ils n’y ont pas cru. Ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’on allait faire un truc si moderne, si sophistiqué et joyeux”, renchérit Tironi.
La victoire du No
Pourtant, la première semaine, la partie la plus à gauche de la Franja gronde. Ceux que l’on surnomme en interne “les Salvadoriens” veulent dénoncer. Ils débarquent un matin dans la bâtisse qui héberge le Filmocentro, au croisement des rues Seminario et Condell. Ils interrompent même le tournage d’une des séquences qui doit être diffusée quelques jours plus tard. “L’extrême gauche de la Franja n’a pas forcément compris l’intention du publicitaire. Elle a voulu prendre le contrôle de la campagne et en faire quelque chose de plus classique, avec des discours politiques de dénonciation de la dictature”, se souvient Tironi.
Finalement, après une discussion houleuse, la situation s’apaise et les sceptiques doivent se rendre à l’évidence : la campagne fonctionne ! Partout dans le pays, les gens se réunissent dans les bars pour regarder les quinze minutes du No. La mayonnaise prend. Les personnalités nationales, comme le footballeur Carlos Caszely ou l’actrice Carolina Arregui, apparaissent dans la campagne et affirment leur soutien au No. Christopher Superman Reeves s’y met aussi. La chanson fait un carton. Les slogans de la campagne s’incrustent dans les esprits. Les publicitaires ont bien fait leur job : “Les gens sifflotaient la chanson dans la rue. Les vendeurs ambulants vendaient des tonnes de pins du No. Je crois qu’au fur et à mesure de la campagne, le sentiment que la dictature allait tomber est devenu plausible dans l’esprit des gens, qui l’ont véritablement imaginé comme une possibilité”, affirme Garcia.
Opportunistes, ceux qui critiquaient le No publicitaire et frivole jouent désormais des coudes pour y faire une apparition : “Les politiques se sont rendu compte de l’influence de cette campagne et tous ont voulu s’y immiscer. Pas mal de fois, nous avons dû les couper au montage, car ils étaient ennuyeux”, se marre Eugenio Garcia.
Le succès est d’autant plus grand que le contraste avec le Si est énorme. La campagne du No est aussi enjouée, originale, joyeuse, que celle du Si est classique, triste, ordurière : “La Franja del Si était mauvaise de tous les points de vue, techniquement déjà, mais aussi au niveau des idées”, affirme Banados, catégorique, avant que le publicitaire Garcia n’entre dans le détail : “C’était mauvais. D’abord parce que c’était axé sur cette logique qui niait le fait que tout le monde voulait changer, même à droite. Les gens ne voulaient plus de violence, tout le monde souhaitait en quelque sorte un retour à la normale. Mais la campagne du Si était axée sur la violence. C’était une campagne avec des attaques très basses, agressives.”
Une fois, on nous a même empêchés de diffuser. On avait une interview d’un juge qui racontait comment le régime torturait. À la télé, un écran noir est apparu
Patricio Banados
En réalité, le Si s’est tiré une balle dans le pied, à droite on doute de plus en plus. Même les partisans du régime ont du mal à le soutenir ouvertement. Banados encore : “Personne n’osait représenter le Si. Je pense que certains journalistes ont eu peur de s’exposer à d’éventuelles attaques des gens violents de la gauche. En un mois, il y a eu trois présentateurs. D’abord, le maire de Santiago, Carlos Bombal, qui était beau gosse, une sorte d’Alain Delon. Ils ont ensuite mis une fille jeune et mignonne. Enfin, ils en ont trouvé un, on n’a pas su d’où ils le sortaient. Mais ça n’a pas duré longtemps : le lendemain de son apparition, on a su dans un journal qu’il avait été détenu pour une histoire de drogues. On ne l’a plus jamais revu !” Pinochet commence à se faire du mouron. En coulisses, ses conseillers s’agitent sans trouver de solution. Alors, la dictature intimide. Et Patricio Banados en est la première victime : “J’étais le visage de l’opposition, j’étais l’objet de la haine, le communiste. Tous ceux qui s’opposaient à Pinochet étaient communistes ! Ils me téléphonaient chez moi pour me menacer. Ils ont essayé de m’écraser plusieurs fois. Je savais que dans la rue, j’étais en danger. Si je sortais avec ma femme, je pouvais être provoqué ; si j’étais provoqué, je ne pouvais pas réagir. Car le Si l’aurait utilisé. ‘Le présentateur du No a frappé un passant.’” Le jeu démocratique lui aussi prend du plomb dans l’aile. La télévision nationale visualise les programmes du No et les transmet au Si qui s’en inspire et les détourne : “Trente-six heures avant la diffusion, on devait envoyer à la TVN les programmes qu’on allait diffuser et le programme était bien sûr vu par la Franja del Si. C’était le piège classique. La Franja del Si savait ce qu’on allait dire et s’adaptait en fonction. Une fois, on nous a même empêchés de diffuser. On avait une interview d’un juge qui racontait comment le régime torturait. À la télé, un écran noir est apparu.”
Le Si veut faire taire le No mais il est trop tard. La victoire du No est palpable, le temps est au changement, et la seule question est désormais de savoir si Pinochet va accepter sa défaite. À 20h, le 5 octobre 1988, les résultats officiels ne sont toujours pas tombés mais le No sait déjà qu’il a remporté la bataille des urnes. Le soulagement arrive à minuit : “On a eu des contacts avec les politiques de droite qui ont accepté la victoire du No assez tôt. Mais il y a eu de longues heures d’attente avant que Pinochet ne la reconnaisse publiquement. À minuit, il a convoqué ses généraux à la Moneda pour une réunion exceptionnelle, on ne connaissait pas ses intentions. En entrant à la Moneda, le général Matthei lui a coupé l’herbe sous le pied. Devant un parterre de journalistes, il a dit : ‘Le Non a gagné.’ Deux heures plus tard, Pinochet admettait officiellement la défaite.” Avec 53% des votes, le No l’a emporté. Le Chili a le droit à ses premières élections présidentielles libres.
À Santiago, les scènes de joie débordent dans la rue. Les gens embrassent les policiers. Les principaux protagonistes de la victoire, eux, rentrent chez eux, avec le sentiment du devoir accompli et la tristesse de ceux qui savent déjà qu’un des moments les plus exaltants de leur vie est derrière eux. “J’ai décompressé, j’étais seul à la maison, avec mes enfants, je n’ai pas participé à la fête du commando. J’étais heureux. C’était le triomphe de notre campagne et de ce qu’on avait véhiculé, pas de haine ni de ressentiment, mais la joie et la réconciliation”, affirme Garcia. “Après la victoire, je me souviens avoir énormément marché, jusqu’à ma voiture. Mais la joie était intérieure, je savais qu’une étape de ma vie se terminait”, ajoute Tironi.
“Le pouvoir a corrompu les gens de la Concertacion”
Un peu plus de 25 ans plus tard que reste-t-il du No ? Une influence notable sur la manière d’aborder les campagnes politiques d’abord. C’est en tout cas ce que pense Eugenio Garcia, devenu depuis responsable du pavillon chilien à l’exposition universelle de Milan : “Cette campagne a quelque chose de mythique. Elle a été novatrice, la Franja a inspiré des campagnes politiques et c’est encore le cas aujourd’hui, ce modèle est devenu une référence. Moi, par exemple, on m’a demandé de travailler sur des campagnes présidentielles en République dominicaine, au Guatemala, au Panama, au Salvador, au Paraguay. La campagne d’Obama non plus n’était pas une campagne normale, elle allait à contre-courant de ce qu’on avait vu jusqu’à maintenant. Mais la comparaison s’arrête là !”, plaisante-t-il.
Patricio Banados, lui, est moins débonnaire. Il a bu la tasse lors de la transition démocratique : “J’ai gagné la haine des gens les plus puissants de ce pays, qui sont les gens qui ont de l’argent. Tous ceux-là étaient pro-Pinochet à fond, car il leur a offert le pays, il a donné le pays au capitalisme international. C’était un bijou de la couronne pour Thatcher et les autres. Mais le plus bizarre, c’est que les gens de la Concertacion, ceux-là même qui m’ont fait venir, ont été jaloux et ont une incertitude concernant le rôle prépondérant que j’ai joué. J’ai gagné leur méfiance et leur rejet.” Peut-être vire-t-il un peu parano, mais pas tant que ça. Vingt-sept ans après la victoire du No, la Constitution de Pinochet est toujours en vigueur et bon nombre de ses ministres occupent des fonctions officielles, une situation à laquelle le vieux journaliste tente de trouver des explications : “Les gens de la Concertacion sont arrivés à une époque de transition où ils ne pouvaient pas faire table rase. Tout le monde souhaitait un changement raisonnable, tout le monde savait qu’il était impossible de tout changer, que le général Pinochet veillait encore. Mais de là à dire qu’il était en réalité un grand collaborateur de la démocratie… Le pouvoir les a corrompus. Du jour au lendemain, ils ont eu de la reconnaissance, des bons salaires. Au Parlement, l’ambiance était à la détente. Il fallait cohabiter avec les ‘pinochetistes’. Le fasciste d’hier, qui était ministre de Pinochet, est devenu un collègue, assis au Sénat à côté de l’ex-prisonnier politique ou de celui qui avait perdu de la famille. Peu à peu, une connivence s’est créée.” Au passage, Tironi reçoit une balle perdue, sans doute parce qu’il symbolise ce que l’exalté Banados dénonce : “Tironi, aujourd’hui, est un des chouchous de la droite. Il conseille d’anciens partisans de Pinochet. C’est un homme qui change avec le vent, il a eu cette attitude ambivalente inhérente à toute la classe politique.” Voilà pourquoi aujourd’hui, Banados s’estime trahi depuis son petit studio de Radio Beethoven : “Ce pays va mal, les inégalités sociales sont honteuses, les mêmes qu’il y a 25 ans. Le salaire minimum atteint à peine 300 euros par mois quand un parlementaire touche 13 000 euros. C’est un scandale. Je pensais participer à quelque chose de merveilleux, quelque chose de très important pour le destin de ce pays. Je me suis trompé. Rien n’a changé. À part le fait qu’on ne torture plus et qu’on ne fait plus disparaître les gens.”
Par Arthur Jeanne
Jacob Anderson s’est fait connaître du grand public grâce à son rôle dans la série Game of Thrones, celui d’un soldat eunuque du nom de Ver Gris à la tête de l’armée de Daenerys Targaryen. Mais ce natif de Bristol refuse de jouer sur un seul tableau: sous le nom de Raleigh Ritchie, il monte aussi sur scène pour chanter. Un artiste entre R&B et musique pop qui s’apprête à prendre d’assaut la scène musicale britannique. Mais si tout semble lui réussir, Jacob Anderson paraît pourtant plus complexe et torturé que l’image un peu lisse qu’il renvoie.
Par Jonathan Vayr / Photo : Renaud Bouchez
Casquette aux couleurs du Spectre (l’organisation secrète dans James Bond) vissée sur le crâne, Jacob Anderson détonne un peu dans ce pub de Camden à la décoration rococo surchargée. Sur son avant-bras droit, un tatouage de squelette au crâne divisé en deux, noir et blanc comme le yin et le yang. En guise de signification, il explique que c’est la façon dont il a toujours représenté son cerveau : séparé entre le bien et le mal, les deux parties dans une bataille perpétuelle pour prendre le contrôle. Derrière son sourire un peu timide et ses 25 ans, Jacob Anderson cache une personnalité pleine de dualités et, surtout, s’inquiète de beaucoup de choses. Il s’inquiète de savoir si sa musique est aussi sincère qu’il le souhaite, de l’accueil que va réserver le public à son premier opus, et espère qu’on ne le jugera pas trop prétentieux à vouloir mener en parallèle ses deux carrières, d’acteur et de chanteur.
Sa première apparition dans Games of Thrones remonte à 2013, à la moitié de la troisième saison. Il y interprète Ver Gris, un soldat eunuque désigné par ses pairs comme leur commandant. Rapidement, son personnage prend de l’importance dans la série, plus que ce qu’il n’en avait dans les livres originaux d’ailleurs, ce qui est toujours bon signe. Il se souvient encore de l’audition pour le rôle : “C’était vraiment terrible, j’étais affreux. En sortant de là, je pensais que c’était fini, mon agent n’a pas eu de retour.Honnêtement, je ne sais pas ce qui s’est passé, ils ont dû voir un truc en moi. D’après ce que j’ai compris, Daniel et David (B. Weiss et Benioff, les deux coscénaristes et créateurs de la série, ndlr) choisissent leurs acteurs aussi en fonction de ceux qu’ils ont déjà en essayant d’imaginer comment les nouveaux pourraient s’intégrer.”
Comment devenir un eunuque célèbre
Avec la popularité de la série, celle de Jacob a eu vite fait de monter en flèche. Lui avoue être peu à l’aise avec cette récente notoriété : “Depuis que je suis gamin, je vais dans cette boutique de comics où je me sens en sûreté. Là-bas, on est entre geeks, chacun fait ses trucs dans son coin. On m’y a reconnu, il y a quelques semaines, ça m’a tué… J’ai cru que mon cerveau allait fondre, je me suis senti différent des autres d’un coup et je n’ai vraiment pas aimé ça.” Son visage peut
J’ai besoin d’écrire des chansons pour ne pas devenir fou, c’est ma façon d’exprimer mes sentiments
JA
même complètement s’assombrir à l’évocation de sa récente célébrité. Il a vu Amy –le documentaire sur la vie d’Amy Winehouse acclamé par la critique– quelques jours auparavant et en reste profondément marqué : “Quand on y réfléchit,c’est vraiment affreux ce qui lui est arrivée. Elle voulait juste faire de la musique et la célébrité l’a complétement détruite…” Mais qu’il le veuille ou non, il n’y a rien à faire, Jacob s’est bel et bien forgé une solide fanbase.
Avant tout ça, Jacob a eu une enfance assez tranquille, à Bristol, bien que peu studieuse: “Je passais le plus clair de mon temps à dormir en cours.” Au lycée, c’est un professeur de théâtre qui le premier va l’encourager à suivre la voie d’acteur et à postuler pour des auditions. “Il m’a dit un truc du genre : les cours de théâtre sont les seuls où tu ne t’endors pas alors pourquoi tu n’essayes pas ça ?” Il tente alors quelques castings, ce qui ne l’empêche pas d’être déjà passionné par la musique. Il écrit sa première chanson à 14 ans. La première d’une longue série. Pour lui, écrire reste une thérapie : “ J’ai besoin d’écrire des chansons pour ne pas devenir fou, c’est ma façon d’exprimer mes sentiments. Plus jeune, quand quelque chose me frustrais, au lieu de crier ou de m’énerver, j’écrivais juste ce que je ressentais dans un livre, même dans mes livres de cours. La seule vraie raison pour laquelle je fais ça, c’est pour m’aider, c’est juste qu’il y a trois ans, quelqu’un est arrivé et m’a dit qu’on pouvait faire un album avec ça.” À 16 ans, très loin d’imaginer toutes ces histoires d’album, il intègre une école de cinéma, peut-être grâce à un énième refus de se conformer aux règles : au lieu de soumettre ses notes comme on le lui demande, il envoie le script d’un court-métrage qu’il a écrit, le scénario plaît au jury, il est accepté. Pourtant, il ne lui faudra qu’un seul trimestre pour décider de quitter la formation, trop académique à son goût, et de partir à l’assaut de la capitale. À Londres, il passe des auditions pour des petits rôles mais découvre surtout le cinéma français, dont il tombe littéralement amoureux – en vrac, Jacob cite Chabrol, Godard, Ozon, Kassovitz, Gavras comme références : “J’ai vu que vous aviez eu Michel Gondry dans un de vos numéros, ce gars est mon héros ! Eternal Sunshine of the Spotless Mind m’a fait comprendre qu’il y avait d’autres moyens de raconter des histoires. À ce moment-là, je ne connaissais que Hollywood. Il y a une sorte de sincérité dans la manière des Français de filmer les choses.”
Direction Kendrick Lamar
Il se trouve un agent et enchaîne les petits rôles dans des séries (Skins, Episodes) et films britanniques, avant que les choses ne s’accélèrent brutalement en 2012. Alors qu’il vient d’être choisi pour faire partie du casting de la série qui fera son succès, il signe un contrat pour un album avec Columbia Records. “J’avais un peu peur qu’il y ait un conflit d’intérêts entre mes rôles à la télé et l’album mais ça ne leur posait pas de problème. J’ai continué à écrire de la musique, mais je n’étais pas encore sûr de vouloir être un véritable artiste.” Son manager lui crée un Soundcloud sous le nom Raleigh Ritchie. Bingo : quelques mois plus tard, l’équipe de Kendrick Lamar lui passe un coup de fil : “Kendrick avait entendu quelques-uns des sons qu’on avait mis sur Soundcloud et apparemment, il avait bien aimé. Quand il est venu faire sa tournée en Grande-Bretagne son staff m’a appelé pour me proposer de faire ses premières parties.” Lui qui est habitué aux petites scènes londoniennes se voit propulsé devant plusieurs milliers de personnes sur les trois dates britanniques du rappeur le plus coté de la scène américaine. “C’était excitant et en même temps, très difficile : il faut réussir à convaincre des gens qui ne sont pas venus pour vous et attendent juste de voir l’artiste pour qui ils ont payé leur ticket”, raconte-t-il. Dans la foulée, Jacob récupère un des meilleurs producteurs du rappeur californien, Sounwave, avec qui il collabore sur quelques pistes de son album : “Ce mec est incroyablement doué. Quand il produit une piste, il raconte autant une histoire dans sa musique que Kendrick le fait dans son texte.”
Reconquérir la pop music
Difficile de coller une étiquette sur le style de Raleigh Ritchie (son nom de scène, donc). The Weeknd, Franck Ocean ou Kid Cudi sont quelques-uns des nombreux artistes à qui on le compare. Mais chaque chanson qu’il sort semble très différente de la précédente. “Quand j’écris quelque chose, ça correspond toujours
Je ne suis pas certain de pouvoir le faire tout seul mais je souhaite faire partie de ceux qui vont redéfinir la pop music
JA
à une idée bien précise, dit-il. J’essaye de poser sur le papier ce que j’ai dans mon cerveau à un moment donné et ce que je ressens au plus profond.” Il lui faut en moyenne entre deux et six heures pour compléter une piste. Son hyperproductivité a d’ailleurs fini par rendre la production de son album –prévu pour cet automne– assez compliquée. Au cours des trois dernières années, il écrit des centaines de chansons et, plusieurs fois, fait table rase lorsqu’il a l’impression de prendre la mauvaise direction. Mais après beaucoup de dilemmes, les douze pistes de son album sont enfin sélectionnées et enregistrées. Un album basé sur la pop music, un genre qui l’obsède et auquel il ne veut rien de moins que lui rendre ses lettres de noblesses. Il veut qu’elle soit bonne comme dans les années 70 et pas uniquement synonyme d’une musique lisse et commerciale. “Je ne suis pas certain de pouvoir le faire tout seul mais je souhaite faire partie de ceux qui vont redéfinir la pop music. Je voulais écrire un bon album pop, qui soit fait par un être humain, pas juste par une machine.”
En attendant d’être appelé pour le tournage de la saison 6 de Game of Thrones qui vient de commencer, Jacob Anderson écume les festivals et les scènes britanniques. Il a d’ailleurs fait un passage réussi à l’incontournable festival de Glastonbury. S’il est pour l’instant satisfait de sa carrière d’acteur, Jacob ne compte pas en rester là au niveau musical et pense déjà à son prochain album. “J’ai envie de faire un truc très différent, avec un son bien plus violent et noisy que ce que j’ai fait ici. Mon rêve absolu est de bosser avec Diplo, je compte ne pas arrêter de le stalker jusqu’à ce qu’il accepte de travailler avec moi.” Diplo a écouté l’une de ses chansons lors de son passage à Londres, et il aurait vraiment aimé. Décidément, tout semble réussir au gamin de Bristol.
Jacob “Raleigh Ritchie” Anderson sera en concert au festival Be Street Weeknd Paris demain et après-demain.
Par Jonathan Vayr / Photo : Renaud Bouchez
Thomas Thwaites avait besoin de prendre l'air. Mais pas n'importe comment: pendant une semaine, ce designer anglais a voulu se débarrasser de tout semblant d’appartenance à l’homme, et est ainsi parti vivre dans les Alpes avec et comme les chèvres. Ou quand les utopies hippies embrassent une nouvelle manière d’aborder l’idée de transhumanisme.
Julien Langendorff
Thomas et sa troupe.
Allons droit au but : pourquoi et comment en êtes-vous arrivé à vivre comme une chèvre ?
C’est assez banal tout compte fait. En gros, la vie est déprimante et difficile, je me demandais si ce n’était pas plus simple d’être un animal libéré de tous soucis humains, libre d’arpenter la nature sans se soucier des problèmes d’argent, de famille. J’étais vraiment au plus bas à cette époque et je voulais prendre du recul par rapport à tout ce truc de condition humaine. À partir de là, je suis allé plus loin dans mon raisonnement, et je me suis posé d’autres questions intéressantes: est-ce que je pourrais adopter la perspective d’une autre créature? Qu’est-ce que la science et la technologie moderne peuvent faire pour moi afin que j’accomplisse ce rêve? Un rêve qui, en fin de compte, est aussi vieux que l’humanité: la première œuvre d’art figurative, qui date de 40 000 ans, était un homme avec une tête de lion, sculpté dans des défenses de mammouth.
J’ai écrit au Wellcome Trust, une association caritative spécialisée dans la recherche biomédicale, qui subventionne aussi des projets artistiques. Ça les a intéressés aussi de voir si je pouvais vivre comme un animal, et voilà. Je me suis donc retrouvé pendant trois jours avec un troupeau de chèvres en Suisse, à faire de mon mieux pour traverser les Alpes –une clause importante dans mon contrat de subvention– comme un noble bouquetin.
À la fin de l’expérience, le berger m’a dit que j’étais intégré à leur groupe social. Il m’a même mis une cloche de chèvre autour du cou
Mais pourquoi une chèvre spécialement, et pas un autre animal?
Un chaman m’a dit qu’il fallait que je sois une chèvre.
D’accord. Comment vous-êtes vous intégré au troupeau de chèvres, vous ont-elles bien accueilli?
Le jour de mon arrivée, le berger m’a annoncé qu’il allait emmener le troupeau en bas de la montagne vers les pâturages, où les chèvres passeraient l’hiver. Je n’arrivais pas à tenir le rythme des chèvres qui dévalaient la montagne la tête la première, et je les rendais carrément nerveuses à force d’être essoufflé et de faire toutes sortes de bruits. Mais quand on s’est retrouvés dans le pâturage, elles sont devenues curieuses, et je suis même devenu copain avec l’une d’elles en particulier. À un moment, j’ai levé la tête et j’ai vu l’ensemble du troupeau s’arrêter de brouter et me fixer sans bouger. Comme si j’avais commis un faux pas par inadvertance, quelque chose de cet ordre. J’ai vu leurs cornes affûtées et c’était un moment vraiment très flippant. Ma pote chèvre a alors bougé vers le centre du troupeau, et la tension s’est peu à peu dissipée. On a repris notre marche dans les collines.
À la fin de l’expérience, le berger m’a dit que j’étais intégré à leur groupe social. Il m’a même mis une cloche de chèvre autour du cou.
La chèvre qui murmurait à l’oreille des hommes.
Comment ça se passait pour dormir, pour manger?
Je dormais dans l’étable avec les chèvres. La température était glaciale. J’ai mangé beaucoup d’herbe des pâturages, mais les mammifères ne produisent pas l’enzyme qui permet de digérer la cellulose présente dans l’herbe. Les chèvres et les autres ruminants ont un rumen rempli de micro-organismes qui décomposent l’herbe. Un peu comme si les chèvres avaient une sorte de ferme interne. J’ai essayé de me fabriquer un rumen externe artificiel, en prenant des échantillons de micro-organismes de chèvre, mais des scientifiques m’ont fortement déconseillé de m’en servir, car il y avait potentiellement de gros risques d’infection grave de l’estomac. Donc, dans les Alpes, j’avais une cocotte-minute avec moi que j’utilisais la nuit, pour cuire l’herbe que j’avais mâchée toute la journée.
Vous avez même utilisé une prothèse pour vous déplacer à quatre pattes comme une chèvre. Qui a conçu un tel système?
J’ai fait moi-même les pattes arrières ainsi que d’autres éléments, mais les pattes avant ont été construites par le Dr Heath dans une clinique de prothèses. Normalement, il fabrique des prothèses pour les gens amputés, mais il a accepté de m’aider car il a été zoologiste au début de sa carrière. C’était extrêmement douloureux et pénible de se déplacer à quatre pattes, le docteur m’avait prévenu. Monter une colline était à peu près gérable, mais descendre était vraiment dingue.
Mais que filme la GoPro ?
Quelles conclusions avez-vous tirées de l’expérience?
D’une certaine manière, au-delà de s’extirper de problématiques existentielles liées au fait d’être une créature dotée d’une conscience, le but était d’explorer l’idée de posthumanisme et de transhumanisme. Ces concepts-là mettent toujours en avant le fait de devenir une superintelligence mais si, après tout, ce n’était pas si agréable que cela? Il y a une intelligence intellectuelle, mais aussi une intelligence émotionnelle, et les deux ne vont pas forcément de paire. On devrait peut-être plutôt aspirer à une vie simple de brouteur d’herbe fraîche et verte. Peut-être que ce futur qu’on imagine grâce à de telles technologies devrait être moins axé sur des projets comme des voitures volantes que sur des modes de vie moins destructeurs et stressants. Aussi, ça m’intéressait de me forcer à aborder les animaux non-humains comme des individus à part entière, avec leur propre point de vue sur le monde, et pas juste des animaux.
Mais ça n’aurait pas été plus simple de juste prendre un break en solitaire dans la nature pour réfléchir à tout ça?
Je le répète: je voulais voir le monde avec le point de vue d’une autre créature. Je voulais surtout m’échapper de moi-même, pas seulement du monde humain en général. C’est une problématique philosophique: nous sommes tous prisonniers de nous-mêmes.
Le livre de Thomas Thwaites, Goatman: How I Took a Holiday from Being Human, est annoncé pour avril 2016.
En pleine ascension.
Julien Langendorff
Pendant six ans, la réalisatrice Léa Rinaldi a suivi le groupe de rap contestataire le plus important de Cuba, Los Aldeanos. Et en tire un film, Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine. Un documentaire qui cristallise les contradictions d’une génération. Entre concerts clandestins, arrestations policières et manipulations serbes.
Par Grégoire Belhoste et Arthur Cerf
Comment s’est passée la rencontre avec Los Aldeanos ?
Je les ai rencontrés par hasard, un soir à La Havane. D’abord, j’ai vu Aldo, et j’ai pensé : “Qui c’est ce type ?” Il était entouré de plein de gens, on aurait dit un chef de gang. Je me suis dit que c’était un personnage de film. À l’époque, je bossais avec Gilles Peterson qui, lui, travaillait sur les compilations Havana Cultura. Peterson m’appelle et me demande d’aller interviewer Los Aldeanos, un groupe qui fait partie de sa compilation. Je me retrouve donc chez Aldo avec toute sa bande, c’était en 2009. Il y avait une journaliste de la BBC en train de l’interviewer. J’ai demandé à Aldo si je pouvais filmer et il était d’accord. D’ailleurs, cette interview n’a jamais été montée parce que c’était trop compliqué ; parce que la censure ; parce que Havana Club, c’est 50% français, 50% cubain. Ce n’était pas recommandé pour le gouvernement cubain, donc on m’a demandé de ne pas monter l’interview que j’avais faite d’eux. J’ai commencé à monter un truc de mon côté parce que j’allais les revoir et que je ne voulais pas leur dire : “Bah non, finalement, j’ai rien fait parce que même en France, vous êtes censurés.”
Dans le film, Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine, il y a une scène, en Floride, où l’on voit les rappeurs très méfiants avec les journalistes. Ils l’ont été avec vous aussi ?
Non, ils n’ont jamais été méfiants, c’est simplement qu’il fallait être là. Si t’es là, tu peux filmer. Mais ils ne t’attendent pas. Ils n’aiment pas trop les interviews formelles. Après, il y a une espèce de mouvement : tu suis tel ou tel rappeur, il
Ils ne sont pas très loquaces, quand ils osent te regarder. Ils sont hypersympas mais ce sont des gros machos, un peu bourrins, il fallait leur faire à manger, par exemple
Léa Rinaldi
t’amène à tel ou tel endroit et tu finis par découvrir “la Aldea”, leur village. Pour comprendre Aldo, je devais comprendre son village, m’intégrer à une communauté. On voit ça dans les cadrages des plans, c’est très heurté, avec des plans à l’épaule. C’est parce que eux ne t’attendent pas, il faut les suivre. Los Aldeanos, ils ne te laissent pas deux prises. J’ai continué à bosser pour Havana et je suis retournée à Cuba plusieurs fois. À chaque, ils se sont retrouvés sur mon chemin, par hasard, dans des situations d’arrestation par la police, pendant un concert clandestin… En 2010, je leur explique que j’ai envie de faire un film sur eux et de rester trois mois à La Havane. Ils sont O.K. mais n’aiment pas trop les interviews. Ils se disent non dissidents et veulent échapper au débat qui oppose États-Unis et Cuba. Ils ne sont pas très loquaces, quand ils osent te regarder. Ils sont hypersympas mais ce sont des gros machos, un peu bourrins, il fallait leur faire à manger, par exemple. En 2010, donc, je leur dis que je reviens trois mois pour les suivre. Une semaine après mon retour à Paris, j’entends dire qu’ils ont enfin obtenu des visas pour sortir du pays. Ils vont en Serbie. Donc, je les appelle et leur dis : “Est ce qu’on peut se voir en Serbie ?” À partir de là, j’ai des personnages, ces héros du peuple cubain, des problématiques, des intentions dans la mise en scène.
La séquence la plus récente a été tournée en janvier 2015. Vous sentiez que c’était le bon moment de conclure cette histoire ?
Ça ne s’est pas vraiment passé comme ça. Il y a eu beaucoup de travail pour produire le film, pour trouver des financements, je voulais vraiment l’emmener au cinéma. Une fois terminé, je l’ai envoyé aux rappeurs. Ça a été un peu compliqué, ils m’ont dit que c’était du passé et qu’il fallait réactualiser. Leurs vies ont changé, maintenant ils vivent à cheval entre les États-Unis et Cuba. Avant, quand on partait de Cuba, on ne pouvait plus y revenir. Maintenant, ils peuvent aller et venir. Ça ne veut pas dire qu’ils abandonnent leur patrie, c’est compréhensible. Et professionnellement, ils ont Internet, ils sont complètement indépendants au niveau de la vente, ils utilisent iTunes, les iPods. Ils peuvent gérer leur musique à l’étranger. Une semaine après est tombée l’annonce d’Obama sur la restauration des relations diplomatiques, et dans la presse internationale, il commençait à se dire que le groupe de rap que j’avais suivi pendant six ans avait été instrumentalisé par la CIA. Je n’allais pas faire une enquête là-dessus mais il fallait quand même faire une mise au point.
Dans cette séquence, Aldo dit que sa génération est une génération “perdue”. Vous avez eu le sentiment de faire face à une génération perdue ?
Moi, je suis plus optimiste qu’eux. C’est une génération qui est bourrée de contradictions. C’est ce qui est magnifique, c’est complexe. Ils aiment leur pays à en mourir et en même temps, ils le détestent. Ils avaient cette relation aussi avec moi : j’étais la Française indépendante et en même temps, j’étais l’étrangère qui avait plus d’argent qu’eux, etc. C’est sur cet équilibre et cette distance que j’ai pu me placer. Ce sont des artistes surdoués et torturés, c’est sûr. Ils se sentent perdus parce que le changement de Cuba va prendre bien plus que dix ans, donc ils pensent à leurs enfants.
L’un des personnages, Libre, est le fils d’un chanteur contestataire, Silvio Rodriguez. Est-ce qu’il y a une filiation entre la nueva trova (mouvement musical protestataire folk des années 1970, ndlr) et le rap de La Havane ?
Complètement. D’ailleurs, Silvio a fait une école de guitare et a eu une éducation très musicale. Mais Silvio Rodriguez était pro-Castro à un moment donné. Et son fils est devenu tout le contraire. Il y a une scène dans le film où Libre écoute une chanson de son père, c’était très drôle, c’est de la musique assez romantique. J’ai trouvé ça magnifique.
Maintenant, ils ont Internet, ils sont complètement indépendants au niveau de la vente, ils utilisent iTunes, les iPods. Ils peuvent gérer leur musique à l’étranger
LR
Quelle est la place du rap à Cuba ?
C’est la musique de tout le monde. Ce n’est pas seulement la musique des jeunes. Tout le monde les connaît. Les blogueurs, les intellos, les glandeurs… Toutes générations confondues.
Ce n’est pas comme ça partout.
C’est vrai. Barbaro et Silvito sont venus pour la première du film. Leur réaction, c’était: “La France est une nation de hip-hop, c’est incroyable.” À côté, la scène cubaine paraît bien plus petite. En revanche, le public est plus varié. Chez nous, il n’y a pas, comme là-bas, des grand-mères qui viennent au concert. Mais làoù j’ai été surpris par la popularité de Los Aldeanos, c’était en Colombie.
Il y a une scène dans le film où l’on vous voit vous faire arrêter. Vous avez eu beaucoup de problèmes sur le tournage ?
Oui, j’en ai eu beaucoup mais parce que ce sont des rappeurs très contrôlés donc tous ceux qui gravitent autour d’eux se font contrôler et ont des problèmes. Donc oui, je me suis retrouvée plusieurs fois au poste mais je restais juste quelques heures et ils n’ont jamais regardé ce qu’il y avait dans la caméra. Ceux qui avaient des problèmes, ce sont ceux qui nous recevaient –on logeait chez l’habitant. Ils avaient peur parce que les rappeurs passaient de temps en temps. Et les rappeurs, eux, avaient peur de perdre leur logement.
À la fin du film, il est aussi question des Serbes qui auraient financé le rap local. Vous en savez plus ?
Je me suis posé la question : pourquoi les a-t-on laissés partir faire un concert en Serbie ? En fait, l’organisation gouvernementale américaine USAID a payé un Serbe. Cette branche de la CIA est allée chercher les jeunes contestataires qui avaient réussi à renverser Milosevic, les mêmes qui ont créé Exit, le fameux festival grâce auquel Los Aldeanos est sorti de Cuba pour la première fois. Les Américains sont donc allés chercher ces gens-là pour les amener à Cuba, afin qu’ils aident à renverser le régime castriste grâce au rap. Aldo, lui, n’en savait rien. Un Serbe déboule, lui dit qu’il va créer une télévision underground, qu’il va ramener des satellites, des caméras, des téléphones et des ordinateurs. Quand tu n’as rien, tu prends. Maintenant, les membres de Los Aldeanos n’ont pas changé leur discours. Ils ne se sont pas dit : “On va être contestataires pour bénéficier de tout ça.” Pas comme de vrais mercenaires, qui partent en guerre juste pour l’argent. Ils ont accepté l’aide de ce Serbe et ont utilisé le matériel à bon escient. Au fond, ils s’en foutaient, ils n’étaient pas au courant de cette affaire de CIA.
Vous ne l’avez jamais rencontré, ce Serbe ?
Si. Il était bizarre. Il a refusé une interview, par exemple. J’ai quand même interviewé pas mal de gens, même si je n’ai pas mis d’interviews dans le film –c’était pour nourrir mes recherches. Lui, il avait refusé. Et puis, un jour, il m’a demandé si j’avais besoin d’aide et de financements. Je trouvais ça bizarre. Généralement, c’est toujours toi qui vas chercher les sous. Là, on m’a demandé si j’avais besoin de financements. Il m’a dit : « Tu peux m’envoyer ton dossier, je connais des gens. »
Vous êtes encore en contact avec Los Aldeanos ?
Il y a la mère d’Aldo qui est venue. On n’a jamais eu de contact direct avec Aldo. Avec Aldo, c’est compliqué. On s’aime beaucoup mais on ne se parle pas.
Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine, de Léa Rinaldi. En salle actuellement.
Par Grégoire Belhoste et Arthur Cerf
Depuis hier, le musée du Louvre accueille l'exposition “Une brève histoire de l’avenir”. Pour tenter de gagner 2 entrées, il suffit de répondre aux trois questions ci-dessous.
Question 1
De quel livre l’exposition “Une brève histoire de l’avenir” est-elle inspirée ?
a/ Une brève histoire de l’avenir, de Jacques Attali.
b/ Une brève histoire du temps, de Stephen Hawking.
c/ Ratus et ses amis, de J. et J. Guion.
Question 2
Que tient sur ses genoux le Scribe assis en tailleur présenté dans l’exposition ?
a/ Un synthé.
b/ Un papyrus.
c/ Une cruche.
Question 3
Qui a conçu la pyramide du Louvre ?
a/ Cléopâtre.
b/ Ai Weiwei.
c/ Ieoh Ming Pei.
Envoyez vos réponses à [email protected] avant le mercredi 30 septembre. Les 10 gagnants seront contactés par e-mail.
Championne suisse et du monde de rap au End of the Weak, la rappeuse KT Gorique revient sous les spots pour tenir le rôle principal du film de Pascal Tessaud, Brooklyn. De Martigny, un bled en Suisse, à Saint-Denis, itinéraire d’une rappeuse passionnée.
Par William Thorp
Quel est ton parcours ? Comment en es-tu venue au rap ?
Par la danse. J’ai commencé très tôt, vers 2-3 ans. Au début, je faisais des danses africaines, de la danse classique, des choses comme ça. Puis, vers mes 11 ans, quand ma famille et moi avons quitté la Côte d’Ivoire pour émigrer en Suisse, j’ai découvert la danse hip-hop. J’écrivais déjà des textes, juste comme ça, pour le plaisir de faire des rimes, mais sans réelle ambition. Un jour, je devais avoir 12-13 ans, j’ai passé le cap et j’ai commencé à poser mes textes sur des morceaux sur lesquels j’aimais bien danser. C’était un peu ma manière de réunir mes deux passions. C’est venu naturellement.
On ne peut pas dire que la Suisse soit le berceau du rap… Comment t’es-tu retrouvée dans ce milieu ?
Effectivement, ce n’est pas le berceau du rap, mais contrairement à ce qu’on peut imaginer, il s’y passe plein de choses au niveau de la culture hip-hop. Simplement, la Suisse n’est pas le premier pays auquel on pense quand on parle de ça. Un peu comme la Belgique avant, qui a un rap qui s’exporte très bien maintenant. En Suisse, ça commence à peine. Sur place, il se passe beaucoup de choses, mais ça ne sort pas trop de mon petit pays.
Tu as fini première au End of the Weak (Ligue internationale d’improvisation et de freestyle rap, NDLR) en Suisse, puis tu as remporté les championnats du monde. Ça a bouleversé ta carrière ?
Oui, ça a changé beaucoup de choses pour moi et pour mon pays. Dans le sens où des nations proches, mais aussi éloignées se sont mises à s’intéresser à ce qu’il se passait en Suisse pour moi. Cette compétition réunit beaucoup de monde
Le tournage était tellement intense ! Il y avait plein d’émotion. Je découvrais tout en même temps : comment marchait un film, comment on le tournait, comment gérer des acteurs…
KT Gorique
d’origines différentes. Ça m’a ouvert des portes. Je ne suis pas la première personne d’origine suisse à y participer mais c’est vrai que je suis la première à le gagner. Au départ, je me suis inscrite en Suisse pour essayer, ça me plaisait bien, j’adorais le concept. Je me suis engagée dans la compétition parce que cette année, les championnats du monde se déroulaient à New York. Un rêve. Je participe, donne tout et gagne la compét’ suisse. À mon arrivée dans la Big Apple, dans ma tête, j’avais déjà gagné, j’étais dans une ville de rêve. Le jour de la finale était particulier, tout le monde était stressé, tout le monde était venu uniquement pour la compétition. Moi, je ne pensais en aucun cas remporter le titre, donc je ne stressais pas, je souhaitais uniquement m’amuser au maximum. C’est peut-être ça qui a fait la différence. Arrivée sur scène, je me suis fait plaisir et j’ai gagné. Ma vie n’est plus la même depuis.
Le milieu du rap est un milieu assez masculin, voire un peu misogyne. Tu n’as pas rencontré de problème en tant que femme ?
C’est vrai que c’est un milieu viril mais moi, je n’ai connu pratiquement aucun problème de ce genre. J’ai débuté dans un groupe qui s’appelait Frères Incendie. Il n’y avait que des garçons et on évoluait au sein d’une association qui s’appelait Armistice et aidait les jeunes de la région pour tout ce qui touchait le rap et la danse, composée elle aussi uniquement de garçons. Mais ce sont ces garçons qui m’ont encouragée, qui m’ont respectée dans ce que je faisais. Après, il est vrai que, parfois, lorsque c’est une femme qui rappe, on s’y intéresse moins, on en parle moins. On doit pousser les gens à nous écouter.
Est-ce que dans le personnage de Coralie/Brooklyn (le personnage principal, ndlr), il y a une part d’autobiographie ?
On a beaucoup de points communs : elle est suisse comme moi, elle est passionnée par ce qu’elle fait, elle est très déterminée… Ce sont des choses qui m’animent beaucoup. Le personnage est fictif mais il y a des similitudes entre elle et moi, au niveau du caractère.
C’est ta première expérience cinématographique. Comment ça s’est passé ?
Le tournage était tellement intense ! Il y avait plein d’émotion. Je découvrais tout en même temps : comment marchait un film, comment on le tournait, comment gérer des acteurs… C’était génial. Tout était nouveau pour moi. Je devais être élève et en même temps maître de ce que je faisais car beaucoup de gens comptaient sur moi. Il y avait quelque chose de très particulier. Une expérience merveilleuse. L’équipe du film est devenue une famille. On avait tellement envie de faire quelque chose de beau avec ce film. Il y a des liens très forts qui se sont créés. J’avais l’impression d’être dans une petite bulle durant le tournage.
Les textes que tu rappes dans le film sont de toi ?
Oui, j’ai dû écrire les parties où Brooklyn rappe. En revanche, le reste des dialogues est improvisé. Beaucoup de scènes étaient d’ailleurs tournées au naturel (cinéma de guérilla, ndlr) et on avait des moments où l’on ne pouvait pas faire de seconde prise. Par exemple, la première scène où je chante devant 6 000 personnes, c’était un one shot. Il n’y avait pas de seconde chance. Le pire, c’est que ce jour-là, j’étais aphone. Toute la journée, j’étais superstressée, je devais monter sur scène, rapper, alors que je n’avais plus de voix. J’en ai pleuré, je n’avais jamais fait ça. Un ami m’a sauvée en me donnant un comprimé miracle : j’ai retrouvé ma voix pendant 30 minutes. Je suis montée sur scène, j’ai fait mon truc, et je suis ressortie sans voix. C’était hyperstressant, je tremblais, je ne savais même pas si au moment de prendre le micro, un son allait sortir.
Le film défend un rap au discours idéologique. Un rap qui est là pour dénoncer la misère sociale, la difficulté que rencontrent les plus démunis… Contrairement à un rap plus “gangsta”, où les sujets sont plus axés sur l’argent, les filles et les belles baraques. Tu défends toi aussi ces valeurs-là ?
Je suis une grosse mélomane, je veux vraiment tout écouter, tout respecter.
Un jour, un ami m’a dit : ‘T’es multifonctions, je vais t’appeler Couteau suisse.’ Mais ça sera bien KT Gorique qui figura sur mon album
KT Gorique
Après, ça ne sera pas forcement de la musique qui me parle ou ce que moi je vais faire. Il y a certains morceaux de rap avec des paroles violentes, agressives ou sexistes qui, en tant que femme et avec ma personnalité, ne me donnent pas envie de les écouter. Moi, je suis plus dans un style où j’essaye de rester fidèle à mes valeurs, à moi-même, d’exprimer vraiment ce que je ressens, les choses comme elles sont. Les gens apprécient ou pas, chacun interprète à sa manière. Le hip-hop, c’est tellement vaste ! C’est une culture, une manière de vivre, des valeurs. Les gens vivent hip-hop au quotidien.
Dans un de tes sons, Définition, tu t’attaques au capitalisme, que tu compares au colonialisme. Il y a une dimension politique dans tes textes ?
Je le pense. C’est quelque chose qui me touche. On vit tous dans le même monde. J’essaye de retranscrire les choses comme je les vis. Et à ce moment-là, j’avais besoin de dire ça. Ma musique est très introspective, engagée. Le rap, pour moi, est un moyen d’expression avant tout.
Tu parles également d’immigration. En tant qu’immigrée, qu’est ce que tu penses de la crise migratoire actuelle ?
La Suisse est un pays au milieu de l’Europe mais sa neutralité fait qu’on est beaucoup moins touchés. Malgré tout, l’immigration est un phénomène qui existe partout. Et les difficultés qui en découlent, étant moi-même une immigrée qui a grandi dans une famille avec une mère noire et un père blanc, ça m’a toujours dépassée. Je suis une enfant du monde. Ce sont des choses que je n’arrive pas à comprendre. J’ai grandi dans un univers tellement varié ! Je me dis qu’il est peut-être temps que les gens dépassent les barrières. On peut vivre unis. Rien qu’avec le hip-hop, on contribue à ça. Je suis partie faire un concert à Dakar, où les gens sont hip-hop partout, c’est un langage. À New York, j’ai rappé en Français, le public ne comprenait pas ce que je disais mais il vivait la chose. Ce sont des exemples.
Dernière question : pourquoi KT Gorique ?
(Rires) Au départ, c’était KT. Pendant mes impros, j’avais ma marque de fabrique qui consistait à faire plein d’assonances avec les deux lettres KT, des rimes : KTdrale, KTchèse… Souvent, il y avait l’avis KT Gorique qui revenait dans mes punchlines et c’est un peu automatiquement que les gens se sont mis à m’appeler comme ça. On m’appelle aussi Couteau suisse, parce que je fais du rap, du slam, du reggae, je peins et dessine également. Un jour, un ami m’a dit : ‘T’es multifonctions, je vais t’appeler Couteau suisse.’ Mais ça sera bien KT Gorique qui figura sur mon album, Tentative de survie, qui sortira en fin d’année.
Brooklyn, de Pascal Tessaud, en salle le 23 septembre.
Par William Thorp
Hier, a débuté la Coupe du monde de rugby en Angleterre. Avant le premier match des Bleus contre l'Italie, qui a lieu ce soir à 21h (20h locales), réviser quelques termes qui régissent la loi de la balle ovale ne fera de mal à personne.
Par Charles Alf Lafon, Antoine Mestres et Matthieu Pécot
Noir : couleur de l’espoir.
Drop : l’important c’est les trois points.
Pénalité : l’important c’est les trois points.
Générale : l’important c’est les trois poings dans leurs gueules.
Dan Carter : swag. Synomynes : Matt Giteau ou Georges Ford.
Rémi Tales : joueur qui affirme que, dans un triangle ABC, si M est un point du côté [AB], N un point du côté [AC], et si les droites (BC) et (MN) sont parallèles, alors : .
Raffut : arme secrète dans Jonah Lomu Rugby.
Tampon : nouveau magazine!
Mêlée : troupeau.
Touche : saute-mouton.
Plaquage : manière d’annoncer à son conjoint qu’on le quitte en l’attrapant brutalement par la taille.
Plaquage haut : manière d’annoncer à son conjoint qu’on le quitte à l’attrapant brutalement par le cou.
Plaquage cathédrale : agression peu orthodoxe.
Chandelle : cliché pas romantique.
Maul : gloubi-boulga de joueurs qui avancent.
Essai : gâteau.
Transformation : cerise.
Sergio Parisse : grand chef qui a inspiré Jean Imbert.
Première ligne : pilier de comptoir.
Deuxième ligne : pilier de comptoir sourd.
Troisième ligne : pilier de comptoir capable d’engager une conversation.
Demi d’ouverture : mec de l’équipe qui baise.
Trois-quarts centre : 75% François Bayrou.
Pilou-Pilou : macarena toulonnaise.
Serge Blanco : parrain de la thalasso.
PSA : Peugeot Citroën Anonyme.
Pick’n’Go : phase de jeu favorite des mecs qui ont abusé dans leur enfance du Pic-Nic Break.
Tatouage tribal : signe de ralliement au gang.
Océanie : centre du monde.
Passe volleyée : patate chaude.
Passe après contact : pratique courante dans certaines rues, souvent sombres.
Boue : milieu d’expression des avants.
IRB : franc-maçonnerie anglo-saxonne.
FFR : franc-maçonnerie du Sud-Ouest.
Haka : injonction visant à impressionner et/ou rabattre le caquet de son interlocuteur. Exemple : T’haka le faire si t’es pas content(e).
Marseillaise/Allez les Bleus : CD 2 titres des supporters du XV de France.
Volavola : expression utilisée pour faire comprendre à l’interlocuteur notre désir de mettre fin au dialogue.
Chabal : panneau publicitaire.
Michalak : moitié d’un chalak.
Coup de pied de recentrage : madeleine de Proust.
Impact player : joueur trop gros pour tenir 80 minutes.
Cadrage-débordement (aussi appelé cad-déb) : disparu. Remplacé par le tout-droit.
Vélo d’appartement : banc de touche.
Rugby : sport aristocratique anglais joué par dix pays dans le monde dont neuf du Commonwealth.
Par Charles Alf Lafon, Antoine Mestres et Matthieu Pécot
Mardi dernier, quelques privilégiés, fans de metal et journalistes venus de toute l'Europe, ont été invités à découvrir avec quelques jours d'avance le nouvel album d'Iron Maiden, The Book of Souls. Pour ça, ils ont fait le trajet tous ensemble depuis Cardiff jusqu'à Beauvais, dans un avion piloté par Bruce Dickinson lui-même. Embarquement immédiat.
Par Joachim Barbier / Photos : Louis Canadas
Ils sont 200 à piétiner d’impatience, avec leur “bracelet d’accès”. Même bouillonnement du côté des médias et des amoureux du groupe de Leyton après cinq longues années de silence. Erwan, 18 ans, qui n’a écouté “que Maiden” pendant quatre ans après que son père lui a refilé quelques disques à ses 12 ans, “espère qu’ils vont montrer qu’ils sont toujours là”. D’autant que le chanteur, Bruce Dickinson, se remet à peine d’une tumeur cancéreuse diagnostiquée l’hiver dernier. Samuel, l’autre gagnant français, lézardait en famille sur la plage de Nilaveli, au Sri Lanka, quand il a décidé de participer. Il admet: “Je ne connais pas une seule chanson mais je viens plus pour l’expérience. C’est pas seulement écouter un son, c’est le chanteur qui pilote et c’est l’idée de passer une bonne soirée au pays de Galles. Les Britanniques, c’est des bourrins mais ils savent faire la fête.”
Je ne connais pas une seule chanson mais je viens plus pour l’expérience
Samuel
Vu de loin, le seizième album d’une formation qui a débuté il y a presque 40 ans peut paraître anecdotique. Sauf que, comme le dit Morgan Rivalin, journaliste au magazine français Rock Hard, “la relève se fait toujours attendre. Ce sont toujours les mêmes qui remplissent les stades, des groupes de plus de 30 ans de longévité comme Maiden, AC/DC ou Metallica. Même si la jauge a baissé, les disques d’Iron Maiden ont toujours été certifiés ‘or’ jusqu’à maintenant.” À ses côtés ; son confrère suédois, Janne Mattsson, rédacteur en chef de Sweden Rock Mag, donne la mesure du statut persistant du groupe dans le pays scandinave: “Ils sont toujours énormes. De façon presque ridicule, d’ailleurs. Un nouvel album ou un concert fait la une des médias nationaux. Surtout depuis le retour de Bruce Dickinson.” Le chanteur avait quitté le groupe dans les années 90 pour se consacrer à des projets en solo et, accessoirement, dépenser son temps libre et ses droits d’auteur à d’autres passions parallèles, comme l’escrime et l’aviation. Dingue d’avions, il était revenu en 1999 au sein d’Iron Maiden avec son brevet de pilote en poche. Une expertise dont il profite pour acheminer fans ou matériel entre chaque date du grand barnum aérien que représente une tournée mondiale du groupe. D’où l’idée de ce vol entre Cardiff et Beauvais avec Captain Dickinson dans le cockpit.
Masques d’Eddie et bières dérivées
Dans le hall de l’aéroport, Sarah Phantom, chargée du management du groupe, rappelle qu’ils ont “toujours fait ce genre d’opérations. La première fois, c’était sur la tournée de Brave New World en 1999. [Ils] avai[ent] amené des fans qui avaient gagné un concours sur une date. Là, [ils se sont] dit que ce serait cool de les amener à Paris pour écouter l’album, d’autant [qu’ils n’ont] pas de tournée prévue cette année.” Lésé du voyage, Erwan, qui habite à Saint-Germain-en-Laye: “Je vais passer par Londres, Cardiff et Beauvais pour me rendre dans un studio qui est à dix minutes de chez moi (le studio Guillaume-Tell, à Suresnes, ndlr).” Devant la porte 11 de l’aéroport, il sort son appareil-photo pour, comme tout le monde, immortaliser l’avion posé sur le tarmac et floqué au nom du groupe et de l’album. La foule s’impatiente et crie “Maiden! Maiden!” pour faire avancer
Je vais passer par Londres, Cardiff et Beauvais pour me rendre dans un studio qui est à dix minutes de chez moi
Erwan
l’embarquement. Dans la queue, Jon et Domnic, deux quadra anglais de Bristol et de Manchester, ont payé 450 livres chacun pour se greffer au voyage de presse. “J’espère que cet album est un retour aux racines du groupe, dit Jon. Le dernier m’avait un peu ennuyé avec ses intro longues et mélodiques. Là, j’ai envie d’un truc direct.”
Le Bruce Air Flight 666 est prêt à décoller. Consignes de sécurité des stewards et des hôtesses, blondes et brushées, qui ont recouvert leur classique uniforme bleu marine d’une veste en jean bardée de patchs de groupes de metal. Bruce Dickinson sort une tête de sa cabine sous les applaudissements. Il prend le micro, annonce “Captain speaking” avant de se pincer le nez et d’entamer le thème du générique de l’émission du comique Benny Hill. Succès. Puis, il assure que “la chanson n’est pas sur le nouvel album”. Re-Succès. Les passagers enfilent des masques d’Eddie pour faire plaisir à un photographe de presse britannique. Distribution de canettes de “The Trooper”, la bière commercialisée par le groupe, avec les plateaux repas. Tous les rituels et les services d’un vol aérien ont été marketés avec les produits dérivés et l’iconographie d’Iron Maiden. “Aujourd’hui, avec la crise de l’industrie, les groupes et les labels ne peuvent plus se contenter de sortir des disques comme on vend des bananes. C’était le cas avant. Ils sont désormais obligés de monter ce genre d’opérations pour attirer l’attention des médias”, reprend Janne Mattsson, qui trouve que c’est “une très bonne idée d’amener tout le monde vers le studio” même s’il aurait préféré, tant qu’à faire, “que le groupe enregistre aux Bahamas”. Au bout d’une heure de vol sans escale ni turbulence, l’avion se pose doucettement sur la piste. Applaudissements pour l’habileté du commandant. Un passager gueule: “Let’s Rock!” La troupe s’enfile dans deux bus qui l’attendent sur le parking de l’aéroport low cost de l’Oise.
À l’entrée du studio, il faut laisser téléphones portables et appareils électroniques pour prévenir tout enregistrement pirate qui puisse court-circuiter la sortie de l’album trois jours plus tard (vendredi dernier). Tout le monde s’assoit sagement dans l’ancienne salle de cinéma reconvertie en studio face à une scène vide sur laquelle a été posé un kakémono à l’effigie de ce bon vieux Eddie. Les morceaux du double album s’enchaînent. Timides applaudissements entre chaque chanson. Pas de headbanging pendant. À la pause, premières impressions. Erwan : “La première chanson, j’ai cru que des gens chantaient dans la pièce d’à côté à cause de l’effet sur la voix.” Il refuse de se lancer dans la critique : “Faut jamais juger à la première écoute.” D’autant qu’il a déjà commandé le CD collector avec son boîtier métallique. Pour Jon, qui a pris des notes pendant l’écoute, “c’est excellent, du classique Maiden”. Bref, il y en a pour tous les goûts.
Mardi dernier, quelques privilégiés, fans de metal et journalistes venus de toute l'Europe, ont été invités à découvrir avec quelques jours d'avance le nouvel album d'Iron Maiden, The Book of Souls. Pour ça, ils ont fait le trajet tous ensemble depuis Cardiff jusqu'à Beauvais, dans un avion piloté par Bruce Dickinson lui-même. Embarquement immédiat.
Le championnat d'Europe de basket débute aujourd'hui. Et c'est ce soir (21h), à Montpellier, que les Bleus prouveront qu'ils méritent leur statut de favori, face à la Finlande. Mais avant de se plonger dans 15 jours de compétition, réviser la base de ce sport est un devoir.
Par Paul Bemer, Swann Borsellino, Marc Hervez et Matthieu Pécot
Double-pas : Marelle à deux cases.
Noah : fils d’Enfoiré.
Alley-oop : art de faire tourner un cerceau autour de sa taille.
Marcher : geste technique favori de Yohann Diniz.
Reprise de dribble : pas de danse préféré de LeBron James.
Crossover : moyen d’éviter les obstacles avec beaucoup plus d’élégance qu’au volant d’un 4×4.
Lancer franc : tir plutôt honnête.
Money-time : fin de mois en France, fin de semaine dans le monde anglo-saxon.
Rebond : pêche à la balle.
Buzzer : fin de la récréation.
Buzzer-beater : pirouette scénaristique post-générique de fin.
Dunk : action qui permet aux gros et aux grands maladroits de passer au zapping.
Smash : nom donné au dunk par les commentateurs de France Télévisions.
Bâche/cake : pièce de tissu imperméabilisé/gâteau.
Planche : équivalent de la roulette au baby-foot, du tir à la raspaille à la pétanque ou du pointard au football.
Extra-passe : heure supp’ pour le compte de DSK.
Zone : éducation défensive prioritaire.
Écran : mouvement tactile.
Temps mort : pause café avec du Powerade à la place du café s’il vous plaît.
Antoine Rigaudeau : maladie cervicale incurable dont souffre Nicolas Batum.
Trash-Talk : agression verbale.
Gasol : carburant espagnol.
Vincent Collet : Coco Suaudeau dans le corps d’un banquier de la Caisse d’Épargne
Tony P : poète incompris. Syn. : Sully Sefil, L’Algérino.
Gros short : équipe dont Boris Diaw est également le capitaine.
Dirk Nowitzki : grand blond avec des grandes chaussures noires.
Pro A : pôle emploi.
NBA : emploi.
Michael Jordan : créateur d’Airness.
Gelabale : solution coiffante pour ballon de basket.
Bague : prime de fin d’année.
Draft : foire aux bestiaux. Syn. : élection de Miss France.
Gobert : 1. Avalert quelque chose en aspirant et sans mâchert.
Clutch : équipier de Cltarsky.
Airball : montgolfière.
Cheerleader : majorette sans bâton mais avec du monoï.
Teodosic : lutin maléfique et actuel empereur du côté obscur.
Lauvergne : massif central.
De Colo : moniteur.
And one : cerise sur le gâteau.
Faute offensive : dommage collatéral.
Faute technique : faute pas du tout technique, en fait.
David Cozette et Georges Eddy : Benjamin Millepied et Natalie Portman.
Jacques Monclar : organe de toi.
Par Paul Bemer, Swann Borsellino, Marc Hervez et Matthieu Pécot
Hier, des tracteurs venus de loin avaient envahi les rues de la capitale avec, au volant, des agriculteurs venus crier sur tous les toits leur amour pour ce métier qui vaut de l'or mais ne rapporte pas beaucoup d'argent. Plus concrètement, réclamer l’allègement de leurs charges et l’exonération de leurs cotisations sociales. Rencontre avec ceux qui travaillent 60 heures par semaine pour 500 euros mensuels et sont prêts à se faire entendre malgré le bruit des moteurs.
Par Romane Ganneval et Léa Lestage / Photos : RG et LL
Jeudi 3 septembre, place de la Nation. Les drapeaux des principaux syndicats agricoles flottent au rythme de l’électro de Jabberwocky et Bakermat. Poussés par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), son très controversé président, Xavier Beulin, et le mouvement des Jeunes Agriculteurs, 1 733 tracteurs et près de 7 000 agriculteurs ont pris d’assaut les rues parisiennes. Si la bonne humeur est au rendez-vous, cette réunion nationale révèle aux yeux de tout le mal-être des éleveurs, exploitants et autres producteurs qui n’ont pas eu d’autre choix que d’enfourcher leurs bolides dernier cri pour venir protester là où tout se décide.
Zoom sur… Sylvain, 41 ans, Côtes-d’Armor
Sylvain est venu là pour se faire entendre. Et se faire voir.
“Aujourd’hui, l’agriculture est en danger. On n’arrive plus à vivre. En Normandie, 50% des agriculteurs vivent en dessous du seuil de pauvreté.” Cette réalité, lâchée par une éleveuse de vaches laitières dans le tumulte de la foule, est aussi celle de Sylvain.
Sylvain fait dans la Charolaise, la “vache à viande”, comme il dit. Il est assis, une bière à la main, son teint hâlé en guise de témoignage de son travail aux prés. S’il est là aujourd’hui, c’est parce qu’il n’arrive plus à joindre les deux bouts. “J’ai une activité à côté, l’agriculture ne me permet plus de vivre”, souffle-t-il. Il est parti mardi des Côtes-d’Armor pour rejoindre la capitale. Un voyage éreintant. “Je suis crevé, on n’a fait que trois pauses pendant le trajet.” Le cortège venu de Bretagne n’a pas fait dans la demi-mesure. Plus d’une centaine de véhicules, roulant à 35 km/h en moyenne, avec à bord une communauté agricole qui se serre les coudes. “Il y avait une super ambiance tout au long du trajet, un camion traiteur faisait la route avec nous pour nous nourrir bénévolement”, se réjouit Sylvain. Une bonne humeur et une solidarité qui ne font qu’amplifier la motivation de Sylvain : “Il faut que nos revendications aboutissent à des projets concrets. On devrait rester à Paris jusqu’à ce qu’on ait ce qu’on réclame. Et si ce n’est pas suffisant, on monte à Bruxelles.”
Zoom sur… Victor et Jules, 27 et 25 ans, Charente
Jules et Victor (assis, en bleu et en noir).
Victor, 27 ans, et Jules, 25 ans, viennent de Charente, de Confolens exactement, à côté d’Angoulême. Ils se sont levés à 1h pour pouvoir attraper le car de 3h. S’ils ont bien croisé quelques tracteurs sur la route, il n’y a pas eu de convoi organisé au départ de leur département, et à Paris, ils ne sont qu’une quinzaine de Charentais.
Fils d’éleveurs de vaches laitières et de vaches à viande, Victor et Jules sont ici pour contester les prix de vente de leurs produits, trop faibles pour “continuer à faire tourner la baraque”, même s’ils sont sceptiques quant aux discussions des politiques et du représentant de la FNSEA, Xavier Beulin. Les aides prévues pour les agriculteurs par Manuel Valls, notamment les aides à l’investissement, ne sont, selon eux, pas suffisantes. “Ca ne changera rien, on n’y croit peu à leurs promesses d’aides”, accuse le premier. “Il faudrait rester plus longtemps pour se faire entendre, au moins jusqu’à lundi. Parce que là, ça ne va servir à rien”, déplore le second. Plus tard, ils aimeraient reprendre l’exploitation de leurs parents, mais aujourd’hui, leur avenir est incertain. “On baigne dedans depuis qu’on est tout petits. Envisager un autre avenir, c’est compliqué, même si on commence à y songer de plus en plus.” En 2012, ils étaient plus de 50 000 adhérents au syndicat des Jeunes Agriculteurs, soit la moitié des agriculteurs de moins de 35 ans.
Zoom sur… Jérôme, 50 ans, Loiret
Jérôme est bavard, souriant, mais résigné. Il affiche le visage de celui à qui on ne la fait pas. Agriculteur depuis 32 ans dans la culture de betteraves à sucre dans le Loiret, il évoque les manifestations de 1992 contre les réformes de la politique agricole commune (PAC). “À l’époque, on brûlait des pneus, on avait organisé des opérations escargot dans tout le pays. On voulait paralyser la France entière, éveiller les consciences. Les barrages avaient été rompus avec l’envoi de gaz lacrymogène. J’ai encore des impacts de Flash-Ball sur un ancien véhicule.” Vingt-trois ans plus tard, sur le cours de Vincennes, aucun débordement n’est à signaler.
Parti à 4h30 ce matin de son exploitation, Jérôme a rejoint en début de matinée une quarantaine de tracteurs à Auvernaux, à quelques kilomètres d’Évry. “C’était comme un départ de rallye Paris-Dakar, les gens nous faisaient des signes, nous photographiaient ! Ce n’est pas tous les jours qu’on voit des tracteurs dans Paris.” Engagé, Jérôme explique la galère administrative du métier d’agriculteur. “Avant d’aller semer des graines de colza, je dois remplir des dizaines de papiers. On risque des contrôles à tout instant. C’est comme vivre avec une épée de Damoclès en permanence au dessus de soi. Pas étonnant que les jeunes ne tiennent plus la pression.” Car pour s’en sortir aujourd’hui quand on est agriculteur, il faut avoir le sens des affaires. Jérôme regrette l’évolution des pratiques : “On est devenus de véritables entrepreneurs.” Son visage se ferme. “Etsi un contrôle ne se passe pas bien, nos aides sont supprimées et on ne peut plus rembourser nos prêts bancaires.” Si la place de la Nation a été parfaitement aménagée pour pouvoir accueillir cette manifestation exceptionnelle, l’agriculteur du Loiret à quand même cette pénible impression d’avoir été écarté du centre de Paris jusqu’à sa périphérie : “Avec mes collègues, ont auraient préféré rouler sur les Champs-Élysées et s’arrêter place de l’Étoile. On aurait eu la sensation d’avoir vraiment envahi Paris.”
Zoom sur… Damien et Luc 20 et 22 ans, Finistère
Damien et Luc posey sur leur Monster Truck.
Damien et Luc ont respectivement 20 et 22 ans. Le premier, coquet, a relevé ses cheveux avec du gel et décoré son oreille gauche d’un faux diam’s ; il cultive des choux, pommes de terres, échalotes, carottes et autres potimarrons avec son père. Le second, qui porte une veste sans manche un peu usée, s’est greffé à une exploitation de porcs il y a trois ans et rêve un jour de pouvoir ouvrir sa petite affaire.
Comme Sylvain, ils ont pris la route mardi matin, après avoir pris le soin de décorer leurs bolides de drapeaux bretons et d’affiches en carton peintes à la bombe fluorescente sur lesquelles on peut lire les slogans “Laissez-nous travailler ! ”, “Pas de nourriture, sans agriculture ”, “1 sur 2 mis en terre ”… Ils sont partis à 11h de Morlaix avec un premier cortège de 70 véhicules, puis ont suivi la RN12 jusqu’à Guingamp, où ils ont fait une première escale. Sur chaque tracteur, des binômes se sont relayés pour arriver en forme à Paris ce jeudi, 535 kilomètres à 30 km/h plus tard. “On a fait quelques pointes à 40, se satisfait Damien. Mais c’est un voyage interminable.” Tout au long de leur parcours, ils ont été encouragés et applaudis par des curieux et des habitants des communes traversées. Luc assure que “jusqu’à 3h du matin, ils étaient là. C’était fou. [il ]était très étonné.” Mercredi soir, ils se sont tous arrêtés dans une ferme près de Versailles à 40 kilomètres de Paris, avant de reprendre la route au petit matin. “L’accueil des Parisiens a été exceptionnel. On a eu très peur du clivage entre monde rural et milieu urbain. Aujourd’hui, j’ai compris que les citadins se rendent compte qu’ils mangent ce que nous produisons et nous respectent pour ça. C’est vrai qu’on a souvent de mauvais a priori sur les habitants des grandes agglomérations. On est des culs terreux pour certains, du moins, c’est ce qu’on pensait.” Rien que pour ça, les deux amis ne regrettent pas le voyage, avec cette impression de ne plus être isolés dans un quotidien rythmé par les travaux agricoles. “Venir ici, c’est comme jouer au Loto : on a très peu de chances de gagner, mais il y a toujours un espoir”, image Damien. Mais l’espoir a parfois ses limites. Il est 16h et les annonces faites par Xavier Beulin n’ont pas su séduire ces jeunes agriculteurs, qui considèrent d’ailleurs le président de la FNSEA comme le porte-parole du gouvernement. Les visages déçus regardent le béton. “On aimerait rester, mais on est obligés de partir pour des raisons logistiques. Notre travail ne nous permet pas de rester très longtemps loin de chez nous…” Malgré l’appel du président des Jeunes Agriculteurs du Finistère à un prolongement du trajet pour une mobilisation à Bruxelles, Damien et Luc feront demi-tour. “Il faut arrêter de nous prendre pour des cons.”
Sur le chemin du retour, les drapeaux du syndicat des Jeunes Agriculteurs sont en berne mais les drapeaux bretons flottent avec fierté. “Personne ne peut nous enlever notre véritable identité.” Et leur profession? “J’ai choisi ce boulot parce que, justement, ce n’est pas un métier mais une vocation, rappelle Damien. Sinon, il y a bien longtemps que j’aurais arrêté de cultiver des légumes qui me coûtent 40 centimes le kilo et que je dois laisser partir à 5 centimes. C’est fou, on bosse à perte. Vous savez ce que c’est un bon mois chez nous? 500 euros !” Lui et Luc se lèvent tous les matins à 6h. À eux deux, ils travaillent plus de 150 heures par semaine. C’est une vocation, certes, mais ils ne savent pas encore combien de temps ils pourront tenir.
Par Romane Ganneval et Léa Lestage / Photos : RG et LL
Pin's, débats, joue de bœuf braisée et cartes de visites à tout va, l'université d'été du MEDEF, rendez-vous incontournable pour les chefs d'entreprise qui souhaitent mêler l'utile à l'agréable, a une fois de plus fait de nombreux "repentis" heureux ces deux derniers jours. Rencontres.
Par Jean-Marie Godard / Photo : Romuald Meigneux
Emmanuel Macron, le ministre d’État anglais, Matthew Hancock, et le président du MEDEF, Pierre Gattaz, à la cérémonie de clôture.
Dans quel grand parc arboré, en France, à la fin de l’été, peut-on rencontrer la reine de Jordanie, Rania al-Abdullah, mais aussi des ministres français et étrangers anciens et en exercice –Emmanuel Macron pour n’en citer qu’un– une sœur, le chef d’état-major des armées, des artistes, des sociologues, des patrons de think tank, des sénateurs, des élus locaux de tous bords politiques, des étudiants, des gérants de start-up et les frères Bogdanov, tout en assistant à des débats socio-économiques de bonne tenue en déambulant au milieu de 5 000 personnes, et finissant la soirée sur un dance floor géant en pleine air ? Eh bien, sur le campus HEC de Jouy-en-Josas, dans les Yvelines. Bienvenue à l’université d’été du MEDEF–consacrée cette année au thème de la jeunesse–, the place to be du monde socio-politico-économique français et international où le gratin du libéralisme (mais pas que) se presse chaque année, deux semaines avant la fête de l’Huma.
À la différence de cette dernière, ici, ni stands syndicaux ni espace Ernesto Che Guevara, pas plus de kebab, de sandwichs merguez, de discours de lutte politique ou de grand concert. Sur les pelouses bien tondues et un peu cramées par le soleil
On voit quand même que c’est la crise. Les années passées, on nous distribuait des polos
Un participant
du verdoyant campus HEC, on lit plus volontiers L’Opinion que L’Humanité, d’ailleurs (même si toute la presse est disponible en salle du même nom), et on s’habille plus complet-cravate-tailleur que jean-baskets. Ici, on doit aussi montrer patte blanche et pour entrer, chacun a son petit badge avec attache à code couleur spécifique : rouge pour le staff, blanc pour les participants, jaune pour la presse.
Business is business : tous les stands installés pour l’occasion, ceux des nombreux sponsors de l’événement, ont avant tout pour vocation de faire la promo de leur activité. On quittera d’ailleurs les lieux bardé de pin’s, de sacs de toile, de carnets de notes, de stylos, et coiffé d’un joli Panama factice publicitaire frappé du logo d’une grande assurance complémentaire privée, après s’être fait tirer le portrait sur le stand le plus couru de l’événement : un photomaton du célèbre studio Harcourt, où l’on s’installe après être passé entre les mains d’une maquilleuse. On pourra aussi suivre un cours de stretching et se faire masser à l’espace détente d’une grande marque de cosmétique. Ou encore se voir remettre un flyer d’une marque de costumes et déguisements par un être déambulant dans les allées vêtu d’une moulante combinaison bleue digne d’une soirée Démonia. “On voit quand même que c’est la crise. Les années passées, on nous distribuait des polos”, râle tout de même un participant, entre les stands de café et de mini-viennoiseries.
Réseauter à mort et débattre beaucoup
Bon, mais sérieusement, à quoi sert l’université d’été du MEDEF, si ce n’est à entendre une énième fois le grand maître des lieux, Pierre Gattaz, répéter que le Code du travail, “c’est le fléau numéro 1 des patrons français” et fustiger les taxes dans un discours d’ouverture à l’américaine, déambulant sur scène sans pupitre ni fiche devant un parterre de 2 000 chefs d’entreprise, petite ou grande, conquis ? “Ça sert à faire du réseau, et pour les entreprises à donner des informations sur ce qu’elles font”, répond un jeune croisé au pied de l’escalier d’un stand tandis que, comme en écho, un peu plus tard dans un couloir, on entend un participant demander à un autre dans une pure novlangue : “J’t’ai shooté mes coordonnées ?”
C’est aussi un lieu de débats avec des intervenants d’horizons très variés. On note ainsi sur le programme d’une des conférences de cette grand-messe, un débat intitulé “Ni dieu ni maître”, la présence de sœur Nathalie Becquart, que l’on s’attend à trouver habillée en religieuse. Mais non, on retrouve cette Xavière (nom d’une communauté qui correspond un peu à l’équivalent féminin des Jésuites) vêtue d’un pantalon et d’une chemise claire à fleurs, au détour du stand dédicaces où voisinent sur des tables des ouvrages consacrés aux ressources humaines, la dernière encyclique écolo du pape François et des romans. “Le thème général de l‘université, ‘Formidable jeunesse’, est très intéressant, explique cette membre du comité d’organisation des JMJ. Quelles que soient les instances, on a toujours besoin de rassemblements pour échanger avec des pairs. Nous avons la même chose dans l’Église, pour échanger, confronter des idées, des expériences. Et il y a un soucis du MEDEF de ne pas rester en vase clos, de croiser le social, le politique et l’économique.”
“Ici, on n’accepte que les repentis”
Comme le rappelle un “historique”, ancien du MEDEF, “le créateur de tout ça, c’est Denis Kessler”, étudiant d’HEC dans les années 70, alors membre de l’Union des étudiants communiste et devenu notamment vice-président du MEDEF à la fin des années 90, pourfendeur de Martine Aubry et des 35 heures, aujourd’hui PDG du groupe SCOR. “Le monde patronal et le monde intellectuel n’ont jamais fait bon ménage, alors que l’entreprise comme composant de la société se devait d’échanger, de débattre avec les milieux intellectuels. Il a fallu l’arrivée au MEDEF d’un Denis Kessler, qui est de formation initiale intellectuelle, pour créer cette rencontre nécessaire entre ces mondes différents. Aujourd’hui, ça reste un formidable lieu d’échanges. Il y a 5 000 personnes.”“Bon, c’est aussi une opération de com’ au sens américain du terme”, reconnaît-il.
Et les patrons, ils en pensent quoi ? “Moi, j’adore venir ici. C’est une pause, un
Bon, c’est aussi une opération de com’ au sens américain du terme
Un ancien
temps où l’on prend le temps de débattre de questions qu’on ne se pose pas habituellement en tant que chef d’entreprise. Après, ce qu’on en fait par la suite, c’est la démarche personnelle de chacun. Mais le meilleur moyen de rentabiliser ce temps, c’est de transmettre à ses collaborateurs les réflexions de ce moment de recul”, dit l’un d’entre eux. “Il y a du politique et du sociologique. Le politique, ça change pas, on a l’habitude, balance un de ses collègues sur un ton mi-blasé, mi-exaspéré. Le sociologique en revanche, c’est intéressant parce que ça permet d’entendre les tendances de la société.”
Mais l’outil incontournable de l’UE du MEDEF reste la carte de visite, grande, petite, avec ou sans logo, personnelle ou professionnelle. Des milliers s’échangeront durant ces deux journées. “À part mon téléphone, je n’ai que ça dans ma poche”, glisse en riant un entrepreneur. Et entre les débats, le côté “Salon de l’entrepreneuriat” et la fête de fin de soirée, pour parfaire son carnet d’adresses et peut-être un jour décrocher un contrat ou trouver un Business Angel, il y a… le cocktail. En ce début de soirée de mercredi, sous un ciel un peu menaçant après une belle journée ensoleillée, sur la pelouse au cœur du parc, on y discute de manière informelle en sirotant un whisky, un vin cuit ou un alcool anisé, devant un open-bar sur une grande table ouverte d’une nappe d’un blanc immaculé. Avant de s’asseoir pour un dîner de 1 100 couverts sous chapiteau et de faire plus ample connaissance autour d’une entrée de saumon mariné et de tagliatelles de légumes, suivie d’une joue de bœuf braisée accompagnée d’un écrasé de pommes de terre, pour finir avec un assortiment de desserts.
Bon, les autres années à l’université d’été du MEDEF, on croisait régulièrement des têtes de pont syndicales dans les débats ou de grosse personnalités pas forcément Médéfo-compatibles, comme Daniel Cohn-Bendit. Cette année, on n’y a vu que la CGC. Un Alain Krivine ou un Olivier Besancenot invité de l’université d’été du MEDEF, c’est possible ? Rire de notre guide historique : “Nan, ici on n’accepte que les repentis.”
Par Jean-Marie Godard / Photo : Romuald Meigneux
Vendredi, Netflix diffusera les dix épisodes de la saison 1 de Narcos, sa nouvelle série originale consacrée à la vie de Pablo Escobar. Une série qui dépeint le moment, à la fin des années 80, où ce dernier s’est tourné vers le trafic de cocaïne et a gagné des milliards de dollars en inondant le marché américain de poudre blanche. Wagner Moura, l’acteur brésilien qui a enfilé les habits du baron de la drogue pour l’occasion, raconte.
Par Jonathan Vayr
NARCOS S01E06 » Eplosivos »
Comment avez-vous réagi lorsque vous avez appris que vous joueriez Escobar ?
José Padilha (le réalisteur, ndlr) est un de mes très bons amis, nous avons souvent travaillé ensemble. Quand il m’a proposé le rôle, le problème était que je ne parlais pas l’espagnol et j’étais plutôt fin. Mais José me faisait malgré tout confiance pour jouer Pablo donc j’ai commencé à étudier la langue et j’ai pris dix kilos. Je ne les ai pas perdus depuis, j’espère qu’il y aura une saison 2… Initialement, l’idée était de tourner la série en anglais, ce qui ne me posait pas de problème : je pouvais le faire en anglais avec un accent. Mais après coup, ils ont décidé qu’ils voulaient le faire en espagnol. Une décision intelligente pour la série mais j’avoue que moi, j’ai un peu paniqué. Ça s’est finalement très bien passé, notamment grâce à mon coach qui m’a suivi partout pendant le tournage.
Vous connaissiez l’histoire du personnage avant ça ?
Pas du tout. En réalité, j’avais juste cette image d’un homme un peu obèse qui était un des pires criminels du XXe siècle mais je ne savais quasiment rien sur lui avant la série. J’ai donc lu tout ce qui a été écrit et j’ai essayé de tout savoir sur lui. Il y a énormément de livres, peut-être 20 ou 25, la plupart n’ont pas été traduits de l’espagnol. Presque tous les gens qui ont vraiment fréquenté Pablo ont écrit sur lui : sa femme, son fils, son frère… Et ce qui est intéressant c’est que tous racontent leur propre version ; il y a beaucoup de contradictions entre les livres. J’ai dû prendre un peu de chaque version pour pouvoir créer mon propre Pablo.
Qu’avez-vous appris sur son enfance pendant vos recherches ?
C’était un enfant issu d’une famille pauvre ; son père était paysan et sa mère professeure. Mais surtout, il a grandi dans la violence. La Colombie était un pays violent bien avant le narcotrafic : les deux principaux partis politiques s’affrontaient à coups de couteau à l’époque. Lorsque le leader du parti libéral a été assassiné en 1948, ça a provoqué une guerre civile avec des centaines de milliers de morts. Pablo a grandi en voyant des gens se faire tuer, son environnement a toujours été violent. D’ailleurs, il n’a jamais menti à sa famille, il disait toujours : “Je suis un méchant, je suis un bandit.” Il avait même demandé à ce que le jour où il mourrait, soit inscrit sur sa tombe : “J’ai été ce que j’ai toujours voulu être dans ma vie : un bandit.” De mon côté, c’était acteur.
Le culte de Pablo Escobar est encore présent pour certaines personnes en Colombie aujourd’hui. Vous l’avez ressenti ?
Avant même de signer avec Netflix, j’ai voulu aller sur place pour voir l’endroit ou Pablo avait vécu. Je me suis donc rendu à Medellín, tout seul, et je suis allé à Barrio Escobar, l’endroit où il avait construit des centaines de maisons pour les donner aux pauvres. Quand vous allez là-bas, la première chose que vous voyez, c’est un mur avec le visage de Pablo et celui de Jésus-Christ. Depuis l’extérieur,
J’avais juste cette image d’un homme un peu obèse qui était un des pires criminels du XXe siècle
Wagner Moura
vous pouvez voir que toutes les maisons ont des photos de Pablo à l’intérieur et si vous dites du mal de lui là-bas, ça peut vraiment mal se passer pour vous. En même temps, il faut se mettre à la place de ces gens : ils sont très, très pauvres, personne ne se soucie d’eux et tout à coup, quelqu’un arrive et leur donne une maison. Bien sûr, la très grande majorité du pays a un regard critique sur Escobar mais pour eux, Pablo, c’était cette personne généreuse avec eux, pas le criminel qui a tué des milliers de personnes.
Dans les endroits où l’État ne rentre qu’avec la police, ce sont les trafiquants de drogue qui contrôlent la communauté. Ils se voient un peu comme ceux qui prennent la place là où l’État est absent : ils résolvent les problèmes entre les voisins, vont donner des choses à ceux qui en ont besoin, faire leur propre justice. Là-bas, les gens détestent la police car elle représente le visage de la violence. Le Brésil et la Colombie ont beaucoup de similarités sur ce point, la police est surtout là pour protéger l’État contre les pauvres. C’est pour ça qu’à mon avis, c’est facile pour eux de se sentir proches d’une figure qui ne représente pas l’État. “Cet homme a une mitraillette mais il donne des médicaments à mon fils, alors merde à la police.”
C’était dangereux de tourner en Colombie ?
Nous n’avons pas eu de problème pendant le tournage. Mais oui, ça peut être dangereux pour n’importe qui dans la rue, vous pouvez vous faire agresser, voler, ça peut arriver. Mais bon, étant brésilien je suis habitué à ce genre de choses. Cela dit, tout le monde nous a soutenus lorsqu’on faisait la série, les Colombiens et l’État nous ont beaucoup aidés. Ils pensent que c’est important de raconter le passé pour éviter que cela ne se reproduise dans le futur. En Colombie, tout le monde connaît quelqu’un qui s’est fait tuer par Pablo Escobar, il est l’inventeur du narcoterrorisme. Bogota était la ville la plus dangereuse du monde quand il était actif, ce gars a fait exploser un avion pour tuer un seul homme. C’est impressionnant de voir comment ils ont tout reconstruit, mais les cicatrices sont encore vives.
Selon vous, quelles étaient les motivations de Pablo Escobar ?
Il n’y avait pas que l’argent, il était très différent du reste du cartel de Medellín. Pablo voulait être accepté, il voulait qu’on l’aime. Il voulait être le présent et le futur de la Colombie et il y pensait en être capable. Je pense qu’il voulait vraiment faire tout ce qu’il pouvait pour aider les pauvres. Les différences de richesses sont toujours l’un des plus gros problèmes de nos pays. Pablo était l’homme le plus riche du pays mais il n’était pas accepté. Ses enfants ne pouvaient pas aller aux écoles de l’élite, il ne pouvait pas aller au country club. Donc, je pense qu’une partie de son combat contre l’État était en fait un combat contre l’élite de la société colombienne.
Par Jonathan Vayr
Guillaume Long est le nouveau ministre de la Culture équatorien. Il est jeune –38 ans–, porte la chemise sans cravate, et préfère le tutoiement au vouvoiement. Il est aussi français, émigré outre-Atlantique. De retour au pays cet été, entre Paris et le Festival d’Avignon, Guillaume Long est venu parler révolution citoyenne, Val-de-Marne et coup d’État. En français ou en espagnol ? “Me da igual.”
Par Pierre Boisson
La nomination de Guillaume Long au poste de ministre de la Culture par le président équatorien, Rafael Correa, le 15 mars 2015.
Vous êtes, depuis mars dernier, le ministre de la Culture équatorien mais un ministre un peu particulier : vous êtes né et avez grandi en France. Comment vous-êtes vous retrouvé en Équateur ?
Je suis effectivement né à Créteil, j’ai vécu dans une banlieue parisienne qui s’appelle Sucy-en-Brie et j’allais à l’école à Nogent-sur-Marne. J’ai grandi en banlieue quoi ! Mais j’étais déjà passionné par la politique et notamment par la fièvre révolutionnaire qui s’emparait de l’Amérique centrale. À 18 ans, après mon bac, j’ai quitté l’Europe. Un grand voyage. J’ai commencé par l’Amérique centrale, le Nicaragua, le Salvador, le Honduras, le Guatemala. C’était en 1995, c’était l’explosion du néo-zapatisme, j’étais tout jeune et ça a été très important dans ma formation. J’ai côtoyé les Sandinistes, le FMLN (Front Farabundo Martí de libération nationale, parti politique salvadorien, ndlr), etc.
Vous avez croisé la route du sous-commandant Marcos ?
Je ne l’ai pas rencontré mais j’ai vu plusieurs de ses commandants. Mais je ne voudrais surtout pas faire croire que j’ai eu un rôle important, j’étais avant tout un témoin. Remarque, peut-être que je l’ai vu de loin, après une réunion importante. On attendait tous dehors et puis ils sont sortis, masqués. À l’époque, pour moi, c’était du romantisme révolutionnaire, tout au plus, mais cela a mûri petit à petit en quelque chose de plus responsable. Finalement, j’ai connu l’Équateur, je m’y suis marié, mes enfants sont équatoriens. Et, après un doctorat à Londres, je suis finalement devenu prof d’histoire et de relations internationales en Équateur.
Vous êtes aujourd’hui ministre du processus de “révolution citoyenne” impulsé par le président Rafael Correa. Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour votre fonction ?
On vit une effervescence démocratique comme on n’en avait pas vu depuis longtemps. Dix élections en huit ans, c’est une leçon de démocratie, même pour l’Europe. Et pas seulement la démocratie électorale : la démocratie sociale, économique, la redistribution, et la participation citoyenne. La démocratie, ce n’est pas seulement voter pour des autorités avec lesquelles on a ensuite plus de contact pendant quatre ans, la démocratie c’est le pouvoir au peuple. La révolution citoyenne est par ailleurs hyperinstitutionnaliste. On a établi une nouvelle Constitution, on a créé plus de 40 lois, c’est une réforme de l’État de fond en comble. Le ministère de la Culture n’existait pas il y a sept ans ! Tous les ministères ont changé, toute la structure de l’État a changé.
Vous avez d’ailleurs participé au grand ménage lors de votre précédent poste, au ministère de l’Éducation…
“On vit une effervescence démocratique comme on n’en avait pas vu depuis longtemps”
Ministre de la Connaissance et du Talent humain en réalité ! Mais c’est vrai, j’ai fermé quatorze universités car elles ne fonctionnaient pas bien, et on en a ouvert quatre de bonne qualité. Celles qu’on a fermées étaient des universités de garage, créées pendant les années 90 pour vendre des diplômes plus que pour enseigner. Il y avait une terrible fraude académique. Être ministre aujourd’hui en Équateur, c’est radicalement différent de ce que c’était il y a quinze ans ou de ce que ça peut être en France. Ici on construit un système, alors qu’en France il faut l’administrer. En termes d’éducation, on avait par exemple 50% des jeunes qui n’allaient pas à l’école. Or ces écoles, il faut les construire. En France, les ministres ne sont pas des constructeurs, les écoles existent. Et en même temps, il ne suffit pas de construire, il faut aussi mettre l’accent sur la qualité pour faire le saut vers le développement et vers le changement de notre matrice productive. On ne veut plus être autant dépendant des matières premières, on veut avoir une économie plus diversifiée, dans le secteur industriel mais surtout dans l’économie du savoir. Cela veut dire d’énormes investissements publics dans l’université, dans les laboratoires, dans la recherche. L’Équateur est le pays d’Amérique latine avec le plus fort taux d’investissement dans le secteur universitaire avec 2,3% du PIB, alors que c’est en moyenne 0,8% dans la région et 1,7% au sein de l’OCDE.
Cette politique menée par le gouvernement Correa ne va pas sans heurts. Après une tentative de coup d’État en 2010, de grandes manifestations se développent à travers le pays ces derniers jours.
Le processus crée nécessairement des oppositions car il touche à des intérêts. Tout le monde veut changer la société, mais tout le monde ne veut pas se changer soi-même. C’est le problème des grandes transformations historiques. Tout le monde veut vivre dans un monde meilleur, dans un pays avec des droits, avec un contrat social, mais quand il s’agit d’assumer des obligations soi-même, c’est toujours un peu compliqué.
Manifestions contre la politique du président Correa en Équateur, le 15 août 2015.
Où étiez-vous lors de la tentative de coup d’État du 30 septembre 2010 au cours de laquelle Rafael Correa avait été séquestré par des policiers ?
J’étais dans la rue pour défendre mon président, comme beaucoup de monde. À l’époque je n’étais pas membre du gouvernement, même si j’étais proche de certains ministres. Petit à petit, les citoyens se sont dirigés vers l’hôpital où Rafael Correa avait été enfermé et ils ont entouré les policiers. Tout le monde était dans la rue, j’en faisais partie, je me suis fait taper dessus. Le président a finalement été libéré mais six personnes ont quand même perdu la vie ce jour-là.
Le coup d’État est-il toujours une menace pour votre gouvernement?
Malheureusement, les secteurs les plus réactionnaires en rêvent. Des tentatives, c’est possible, mais je ne crois pas que la menace d’un coup d’État réussi soit réelle. Huit ans après sa première élection, Correa est à 65% d’opinion positive dans les sondages. Et il y a 100 députés de notre parti sur 137 au Parlement, c’est une majorité plus qu’absolue. Dans un cas hypothétique de coup d’État, il faudrait aussi dissoudre le Parlement. Cela serait vraiment un coup d’État d’extrême droite, fasciste, du style Pinochet. Je ne pense pas que cela soit un scénario plausible, ce serait inacceptable pour la population, pour nos forces armées, et pour nos voisins. J’ai toujours craint un attentat contre la vie du président plutôt qu’un coup d’État. Les coups d’État, même dans le cas de Salvador Allende, se font quand il y a une forte baisse de popularité, quand on arrive sous le socle des 20%. Monter un coup d’État contre Rafael Correa, avec 65%, c’est un suicide, c’est aller vers une guerre civile.
Le gouvernement Correa est parfois décrit comme un modèle de réussite et de changement social, parfois accusé d’autoritarisme. Comment expliquez-vous cette différence de perception ?
De manière générale, les médias européens et nord-américains ont une lecture assez pauvre de ce qui se passe en Amérique latine. Ils comprennent mal. Il y a une sorte de peinture à gros traits qui voudrait dessiner les processus politiques comme celui de l’Équateur comme des processus autoritaires, alors que c’est tout le contraire. C’est presque un stéréotype colonial, on l’a vu avec le traitement de Chavez. “Ces gens tropicaux pas très sérieux”, ce “populisme tropical”. Il y a aussi un défaut de contextualisation de ce qui se passe en Amérique latine. La plupart des sociétés latino-américaines sont très semblables à ce qu’était l’Europe du XIXe siècle. L’Amérique latine, c’est Oliver Twist. Des grands oligarques, des inégalités énormes. C’est l’économie des planteurs avec une droite de planteurs, non républicaine. Bien sûr, c’est plus compliqué car c’est aussi une Amérique latine avec des iPhone et des iPad, mais on oublie qu’être de gauche et révolutionnaire en Amérique latine, c’est lutter contre un contexte souvent quasi féodal, avec des inégalités obscènes et une pauvreté qui devrait nous faire honte.
C’est possible de conduire le “socialisme du XXIe siècle” dans une telle société ?
“De manière générale, les médias européens et nord-américains ont une lecture assez pauvre de ce qui se passe en Amérique latine”
Aujourd’hui, ce qu’on fait en Équateur, c’est la construction d’un État-nation. La refondation d’une patrie. Avant Correa, on avait connu sept présidents en dix ans. Le dernier à avoir terminé son mandat, c’était en 1996 ! En 1999, on a connu une grande crise bancaire avec 17 banques qui ont fait faillite. Deux millions de personnes ont émigré entre 1997 et 2003, sur treize millions d’habitants. Une base militaire américaine nous a été imposée. Toutes sortes de choses qui nous posaient une question : est-ce qu’on existait vraiment en tant que pays ? Le gouvernement Correa, c’est donc d’abord un gouvernement de retour de la viabilité de l’Équateur dans le système international, de retour de l’État, mais aussi de retour de la Nation équatorienne.
Par quelle politique de la culture cela peut-il se traduire ?
Il faut démocratiser la culture, que ce ne soit pas seulement pour les élites ou pour les artistes, il s’agit de promouvoir les droits citoyens à la culture. C’est souvent un problème des pays pauvres : il y a de la création culturelle mais pas toujours le public pour cette culture. Il y a du cinéma équatorien mais pas forcément du public pour ce cinéma, puisque nous vivons encore sous l’égide du vieil impérialisme culturel nord-américain. Tout le monde veut voir Hollywood. Nous, on croit à la vraie diversité, pas à la fausse diversité du marché. Le capitalisme nous a vendu l’idée qu’il était divers et qu’avec le socialisme, tout était gris, tout le monde s’habillait ou mangeait pareil. Mais la consommation capitaliste tend aussi vers l’homogénéisation, on le voit dans la mode, le cinéma, etc. Il faut qu’on prouve que le socialisme peut être divers. Cela ne veut pas dire homogénéiser, exclure, ou être moins cosmopolite. On ne veut pas un anti-impérialisme chauviniste, mais un anti-impérialisme universaliste.
Par Pierre Boisson
Candidat Calimero de la présidentielle 2007, il se plaignait de n’avoir que onze minutes et trois secondes d’antenne mais avait, néanmoins, convaincu 123 540 personnes de voter pour lui, avant de disparaître complètement des radars. Mais Gérard est toujours vivant, et autant le dire tout net: il annonce le pire à venir.
Alexandre Pedro
Gérard et son village.
“Je suis à mon bureau 50 heures par semaine, je n’ai pas de directeur de cabinet ou directeur de machin comme les maires de grandes villes. Eux, ils signent juste les papiers. Moi, je fais tout.” Il est 11h ce mardi, et Gérard Schivardi, 64 ans, assure seul sa permanence à la mairie de Mailhac. Depuis qu’il a rangé ses truelles et sa bétonnière, l’artisan maçon consacre ses journées à sa commune de 500 habitants à 30 kilomètres de Narbonne, dans l’Aude. En attendant de toucher sa pension de retraite –“J’ai déposé mon dossier en avril de l’an dernier”–, il vit sur ses économies et son indemnité d’édile. “Je n’arrive même pas à 500 euros alors que je dépense quatre fois plus en frais de déplacement”, bougonne-t-il. Mais plus que de son sort, Gérard s’inquiète surtout pour son fils, qui a repris l’affaire familiale. “Les politiques ne font rien pour aider l’artisanat, je ne vous parle même pas de la paperasse. La France, c’est beaucoup de directives européennes”, se plaint celui qui avait récolté 0,34 % des suffrages à la tête d’un improbable attelage entre les trotskistes du Parti des travailleurs et un rassemblement de maires de petites communes.
“Mettez-moi en face de Marine Le Pen, vous allez voir comment je vais m’occuper d’elle!”
S’il évoque avec fierté le dynamisme de son village –“On vient d’ouvrir une piscine”– ou déplore le prix de la nouvelle toiture de l’église –“La faute à la loi de 1905”–, Gérard Schivardi a, en vrai, toujours le même combat: “Sarkozy ou Hollande sont juste des marionnettes qui n’ont pas le courage de dire qu’il faut sortir de l’UE et de l’euro pour faire l’Europe des peuples.” Une feuille de route que propose aujourd’hui Marine Le Pen, ce qui a le don de l’agacer. “Elle se régale à piquer toutes mes idées de 2007. Regardez, vous verrez!” Et Gérard de prophétiser une victoire frontiste en 2017 et sa suite logique, “l’inévitable guerre des religions”. Même dans une terre de gauche comme Mailhac, le maire voit le Front national gagner du terrain. “On avait 20 personnes qui votaient toujours extrême droite. Deux d’un grand âge sont morts. Je pensais qu’ils n’étaient plus que 18 mais on a eu 95 électeurs FN lors des dernières élections. Il s’agit d’un mouvement irréversible.” Pour contrer cette flambée, Schivardi a une idée: “Vous me mettez en face, vous allez voir comment je vais m’occuper d’elle! Mais bon, on me censure…”
Heureusement, Gérard n’est pas homme à se laisser emmerder. Il envisage de remettre le couvercle en 2017, si les copains du Parti ouvrier indépendant (POI) sont de la partie. Malgré les vexations de Nicolas Canteloup qui l’imitait en poivrot occitan –“Une blague entre mes sondages et le chiffre quand on souffle dans le ballon”–, Schivardi l’abstinent évoque sa première campagne comme “de très bonnes vacances”. Des congés à budget modéré, bien sûr. “On avait droit à 700 000 euros de frais de fonctionnement, on a dépensé 685 000. J’ai dormi une seule fois à l’hôtel. C’était à Paris. Et encore, j’ai passé la nuit à discuter avec le veilleur portugais.” Gégé a toujours aimé exposer ses idées ; c’est peu dire que la frustration avait été grande en 2007. “La seule avec qui j’avais vraiment pu parler politique, c’était Laurence Ferrari sur Canal+. Je m’étais régalé.” Marine Le Pen, Laurence Ferrari: apparemment, Gérard Schivardi préfère parler aux blondes.
Alexandre Pedro
Ils sont de plus en plus nombreux à squatter les bâtiments abandonnés pour en faire des lieux de création et d’expression. En plein cœur de Paris ou en périphérie, ils donnent une seconde vie à ces endroits. De la soirée à thème aux vernissages d’expos, en passant par l’organisation de déjeuners de quartiers, ils changent l’idée que l’on peut se faire des squats. Démarche militante ou simple envie d’embêter les voisins, ces nouveaux ateliers d’artistes ont le vent en poupe. Au point de passer de l'illégalité à la légalité.
Léa Lestage
Alexandre Gain dans son atelier.
“Ce que j’aime c’est remplir des espaces qui n’ont pas vocation à être habités.” Silhouette longiligne, grands yeux clairs et bretelles sur les épaules, Alexandre Gain reçoit entre deux gorgées de bière. Président du collectif artistique associatif de l’Ourcq dans XIXe arrondissement de Paris depuis 2012 et aujourd’hui installé à Bagnolet, il n’en est pourtant pas à son coup d’essai. Il y a quelques années déjà, il sillonnait Paris et ses environs avec un pote, à la recherche du spot idéal : “Depuis mes 18 ans je squatte des lieux inoccupés. Au début, j’organisais des teufs, des free-parties, c’était un délire entre potes, maintenant ça a changé.”
C’est d’abord au bien nommé Point G, dans le nord de Paris, qu’il officialise son premier squat artistique officieux. Installé dans une ancienne gare, cet espace de vie est tourné vers la communauté. “J’avais envie de plus, de changements”, explique-t-il. On voulait créer de l’interaction avec nos voisins et pas seulement faire quelque chose pour nous. On n’avait pas mal de matos. Quand les écoles ou des associations organisaient des fêtes, on le leur prêtait.” Une vraie vie de quartier commence alors. Les dîners, déjeuners et expositions renforcent les liens. Ici, ils finissent par faire partie intégrante du paysage. Enfin, presque : “Soit on nous adorait, soit on nous détestait. Certains nous voyaient comme des personnes gênantes, ils voulaient qu’on parte.” Ce qui devait arriver arriva. En 2013, poursuivis par la justice, ils sont obligés de partir. La joyeuse bande de potes s’installe alors au Wonder, ancienne usine de piles située à Saint-Ouen. “Un endroit qui n’est pas ouvert au public mais juste à la communauté d’artistes qui y travaille”, pose-t-il. Sauf que garder tout pour soi, ce n’est pas vraiment son truc. Une fois n’est pas coutume, c’est lui qui quitte l’aventure.
Alexandre Gain en plein ménage.
“Une sommation de quitter les lieux, on en à déjà reçu. Mais il en faut plus pour nous virer”
Aujourd’hui, du haut de ses 24 ans, Alexandre a posé ses valises à l’Amour –décidemment–, du côté de Bagnolet. Dans cette ancienne entreprise hollandaise désaffectée, il n’y a ni eau courante, ni Internet, mais de quoi vivre d’amour et de bière fraîche. “Ce qui me choque, ce n’est pas que les artistes n’aient pas de lieu de travail, mais le fait qu’on puisse laisser des endroits inhabités, se révolte-t-il. Des sommations de quitter les lieux, on en a déjà reçues. Mais il en faut plus pour nous virer.”
Sol en béton, débit de boisson illégal, poutres apparentes et gravas en tout genre jonchent le sol. L’Amour est un joyeux bordel qui abrite une dizaine d’occupants, français et étrangers. “Il y a même des mecs du quartier qui viennent nous rendre visite. Quand ils n’ont rien à faire, ils se posent ici pour discuter.” Rencontrés au détour d’un bar, les artistes sont là pour quelques temps et profitent de cette vie de bohème pour faire des rencontres. La maisonnée vit au rythme de ses envies. Ils ne paient ni loyer ni charges. Leurs activités évènementielles ne permettent pas de couvrir tous les frais, alors ils ont chacun un boulot à côté. “On organise des évènements qui conduisent plus à de la perte qu’à du bénéfice. Les prix sont libres, alors ceux qui veulent nous aider donne un peu plus”, avance le maître des lieux. L’Amour risque un jour de fermer ses portes, et si ce n’est pas le cas, Alexandre partira quand même à la recherche d’un autre squat où s’épanouir : “Je suis jeune et ce que je fais aujourd’hui ce ne sera plus possible dans quelques années. Je travaille dans la menuiserie, l’ébénisterie, ce qui me permet de gagner un peu d’argent et de faire le choix de vie que j’ai. M’installer dans un appartement avec mon petit confort, ça n’est vraiment pas d’actualité.” Tandis qu’une jeune femme passe, serviette sous le bras à la recherche d’une douche, un autre se promène torse nu, clavier à la main. Les autres tournent déjà à la vodka sous le soleil de plomb. Ils s’apprêtent à chevaucher leurs bécanes savamment réparées dans le garage associatif d’à côté. Au programme du soir c’est concert de Schlaasss, groupe de rap-electro-punk. Et demain ? On verra. Ici, le temps semble suspendu.
Une exposition à l’Amour.
De l’illégalité à la légalité
À Paris, depuis cinq ans déjà, la ville a développé une politique proactive face à ces mouvements d’occupations. “On n’est pas dans une démarche de répression. Les lieux de ‘squat dur’ ne sont pas acceptés mais des conventions sont attribuées régulièrement à des associations et collectifs qui en font la demande”, explique Théo Lecourbes, chef de cabinet du premier adjoint au maire de Paris Bruno Julliard, également chargé de la culture. Selon la pertinence des projets, différents lieux inhabités sont proposés. “Entre deux réaménagements d’un espace, le temps de latence est mis à profit de ceux qui en font la démarche. La durée de l’occupation par les collectifs peut durer en moyenne entre un et trois ans, le temps d’engager des travaux”, précise-t-il. Le cadre de l’installation est conventionné, permettant ainsi aux habitants d’un temps de se projeter sur une durée déterminée et de ne pas se sentir menacés par les autorités. “Les gens sont friands de ces endroits car ils leurs permettent une grande liberté à l’intérieur puisqu’ils vont être reconstruis par la suite.” renchérit-il. Alors que la caserne militaire de Reuilly –célèbre dans le XIIe arrondissement de Paris pour sa réappropriation par des collectifs d’artistes et des associations– s’apprête à fermer ses portes le 31 août, la mairie de Paris a réussi à reloger six associations sur sept. “On se réjouit de ces démarches et on les soutient. On préfère encadrer et donner des possibilités plutôt qu’ils s’installent dans l’illégalité”, se félicite l’adjoint de Bruno Julliard. Un cadre légal que n’a pas encore emprunté Eliott Ness, 23 ans, installé depuis cinq ans dans une usine abandonnée avec ses amis. Cet espace, ils l’ont baptisé L’Arche. Il raconte : “On a trouvé le lieu puis posé une chaîne. Cet endroit est devenu le nôtre. On pense organiser des portes ouvertes pour que le public puisse venir voir ce que l’on fait.” À travers cette volonté de liberté, de création, de solidarité et de partage, ces squats –conventionnés ou non– posent finalement, en creux, la question du logement dans les grandes métropoles.
Les adresses à visiter :
Le plus bohème : l’Amour
24 rue Molière
93170 Bagnolet
Le plus familial : La Petite Maison
8 rue Godefroy Cavaignac
75011 Paris
Le plus complet : La Passerelle
5-7 avenue Louis Pasteur
92220 Bagneux
Le plus branché : 59 Rivoli
59 rue de Rivoli
75001 Paris
Léa Lestage
Avec quatre ascensions aujourd'hui, la 19e étape du Tour de France ressemble à un chemin de croix pour les coureurs. Une analogie qu'empruntait déjà , il y a plus de 100 ans, le poète et romancier français Alfred Jarry. Passionné de vélo, l'inventeur de la “Pataphysique” racontait l'épisode biblique à la manière d'un journaliste sportif commentant une course cycliste.
Preuve de l'avant-gardisme de son auteur, ce texte, paru dans la revue Le Canard Sauvage en 1903, précédait de quelques mois la première édition du Tour de France.
Par Alfred Jarry
La montagne, ça vous gagne.
“Barrabas, engagé, déclara forfait.
Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu’il n’eût simplement craché dedans – donna le départ.
Jésus démarra à toute allure.
En ce temps-là, l’usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc, Jésus, très en forme, démarra, mais l’accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d’épines cribla tout le pourtour de sa roue avant.
On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d’épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneus increvables. Celui de Jésus, un sigle-tube de piste ordinaire, ne l’était pas.
Les deux larrons, qui s’entendaient comme en foire, prirent de l’avance.
Il est faux qu’il y ait eu des clous. Les trois figurés dans des images sont le démonte-pneu dit ‘une minute’.
Mais il convient que nous relations préalablement les pelles. Et d’abord décrivons en quelques mots la machine.
Le cadre est d’invention relativement récente. C’est en 1890 que l’on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l’un sur l’autre. C’est ce qu’on appelait la bicyclette à corps droit ou à croix. Donc Jésus, après l’accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l’on veut sa croix.
Des gravures du temps reproduisent cette scène, d’après des photographies. Mais il semble que le sport du cycle, à la suite de l’accident bien connu qui termina si fâcheusement la course de la Passion et que rend d’actualité, presque à son anniversaire, l’accident similaire du comte Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce sport fut interdit un certain temps, par arrêté préfectoral. Ce qui explique que les journaux illustrés, reproduisant la scène célèbre, figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes. Ils confondirent la croix du corps de la machine avec cette autre croix, le guidon droit. Ils représentèrent Jésus les deux mains écartées sur son guidon, et notons à ce propos que Jésus cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but de diminuer la résistance de l’air.
Notons aussi que le cadre ou la croix de la machine, comme certaines jantes actuelles, était en bois.
D’aucuns ont insinué, à tort, que la machine de Jésus était une draisienne, instrument bien invraisemblable dans une course de côte, à la montée. D’après les vieux hagiographes cyclophiles sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d’un dispositif qu’ils appellent ‘suppedaneum’. Il n’est point nécessaire d’être grand clerc pour traduire : ‘pédale.’
Juste Lipse, Justin, Bosius et Erycius Puteanus décrivent un autre accessoire que l’on retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi le cycliste se met à cheval : manifestement sa selle.
Ces descriptions, d’ailleurs, ne sont pas plus infidèles que la définition que donnent aujourd’hui les Chinois de la bicyclette : ‘Petit mulet que l’on conduit par les oreilles et que l’on fait avancer en le bourrant de coups de pied.’
Nous abrégerons le récit de la course elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages spéciaux, et exposée par la sculpture et la peinture dans des monuments ‘ad hoc’ :
Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C’est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s’alarma.
Le bon entraîneur Simon de Cyrène, de qui la fonction eût été, sans l’accident des épines, de le ‘tirer’ et lui couper le vent, porta sa machine.
Jésus, quoique ne portant rien, transpira. Il n’est pas certain qu’une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son kodak, prit un instantané.
La seconde pelle eut lieu au septième virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la troisième fois, sur un rail, au onzième.
Les demi-mondaines d’Israël agitaient leurs mouchoirs au huitième.
Le déplorable accident que l’on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment dead-heat avec les deux larrons. On sait aussi qu’il continua la course en aviateur… mais ceci sort de notre sujet.”
Alfred Jarry en bicyclette.
Par Alfred Jarry
Le journaliste américain Roland Lazenby a passé 30 ans de sa vie à couvrir la carrière de Michael Jordan. Sept cent vingt pages et deux burn out plus tard, il publie une biographie “définitive” qui donne à comprendre une personnalité complexe. Un pavé qui retrace l’épopée MJ. Des galères de ses ancêtres à ses échecs en tant que président des Charlotte Hornets, en passant par ses années de jeune basketteur maigrichon et sa tyrannie au sein du vestiaire de l'une des meilleures équipes de l’histoire de la NBA. Un bouquin qui n’hésite pas à mettre en avant la part d’ombre de “His Airness”.
Par Arthur Cerf
Michael Jordan en 1992.
Beaucoup de livres ont été écrits au sujet de Michael Jordan. Vous l’avez dit vous-même. Pourquoi avez-vous décidé d’écrire cette ‘biographie définitive’ ?
J’ai d’ailleurs écrit quelques-uns de ces livres sur Michael Jordan. Mais je me suis dit qu’il y avait encore beaucoup de choses à son sujet que nous ne comprenions pas tout à fait. D’abord, ce livre situe Michael dans un contexte familial. Personne n’a jamais vraiment regardé du côté de sa famille. Et une fois qu’on l’observe dans cet environnement familial, ça change notre compréhension de pas mal de choses. Le livre propose une compréhension de Jordan dans un nouveau contexte, une nouvelle manière de regarder cette icône qui a bouleversé la culture globale.
À propos de ce ‘contexte familial’ dans lequel vous situez Michael Jordan, vous retracez de manière très détaillée la vie de ses ancêtres, et en particulier son arrière-grand-père Dawson Jordan, né en 1891. Comment avez-vous pu récupérer toutes ces informations ?
C’était très dur. Cette partie du livre m’a demandé beaucoup de travail et pris pas mal de temps. J’ai dû passer en revue près de 5 000 certificats de décès de la région de Coastal Plain (région à l’est de la Caroline du Nord, ndlr). Il fallait recoller toutes les pièces de cette histoire, pas seulement l’histoire de Dawson et de sa mère, mais aussi de la communauté dans laquelle il vivait. Et il fallait examiner précisément le métayage de l’époque. Et en fait tous les petits éléments liés à l’histoire des États-Unis dont on ne parle jamais vraiment quand on parle de races et d’économie. Le métayage est un élément tombé aux oubliettes dans l’histoire américaine.
Et pourquoi commencer ce livre avec la naissance de Dawson Jordan ?
Eh bien, j’avais à cœur d’honorer les Afro-Américains du passé. Je voulais parler de ces gens opprimés par une Amérique très raciste. Quand j’étais petit, je vivais dans le sud de la Virginie et j’ai eu la chance de me faire des amis, des Afro-Américains. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que les parents de mes amis étaient particulièrement maltraités, même si on était dans les années 60 à ce moment-là. C’est quelque chose qui m’a marqué. Et donc, j’avais à cœur de retrouver un des proches ancêtres de Michael Jordan. Il est devenu clair, à mesure que j’avançais dans mes recherches, que Michael Jordan idolâtrait cet homme, cet arrière-grand-père, ce Dawson Jordan, qui mesurait 1,67 mètre et qui était estropié. Cet homme a été le patriarche de la famille Jordan et pour moi, ça a donc été une forme de sélection naturelle. C’était un personnage tellement puissant, déterminé et robuste, dont la vie est en contraste total avec celle de son arrière-petit-fils. Ce contraste est intéressant en lui-même puisqu’il dit quelque chose de l’évolution de l’histoire et de la culture américaine. Finalement, j’ai laissé cette histoire couler d’elle-même. Certains l’ont adorée. D’autres, des fans purs et durs de basket, ont détesté cette partie.
Et pourtant, cette partie est peut être la plus importante. Tout le monde sait que Jordan était athlétique mais beaucoup de joueurs athlétiques n’ont pas connu son succès en NBA. Votre idée c’est que sa compétitivité est le produit de générations ?
Exactement. Et de la même manière, du côté de sa mère, il y avait des gens particulièrement robustes. Son grand père maternel était un des rares métayers à avoir connu un succès financier dans l’agriculture. Il n’était pas quelqu’un d’agréable sur le plan humain mais il a réussi. Et ce sont des caractéristiques qu’on retrouve chez Michael. Tout ce background familial a été essentiel dans la construction du caractère de Michael Jordan. J’ai eu quelques discussions avec une société de production qui voudrait faire de ce livre une série pour HBO et la partie qui les intéresse le plus est celle sur Dawson Jordan. Mais je n’en sais pas plus à ce sujet.
Au sujet de sa famille, vous développez beaucoup sur la rivalité entre Michael et son frère Larry…
La rivalité entre frères, c’est quelque chose ! Cette rivalité était viscérale pour Michael et son frère qui était plus vieux de onze mois. Mais Michael était plus grand et l’emportait souvent. Ils jouaient des matches très physiques. Comme Georges Mumford (psychologue des Bulls dans les années 90, ndlr) me l’a expliqué, toute la compétitivité de Michael s’est réalisée dans cette rivalité entre frères et ces matches en un contre un qu’ils disputaient. Et c’est avec ce même esprit de compétition que Michael se comportait avec ses coéquipiers. Il était tout le temps en train de les tester, de leur lancer des défis. Dans les interviews que j’ai réalisées pour ce livre, James Worthy (coéquipier de Jordan durant sa première année à North Carolina, ndlr) décrit Jordan comme une brute envers ses coéquipiers. Il n’arrêtait pas de les provoquer pour les prendre en un contre un. C’était aussi sa manière de se tester lui-même. Et plus tard aux Bulls, il y avait sans arrêt des joueurs, un peu marginaux, qui défiaient Jordan en un contre un. Ils ne réalisaient pas bien ce qu’ils s’apprêtaient à prendre.
Jordan a grandi dans un environnement raciste et dans votre livre, vous parlez d’un moment de sa vie où il détestait les Blancs…
Oui, c’est quelque chose qu’il a dit, rétrospectivement, dans une interview au magazine Playboy en 1991. Michael est allé dans des écoles soumises à la ségrégation raciale. Il venait d’avoir un problème de nature raciste à l’école. Son arrière-grand-père venait de mourir et c’était un moment assez historique aux États-Unis : le feuilleton Roots passait à la télévision (adaptation du roman d’Alex Haley publié en 1976, qui retrace l’histoire d’une famille afro-américaine en Amérique du Nord, de l’époque de l’esclavage à l’époque contemporaine, ndlr). Donc tout ça se mélangeait dans la tête du Michael adolescent et pendant une année, il avait une vraie colère raciale. Mais ses parents, sa mère en particulier, ont coupé court à ces sentiments. Sa mère ne tolérait en aucun cas qu’on puisse être aigri, frustré ou cynique vis-à-vis de ça et elle considérait que ça finirait par porter préjudice à Michael. Mais finalement, Michael n’a pas vraiment été atteint par le racisme systématique, qui a affecté et qui affecte encore les Afro-Américains. Son talent lui a permis d’avoir une belle vie et de régner sur la pop culture. Il ne serait pas du genre à se poser en victime.
Vous développez toute une partie sur le ‘cynisme’ de Michael Jordan aux Bulls. Était-ce un tyran envers ses coéquipiers ?
Difficile de définir Jordan comme autre chose qu’un tyran. C’est ce que m’a dit Phil Jackson : c’était super de l’avoir sur le terrain, capable de réaliser des prouesses pour détruire l’équipe adverse. Mais le problème avec Jordan, c’était entre les matches, quand il fallait vivre ou sortir avec lui. Il était difficile, il avait cette arrogance. Il était arrogant dès le début mais ça n’avait rien d’extraordinaire. Beaucoup de jeunes joueurs talentueux gagnent beaucoup d’argent très tôt et s’attendent à devenir de grands joueurs très rapidement. Et beaucoup de choses sont venues frustrer les ambitions de Michael. Quand il est arrivé aux Bulls, l’équipe était très mauvaise et composée de joueurs qui se sont révélés être des cocaïnomanes. La grande réussite de Phil Jackson, c’est d’avoir réussi à couper court à ce cynisme et d’avoir permis à Michael de se découvrir de nouveaux talents sur le terrain. Mais parfois après les matches, au fond du bus, il buvait quelques bières avec ses coéquipiers. Et il humiliait littéralement son general manager Jerry Krause devant tout le monde. C’était le mauvais côté de Michael Jordan. Ce comportement a créé un malaise dans l’équipe, ça a créé des frustrations, développé une colère qui existait déjà et ça a tout brisé à un moment où les Bulls auraient pu remporter un nouveau titre. Ça a ruiné les relations humaines au sein de l’équipe.
Pour ce livre, vous vous êtes entretenu avec Georges Mumford, psychologue des Bulls dans les années 90. Il pensait que Jordan était bipolaire et maniaco-dépressif.
Il a observé Michael en 1995 et s’est dit : ‘C’est impossible qu’un homme de cet âge (32 ans, ndlr) puisse soutenir cette énergie.’ Mais il s’est finalement rendu compte que le caractère compétitif de Jordan était sa nature, que c’était son approche quotidienne. Il avait du mal à y croire.
En 2009, Jordan est rentré au Hall of Fame. Vous dites dans le livre que son discours en a surpris plus d’un. Vous l’avez ressenti comment ce discours ?
Les gens s’attendaient à ce que Jordan remercie tout le monde, qu’il se montre sympathique, etc. Mais lui essayait simplement d’expliquer qui il était. D’expliquer sa nature de compétiteur. Et les compétiteurs ne sont pas des gens particulièrement sympas. Ils sont prêts à tout pour gagner. Ils sont assoiffés de sang, prêts à tous les sacrifices. Et ça les rend compliqués à comprendre.
Ça fait 30 ans que vous suivez Michael Jordan. C’est quoi votre meilleur souvenir de lui ?
C’était contre l’University of Virginia, à Charlottesville, un an après son shoot contre Georgetown (en finale du championnat universitaire NCAA, Jordan inscrit le panier de la victoire, un shoot considéré comme le début de sa légende, ndlr). C’est sans doute le moment le plus incroyable que j’ai couvert sur Jordan. Il était si jeune à l’époque. Virginia était sur une série de 20 ou de 30 victoires d’affilée. Au début du match, North Carolina prend l’avantage mais Virginia revient au score. À ce moment-là, Virginia a six points de retard, Ralph Sampson prend un jump shot puis Michael arrive et lui met un contre tellement puissant que tout le monde se met à sauter dans la tribune de presse. Et là, on s’aperçoit que le coach de Virginia est en train d’applaudir Michael Jordan ! Des années plus tard, il m’a dit qu’il avait été épaté par ce block. J’étais moi-même sous le choc. Quinze ans plus tard, j’étais assis à côté de Michael juste avant un match de Charlotte et il était là, silencieux, en train de boire son café. Je lui ai parlé de ce contre et il m’a dit : ‘Tu sais quoi ? À l’époque, je n’avais aucune idée que je pouvais faire ça, je ne savais pas que je pouvais faire des trucs pareils, j’étais moi-même surpris.’
Comment votre relation avec lui a-t-elle évolué pendant toutes ces années ?
Il parlait davantage aux journalistes quand il était plus jeune. Mais pour ma part, j’ai passé beaucoup plus de temps à l’interviewer et à discuter avec lui à mesure qu’il vieillissait. Ça a été plus facile pour moi parce que Tex Winter (inventeur de l’attaque en triangle et coach adjoint des Bulls de 1985 à 1999, ndlr) était un ami proche. Tex me guidait pour que je puisse poser mes questions et l’approcher. Ce qui était dur, c’est qu’il y avait sans arrêt 30 ou 40 journalistes autour de lui. Et je devais trimer pour essayer de voler une, deux ou trois minutes en aparté avec lui. J’avais ma technique : après les matchs, les Bulls étaient dans le vestiaire et Pippen sortait toujours en premier. Donc tous les journalistes, toutes les caméras, tous les micros se ruaient sur Scottie Pippen. Et pendant ce temps, Jordan était dans le vestiaire, donc j’allais lui poser deux-trois questions, en m’incrustant discrètement. Et avec le temps, j’ai pu grappiller quelques minutes, par-ci, par-là. Tex m’a beaucoup aidé pour ça.
Dans le livre, vous parlez aussi de ses problèmes familiaux, conjugaux, de son addiction aux paris. Vous avez pu approcher le ‘clan Jordan’ pour aborder ces questions ?
C’est très difficile. Il faut être respectueux envers les gens. C’est compliqué d’aller voir du côté des problèmes familiaux. Je ne voulais pas trop m’étendre là-dessus mais c’était important pour comprendre la personnalité de Jordan et la dynamique familiale. Il y a plein de choses qu’on ne saura jamais vraiment, comme par exemple le fait que le père de Michael aurait agressé sexuellement la sœur de Michael. Mais les simples allégations à ce sujet peuvent être dévastatrices pour une famille. Il n’était pas content quand je l’ai vu à Charlotte et que je lui ai dit que j’écrivais sa biographie. Quand on y pense, écrire une biographie sur quelqu’un de vivant, c’est un peu comme réaliser l’autopsie de quelqu’un qui vit encore. Et je lui ai demandé s’il était prêt à en parler mais ça n’est pas le genre de questions que Michael a envie d’aborder. À vrai dire, j’aurais très bien pu écrire cet ouvrage avec lui mais je voulais proposer un regard objectif et indépendant sur sa vie. Je pense avoir écrit une biographie qui donne un peu plus à comprendre cette personnalité extrêmement complexe.
Depuis la publication, vous avez reparlé du livre avez lui ?
J’étais à Charlotte il y a quelques mois. Michael m’a serré la main, il ne voulait pas parler du livre mais je crois que… (il cherche ses mots) je pense qu’il a compris ma démarche. Et je crois qu’il y a beaucoup de choses dans ce livre qui ont aidé Michael. En tant que dirigeant de Charlotte, il fait l’objet de nombreuses critiques. Mais ce livre donne une image plus complète de ce qu’il est et de ce qu’il essaie de faire avec cette équipe. Le rapport des journalistes aux Hornets a changé depuis la publication du livre. Vous savez, pas mal de gens détestent Michael Jordan. Mais beaucoup de gens continuent de l’adorer. Et je crois que ces deux types de personnes ont pu s’identifier à Michael Jordan grâce à ce livre. La discussion est passée de ‘regarde la stupidité de ce que fait Jordan aux Hornets’ à ‘regarde ce qu’il essaie d’accomplir et d’où il part avec cette équipe’. Charlotte était un vrai bordel avant qu’il n’arrive en tant que président. Maintenant, les gens comprennent mieux. C’est vraiment compliqué pour lui d’avoir une deuxième vie. C’est une légende vivante, les gens attendent de lui qu’il soit en tant que propriétaire ce qu’il était sur le terrain. C’est à dire un héros.
Michael Jordan – The life, chez Talent Sport, en librairie depuis le 17 juin.
Par Arthur Cerf
Chaque année, les tempêtes et autres typhons maltraitant les cargos, plus de 10 000 conteneurs se détachent de leur embarcation et déversent leur contenu en tombant dans l'eau sans que l'on puisse rien y faire. Retour sur les déchargements improvisés les plus fous.
Par Romane Ganneval
Des baskets Nike (mai 1990)
Une tempête au sud de la péninsule de l’Alaska emporte quatre conteneurs qui libèrent 61 000 paires de Nike. Fin novembre de la même année, à quelques jours de Thanksgiving, des centaines de chaussures s’échouent sur les plages au nord de l’État de Washington.
Bon à savoir (au cas où) : les chaussures peuvent flotter dix ans et sont portables après avoir passé trois ans en mer.
Des canards en plastique (janvier 1992)
Un porte-conteneurs fait naufrage entre Hong Kong et la côte est des États-Unis et perd une partie de sa cargaison : pas moins de 28 000 canards, quelques tortues, grenouilles et castors en plastique. Fasciné par ce faits divers, l’écrivain américain Donovan Hohn décide alors de partir à la recherche des canards jaunes. Il en tirera un livre : Moby Duck.
Des gants de hockey (1994)
Deux conteneurs de six mètres par douze tombent à l’eau au milieu du Pacifique. Quelques mois plus tard, on retrouvera environ 34 000 gants de hockey, plastrons et protège-tibias échoués sur la côte entre l’Oregon et l’Alaska.
Des LEGO (1997)
Le porte-conteneurs Tokyo Express navigue au large de la Cornouailles en direction de New York lorsqu’il est soudainement frappé par une vague d’une très grande puissance. Le bateau tangue et perd 62 conteneurs. L’un d’entre eux contient 4,8 millions de pièces de LEGO, qui se dispersent dans les eaux salées avant de terminer leur route sur les plages anglaises. Près de vingt ans après l’accident, des petites palmes, petits gilets de sauvetage, petites pieuvres et autres petites bouteilles de plongée du constructeur de jouets danois continuent encore de s’échouer sur le sable.
Des Doritos (30 novembre 2006)
Des biscuits salés Doritos partout, gratuits et en parfait état. Les promeneurs des côtes de Caroline du Nord n’en reviennent pas. Ils se passent le mot et, aidés par des centaines de mouettes, nettoient entièrement les côtes en quelques jours.
Des motos (21 janvier 2007)
Naufrage du cargo MSC-Napoli face aux côtes de Branscombe en Angleterre. La nuit, certains viennent voir ce que la mer leur offre et trouvent… seize énormes motos BMW 1300, flambant neuves. Dans cet article du Monde écrit à l’époque, l’employé de l’auberge voisine, qui avait “choisi la bleue et n’en (revenait) toujours pas”, témoignait : “Une moto à 25 000 livres! Et vous ne me croirez pas : il y avait les papiers dessus, de l’essence dans le réservoir, la clef de contact prête. Je suis parti avec ! »
Du lait en poudre (octobre 2011)
Brisé à 22 kilomètres au large de Tauranga (Nouvelle-Zélande) après avoir touché un récif en pleine tempête, le porte-conteneurs Rena libèrent 300 conteneurs, selon les autorités dont au moins cinq seront retrouvés à Waihi Beach. Avec eux, des dizaines de sacs de lait en poudre.
Par Romane Ganneval
Samedi, amarré dans la rade de Toulon, le porte-hélicoptère Mistral accueillait le Red Bull King of The Rock. Un tournoi de basketball en un contre un qui a enflammé la Marine nationale. Au sens propre.
Par Paul Bemer / Photos : Julien Nicolas pour Society
Il est un peu plus de 15h dans la rade de Toulon samedi et la barrière qui garde l’accès principal du port militaire n’en finit plus de s’affoler. La faute à une petite tente installée à l’entrée qui, à défaut d’afficher les emblèmes de la Marine nationale, arbore le logo de la marque qui donne des ailes. Une tente qui sert surtout de point de rendez-vous à tous les acteurs de ce Red Bull King of The Rock. “C’est n’importe quoi aujourd’hui ! Journée portes ouvertes ! Surtout qu’on est en Vigipirate rouge…”, bougonne l’homme chauve que l’on peut qualifier de physio des lieux et qui, avec son marcel laissant apparaître la Corse ainsi que l’écusson au muguet du Rugby Club Toulonnais accompagné de la mention “Parce que Toulon” tatoués sur ses biceps, ne porte pas tout à fait l’uniforme réglementaire. Bref. Une fois “La Boule” locale contournée, c’est le lieutenant de vaisseau, Magali Chaillou, qui, en sa qualité d’officier de communication de la force d’action navale, fait faire le tour du propriétaire.
Ball île en mer.
Dix minutes de trajet où l’on apprend que la base est une “ville dans la ville qui s’étend sur près de 270 hectares et fait travailler environ 12 000 personnes”. Mais surtout que “la Marine nationale se réjouit d’accueillir un tel événement sur l’un des fleurons de sa flotte”. Le fleuron, justement, le voici qui pointe enfin le bout de son quai d’amarrage : le BPC Mistral, pour Bâtiment de projection et de commandement. Soit 22 000 tonnes d’acier qui servent, pêle-mêle, de porte-hélicoptères, de plate-forme de commandement, d’hôpital et qui renferment aussi “des engins amphibies permettant aux troupes de débarquer sur une plage. Exactement comme en Normandie pendant la Seconde Guerre mondiale”, dixit le lieutenant Chaillou. Sauf que cet après-midi, c’est un tout autre débarquement que les 180 marins du Mistral attendent de pied ferme.
Barack Obama, Rudy Gobert et pompons rouges
Créé en 2010, le Red Bull King of The Rock est un tournoi de streetball en un contre un. C’est surtout le premier et seul événement sportif à avoir été organisé… dans l’enceinte de la prison d’Alcatraz, aka “The Rock”, d’où son nom. Délocalisé ensuite à Taïwan puis Istanbul pour ses éditions 2014 et 2015, l’événement regroupe tout simplement les meilleurs joueurs de one on one de la planète, sélectionnés dans 21 pays allant de l’Angola à la Moldavie, en passant par la Chine, l’Argentine, le Liban ou encore la Russie. Et, donc, la France, Toulon accueillant la finale nationale après des qualifications organisées dans six villes de l’Hexagone.
1 contre 1 devant 100, ça fait combien ? Pas 11-0.
Dans le réfectoire du porte-hélicoptère, qui sert de salle de vie à l’équipage, les calots et autres pompons rouges de la Marine ont laissé place aux New Era siglées Red Bull. Entre le papier peint bambou/bouddha qui aide peut-être les soldats à trouver la plénitude par mer agitée et le cuistot qui colle des vannes à ses “invités”, l’ambiance est décontractée. “On a essayé de s’inspirer de ce qui se fait dans le championnat universitaire américain, où la NCAA (National Collegiate Athletic Association, ndlr) a pour coutume d’organiser des matchs sur un porte-avions de l’armée US, détaille Ibrahima Kandé, l’organisateur de l’événement. Là-bas, c’est tellement important que même Obama vient y assister.” Ici, en revanche, ça l’est un peu moins. Pas de trace de François Hollande. Même Monsieur le Maire et son adjoint aux sports n’ont pas daigné se déplacer. Idem concernant le parrain de l’évènement, Rudy Gobert (joueur français du Jazz d’Utah en NBA), retenu aux États-Unis par sa franchise et qui a dû déclarer forfait au dernier moment. Tant pis pour eux.
Les quatre fantastiques
Les règles sont simples : l’engagement se joue au shifumi, les matchs durent cinq minutes, avec une prolongation de deux minutes prévue en cas d’égalité. Si un joueur prend un 11-0 sec, il sort direct et n’a plus qu’à se jeter à la mer sous les huées du public. Un saut d’une vingtaine de mètres, tout de même, auquel même les plus showmen ont vite renoncé.
Sur les cinquante joueurs qui font leur entrée ce jour-là sur le pont par le monte-charge réservé habituellement aux hélicoptères de combat, quatre ne sont pas passés par les qualif’. Et pour cause, ces quatre fantastiques font partie de la Marine nationale, ont été sélectionnés par l’état-major et invités au tournoi sur wildcard. Anthony, qui va bientôt devenir détecteur anti sous-marin ; Cédric, second maître ; Valmy, le seul marin affecté au Mistral ; et surtout Pierre-Lucas, second maître affecté sur la frégate Guépratte et très bon joueur amateur qui devrait disputer les Jeux mondiaux militaires de basket organisés en Corée du Sud du 2 au 9 octobre prochains.
Évidemment, lorsqu’on leur demande qui a le plus de chance d’aller au bout, trois index pointent de concert vers ce dernier. À raison. Pierre-L, comme l’a surnommé Jamil, le speaker de l’événement, déchaîne les foules jusqu’à sa son élimination en huitièmes de finale face au vainqueur de la qualif’ parisienne. Deux victoires en prolongation font de lui la vraie star du tournoi, acclamée par ses collègues marins à chaque panier marqué. Tout comme Valmy, le régional de l’étape et seul marin à n’avoir jamais joué en club. “D’un autre côté, je suis le seul à avoir été formé uniquement sur les playgrounds. Le seul joueur de streetball de la Marine, c’est moi”, plaisante-t-il en montrant ses sneakers vintage époque Kevin Garnett. “Mes KG, je les ai achetées à Baltimore en 2001, la dernière fois que je les ai portées, c’était en 2004.” Ce qui tend à expliquer pourquoi, objectivement, Valmy est le joueur le moins talentueux du tournoi. Balayé dès le premier match en s’étant fait dunker deux fois sur le scalp. Pourtant, Valmy a reçu les encouragements (et donc une forme de coup de pression) du commandant Benoît de Guibert, seul et unique maître des lieux, et s’est préparé en poussant de la fonte dans la salle de muscu du Mistral, entre un poster du film 300 et des punchlines comme “Tout le monde veut gagner, mais pas tout le monde veut se préparer à gagner” ou “La douleur s’en va, la fierté reste” placardés sur les murs.
Quatre Marines et un hashtag.
Monsieur l’ambassadeur
Autour du Mistral, un zodiac de la Marine patrouille sans relâche. “Pour éviter que des curieux ne s’approchent du navire, mais aussi pour venir en aide à quelqu’un qui tomberait”, explique Ibrahima Kandé. Au vrai, la patrouille secourra surtout deux ballons qui tenteront d’échapper aux 70 degrés qu’affichent les 200 mètres de tarmac brûlés par le soleil. Une véritable fournaise avec pour seule zone d’ombre une tente, où les organisateurs ont prévu beaucoup de Red Bull mais très peu d’eau. Santé oblige, au bout d’une demi-heure de compétition, même les joueurs en plein ramadan se mettent d’accord avec Dieu pour rattraper ce jour un peu plus tard. Dans sa cabine perchée sur une vieille hot-road siglée Red Bull toujours, DJ Bison Vinz enchaîne les classiques de rap US, un béret de la Marine sur la tête. Nas, Ice Cube, House of Pain, DMX, tout y passe. Histoire pour les joueurs d’esquisser quelques pas de danse pour mieux humilier l’adversaire. Un truc que maîtrisent bien certains participants quand d’autres préfèrent la jouer modeste et laisser à la foule le soin de faire craquer celui qui joue en face d’eux.
Est-ce qu’il avait chaud ? Oui.
C’est le cas d’Arnaud, grand blanc barbu qui, après une série de dribbles aussi rapide qu’ambitieuse, met deux fois de suite son adversaire sur les fesses. Provoquant ainsi le seul envahissement de terrain du tournoi. Autre star de la journée : Stefan Ristic, joueur serbe qualifié à Paris et soutenu par l’ambassadeur de Serbie en personne, venu avec sa dame, une grande brune incendiaire beaucoup trop lookée pour l’occasion. Malgré ce soutien de poids, Ristic se fera écraser en huitièmes et mettra près de quinze minutes à s’en remettre. Heureusement pour lui, au moment de son élimination, Monsieur l’ambassadeur est la seule personne de la journée autorisée à descendre du bateau pour griller une clope. Car le commandant de Guibert a imposé une seule consigne : ne pas fumer sur le pont. On ne sait jamais, des fois qu’un mégot tomberait sur une tête nucléaire…
« Comme une pute en défense… »
Plus que du un contre un flashy et aérien, ce King of The Rock se transforme surtout assez rapidement en un concours d’impacts physiques où les gros enfoncent les autres sur du jeu dos au panier. Et dans ce domaine-là, certains ont eu plus de chance que d’autres. Sûr de son fait, Yunss Akinocho, un beau bébé d’une centaine de kilos pour près d’un double mètre et vainqueur de l’étape nantaise, ne daigne même pas s’échauffer. Surnommé “Baby Shaq” par une partie du public, il impressionne d’abord, beaucoup, avant de lui aussi tomber face à Djaoid Bouchaour, champion lillois et révélation de cette finale, sorte d’armoire à glace montée sur des sneakers rose bonbon. “Il a compris le truc, analyse Iban Raïs, sosie de Nicolas Bedos au basket élégant tout en feintes de corps. Il est tanké, arrive à se créer l’espace suffisant pour pouvoir shooter et joue comme une pute en défense.” Multiplier les fautes pour faire vriller l’adversaire : une technique bien connue de toutes les catins du sport mais surveillée de près par Ibrahima, (très) jeune arbitre particulièrement respecté car habitué du Quai 54, le plus prestigieux tournoi de streetball français.
Les deux finalistes, l’un sur l’autre.
La méthode Djaoid tiendra jusqu’en demi-finale, pour finalement craquer face à Yannick Konso, futur vainqueur du tournoi et grand acteur de la “street-scène” tricolore. Un Yannick qui viendra à bout de Thomas Mobisa en finale, histoire de venger son frère, Henrico Konso, finaliste de l’édition 2011 tombé dans l’autre demie. Yannick comme Thomas iront donc représenter la France à Istanbul pour la grande finale mondiale le 29 août. Mais le réel point d’orgue de la journée fut sans aucune contestation possible le concours de dunks précédant la finale. Un pur moment de folie pour les participants, comme pour les marins qui ont pu voir de très (trop ?) près ces nouveaux modèles d’hélicoptères décoller sur leur pont d’envol. Voire leur passer sur le corps. Et parce que toutes les bonnes choses ont une fin, celle de ce Red Bull King of The Rock se trame dans un pub de Toulon. Le Bar à Thym, rebaptisé “Bar à timp” par certains. Les autres, moins affamés, se contenteront de suivre la finale de la Copa America sur les écrans au-dessus du comptoir. Normal. Après l’effort, chacun son réconfort.
Par Paul Bemer / Photos : Julien Nicolas pour Society
Le Tour de France débute aujourd’hui à Utrecht, aux Pays-Bas. Encore la promesse de passer trois semaines sur son canapé, une boisson fraîche jamais trop loin. Mais comme pour les coureurs, la Grande Boucle demande une certaines préparation. Voilà cinq conseils pour bien savourer cette édition 2015.
Par Alexandre Pedro
Le col du Galibier.
Ne pas s’intéresser seulement aux étapes de montagne
Il n’existe rien de pire pour un fan de cyclisme que d’entendre les potes, le beau-père ou la collègue de boulot lui demander : “Alors, c’est quand la première étape de montagne?” Comme si une Coupe du Monde n’avait un intérêt qu’à partir des demi-finales. Le Tour n’est pas qu’une histoire de grimpette et de spectateurs en combo moule-burnes-bob qui courent à côté des cyclistes dans le Tourmalet ou l’Alpe d’Huez. Alors, oui, certaines étapes de plaine peuvent inviter à une sorte de contemplation, mais la montagne accouche parfois (souvent, même, ces dernières années) de souris avec des scénarios prévisibles. Pour de l’épique, du spectacle, il faut voir ailleurs. Qui peut dire qu’il s’est ennuyé lors de l’étape des pavés l’an dernier ? Une folie aquatique où Vincenzo Nibali forgeait sa victoire finale. Le Tour, c’est aussi du vent, des chutes, des sprints furieux, des coups de bordure et de l’inattendu qui surgit en pleine sieste.
Apprendre à goûter l’ennui
Parce que, oui, le vélo est un sport anachronique. À l’ère du zapping et des déficits d’attention, il impose son temps long, très long parfois. Il donne l’impression que rien ne se passe et parfois, effectivement, il ne se passe rien. Le Tour est l’éloge de l’ennui. On sait tous que cette échappée est condamnée (sauf Thierry Adam, bien sûr), on devine que la Sky va se mettre à rouler à tel kilomètre et que Chris Froome va attaquer ensuite le nez collé sur son capteur de puissance. Et puis, sans prévenir, le scénario dévie. Thomas Voeckler manque de gagner le Tour, Lance Armstrong traverse un champ, Miguel Indurain s’effondre dans la montée des Arcs pendant que Luc Leblanc s’envole sur grand plateau, Pedro Delgado arrive en retard à un prologue ou un chien renverse Sandy Casar… Rester sur le qui-vive. Toujours.
Arrêter le french bashing
La dernière fois qu’un Français a gagné le Tour, Laurent Fabius était un jeune et déjà chauve Premier ministre, Coluche et Le Luron se mariaient pour de faux et le Rainbow Warrior coulait. Depuis la dernière victoire de Bernard Hinault, la France a vu des Espagnols, des Italiens, des Anglais, un Allemand et même un Australien parader en jaune sur les Champs-Élysées. Trop mauvais, pas assez entraîné ou dopé, le cycliste français était condamné à un rôle de figurant avec pour seul horizon la petite victoire d’étape les jours de relâche pour les favoris. On se moquait des ambitions contrariées d’un Chavanel ou de la résignation assumée d’un Moncoutié planqué en queue de peloton. Mais l’espoir est revenu. Une génération décomplexée a pris le pouvoir. Péraud l’ingénieur vététiste a été le dauphin de Nibali l’an dernier juste devant Pinot, le grimpeur qui vit encore chez papa-maman. Pinot, mais aussi Bardet, le premier de classe, ou le trio Bouhanni/Démare/Coquard pour rivaliser avec les grosses cuisses sur les sprints, les Français ne sont plus seulement là pour participer et animer les échappées de début d’étape. Un peu de patriotisme alors, bordel!
Ne pas tout ramener au dopage
Oui, le cyclisme a connu quelques problèmes avec le dopage par le passé. Trois fois rien. Un Américain survivant du cancer a gagné sept fois le Tour sans respirer dans les cols, un Danois ancien petit équipier s’est découvert leader la trentaine passée et s’est foutu de la gueule de ses adversaires dans la montée de Hautacam, un Espagnol a été déclassé pour son amour de la viande de bœuf au clenbutérol. Armstrong, Riis, Contador… Depuis 20 ans, le maillot jaune à Paris ne figure pas forcément dans le palmarès des vainqueurs. Avec l’affaire Festina en 98, le cyclisme est presque devenu un synonyme de dopage. Et c’est vrai que les mecs avaient un peu forcé, à l’image du sulfureux Docteur Ferrari (incarné par Guillaume Canet dans le biopic consacré à Lance Armstrong) qui expliquait que “prendre de l’EPO n’était pas plus dangereux que boire dix litres de jus d’orange”. Pas facile de croire aux performances des champions depuis. Mais à la différence d’autres sports, le cyclisme a au moins eu le mérite de s’être attaqué au problème. Alors, on pourrait essayer de ne pas résumer toutes les performances à une éventuelle aide pharmaceutique.
Choisir la bonne chaîne
Le reste de l’année, le cyclisme est une affaire de spécialiste. Presque une secte avec des adeptes qui vous parlent de la révélation belge du dernier Gand-Wevelgem ou d’un grimpeur russe de la Katusha. Mais quand juillet arrive, le vélo redevient un sport populaire et disponible sans abonnement. Alors une question se pose: France 2 ou Eurosport ? Si on peut remercier France TV pour la qualité de sa réalisation (bien supérieure à celle du Tour d’Italie ou d’Espagne), il faut aussi être motivé pour supporter les élans patriotiques d’un Thierry Adam lecteur compulsif de fiches Wikipédia ou les happenings d’un Gérard Holtz qui, un jour, tenta l’interview d’un âne. Cette année, Jean-Paul Ollivier a laissé sa place à Éric Fottorino (ancien directeur du Monde) pour commenter les vues aériennes des ruines cathares et des abbayes cisterciennes. Si ce côté Des racines et des ailes vous fatigue et que vous êtes capables de citer de tête tous les coureurs de l’équipe Lampre, on vous conseille de vous abonner à Eurosport. Bien sûr, il faudra supporter les coupures pubs et s’amuser du sens tactique de Richard Virenque –digne de celui d’un militaire français en 40– mais il ne sera question que de cyclisme et rien que de cyclisme. Et puis Jacky Durand est sans doute l’un des meilleurs consultants, tous sports confondus.
Ej Brown, 25 ans, est un artiste américain (performances artistiques, comédie, danse, stand-up, chant…). Récemment diplômé en production cinématographique à la Point Park University, à Pittsburgh, Pennsylvanie, il est à l’origine du projet The Perception of Complexion, dont une série de portraits d’hommes noirs posant façon mugshots en robe universitaire, leur nom, leur date de naissance et leur formation affichés sur une pancarte. Un ras-le-bol en images.
Par Noémie Pennacino / Photos : Ej Brown
Comment définiriez-vous The Perception of Complexion ?
The Perception of Complexion est une réponse artistique et directe au sectarisme dégradant, à la ségrégation et à l’injustice auxquels font face les minorités et les personnes de couleur aux États-Unis. Nous croyons en la création artistique, sous n’importe quelle forme, comme élément de protestation. Ça suscite une conversation constructive nécessaire et une meilleure compréhension. L’art est fait pour unifier les gens. The Mugshot Series exprime ma frustration personnelle et ma colère envers la brutalité policière et la façon dont les médias dressent un portrait plein de préjugés des hommes noirs.
Les jeunes hommes, les garçons, les Noirs, ceux qui sont touchés par le sujet, apprécient ces photos pour la plupart. Ils aiment l’idée, ils aiment l’objectif recherché. Certaines personnes n’ont pas aimé du tout. Elles n’ont pas aimé l’association entre les mugshots et les diplômes. Mais en même temps, c’est de l’art. Et l’art te permet d’aimer ou au contraire de détester. Je crois que ce qui est le plus important, pour moi, c’est que ça fasse parler. Que ça déclenche des débats sur un sujet qui nécessite d’être abordé.
Pourquoi avoir choisi de représenter des “mugshots” ?
J’ai choisi le mugshot parce que c’est souvent comme ça que sont représentés les hommes noirs dans les médias : comme des coupables. J’étais frustré par la façon dont les médias les traitent aux États-Unis.
Y a-t-il eu un casting pour trouver les modèles ?
Je n’ai pas organisé de casting externe, tous les individus représentés sur les photos font partie de mes amis, certains étaient à l’école avec moi. J’ai d’abord mis en place le projet, trouvé mon thème. Et une fois que tout était bien défini, je leur ai proposé de participer. Ils ont accepté tout de suite, parce qu’ils ont compris le projet, où je voulais aller, parce qu’ils ont fait des études comme moi,qu’on a la même vision des choses.
De votre point de vue, en tant qu’homme noir américain, quelle est la situation aux États-Unis aujourd’hui?
Ces trois dernières années, j’ai observé la façon dont les gros titres des journaux ont décrit les jeunes hommes noirs, comme Trayvon Martin, Michael Brown et Freddie Grey, en hors-la-loi, fauteurs de troubles ou mauvaise graine en général. J’ai vu les médias publier des photos d’hommes noirs en bande tenant un signe de paix qui, soudain, forment un gang, et alors attacher les mots “voyous” et “délinquants” à ces images. Pendant ce temps-là, un criminel comme James Holmes, qui a ouvert le feu dans une salle de cinéma du Colorado, était dépeint comme quelqu’un qui aimait les comédies, avait un doctorat en philosophie et était toujours calme.
La brutalité policière et l’inégalité envers les minorités dans notre système judiciaire ne sont pas nouvelles. Nous avons eu la chance d’aborder et d’arranger les choses, dans le cas de Trayvon Martin d’abord ; et tout cela aurait dû se terminer avec Michael Brown. Mais non. Il semble qu’après ces deux incidents, il y ait eu une sorte de chasse à l’homme et la communauté noire en a eu marre. Ce n’était qu’une question de temps avant que les émotions n’explosent, d’où les émeutes de Baltimore. Cependant, quand c’est arrivé dans les médias, surtout aux États-Unis, j’ai senti que les journalistes étaient plus intéressés par les récits, la propagande plutôt que par le fait de révéler la vérité. Et ils sont devenus, lentement mais sûrement, indignes de confiance, tout comme les policiers, censés servir et protéger la population.
Avez-vous personnellement déjà eu des problèmes, connu des situations compliquées avec la police ou les autorités ?
J’ai déjà été suivi jusqu’à chez moi par des policiers, mais je n’ai jamais été arrêté. Toutefois, tous mes amis, y compris ceux qui ont participé à la campagne, ont tous au moins une anecdote à raconter à ce niveau-là. Que ça concerne du délit de faciès, du harcèlement ou n’importe quelle autre forme de racisme. Si les circonstances sont différentes, ce sont quand même toujours les mêmes histoires.
Dans notre dernier numéro (Society #9), nous avons publié un reportage sur les universités noires aux États-Unis. Pensez-vous que ces établissements aident leurs étudiants à mieux trouver la place qu’ils méritent dans la société ?
Bien que je ne sois jamais allé dans une université noire, je peux dire qu’elles aident notre peuple à avoir un sens de l’unité, et avec l’unité, vous êtes armé pour aller de l’avant.
Marseille rejoue Taxi à sa façon. Quinze jours après l’arrivée d’Uber sur le port, aucun des véhicules de l’entreprise n’est visible et les taxis restent sur le pied de guerre. Dans la cité phocéenne, Uber aurait-il fait pop ?
Par Cécile Cau
Gare Saint-Charles. Les trois quarts du dépose-minute sont désormais réservés aux taxis. Ce jour-là, ils sont peu nombreux à l’arrivée du TGV. Au lendemain de l’arrivée d’Uber à Marseille, le 8 juin, ça devise tranquille. “Je sais pas si on tiendra face à Google”, observe avec une rare lucidité dans le milieu Jean Acius, dans le métier depuis 25 ans. Une vielle dame à grosse valise débarque,
Dégonfler les pneus, c’est pas ce qu’il y a de plus criminel, c’est juste un peu d’air
Rachid Boudjema, secrétaire général du syndicat STM
dégoulinante. On lui explique que la station vient de changer, il faut se rendre à l’étage. Après l’épreuve des escaliers, la cliente se dirige vers le chauffeur le plus proche. Celui en tête de file l’apostrophe : “Eh madame, vous pouvez pas venir jusqu’ici ?” Puis, il contemple, impassible, son prochain chargement au bord de l’apoplexie, tirant tant bien que mal sur ses roulettes, avant de se résoudre à hisser bagage et mamie liquéfiée dans son véhicule. La scène serait cocasse si les anecdotes sur les taxis marseillais n’étaient légende. “Je ne connais pas beaucoup de taxis dans le monde qui ont bonne réputation”, rectifie Jean. La veille, une vingtaine de ses collègues s’en sont pris à un chauffeur novice d’UberPop. Très sérieuses menaces verbales, photo du chauffeur, dégonflage des pneus… en quelques minutes, le cas était réglé. Marseille a donné le la sur les réseaux sociaux… “T’ as vu comment on t’a piégé ? Tu n’es pas le dernier. On va tous vous niquer”, entend-on dans la vidéo publiée par Danny taxi (376 000 vues) qui brandit un “j’ai aussi une arme, une pelle, un alibi, O.K. ?”. “Dégonfler les pneus, c’est pas ce qu’il y a de plus criminel, c’est juste un peu d’air, ironise Rachid Boudjema, secrétaire général du syndicat STM et actif porte-parole de la cause. “On n’approuve pas nos collègues mais on ne les désavoue pas !”
Taxis et élus
À Marseille, l’histoire des taxis borde celle de la violence et de la ville. Rapide retour en arrière : structurée par Antoine Andrieux, bras droit de Gaston Defferre habilement passé de chauffeur de taxi à sénateur, la corporation s’avère rapidement l’œil et l’oreille de “l’équipe à Gaston”. Les taxis du syndicat TUPP “travaillent le jour et la nuit”, raconte un élu de Robert Vigouroux, transportent de tout, mais surtout des électeurs impotents les jours de vote et des militants anti-PC qui menacent la mairie les jours de meeting. “En 95, quand j’étais transporteur, les TUPP chargeaient les colis dans différentes sociétés à notre place et on n’a jamais crevé leurs pneus”, se rappelle un camionneur aujourd’hui converti à UberPop. “Ils ont aidé Defferre pendant 30 ans, Vigouroux pendant 6 ans et Gaudin pendant près de 20 ans”, résume l’élu, jusqu’à ces dernières années où “le syndicat devient un peu empoisonné” pour la mairie. L’arrestation en 2011 de Lolo Gilardenghi, ex président des TUPP et chargé de mission de Gaudin aux voies publiques, transforme le syndicat TUPP en “affaire PPUT” et scelle la toute-puissance du lobby.
“Marseille ne sera certainement pas la ville qui fera tomber Uber”
Il n’empêche, en un temps record, 24 heures à peine après l’arrivée d’UberPop en ville, la Préfecture a pris la décision de mettre en place “des contrôles renforcés et ciblés”. Entendus par l’État, les taxis continuent donc à se faire justice en piégeant la concurrence pour la livrer aux autorités. “Alors on fait la loi soi-même ? s’indigne, sous le couvert de l’anonymat, un chauffeur UberPop qui s’est fait piéger. À la maison, j’ai des armes ; il faut que je tire sur chaque taxi ?” Mohamed, prof de maths qui trouvait “sympathique” l’annonce passée par Uber
À la maison, j’ai des armes ; il faut que je tire sur chaque taxi ?
Un chauffeur Uber
sur LeBonCoin, corrobore : “On est obligés de vérifier le client, on essaie de savoir qui il est ; s’il répond pas, on n’y va pas ! À Marseille, c’est chaud bouillant.” Le jour du recrutement au Mama Shelter, l’équipe de managers parisienne a rapidement plié bagages face à la violence des professionnels. La page Facebook “Soutien à tous les UBER de Marseille”, qui recense 3 880 signataires, continue à alimenter le débat entre anti-“charognards” et défenseurs de “californiens qui sont la Goldman Sachs, qui finance Israël”… Actuellement, aucune sardine ni aucun Uber ne bouche le port. L’appli signale zéro mouvement de véhicule. “On continue à avancer mais avec des mesures de précaution”, certifie Thomas Meister, à la communication de la société. Sur les 2 000 candidats annoncés, seules quelques dizaines rouleraient actuellement dans la ville. Mais la société californienne assure poursuivre son développement en préparant l’arrivée d’UberX. “Marseille ne sera certainement pas la ville qui fera tomber Uber. On est à Bogota, Medelin, il n’y a pas de raison qu’on ne soit pas à Marseille !”
Mentalité de ‘ploucasse’
La pression économique exercée sur les 1 560 taxis phocéens serait-elle plus forte ici qu’ailleurs ? Sans doute, répond Michel Peraldi, l’auteur de Sociologie de Marseille*. “Que vous ayez une mentalité de ‘ploucasse’ ou de gentleman, vous gueulez parce qu’on vous prend votre job.” À l’inverse, le besoin crucial de transport bon marché acceptant des déplacements de quelques kilomètres est aussi particulièrement attendu. L’uberisation de Marseille est d’autant plus tendue qu’elle touche à des besoins de modernisation structurels. Aujourd’hui, certains businessmen préfèrent descendre à la gare d’Aix et payer une course au prix fort plutôt que d’essayer de convaincre les Marseillais de les transporter sur deux kilomètres, de Saint-Charles à Euromed. “C’est un peu triste, non, de se dire que rien ne peut jamais changer, que chacun se retranche derrière ses prébendes ? se demande Thomas Meister. “Les Marseillais ont envie d’une ville normale.”
Comme à Boston, d’aucuns rêvent déjà d’instituer sur la Grande Bleue des UberBoats, faisant fi de la puissance de nuisance des syndicats du ferry boat.
*Sociologie de Marseille, de Michel Peraldi (éditions La Découverte). Sorti en avril 2015.