Les élections législatives du 20 décembre devraient confirmer la mutation politique de l’Espagne. Pour la première fois, le pays pourrait mettre fin au bipartisme et voir entrer des représentants de Ciudadanos et Podemos à l’Assemblée. Explications de la sociologue Héloïse Nez, auteur de Podemos, de l’indignation aux élections.
Par Romane Ganneval / Photo : AFP
@AFP
Comment se fait-il que le bipartisme soit traditionnellement ancré dans la société espagnole ?
Depuis la fin de la transition démocratique, après le franquisme, les deux partis majoritaires –le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) et le PP (Parti populaire, à droite)– dirigent en alternance. Cela provient de la manière dont s’est créée la scène politique espagnole, mais c’est aussi lié au système électoral proportionnel, très contesté par les deux nouveaux partis Podemos et Ciudadanos. Les petites circonscriptions et la mauvaise répartition des sièges font que les petits partis ont toujours eu un nombre d’élus inférieur.
Après l’explosion des nouveaux partis, les sondages annoncent finalement que Ciudadanos et Podemos se placeraient en troisième et quatrième position.
Il faut se méfier des sondages. Podemos a déjà créé la surprise lors des élections européennes. Les sondages donnaient, au mieux, un siège d’eurodéputé à Podemos. Ils en ont eu cinq. Jusqu’en janvier 2015, ils étaient en forte expansion, annoncés comme étant le premier ou le deuxième parti espagnol. Puis, ils ont connu une phase de déclin jusqu’au début de la campagne électorale de novembre. Lundi dernier, de nouveaux sondages ont montré qu’il y aurait une remontée de Podemos. Malgré tout, on s’attend à ce que le Parti populaire obtienne la première place, sans majorité absolue. Mais pour les autres partis, rien ne semble encore défini. Il y aurait encore 20% d’indécis.
Comment peut-on expliquer le déclin de Podemos en début d’année ?
Ils étaient, à ce moment-là, au plus haut dans les sondages. Pourtant, Podemos est, depuis janvier, la cible d’attaques médiatiques très mauvaises pour l’image d’un nouveau parti. Conjointement, il y a eu un essoufflement en interne. C’est un parti très jeune qui a dû se constituer en même temps qu’il s’est inscrit aux élections. Dans le processus d’institutionnalisation du parti, ils ont choisi un modèle très vertical, centralisé et qui retire du pouvoir aux militants des cercles. Ils ont été stoppés par l’arrivée de Ciudadanos, qui s’est lui aussi affirmé comme un parti du changement. Podemos n’est alors plus le seul sur ce créneau. Même si la ligne économique est différente –Ciudadanos n’est pas un parti anti-austérité–, il suit son cousin dans cette envie de rajeunir la politique espagnole et de lutter contre la corruption. Dernier point capital : Podemos, étroitement lié à Syriza –volonté de rester dans la zone euro et de jouer sur des rapports de force pour imposer un changement d’orientation économique, de redistribution sociale, d’investissement dans les services publics et de réformes fiscales–, paye cette alliance aujourd’hui, puisqu’Alexis Tsipras n’a pas réussi à montrer l’exemple. Ce que les dirigeants répondent, c’est que s’ils arrivaient au pouvoir, ils seraient plus fort que la Grèce. L’Espagne représente en effet 10% du PIB européen contre seulement 2% pour la Grèce. L’intransigeance de l’Allemagne et des dirigeants européens face à la Grèce, c’est un message fort envoyé aux Espagnols.
Ne reproche-t-on pas la difficulté que Podemos a à transformer le discours de dénonciation en propositions concrètes ?
En effet, par exemple, sur la question territoriale et plus précisément lors des élections régionales en Catalogne, ils n’ont pas eu de position très claire. Alors que Ciudadanos est dès le départ un parti anti-indépendantiste avec une ligne transparente. Le parti de Pablo Iglesias est favorable à un référendum afin que les Catalans décident de leur sort, même s’ils ont annoncé faire campagne pour le non. Podemos souhaite proposer un nouveau modèle politique qui pourrait pousser les Catalans à vouloir rester en Espagne. C’est un discours ouvert mais qui, en pleines élections régionales, peut être très contesté. Les sondages annoncent pourtant que Podemos est le parti qui recueille le plus de voix en Catalogne pour ces élections législatives, donc tout dépend de l’enjeu du scrutin.
Pablo Iglesias a annoncé qu’il refuserait de s’allier avec le PSOE. Qu’en est-il à la veille du scrutin ?
Il y a eu plusieurs déclarations. Effectivement, en août, Inigo Errejon, le numéro deux du parti, a fait une déclaration dans laquelle il évoquait la possibilité de faire une coalition avec le Parti socialiste, mais Pablo Iglesias a tout de suite rectifié. Après, il y a eu de nouvelles déclarations, disant que si Podemos arrivait devant le PSOE, ils pourraient se mettre d’accord sur des questions sociales et avec Ciudadanos sur une refonte de la politique.
Une coalition avec Ciudadanos est-elle envisageable ?
Ça sera très compliqué. Il y a des points communs évidents mais les directions économiques sont diamétralement opposées. Ciudadanos souhaite baisser les impôts alors que Podemos voudrait les ajuster en fonction des revenus. Si les deux partis refusent le clivage gauche-droite, ils semblent trop opposés aujourd’hui. Pour revenir à la question territoriale, Ciudadanos refuse de faire un référendum pour les indépendances. De plus, les dirigeants de Ciudadanos ont annoncé qu’ils ne pourront pas soutenir le gouvernement de Podemos.
L’explosion de Ciudadanos ne sonne-t-il pas la fin de l’expansion des nouveaux partis ? Si aucun parti ne règne sur la ‘nouveauté’, personne ne peut jouir d’une majorité absolue ?
Peu importe l’issue, les partis vont devoir composer avec d’autres forces et cela peut affaiblir la dynamique du changement. S’il n’y avait qu’un seul parti du changement, les forces auraient surement moins été divisées. Après, les deux partis n’ont pas exactement le même électorat.
Peut-on affirmer qu’il s’agit véritablement de la fin du bipartisme espagnol ?
Ce qui est intéressant à retenir, quels que soient les résultats, c’est qu’aucun parti n’aura la majorité absolue. Il y a quatre partis qui ont une place et on verra jusqu’à quel point le bipartisme est révolu. Si le PP et le PSOE arrivent en première et deuxième position, ça sera une victoire en demi-teinte. Mais le fait qu’il y ait deux partis capables de talonner les deux camps traditionnels, c’est un changement en profondeur du système politique espagnol.
Par Romane Ganneval / Photo : AFP
“Enfin, je pars. Je n’en peux plus de mentir. Je réalise que j’ai une conscience.” C’est sur ces mots publiés sur Facebook, le 3 décembre dernier, que Bela Kudaibergenova, la Claire Chazal du Kazakhstan en poste à Londres, démissionne, après une carrière exemplaire au service de 24.kz, une chaîne nationale qu’elle accuse aujourd’hui d’être corrompue. Elle raconte douze ans à chanter les louanges du président Nazarbaïev.
Par Hélène Coutard
Bela Kudaibergenov
Parlez-nous de la chaîne pour laquelle vous travailliez et que vous avez décidé de quitter, le 3 décembre dernier.
24.kz est une chaîne de télévision appartenant au groupe KZ Khabar, l’un des grands groupes du Kazakhstan. J’ai travaillé pour ces deux compagnies à Moscou et à Londres pendant douze ans. 24.kz n’a qu’un an, mais c’est une partie importante de KZ Khabar, et ils mentent depuis leur création, il y a 20 ans. La censure est l’une des règles de base de la chaîne et du journalisme au Kazakhstan. On nous interdit formellement de critiquer le président Nazarbaïev ou sa famille. Il y a, dans la Constitution du pays, un paragraphe spécifique qui autorise Nazarbaïev à conserver son poste indéfiniment et qui empêche n’importe quel membre de sa famille d’être attaqué en justice. Toute la machine de communication du gouvernement ne sert que ce but : permettre à Nazarbaïev de rester président jusqu’à sa mort. Et après sa mort, un héritier choisi parmi les membres de sa famille prendra sa place. Rester au sommet de l’Olympe, et c’est tout. Lorsqu’ils sont à l’étranger, les enfants du président se présentent comme les “princes” et “princesses” de la famille royale du Kazakhstan !
Quel était votre rôle chez 24.kz ?
Sur 24.kz, en tant que correspondante à Londres, je couvrais les relations Kazakhstan-Grande-Bretagne : politiques, économiques, culturelles, sportives, etc. Il n’y avait qu’une seule règle : montrer à quel point l’Ouest était corrompu et malsain, et quel homme formidable était Nazarbaïev, ainsi que sa famille. On nous demandait de décrire la Grande-Bretagne comme un pays de pédophiles, d’homosexuels, de pauvres, de suicidaires et de criminels, en mettant en cause leurs valeurs trop libérales. Nous ne faisions des interviews qu’avec des personnalités qui sont de cet avis –parce qu’ils ont évidemment des intérêts financiers au Kazakhstan–, commissionnées par le gouvernement Kazakh. Nous interviewions des “experts” qui ne disaient que des choses positives sur le pays et son leader. De toute façon, les experts objectifs refusaient tout simplement de nous parler.
Alors, pourquoi être restée toutes ces années ?
Je me suis disputée non-stop avec mon patron pendant toutes ces années, j’étais le mouton noir de la société. Récemment, j’essayais même de ne plus apparaître à l’écran, j’ai refusé de faire des sujets politiques, j’ai saboté quelques missions et refusé des récompenses. Tout le monde autour de moi connaissait ma position et se demandait pourquoi je continuais à travailler. Tout simplement parce qu’au début, j’espérais pouvoir changer quelque chose mais, en douze ans de combat permanent, j’ai réalisé que ce n’était pas possible et je suis partie. Je ne sais pas pourquoi ils ne m’ont pas virée. Probablement parce qu’ils savent que virer des gens comme moi les met en danger.
On nous demandait de décrire la Grande-Bretagne comme un pays de pédophiles, d’homosexuels, de pauvres, de suicidaires et de criminels, en mettant en cause leurs valeurs trop libérales
BK
Maintenant que je suis partie, nous verrons bien ce qui se passera pour la chaîne, pour leur système corrompu qui se détruit de l’intérieur, parce qu’il ne reste absolument aucun signe d’espoir là-bas. Ça me rendait malade de travailler pour eux, mais je n’avais pas le choix. Au Kazakhstan, nous n’avons pas de médias alternatifs, pas d’opposition. Tous les médias sont contrôlés par le gouvernement et sa famille. Vous devez comprendre que la dictature du Kazakhstan est sans pitié. Toutes les lois, le système de justice, la police, ne servent que le président et sa famille. Il y a quelques jours, un ministre, Serik Akhmetov a été condamné à dix ans de prison. Son crime ? Officiellement, il a été accusé de corruption, mais les gens pensent qu’en réalité, il était devenu trop populaire. Les potentiels opposants sont souvent éliminés d’une façon ou d’une autre. Depuis quelques années, plusieurs journalistes ont été arrêtés ou agressés. Je crois que le régime devient plus extrême tous les ans, c’est la logique d’un régime dictatorial.
Comment s’est passé votre départ ?
J’ai décidé de quitter mon poste parce que je ne voulais plus mentir. J’ai pris la décision de démissionner après être allée à la réception à l’ambassade du Kazakhstan à Londres, le 2 décembre, en préparation du jour de l’indépendance du pays. Je n’avais plus la force de faire encore un reportage pour dire à quel point le pays est prospère, que notre leader est brillant… Soudain, j’ai compris que je ne pouvais plus mentir. Si je continuais, j’allais me détruire et perdre tout semblant d’amour-propre. Je sais ce qui se passe réellement au pays, et ce n’est pas ce qu’on essaie de nous montrer. Je refuse de faire partie de cette machine. Ironiquement, un simple post sur mon Facebook a entraîné beaucoup de réactions de la part des utilisateurs kazakhs, ils savent qu’on leur ment. Nos “experts” justifient les actions du gouvernement mais ils ne font que servir leurs propres intérêts, et la plupart des ces intérêts vont à l’encontre du bien de la population, ils ne servent que l’élite. Les gens sont pauvres, effrayés et perdent peu à peu l’espoir d’un changement.
Est-ce que vous avez été menacée depuis votre démission ?
Oui, j’ai été avertie par des gens qui sont haut placés à Astana (la capitale du Kazakhstan, ndlr). Ils m’ont dit que le gouvernement envoyait des gens à Londres pour me faire taire. Aujourd’hui, je suis persona non grata au Kazakhstan, je sais que je ne pourrai plus jamais y retourner ni y travailler. On m’a avertie que les autorités kazakhes allaient essayer de me discréditer, peut-être pire. Une personne assez bien placée au gouvernement me l’a dit. Bien sûr, je me sens mal. J’ai informé la police de Londres et ils me protègent moi et ma famille. L’ambassade du Kazakhstan en Angleterre a appelé mes amis et mes connaissances à Londres pour leur ordonner de couper tout contact avec moi. Même chose pour mes anciens collègues qui m’informent de ce qui se passe depuis mon départ : des menaces de leurs supérieurs, l’interdiction de me parler, etc. Ils essaient d’inventer un ou deux crimes dont je serais coupable ou quelques scandales imaginaires. Si les autorités ont réagi plutôt mal à ma démarche, c’est qu’ils savent qu’ils ont tort. Ils ont peur. La majorité de la population Kazakh me soutient et sait que je dis la vérité. Sur Instagram, un post recopiant mon annonce a eu plus de 12 000 likes, ce qui est énorme au Kazakhstan à cause des restrictions. Certaines personnes m’ont écrit pour me dire qu’elles avaient été réprimandées, voire menacées, par leur patron pour avoir “aimé”. Des gens m’ont même offert une aide financière, ont suggéré de créer un mouvement d’opposition, m’ont envoyé des documents prouvant la corruption de patrons d’entreprises d’État. L’ampleur de la corruption et le montant de l’argent volé tous les jours me terrifient.
En 2015, plusieurs médias indépendants ont dû fermer, accusés de différents crimes. Comment le gouvernement arrive-t-il à faire taire ces voix dissidentes ?
Les gens au Kazakhstan sont simplement terrorisés. Toutes les alternatives sont interdites. Les activistes, de tout bords, sont menacés, vivent sous une pression terrible. Les autorités les accusent de crimes qu’ils n’ont jamais commis, tout le monde le sait mais personne ne peut rien faire. Ils sont finalement envoyés en prison, torturés ou punis d’une façon ou d’une autre.
Le Kazakhstan est l’un des pays les plus riches du monde en termes de ressources naturelles, mais tous les atouts du pays appartiennent à un tout petit groupe de gens
BK
La peur est immense, la population sait que la chaîne pour laquelle je travaillais est corrompue, tout comme les autres médias en place. Par ailleurs, le public kazakh est sous l’influence des médias russes, qui sont évidemment plus puissants et plus professionnels. L’ensemble de ce qui est écrit sous le domaine “.ru” est de la propagande russe. En russe, on appelle ceux qui y croient les “Vatniki” : des gens qui suivent aveuglément les grandes lignes de la propagande russe, adorent Poutine et Staline, détestent les États-Unis, sans second degré et esprit critique. Pour moi, on en arrive à l’agonie des dictatures de l’ex-bloc soviétique. Ils feraient n’importe quoi pour conserver un peu de pouvoir et d’influence financière car ils savent qu’ils seront punis pour leurs fautes s’ils perdent le contrôle. Ils n’hésiteront pas à utiliser les armes, la guerre, le mensonge, la répression, le meurtre.
La liberté de la presse semble avoir été définitivement enterrée après le massacre de Zhanaozhen…
Zhanaozhen, c’est le seul événement qui a échappé à la désinformation. En décembre 2011, dans cette ville à l’Ouest du pays, quatorze manifestants pacifiques ont été abattus par la police, et d’autres ont été envoyés en prison. Ils manifestaient pour des salaires plus corrects, pour pouvoir s’offrir les choses les plus basiques… Ce jour-là, le monde a vu la vraie nature du gouvernement kazakh. Tous les autres événements, comme les meurtres de leaders de l’opposition, sont couverts par la désinformation, orchestrée par les médias nationaux.
Vous suggérez que la censure et le mensonge au sein des organes de presse kazakhs ont un but purement économique.
Le gouvernement essaie d’attirer les investisseurs étrangers, mais uniquement pour les tromper. Un ancien diplomate dans une ambassade kazakhe à l’étranger, m’a raconté qu’il avait quitté son poste, trop déçu par les techniques du gouvernement qu’il avait vues, et dégouté d’en faire partie. Il y a quelques temps, un businessman turc a investi au Kazakhstan, il a construit une usine qui a bien marché dans la région de Kyzylorda. Finalement, il a été forcé de quitter le pays sous les menaces. Ce qui est presque drôle, c’est que l’usine a fini par fermer à cause du management désastreux des autorités locales. J’ai toujours souffert de savoir que ces investissements étrangers ne serviraient jamais à améliorer la vie des habitants. Aujourd’hui, on pense que certains des dirigeants de Khabar Media Holding ont l’intention de détourner de l’argent de la société à titre personnel, peu importe que les journalistes et le staff soient payés une misère. Le Kazakhstan est l’un des pays les plus riches du monde en termes de ressources naturelles, mais tous les atouts du pays appartiennent à un tout petit groupe de gens. Ça ne s’arrêtera peut-être jamais.
Qu’espérez-vous pour le Kazakhstan ?
J’aime mon pays et son peuple. Je pense que nous méritons une vie meilleure. Nous ne voulons plus être des esclaves, nous voulons un Parlement démocratique avec de vrais ministres, pas des zombies, nous voulons la liberté d’expression, une justice indépendante, un gouvernement ouvert. Nous voulons savoir qui sont les propriétaires de nos compagnies nationales, nous avons besoin de réétudier plusieurs cas criminels, les peines de prisonniers politiques, et évidemment, nous avons besoin de médias indépendants. Nous avons besoin de changement et nous le méritons. Pour la nouvelle année, j’espère que tout cela se réalisera.
Par Hélène Coutard
L’Amérique n’a pas le monopole des concours de gorets. La friterie De Clercq a organisé son concours du plus gros mangeur de frites, sur deux manches, à destination des écoles d’ingénieurs de la capitale. Compte-rendu.
Par Marc Hervez et Léa Lestage / Photos : Léa Lestage
On dirait pas comme ça, mais ça fait beaucoup, un kilo.
“Victoire ou défaite, l’important c’est ma bite.” Les joueurs d’un club de Fédérale 3 de rugby qui célèbrent en chœur une troisième mi-temps ? Non, mais pas loin : des étudiants d’une école de chimie qui participent à un concours. Pas n’importe lequel. La grande finale de la première édition du championnat inter-écoles du plus gros mangeur de frites se tenait ce jeudi, chez De Clercq, Le Roi de la Frite, rue de Tolbiac dans le XIIIe arrondissement de Paris. Un bâtiment inauguré il y a un an et demi. “On a deux autres restaurants à Paris, mais c’est là qu’il y a le plus de place. Et puis, c’est un quartier étudiant”, justifie le fondateur de la chaîne, Thibaud de Clercq (“J’ai gardé le même nom parce que j’ai un nom belge. Pour faire de la frite, c’est crédible”). Début novembre, pour la phase préliminaire, l’homme avait réussi son coup marketing : sept écoles avaient répondu positivement à son concours, et les concurrents –au nombre de trois par établissement, désignés grâce à une présélection interne– s’étaient déplacés avec une armée de sympathisants venus boire et chanter à la gloire de leur promo, ambiance école sup’ oblige. Le tout vêtus de t-shirts à sigle. Ce coup-ci, pour la finale, les délégations sont beaucoup moins chargées. Seules trois écoles ont fait le déplacement : Chimie ParisTech, AgroParisTech et l’ESCPI. Le froid, les exams, les attentats ont eu raison de la motivation de certains. Mais pas que. “On a une soirée du BDE à Châtelet après, justifie un participant. Les garsn’ont pas voulu se fatiguer avant d’y aller.” Pire, une école, pourtant qualifiée, s’est désistée en début de semaine. “C’est le problème avec les étudiants, c’est pas toujours fiable, note l’entrepreneur. Il suffit qu’ils aient la flemme ou qu’ils aient pris cher la veille… Pour le prochain concours, on essaiera de contacter des comités d’entreprise. Ou alors la police, ils viennent souvent ici. Ils m’ont dit qu’ils étaient chauds. Il y a beaucoup de mecs du Nord dans les effectifs de police du coin, ils viennent ici faire découvrir à leurs collègues.”
Décidément, Star Wars est vraiment partout ce mois-ci.Ton sur ton.
C’est en jouant la carte de la frite belge authentique que De Clercq compte se différencier des autres enseignes de fast-food : ici, la pomme de terre est plongée dans la graisse de bœuf en plus de subir une cuisson classique, et les tarifs sont student-friendly : 4,90 € le cornet d’un kilo de frites, 6 euros et quelques le combo cornet standard/sandwich (fricadelle, burger au maroilles, etc.). L’opération du jour, elle, vise à faire connaître la marque via le bouche-à-oreille et fidéliser la clientèle étudiante, le noyau dur de ses aficionados. En jeu, des frites gratuites et à volonté offertes par De Clercq lors d’une prochaine soirée organisée par le BDE de l’école gagnante. Néanmoins, pas besoin de privatiser le restaurant pour l’événement. Ce qui a pu poser quelques problèmes pour la clientèle lambda lors du premier tour, refroidie par le boucan et l’affluence. “Je pensais manger sur place mais je vais prendre à emporter, il y a nulle part où s’asseoir”, expliquait un quadragénaire venu commander une fricadelle/frites.
Action.Action.Réaction.
20h, ça s’active en cuisine. La sono envoie de la Fanfare For Rocky pour accompagner l‘entrée en piste des étudiants affamés. Malgré la pinte de bière à 5 euros, le verre de cabernet sauvignon en cubi à 2,50 euros, et l’happy hour –“trois pintes pour le prix de deux sur chaque chanson de Jacques Brel”–, peu de monde se bouscule au coin buvette. “Moi qui croyait que les étudiants picolaient”, soupire un salarié derrière sa tireuse. Les gens présents sur place sont surtout venus pour en découdre avec la pomme de terre. On parle quand même d’une finale. D’ailleurs, le niveau de performance s’en ressent. Les trois concurrents alignés par les écoles en lice alignent doivent chacun finir leur kilo de frites en un minimum de temps, le chrono cumulé étant déterminant. “Le dernier coup, on avait des plateaux finis en 18 minutes. Là, on voit qu’on est montés d’un cran”, analyse Benjamin, venu soutenir Chimie ParisTech. Il y a un mois, pourtant, il était attablé face à sa montagne de frites. “Ouais, mais on avait monté une équipe de bras cassés à la va-vite, ce coup-ci on s’est préparés. Et ceux-là sont meilleurs que moi.” Mais pas aussi doués que Cyril, le champion des champions, qui défend les couleurs de l’ESPCI. Il y a un mois, il avait ingurgité son kilo de frites en 4’25’’. Ce jeudi, il a su se hisser à la hauteur de l’événement en améliorant son record : 3’45’’. Son secret ? Là où tout le monde privilégie une cadence frite par frite, lui y va par poignées, qu’il pré-écrase dans la paume de sa main. “Le verre d’eau d’entrée de jeu m’a fait gagner une minute, je pense. Faut pas mâcher, ça devient de la purée une fois en bouche et au bout d’un moment, on ne peut plus déglutir, théorise l’étudiant. Donc, moi, j’avale sans mâcher, je fais glisser le tout avec de l’eau. En fait, je pense que plus que la quantité, c’est le chrono l’ennemi. Il y a un temps seuil au-delà duquel on ne peut pas finir.” Voilà l’ESCPI largement favorite. Son collègue, Xavier, dit ‘Mousse’, achèvera le travail au son des “mâche, mâche, mâche” de ses copains de promo. “Je vais te dire : voir les autres souffrir quand on a fini, c’est un plaisir”, expose-t-il, après ses huit minutes de calvaire. ‘Mousse’ peut être fier : lors des sélections en interne, il avait mis quasiment le double de temps. “Je me suis réveillé à midi, j’ai pas mangé. Et j’ai fait du sport. Mais bon, avoir les crocs, ça permet de se lancer au début, mais quoi qu’il arrive, à la fin, on est dégoûtés. C’est le mental qui joue.” Et l’expérience ? “C’est vrai que j’ai déjà fait des concours de reblochon.”
Mousse, Cyril et Louis, en train d’avoir gagné avec dignité, classe et flegme.
Par Marc Hervez et Léa Lestage / Photos : Léa Lestage
À presque 50 ans et plus de 25 ans de carrière, Laurent Garnier est plus que jamais le patron de la techno française. DJ, compositeur, producteur, auteur et peut-être bientôt réalisateur de son premier film, cet ancien serveur à l’ambassade de France à Londres passe désormais ses nuits entre sa maison du Lubéron et les clubs du monde entier à faire danser une faune qui pourrait avoir l’âge de ses enfants. Quelques heures après avoir embrasé la boîte de nuit lyonnaise Le Sucre, rencontre avec un ‘conteur d’histoires’ qui s’est toujours posé beaucoup de questions. De Manchester aux plateaux de Thierry Ardisson, en passant par le service militaire, les fêtes foraines et quelques pilules d’amour. Première partie.
Par Victor Le Grand et Anthony Pinelli
(c) Flavien Prioreau
Le 9 novembre dernier, tu étais sur le plateau du Grand Journal de Canal+ pour la promotion du dernier album d’Abd al Malik, Scarifications, intégralement produit par tes soins. Ça s’est bien passé ?
Il faut savoir que quand tu vas à la télévision, tu n’as pas de temps. J’ai dû avoir 47 secondes de temps de parole. Peut-être 48. De toute façon, j’allais défendre l’album d’un autre… J’ai fait trois heures de train pour une quarantaine de secondes d’antenne !
Il y a 20 ans, tes passages TV étaient peut-être plus longs mais se cantonnaient à répéter que la musique électronique n’était pas qu’une musique ‘d’idiots et de drogués’. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Est-ce un soulagement ?
La mentalité vis-à-vis de la musique électronique a changé. Aller taper sur un courant musical qui est installé depuis 25 ans, ce serait un peu ridicule. C’est comme si quelqu’un venait dire aujourd’hui : ‘T’as vu, les rockeurs, ils se défoncent à l’héro.’ – ’Hé mec, ça fait 40 ans. C’est bon, on n’est pas tous sous acide, on peut écouter de la musique tranquille.’ Avant moi, au Grand Journal, il y avait un débat sur les mecs qui se dopent dans l’athlétisme. Dans les loges, je me suis fendu la gueule, parce que je me suis dit : ‘Il y a 20 ans, ça aurait été mon plateau, mon procès.’ Ils ne peuvent plus nous voir en nous lâchant: ‘Ouais, vous, la nuit, quand même, vous ne sucez pas que des glaçons.’ Les animateurs, on les a tous vus en soirée, démâtés, à danser sur du David Guetta ou sur autre chose. Ils ne seraient plus crédibles à nous faire la morale. Puis, je vous dis, on se moque de tout ça maintenant parce qu’on est rentrés dans les institutions. On est partout. Dans n’importe quel festival qui se respecte, de rock, et même de jazz à Montreux, il y a une scène électronique.
D’ailleurs, il y a quelques années, l’une de tes venues dans Tout le monde en parle était partie en sucette, non?
Ouais, ça s’était très mal passé. Depuis, d’ailleurs, j’ai été tricard à la télévision pendant longtemps. C’était en 2003, à la sortie de la première version de mon livre Électrochoc. La veille, je n’y étais pas, mais une radio généraliste m’avait laminé : c’était vraiment parti loin par rapport à la dope. Le lendemain, j’arrive à Paris, je fais de la promo de 8h à 23h, heure à laquelle j’arrive chez Ardisson. Quinze heures de promo dans les pattes, je suis fatigué.
J’étais en salle, habillé en queue-de-pie. On était trois mecs, trois serveurs, trois potes et on allait chourer les clés de la cave, piquer des bouteilles de Dom Pérignon pour les ramener dans toutes les teufs de Londres
LG
De leur côté, ça fait plus de quatre heures qu’ils enregistrent l’émission. Comme invités, tu as Bruno Solo et Yvan Le Bolloc’h qui, plusieurs fois, s’enferment dans les loges pour, je pense, prendre des rails de schnouff. Ils sont tous à fond sur le plateau. Avant moi, Dave Gahan est en interview. Et genre, deuxième question : ‘Alors, ton overdose il y a deux ans dans un hôtel, tu peux nous en parler ?’ Gahan, c’est quand même le mec de Depeche Mode. C’est un monstre, tu ne vas pas lui parler de son overdose à deux balles… Gahan est monté dans les tours, il est sorti du plateau. Ensuite, moi, j’ai que sept minutes pour parler de mon livre. Ça s’est mal passé avec Bruno Solo, c’est monté très vite. On a failli se battre sur le plateau…
Avoir moins touché à la drogue que d’autres DJ, est-ce selon toi l’une des explications de ta longévité ?
Je m’abandonne derrière les platines, ce n’est pas une histoire de drogue. J’en ai pris, je sais ce que c’est. Mais ça doit faire 15 ou 20 ans que je n’ai rien touché. Il m’arrive de fumer quelques pétards mais mon dernier rail de coke doit remonter à 12 ans. Quand j’en prenais, je m’endormais, donc ça n’a jamais été mon truc. C’est très bizarre, hein ? Mais c’est comme ça. Par contre, j’ai eu une grosse période amphétamines avant d’être DJ, à Londres. J’avais 19 ans et un médecin m’a dit : ‘Je ne sais pas ce que vous faites de votre vie, mais arrêtez.’
Pourquoi es-tu parti vivre à Londres à 18 ans ?
Pour apprendre la langue. À l’époque, j’étais dans la restauration. J’ai fait l’école hôtelière. Je suis sorti dans les trois ou quatre premiers de ma promotion. J’étais voué à continuer. C’est un truc de famille : ma grand-mère avait une auberge, mon frère un restaurant, à l’époque. Mais pour bosser dans la restauration, il faut parler anglais. J’ai donc réussi à choper un boulot à l’ambassade de France à Londres en tant que serveur. J’étais en salle, habillé en queue-de-pie. On était trois mecs, trois serveurs, trois potes et on allait chourer les clés de la cave, piquer des bouteilles de Dom Pérignon pour les ramener dans toutes les teufs de Londres, où les Anglais buvaient du vin allemand pourri. On sortait tous les soirs. En rentrant, on donnait trois coups à boire et des clopes au mec de la sécurité de l’ambassade pour qu’il nous laisse passer en pleine nuit avec nos nanas… On a foutu un bordel sans nom. On était les rois du monde.
C’était comment les soirées londoniennes dans les eighties ?
Je sortais tous les soirs. Au Mud Club, au Playground, dans toutes les boîtes de Londres. Je fréquentais un mec qui s’appelle Lee Bowery, un organisateur de soirées complètement excentrique : il avait le visage peint en blanc, des coulures de peinture partout… Il s’habillait méga excentrique, c’était un peu le côté ‘gay superextravagant’ mais avec une clientèle très mélangée. Un mix de psychobilly, de mecs très branchés, d’homos, d’hétéros barjos, ça venait de tous les côtés. Et la musique était très underground. C’était surtout le go-go, l’avant-house, le hip-hop de Washington, mais aussi l’électro, des trucs comme Man Tronix ou Robotnik. L’avant-techno, en somme.
Et qu’est-ce qui fait que tu files ensuite à Manchester, trois ans plus tard ?
L’amour !
C’est-à-dire ?
J’ai rencontré une nana. Sa sœur avait sept restaurants dans le Nord de l’Angleterre, et moi, je voulais avancer dans mon métier. Elle me dit : ‘Si tu viens, dans six mois t’en prends un, tu seras maître d’hôtel d’un des restos.’ Donc forcément, ça m’a gratté l’oreille. On s’est cassés à Manchester mais ça ne s’est pas passé comme prévu. Donc, j’ai commencé à être DJ à L’Hacienda, un seul soir par semaine. Tous les autres soirs, je bossais dans un restaurant. Parce que L’Hacienda, ça ne payait pas. DJ, ça ne payait pas.
Comment pourrais-tu décrire cette boîte de nuit mythique qu’était L’Hacienda ?
Un grand hangar. Ce n’était pas encore la folie à l’époque mais tu sentais que la marmite allait bouillir un jour. Le jeudi soir, tu avais des étudiants qui ne payaient pas cher pour écouter du New Order ou du Orange Juice. Le vendredi soir, c’était une soirée ‘black’ : des dealers de shit, des mecs qui venaient s’encanailler. Tous les quartiers un peu chauds de Manchester venaient s’affronter à la danse. Et le samedi, on y jouait pas mal de northern soul. En fait, ils ont aussi voulu faire le mercredi soir pour attirer une clientèle différente, de la mode, les coiffeurs… Les têtes un peu bien-pensantes et sympathiques de Manchester.
Comment ça ?
Ils se sont dit : ‘On va faire une soirée très festive pour attirer du monde.’ Une espèce de show où on arrêtait la musique pendant un quart d’heure pour mettre quelque chose sur scène, comme les spectacles un peu vaudeville de Blackpool, un endroit très important dans la scène théâtrale d’Angleterre. Je ne sais pas si vous avez vu le film Funny Bones? Un film absolument merveilleux qui se déroule à Blackpool, justement. Où une femme fait aboyer son chien en jouant au piano ; où un mec fait des claquettes avec des boîtes en métal et un autre avale des poissons et les recrache vivant… Tous ces artistes sont venus jouer à L’Hacienda. Ça, c’étaient les soirées ‘Zumbar’. J’en étais donc le DJ. Puis, ils ont fait une soirée qui s’appelait ‘Hot’. Ils se disaient : ‘Ça va être l’été le plus chaud d’Angleterre…’ C’était l’été 1988.
Période où l’ecstasy fait aussi son apparition…
Perso, j’aimais bien ça. Mais j’avais envie de jouer et j’en étais incapable quand j’étais fracassé. La drogue me touche trop, je partais complètement en sucette. Impossible de passer un disque. J’étais satellisé.
Pendant les matchs de foot, les mecs prenaient tous des pills. Les flics ne comprenaient plus pourquoi dans les derbys Manchester United-Manchester City, les gens ne se mettaient plus sur la gueule
LG
Mais le plus drôle, c’était que pendant les matchs de football, des mecs venaient, ils prenaient tous des pills et plus personne ne se mettait sur la gueule… Surtout, le grand truc de l’époque, c’est qu’ils amenaient des bananes gonflables et se les jetaient dessus. Les flics ne comprenaient plus pourquoi dans les derbys, Manchester United contre Manchester City, les gens ne se frittaient plus. Pourquoi il y avait comme un relent d’amour. Là, au club, ils se disaient : ‘Le truc, c’est les inflatable toys (jouets gonflables, ndlr).’ Ils en foutaient partout dans L’Hacienda. À minuit, les mecs finissaient en slip, sautaient dans la piscine et devenaient fous en écoutant que de la house. Là, tu te disais : ‘Il y a un truc qui se passe.’ Moi, je me casse.
Tu te casses où ?
Faire mon service militaire à Versailles, dans le régiment de marche du Tchad. Après, j’ai été muté à Paris. J’étais au mess des officiers parce que j’étais serveur, c’était mon métier. J’étais aussi DJ parce que les enfants des militaires font des rallyes. J’étais le seul qui jouait de la musique. Comme c’était un des rares trucs qui étaient un peu payés, je gagnais 600 francs par rallye, c’était cool.
Tu sortais à Paris quand même ?
Je sortais toutes les nuits. Je bossais à La Loco, quatre soirs par semaine. En fait, je finissais à 7h, à 8h j’étais à Versailles. Je n’avais pas dormi de la nuit, je faisais la mise en place, j’allais me coucher à 10h30-10h45, dormais jusqu’à 11h45, faisais le service, allais dormir l’après-midi, faisais le service du soir, prenais le métro et je revenais à La Loco toute la nuit. Je n’ai pas dormi pendant un an.
Après ton service militaire,tu repars donc en Angleterre. Avec la folle envie d’en découdre ?
Oui, mais je me rends compte que j’ai raté le bus. Que ça fait un an que les mecs font n’importe quoi. En fait, j’ai compris que je resterais toujours étranger au truc. Que je ne pourrais jamais m’intégrer totalement. Que je serais toujours comme un fruit exotique. J’ai eu une vraie frustration, et je me suis dit : ‘En fait, ce qu’il faut que tu fasses, c’est que tu rentres chez toi et que tu le fasses chez toi.’ Je suis resté quatre mois en Angleterre. J’étais de retour à Paris fin 1989.
Tu retournes à Manchester parfois ?
Ouais, ça m’arrive.
À l’époque, déjà, tu pouvais sentir que la ville était gangrénée par les gangs ?
Très vite. À partir du moment où ils ont fait de l’argent, parce que l’argent est venu tout de suite…
L’argent ?
La drogue… Quand tu as 5 000 gamins qui prennent 10 pilules par soir, je peux vous dire que ça fait beaucoup, beaucoup d’argent. Les DJ, l’organisation… Tout de suite, c’était mafieux. Les gangs ont imposé leur loi. Les mecs, ils arrivaient avec des brouettes d’ecstas.
Même à L’Hacienda ?
L’Hacienda a fermé à cause de ça (le club a fermé en 1997 en raison du décès d’une jeune fille de 21 ans après une overdose d’ecstasy, ndlr). Les gangs étaient tellement méchants, tellement virulents, que c’est l’un d’entre eux qui a pris la porte de L’Hacienda. Ça a été la merde totale. Ils auraient dû faire venir des mecs de Glasgow, d’Irlande ou de n’importe où pour que les portiers soient complètement étrangers à tous ces petits groupes. Parce que c’étaient que des merdeux, des mômes de 20 ans, mais supraviolents… Les mecs avaient la gâchette facile. J’ai un pote à moi qui était chef d’un des gangs. Il était très gentil, au premier abord.
Et au second ?
Il a commencé à racketter ses colocs. L’un d’eux organisait des soirées dans leur appartement. Ils étaient tous copains, ils habitaient sous le même toit. Mais le soir où ce type organisait ses soirées, mon pote envoyait son gang pour le racketter. Quand il rentrait à la maison deux heures après, personne n’en parlait. Tout le monde savait mais personne n’en parlait. Ce mec-là, un soir, il a été à L’Hacienda. Il y a eu une embrouille avec le type à la porte de L’Hacienda, il est entré dans le club. Puis, à un moment, ça l’a gavé. Il est sorti, a foutu des coups de couteau au videur et il est retourné dans le club pour continuer à danser. Quinze jours plus tard, il a nettoyé son arme, shooté sa meuf et il s’est foutu en l’air. Sympa. Voilà le niveau de ces mecs-là. Il avait 18 ans. Quand j’allais à Blackpool ou à Liverpool, il nous prêtait des bagnoles volées, on allait à droite, à gauche.
Quand tu reviens à Manchester en 1989, tu fréquentes un peu les raves ?
Bien sûr. C’était vachement beau. Chaque semaine, c’était mieux que la semaine précédente. On a fini par tous se connaître. C’étaient des grands champs sans aucune organisation ; des mecs qui courent dans tous les sens. Tout et n’importe quoi. Mais avec une espèce d’aura, d’amour, de gentillesse. Après, à partir du moment où les gros loulous sont venus avec leur grosse bagnole pour faire du pognon, ça a vite vrillé. Si tu prends le club où j’allais souvent, l’Eclipse, à Coventry, les DJ étaient derrière des grillages. On était enfermés dans une prison. Après, je ne sais pas si je ferais ça aujourd’hui, avec l’âge que j’ai, avec une famille et un enfant. J’ai vu des trucs vraiment chauds, des mecs se faire flinguer, et même se faire jeter du premier étage parce que, s’ils ne le faisaient pas, il allait revenir le lendemain pour les shooter.
Tes parents savaient-ils ce que tu faisais à ce moment-là ?
T’es fou. Je ne disais rien.
Tu penses qu’ils se seraient inquiétés ?
Je ne sais pas, vous vous seriez inquiétés, vous ?
Tu dis souvent que ta famille ‘ne te tirait pas forcément vers le haut’. Ça veut dire quoi ?
Si mon père avait continué les fêtes foraines, je pense que j’aurais continué aussi. C’est une vie qui m’aurait à peu près plu
LG
Je n’ai pas grandi dans une famille qui accorde une grande considération pour l’autre et qui, quelque part, est un soutien. Ils l’ont peut-être fait mais ça ne s’est pas beaucoup vu. ‘On ne va pas se faire chier pour les mômes.’ J’ai entendu ça toute ma vie. Mes parents ne m’ont jamais emmené au cinéma, ils ne se sont jamais demandé ce qu’ils allaient faire le dimanche pour me faire plaisir. Donc, il y a un moment où tu veux prendre ta revanche, leur dire : ’J’ai envie de faire ça et je vous emmerde.’ Je les vois toujours, on a de bons des rapports mais je sais, en ayant énormément réfléchi à la chose, que sans eux, je ne me serais pas construit de la même façon… En tout cas, je n’aurais pas le même rapport à ma femme ou à mon fils. Je fais peut-être trop attention, je suis trop neuneu.
Ton père était forain, c’est ça ?
Quand j’étais petit, oui. Pour moi, c’était la jouissance d’aller faire des tours de manège gratuits chez ‘Madame Gigi’ et chez ’Monsieur Machin’ parce que je les connaissais depuis petit. Ce qui est génial, c’est que j’en ai joui toute ma vie. Je peux aller demain au Trône, j’aurais toujours les manèges gratos. La fête foraine, ça fait partie de ma famille et de ma vie.
Travailler dans les fêtes foraines, est-ce une voie que tu aurais pu prendre ?
Je dis toujours que j’aurais bien voulu continuer. Si mon père avait continué, je pense que j’aurais sûrement continué aussi. C’est une vie qui m’aurait à peu près plu.
Il y a des similitudes avec le monde de la nuit finalement…
Quelque part, tous mes métiers sont liés. On vend des petites doses de bonheur qui font qu’on arrange le quotidien. Que ce soit trois minutes dans un manège en chiant dans son froc, deux heures en écoutant de la musique et en s’abandonnant les yeux fermés, ou avoir la langue qui explose en mangeant quelque chose, c’est la même chose. On est dans le plaisir.
À suivre…
Par Victor Le Grand et Anthony Pinelli
Pourquoi le FN a-t-il pris racine à ce point-là ? À la veille du second tour des élections régionales, Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite et directeur de l’Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès, tente d’apporter quelques éléments de réponse et explique la nécessité d’un “réveil” des partis politiques à gauche comme à droite.
Par Jean-Marie Godard
jean-Yves Camus
Quels sont les enjeux et les inconnues de ce second tour des élections régionales ?
Certains récents sondages montrent une hypothèse de zéro région pour le FN. On a même des sondages qui donnent une marge assez importante à Christian Estrosi (LR, PACA, ndlr), Xavier Bertrand (LR, Nord-Pas-de-Calais-Picardie, ndlr) et Philippe Richert (LR, Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine, ndlr). Le zéro victoire du FN me paraît toutefois un peu trop beau pour être vrai. Les sondages sont très serrés. On est dans ce qu’on appelle la marge d’erreur. Donc, c’est entre zéro et deux régions pour le Front national. Dans tout ça, il y a plusieurs inconnues et notamment les reports de la gauche sur les candidats de droite. Je pense que le report des voix de la gauche sur Estrosi va être plus compliqué que ce que les sondages disent. Quand on a répété pendant des années qu’entre Estrosi, Ciotti, Tabarot et le FN, il n’y avait quand même pas beaucoup de différences, c’est compliqué de dire à ses militants qu’on va non seulement disparaître de l’Assemblée régionale pendant six ans, mais qu’en plus, il faut voter pour Estrosi. Les activités sport, nature et montagne vont être assez vigoureuses en PACA dimanche…
Il y a aussi la question de savoir si des gens qui ont voté FN au premier tour reporteront ou pas leur voix sur un autre candidat. D’ailleurs, dès l’annonce des résultats du premier tour, il y a eu les discours du genre : ‘Nous avons entendu la colère.’ Puis, Nicolas Sarkozy a recommencé à adapter sa ligne en disant : ‘Le vote FN n’est pas immoral.’ Mais tout le monde se rend compte que ce sont des choses qu’on a entendues à chaque fois que le FN faisait un bon score dans les urnes… Ça marche, ce discours-là ?
Il faudrait qu’en direct, un homme ou une femme politique ose dire : ‘J’ai merdé pendant 30 ans. Françaises, Français, je vous le dis, je me suis trompé pendant 30 ans sur la nature du vote FN et sur les moyens d’y remédier.’
Jean-Yves Camus
Le problème, c’est l’autisme des politiques. Et Sarkozy, par exemple, sait que ce discours ne marche pas. Il sait, par exemple, que les électeurs frontistes sont aussi exaspérés par son passage au pouvoir. L’impression que j’ai, c’est que la machine est bloquée. Il faudrait qu’en direct, un homme ou une femme politique ose dire : ‘J’ai merdé pendant 30 ans. Françaises, Français, je vous le dis, je me suis trompé pendant 30 ans sur la nature du vote FN et sur les moyens d’y remédier.’ Si vous voyez quelqu’un capable de faire ça, moi je ne le vois pas. Alors, dans les conversations privées, on a cet aveu qui consiste à dire : ‘On ne comprend pas ce qu’il se passe. On n’arrive pas à y répondre.’ À gauche comme à droite. Mais sitôt que la caméra est là, on en revient au discours rodé, convenu. Le pire, malheureusement, c’est que si le FN ne gagne aucune région dimanche, ce discours sera validé.
On a l’impression que quoi qu’ils fassent, ils sont coincés. Que dans les régions où le FN est en tête, la liste en troisième position risque de valider le discours LRPS du FN en se retirant, et qu’en même temps si elle ne se retire pas et que le FN gagne, elle en sera tenue pour responsable… Mais alors c’est quoi la solution ?
Je ne sais pas. On a besoin d’un big bang parce qu’il y a un énorme blocage. Qui est très lié aussi au recrutement de nos élites politiques. La question se pose de savoir si on peut avoir une classe politique qui est composée d’élus et de collaborateurs d’élus, et de partis politiques qui deviennent eux aussi des partis d’élus et de collaborateurs d’élus qui se cooptent. Je ne suis pas un fanatique du modèle anglo-saxon où on passe du corporate au public et vice-versa mais on a besoin d’élargir le cercle.
Pourquoi la colère se traduit dans les urnes par le vote FN et pas par le vote Mélenchon, Front de Gauche ?
Le FN, c’est 1972. Avec une première percée électorale en 1983-84. Le Front de Gauche, c’est beaucoup plus récent. C’est très jeune. Deuxième chose : le Front de Gauche n’est pas uni. Jean-Luc Mélenchon, Pierre Laurent, ce n’est pas la même stratégie. Troisième chose : Jean-Marie Le Pen a eu le temps d’installer une habitude du charisme ‘lepénien’, habitude qui s’est assez bien transmise à sa fille. Et puis, quatrième chose : la classe ouvrière a disparu. Du moins, quand elle existe encore, la majorité des ouvriers ne se considèrent plus comme faisant partie de la classe ouvrière aujourd’hui.
Dans ce contexte, on dit de plus en plus que le vote FN a tendance à devenir un vote d’adhésion plutôt qu’un vote de protestation…
Tout dépend ce qu’on entend par adhésion. Si on veut dire par là que les électeurs du FN ont lu le programme, qu’ils l’ont décortiqué, et qu’ils peuvent pour chaque item vous dire ‘je suis d’accord parce que…’, ce n’est pas un vote d’adhésion. Mais on pourrait le dire aussi pour les électeurs d’autres partis. En revanche, sur le FN, il y a quand même une batterie d’items qui, depuis le début des années 1990, structurent ce vote et qui sont plébiscités avant chaque élection
Dans les années 1990, il y avait encore des départements, la Vendée, la Lozère, le Pays de Vienne, la Dordogne, la Creuse, où il fallait que le FN aille à la chasse aux champignons pour trouver des candidats qui faisaient 5%. On n’en est plus là
Jean-Yves Camus
lorsqu’on demande aux gens leurs intentions: le chômage, l’insécurité, le rejet des élites, l’immigration… C’est un vote qui forme une vision de la société. Une vision autoritaire, une vision nationaliste, antieuropéenne, xénophobe. On est donc plutôt dans un vote qui se consolide. Et si vous prenez, dans l’histoire de France récente, les phénomènes de droite populiste et xénophobe, le mouvement Poujade naît officiellement en 1953. Mais cinq ans plus tard, en 1958 quand De Gaulle revient, le mouvement poujadiste est mort. Même après l’élection législative de 1956 où ce mouvement gagne les fameux 52 députés, dont Jean-Marie Le Pen, très vite les dissensions le minent. La guerre d’Algérie prend le dessus sur tout ça, et la protestation poujadiste part en miettes. Avec le FN, on est quand même face à un parti qui a franchi la barre des 10% en 1984. C’est quand même qu’il s’enkyste. Sur la carte de France du vote FN, on voit bien maintenant qu’il n’y a plus un seul département où on est à moins de 10%. Dans les années 1990, il y avait encore des départements, la Vendée, la Lozère, le Pays de Vienne, la Dordogne, la Creuse, où il fallait que le FN aille à la chasse aux champignons pour trouver des candidats qui faisaient 5%. On n’en est plus là. Même en Bretagne, qui a quand même été une terre de mission pendant très longtemps pour le FN, on est à 20%. Et la Corse dépasse tout juste la barre des 10%.
Certains analystes disent cependant que le FN ne progresse pas. Qu’il progresse certes en pourcentage mais pas en nombre de voix…
L’argument, à mon avis, est biaisé dans la mesure où on est à 6 millions d’électeurs, contre 6,4 millions à l’élection présidentielle. Sauf qu’on sait avant le scrutin régional que la participation sera beaucoup moins forte. La participation à l’élection présidentielle est traditionnellement beaucoup plus forte qu’aux élections intermédiaires. Donc, un différentiel de 400 000 voix entre la présidentielle et les régionales, ça ne témoigne peut-être pas d’une progression, mais en tout cas d’un socle qui se consolide. Et on constate que les électeurs du Front national renouvellent leur vote de scrutin en scrutin. Et aussi quel que soit le candidat. Parce que c’est un parti qui marche sur l’effet de marque plutôt que sur la personnalité. Que le candidat s’appelle Jean Dupont ou Pierre Tartempion, ce n’est pas très important pour l’électeur. On le voit bien. Les affiches sont parfaitement normées : Jean Dupont avec Marine Le Pen, Pierre Tartempion avec Marine Le Pen.
Qu’est ce qui fait que ce vote se consolide ? La crise, le chômage, ça on en parle mais est-ce qu’il y a d’autres facteurs ?
C’est lié au fait qu’on n’a jamais, depuis les années 80, résolu le problème de l’emploi. Mais la grande imposture du FN, c’est de faire croire qu’on reviendra aux Trente Glorieuses. Parce que, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, on n’y reviendra pas. La machine à remonter le temps n’existe pas. Il y a effectivement la crise, il y a la panne de l’ascenseur social qui, moi, me paraît un thème fondamental. Cette idée selon laquelle les gens de ma génération savaient que leur avenir serait meilleur que celui de leurs parents. Mes enfants, je ne peux pas le jurer. Et y compris dans des milieux à fort capital culturel. La précarisation dans le milieu intellectuel, ça existe. Puis, vient se greffer là-dessus le rejet des élites. Songez au sondage qui est paru avant les européennes sur ce thème, la confiance dans les partis politiques, le Parlement… Il n’y avait que les maires qui s’en sortaient à peu près bien : 63% des Français pensent que le maire sert à quelque chose. Rejet des partis politiques : 80%, taux de syndicalisation en berne… Ça dit tout ! Et puis après, vous avez effectivement la question de l’identité. Il y a une demande identitaire et autoritaire.
Est-ce qu’il n’y a pas un décalage total entre le résultat de ces élections régionales, au premier tour, et l’élan qu’on a pu voir lors des mobilisations qui ont suivi les attentats de début d’année, ce qu’on a appelé “l’esprit du 11 janvier” ?
Je suis allé à la marche. Mais je n’ai pas spontanément adhéré au discours qui consistait à dire que c’était un tournant. Parce que ça me paraissait reposer sur une émotion à chaud, sur une très belle réaction morale qui est éminemment positive. Mais je n’y ai pas vu de débouché politique. Je ne me suis pas dit que tous ces gens-là allaient se transformer en électeurs, s’engager, se mettre à militer dans des partis, dans une association, etc. Je n’ai pas vu ces manifestations comme étant le début d’une grande ère d’engagement politique.
Lire : Les droites extrêmes en Europe, de Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg (éd. du Seuil)
Par Jean-Marie Godard
À 24 ans, il est chargé de conduire la liste de Nouvelle Donne, le parti présidé par Pierre Larrouturou, en Aquitaine-Limousin-Poitou Charentes. Nicolas Pereira est ce que l’on appelle dans le milieu politique un jeunot. À la veille du premier tour des régionales, il revient sur les raisons de son engagement et son costume de tête de liste.
Par Marc Hervez
Comment vous est venue votre conscience politique ?
Le point de départ est le même que nombre de personnes qui se sont engagées à Nouvelle Donne : cette impression que la politique n’avance plus, qu’elle est seulement l’affaire de quelques-uns, et que ces quelques personnes sont complètement déconnectées des réalités. Parfois, on se sent l’envie de sauter le pas et de militer politiquement pour changer les choses et redonner le pouvoir aux citoyens.
Pourquoi vous engager pour Nouvelle Donne ?
J’avais déjà une conscience politique avant, mais l’offre politique ne me convenait pas. Pour être franc, aux dernières élections européennes, je n’ai pas voté pour Nouvelle Donne mais pour une autre liste citoyenne dont je ne me souviens plus du nom. Je n’avais pas voté pour un grand parti et je commençais à me demander s’il ne serait pas plus efficace que les gens arrêtent de voter pour montrer aux politiques qu’ils ne sont plus légitimes. Et puis, après les européennes, je me suis renseigné un peu plus sur les listes, surtout les mouvements que je ne connaissais pas, j’ai lu les professions de foi et j’ai découvert Nouvelle Donne. Une démarche qui peut paraître un peu à l’envers, mais bon. J’ai assisté à une première réunion pour voir ce que ça donnait. Et cette première réunion m’a donné envie de me rendre à une deuxième.
La manière de Nouvelle Donne de désigner les listes, entre tirage au sort et jury citoyen, n’est pas très claire…
Il y a du hasard dans certaines listes départementales, du total hasard, mais pour
Que subventionnent les régions ? Généralement, l’innovation technologique parce qu’on considère que ça améliore le bien-être
Nicolas Pereira
la tête de liste régionale, on a quand même constitué un jury : pour diffuser les idées du mouvement, il valait mieux qu’une personne puisse convaincre un jury avant… Pour la désignation de la tête de liste régionale, c’est un jury d’adhérents qui a été constitué et qui a fait passer une audition aux candidats. J’ai été désigné pour en être le représentant. Dans les départements, ils ont choisi de faire des tirages au sort du premier jusqu’au dernier de la liste, parmi tous les adhérents – qui ont un droit de retrait. ‘Est-ce que tu veux être en tête de liste ?’ Si le premier dit non, on passe au deuxième, puis ainsi de suite. La tête de liste en Charentes-Maritimes, qui est une femme, elle était arrivée onzième dans le tirage au sort, mais tout le monde s’est désisté.
Et ce jury qui vous a désigné, il consiste en quoi ?
Comme tous les jurys, il a une grille de lecture avec des questions imposées qu’on ne connaît pas à l’avance. Il nous parle de notre engagement en dehors de Nouvelle Donne, notre engagement dans le tissu associatif, notre rapport à Nouvelle Donne, ce qu’on y a fait, nos motivations. Il évalue la capacité à parler, à expliquer le programme… Des critères qui semblent assez généraux, même si on n’a pas eu accès à la grille de notation.
Le jury citoyen, le tirage au sort… Il y a un petit côté Étienne Chouard dans votre manière de fonctionner.
Il était d’ailleurs venu à l’une de nos journées d’été, c’était en 2014. Il a proposé effectivement son système. Je ne suis pas tout à fait convaincu que ce soit très pertinent aujourd’hui dans sa globalité. Peut-être que ce le sera demain, mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Mais il y a des propositions qui sont bien partout, je ne suis pas sectaire. Les propositions d’Étienne Chouard, sur la nouvelle façon de pratiquer la politique, et notamment cette idée du tirage au sort, c’est intéressant. Ce n’est pas lui qui nous a inspirés, mais on est ravis qu’il puisse porter cette idée.
Le programme Nouvelle Donne, c’est rénover la démocratie. Qu’est-ce que cela veut dire et comment on applique ça à l’échelle régionale ?
‘Rénover la démocratie’, il y en a beaucoup qui le disent. On pense apporter un message nouveau, mais en fait il y a plein de gens qui disent qu’ils vont rénover la politique… Là où on diffère, c’est qu’on applique nos idées dans nos pratiques internes. On a trois propositions phares. La première, c’est le non-cumul strict des mandats. On est élu pour un mandat et pas pour cinq. On est élu une fois, on renouvelle une fois ce mandat et après, on laisse la main, parce que ça permet de diriger de nouvelles idées de la politique. Quand les gens sont là depuis trop longtemps, il y a une forme de routine qui s’installe. Rénover la démocratie, c’est rénover le personnel politique. Non pas parce qu’on veut absolument que les vieux s’en aillent, on ne fait pas du jeunisme absolu, mais il est important que de nouvelles personnes plus ‘fraîches’ puissent apporter de nouvelles idées. Ensuite, on propose aussi de mettre en place une rémunération des élus. L’indemnité des élus, elle est fixe. Elle sera de 2 600 euros et des poussières en Aquitaine. Et du coup, on considère que comme dans toute activité, la rémunération d’un élu implique sa participation active ou non aux travaux du Conseil régional. Dans une enquête de France Télé, on a vu des élus qui viennent pointer le matin, qui repartent et qui ne sont pas là l’après-midi. C’est extrêmement symbolique parce que ça discrédite absolument le système politique. Pour le rendre plus transparent, on souhaite que la rémunération des élus soit liée à leur absence au Conseil régional. Enfin, pour des grandes décisions en régions, on souhaite créer des jurys de citoyens tirés au sort pour qu’ils soient codécisionnaires avec les élus sur les grandes décisions. Parce que même si les élus les représentent, aujourd’hui avec ce premier parti de France qu’est l’abstention, ils ne sont représentatifs que de 25% de la population… Donc, il faut que les citoyens qui ne sont pas forcément politisés puissent être consultés.
Nouvelle Donne prône le partage du temps de travail. Mais à l’échelle régionale, c’est quand même difficilement applicable…
Justement, ce que l’on dit, c’est qu’il y a eu, à l’époque de De Robien, une expérimentation sur le partage du temps de travail : quatre jours par semaine, travail de 32h. Ça a marché chez Mamie Nova, ça a marché chez Fleury Michon. Donc ça veut dire que c’est possible. Pour le soutenir au niveau régional,
Sur les marchés, les personnes âgées commencent à me reconnaître, elles disent : ‘C’est bien qu’il y ait des jeunes parce qu’on en a marre de ces vieux cons’
Nicolas Pereira
on considère que la région a aujourd’hui des leviers d’action qui sont ceux de la subvention. Que subventionnent les régions ? Généralement, l’innovation technologique parce qu’on considère que ça améliore le bien-être. Donc, dans le même cadre, on considère que la région peut choisir de soutenir des entreprises lorsqu’elles mettent en place une nouvelle innovation organisationnelle. Quand elle met en place des méthodes nouvelles d’organisation du travail. Ça évite de détruire des emplois et ça améliore le bien-être des salariés, donc ça participe bien au bien-être commun. C’est le seul levier pour éventuellement appuyer le partage du temps de travail dans les entreprises. Mais on peut quand même aborder la création d’un fonds de soutien à la trésorerie des PME. C’est une adaptation du programme national, où l’on constate que 60 000 entreprises en moyenne meurent chaque année du manque de trésorerie, parce qu’elle ne sont pas payées en temps et en heure par leurs clients. On souhaite créer un fonds régional qui va venir soutenir les PME lorsqu’elles ont des retards de paiement : il avancera la trésorerie et ira lui-même récupérer l’argent auprès du mauvais payeur. C’est quelque chose de très pragmatique, mais ça permet de sauver des dizaines, voire des centaines d’emplois.
La moyenne d’âge des candidats aux régionales est de 50 ans, et vous en avez 24. Comment vivez-vous ce décalage ?
Ça ne pose vraiment pas de problème et même, il y a une position très bienveillante à l’égard des jeunes qui s’engagent en politique. Quand on va sur les marchés, les personnes âgées commencent à me reconnaître. Donc, ça veut dire qu’on a réussi à communiquer efficacement. Et elles ont un regard bienveillant, elles disent : ‘C’est bien qu’il y ait des jeunes parce qu’on en a marre de ces vieux cons.’ Elles utilisent directement le tutoiement aussi, c’est presque comme si j’étais leur fils ou leur petit-fils, c’est assez amusant comme relation. Enfin, les jeunes attirent les jeunes. Il y a beaucoup de jeunes qui nous ont contactés parce que, justement, pour eux, la politique, c’était ‘un truc de vieux’. Y voir un jeune, ça pousse les gens à se renseigner. Dans mon entourage direct, certains ne sont pas trop politisés mais ils valident mon engagement. Même une de mes amies qui n’était pas du tout politisée m’a demandé d’être sur la liste parce qu’elle avait envie de me soutenir. Mais j’évite de faire du prosélytisme à longueur de temps dans le privé.
Quand on doit faire le tour des télés régionales et des radios à 24 ans et qu’on n’est pas forcément formé à ça, on suit une préparation ?
Absolument pas. On n’a rien préparé. D’ailleurs, ça se sent. On fait comme on peut et on y va, juste avec l’envie de vouloir convaincre. C’est un exercice intéressant, on est quand même loin du militantisme quand on est à la radio et à la télé. L’avantage, c’est que le message est diffusé beaucoup plus largement. On a la capacité, grâce à ces médias qui sont vus ou entendus par des milliers ou des centaines de milliers de personnes, de délivrer un message, certes pas très long, mais qui peut attiser la curiosité des gens et leur permettre de revenir vers nous par la suite. Il y a beaucoup de gens sur Facebook ou sur les réseaux sociaux qui m’ont contacté après mes passages pour me dire que la démarche était intéressante.
Vous avez rencontré Bruno Gaccio ou Pierre Larrouturou ?
Oui, je les connais bien maintenant. Bruno Gaccio, je l’ai vu moins souvent pour le coup, j’ai eu l’occasion d’échanger trois fois avec lui. Ce fut assez succinct, sauf une fois où on a un peu plus approfondi. Tout le monde a son mot à dire en politique. Il apporte une vision qui est vraiment extérieure au système politique. Il le critique et il le dénonce tout le temps, et à juste titre. Je trouve qu’il apporte une façon neuve d’analyser les choses. C’est beaucoup plus simple à comprendre parce qu’il n’y a pas de discours politique à proprement parler. Il fait un travail formidable ‘d’éducation populaire’ autour de la politique. Même si son nom est associé aux Guignols, je pense qu’il n’est pas connu par la majorité des français.
Par Marc Hervez
Il a été boucher soixante-huitard puis docker syndicaliste à Saint-Nazaire. Aujourd’hui, Gilles Denigot s’est lancé dans une nouvelle bataille : la réunification de la Bretagne. Soit le rattachement de la Loire-Atlantique aux quatre départements bretons. Le soir du 3 décembre, la tête de liste “Choisir nos régions et réunifier la Bretagne” des Pays de la Loire achevait sa campagne par un meeting à Nantes, au milieu des siens et des bouteilles de muscadet.
Par Grégoire Belhoste et Arthur Cerf, à Nantes / Photos : AC
Gilles Denigot aime boire un petit verre de muscadet avant d’haranguer les foules.
D’abord, une promesse qui n’engage pas à grand-chose. Sur la petite estrade de la salle “Bretagne”, dans le centre-ville de Nantes, Gilles Denigot avoue qu’il n’a pas tout saisi au speech d’introduction prononcé en breton par sa directrice de campagne. Le bateleur, non bretonnant notoire, jette un œil vers sa collaboratrice, un autre vers le parterre de sexagénaires venus assister ce soir-là au dernier meeting de sa coopération politique, “Choisir nos régions et réunifier la Bretagne”. Puis lance à la cantonade : “Je vous promets que lorsque notre région sera réunifiée, j’apprendrai à parler breton !” Tonnerre d’applaudissements parmi les 152 personnes installées sur les chaises en plastique mauves de cette ancienne salle de cinéma. Un foulard aux couleurs du peuple breton noué autour du cou, Denigot, 67 ans, sourit à pleines dents, visiblement fier de son effet. Mais s’empresse de revenir à la réalité : “Bon, c’est vrai que je ne prends pas trop de risques…”
Un euphémisme. Dans les derniers sondages, la liste menée par Denigot est créditée d’un peu plus de 4% d’intentions de votes. Et pourtant, les trois quarts des habitants de Loire-Atlantique seraient favorables à une réunification de la Bretagne. Parmi eux, Michel Nicolas, le président de l’Union démocratique bretonne (UDB), un des partis de la coopération politique de Gilles Denigot. Michel fignole les derniers préparatifs du meeting dans les locaux de l’UDB, planqués dans le centre de Nantes. “On s’attendait à ce que la réforme territoriale aboutisse à une réunification, ça fait 70 ans qu’on se bat pour ça”, fulmine ce directeur d’école Diwan, entre deux bouchées de pizza savoyarde. Et d’expliquer, l’index planté sur une carte de la Bretagne : “Ce découpage remonte à Pétain. C’était purement stratégique. En cas d’insurrection à Nantes, il y avait deux garnisons pour intervenir : une à Angers et une à Rennes. Comme celle d’Angers était plus proche géographiquement, Nantes a été rattachée au Pays de la Loire.” Forcément, lorsque François Hollande a dévoilé la nouvelle carte des régions le 2 juin 2014, les espoirs de Michel ont été balayés. Pourtant, ce jour-là, à 18h30, coup de théâtre : une option est posée sur la table des négociations, celle du Grand Ouest, une fusion de la Bretagne et des Pays de la Loire. Pas le temps pour l’espoir, elle sera finalement abandonnée. Pour Michel, aucun doute, l’homme derrière cet ultime pied de nez s’appelle Jean-Marc Ayrault. “Il n’a jamais voulu la réunification, par peur d’une concurrence entre Nantes et Rennes. Mais il faut être ignare pour ne pas comprendre que ces villes sont complémentaires. Au lieu d’avoir une région forte qui se tourne vers la mer, avec une synergie des ports bretons, on a un morcellement des forces locales. Résultat : il faut près de deux heures pour faire Nantes-Rennes en train, contre une heure et demi pour faire Nantes-Paris”, poursuit Michel d’un ton résolu. Et de conclure, comme un mantra : “Tout ça parce que le jacobinisme ne supporte pas les différences régionales.”
Daniel Cohn-Bendit, Jean-Luc Godard et les docks de Saint-Nazaire
Autour de la table, Marcel et Fañch acquiescent en silence, tous deux occupés à fourrer des tracts dans des eco-bags flanqués du drapeau armoricain. Les deux bénévoles sexagénaires se chambrent gentiment. Marcel, chapeau en feutre brun et fine moustache grisonnante, chauvin mais prudent : “Comme je suis diabétique, je bois deux litres de Breizh Cola sans sucre par jour.” Fañch, crâne chauve et pendentif en forme de triskèle autour du cou, le coupe : “Arrête de raconter des conneries et bosse !” À l’image de la liste qu’ils défendent, le duo est loin de s’accorder sur tous les sujets, notamment lorsque la discussion dérive sur la question épineuse de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, situé à 30 kilomètres de Nantes. Ce qui réunit aujourd’hui les deux hommes, c’est d’abord l’amour de la Bretagne. “Quand il y a un match de rugby entre la France et le Pays de Galles, je coupe ma télé pour La Marseillaise et la rallume pour écouter l’hymne gallois, dont l’air est le même que celui de notre pays”, appuie Fañch, en remplissant un verre de pinard. Ce qui les réunit, c’est aussi la “force de persuasion” de leur champion, Gilles Denigot. Un homme que Fañch connaît depuis plus de 30 ans. “Nous avons travaillé ensemble comme dockers sur le port de Saint-Nazaire, remet-il, avec une pointe de respect dans la voix. Sur les quais, c’était le patron. Il a toujours été hors cadre, c’est un rebelle, un électron libre.”
Le problème de Mai-68, c’est qu’ils étaient dans une mythologie de l’ouvrier, ils ne comprenaient rien à la réalité
Gilles Denigot
Il est 19h quand l’“électron libre” déboule au Bretagne. Il est remonté à bloc contre les médias locaux. La veille, un débat entre cinq candidats était organisé par France 3. “Soixante-quinze minutes de merde !” gueule le Nazairien passé par Europe Ecologie-Les Verts de 2004 à 2014. Sa voix porte et résonne dans la salle encore vide. “Ils n’ont parlé que de détails de gestion. Du genre : ‘Et à quelle heure va passer le bus ?’ Le mot ‘maritime’ n’a même pas été employé !” Le comble pour cet ancien docker tombé dans la marmite militante dès l’adolescence. “J’ai commencé à travailler comme boucher à l’âge de 14 ans, pose-t-il, loin des premiers sympathisants qui commencent à remplir la salle. J’ai été très tôt révolté par les inégalités, par l’opulence de certains et la misère des autres. J’ai rencontré des militants de gauche, des anonymes, qui m’ont plongé dans la lecture des Yeux ouverts de Jacques Duboin (Homme politique, pionnier du concept d’économie distributive, ndlr).” En mai 1968, Gilles est dans les rues de Paris. Il y rencontre Daniel Cohn-Bendit, son “vieil ami”. Mais aussi Jean-Luc Godard et Serge July. “Le problème, c’est qu’ils étaient dans une mythologie de l’ouvrier, ils ne comprenaient rien à la réalité”, lâche-t-il en agitant son iPhone flanqué d’un autocollant “BREIZH 44”. “Tous les jours de ma vie de docker, je me suis levé à 5h du matin. Et j’ai toujours lu !” L’été, le jeune docker descend à Marseille en motocyclette, histoire de suivre les cours d’économie distributive de l’ancien résistant Joseph Pastor, son maître à penser. “Aujourd’hui, la lutte pour la réunification de la Bretagne est une question d’économie distributive.”
Vin d’honneur et “Gwenn ha du”
Il est 20h30 quand le son de la cornemuse avertit l’assistance du début du meeting. Assis dans un coin de la salle, Denigot savoure : “On fait ça bien pour un petit parti, n’est-ce pas ?” Il peaufine encore les notes de son discours en dix points. Sur scène, c’est Michel Nicolas qui a la parole. Il explique qu’il a fallu “labourer pour en arriver là”. Et la salle entonne en chœur “labourat !”, le mot breton signifiant dur labeur. Pour “en arriver là”, en effet, il a fallu enchaîner une dizaine de réunions à travers la région, dont une en forme de bravade, au Mans, au Bistrot des Jacobins. Après le passage des représentants des différents partis de la coopérative puis des têtes de liste des sections départementales, Denigot monte sur l’estrade pour haranguer ses supporters, comme au bon vieux temps des quais de Saint-Nazaire. Près d’une heure de discours durant lequel le tribun tape sur la presse régionale et Les Verts, se rêve en Stéphane Hessel breton puis évoque la grève de la faim de 28 jours qu’il a menée en mai 2012 contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Sur ces envolées militantes, l’hymne national breton résonne, repris par le public. Il est 23h, l’heure du vin d’honneur.
Marcel et son panier garni.
À la buvette, Marcel enquille les verres de muscadet. Au grand plaisir du viticulteur Philippe Chon. Lui aussi en a gros sur la patate. “Ça fait une dizaine d’années que les gens ont été détournés du muscadet, assure-t-il, amer. Avant, on le vendait comme le plus breton de tous les vins. Mais maintenant, on nous oblige à dire que c’est un vin du Val de Loire. Ça ne veut rien dire, leVal de Loire.Le muscadet a été vidé de son sens, 600 viticulteurs de Loire-Atlantique ont disparu en dix ans”, ajoute Philippe, la mâchoire serrée. Celle de Marcel est maintenant parfaitement détendue. Il rit à gorge déployée et boit à la gloire du lycée privé Diwan de Carhaix : “Le meilleur au bac !” Il est minuit passé et les Bretons doivent quitter Le Bretagne. Marcel ramasse son chapeau et son drapeau noir et blanc, le fameux “Gwenn ha du”. Il tasse les dernières bouteilles dans un cageot et rentre à pied. Seul, sous la pluie, il rejoint sa femme partie depuis longtemps. Preuve que, finalement, tout est histoire de réunification.
Par Grégoire Belhoste et Arthur Cerf, à Nantes / Photos : AC
Au départ, ça ressemble à un pari pas gagné d'avance : donner sa chance en festival à un groupe punk rock de Madagascar. Hier, les Dizzy Brains, formés autour de deux frangins, se produisaient pour la première fois sur une grande scène dans le cadre des Transmusicales de Rennes. Avec un certain succès. Mais avant ce baptême du feu rock, il y a eu la vie dans les coupe-gorges de Tananarive, la galère et, enfin, la possibilité de quitter un peu son île.
Par Jean-Vic Chapus (à Rennes) et Thomas Pitrel (à Tananarive) / Photo : Rijasolo
Il est environ 19h ce mardi soir de la fin novembre, et la nuit a déjà enveloppé Antananarivo, alias Tananarive, en pleine île de Madagascar, lorsque trois silhouettes apparaissent au détour d’une rue du quartier d’Andravoahangy. Aux avant-postes, il y a Eddy et son frère Mahefa. Tous les deux ont la petite vingtaine. Si ce n’était leur lieu de naissance et de résidence exclusive, l’un comme l’autre feraient de parfaits modèles pour une de ces pubs Dior, période Hedi Slimane, censées vanter les mérites de la maigreur rock et son corollaire de jeans serrés à la taille, de poses arrogantes et de cheveux ébouriffés juste ce qu’il faut. Seul accroc au cliché : au lieu de se balader dans la rue collés-serrés avec des Kate Moss de Madagascar encore mineures, les deux leaders du groupe punk malgache The Dizzy Brains ont fait le déplacement accompagnés par… leur père. Ce dernier ne tenait pas à laisser sortir ses fils de 25 et 21 ans tout seuls la nuit. Car Madagascar ne ressemble pas au New York hipster des environs de Williamsburg, à l’East End londonien ni aux abords du Bus Palladium dans le IXe arrondissement parisien. Alors même si Eddy et Mahefa connaissent par cœur
Les gens de mon âge préfèrent la pop commerciale qui vient des États-Unis et les trucs tropicaux qui font remuer les fesses
Eddy
ces rues de Tananarive où ils ont souvent dormi après leurs concerts à même le bitume, ils n’ont pas forcément envie de les magnifier : “Pour ne pas prendre le risque de nous prendre un coup de couteau en rentrant chez nous après nos concerts, on a souvent préféré dormir dans la rue.” Il faut dire qu’à cet endroit même, fin octobre, un dessinateur de presse, Rakima, a été poignardé par deux voleurs, venant s’ajouter à la liste des victimes de l’insécurité dans cette partie de la capitale. Mais si le père des deux Dizzy Brains est ici, c’est également car il n’est pas pour rien dans les velléités rock’n’roll de ses fils. Il vit même sans doute son rêve de découverte du monde grâce au rock à travers le groupe de ses enfants. Du coup, rien de plus normal que de l’entendre rembobiner, avec une certaine fierté, sur ce qui l’anime et ce qui forme également la bande originale de sa génération : “Moi-même je suis musicien. Pas réputé, hein, mais je sillonne les scènes avec des gens qui ont déjà une petite aura, des groupes qui jouent dans les cabarets. On joue du rock, du blues, parfois de la country. Pendant mon enfance, on a vécu la musique rock à fond dans l’île en écoutant les groupes célèbres de l’époque : Beatles, Rolling Stones, Bob Dylan, Simon & Garfunkel, etc.” Eddy à la relance : “Avant, dans les années 70, il y avait les Kinks. Ils étaient très populaires ici, je crois. En tout cas, j’en ai entendu parler. Les mecs de la génération de mon père n’arrêtaient pas de nous vanter les disques de ces gars. Mais avec le temps, ce feeling rock s’est dilué dans l’île. C’est même devenu une pratique underground. Nous, on joue dans des bars minuscules pour pratiquement rien. Au maximum 40 personnes viennent nous voir. De toute façon, les gens de mon âge préfèrent la pop commerciale qui vient des États-Unis et les trucs tropicaux qui font remuer les fesses.”
Serge Gainsbourg, Jacques Dutronc et les clones de Beyoncé
Le père et ses deux gamins allument une petite lumière et guident à travers le dédale des ruelles d’un Tana à l’éclairage public rare, voire absent lorsque surviennent les très fréquentes coupures d’électricité. Une grille en fer, une petite cour d’immeuble, une porte d’entrée exiguë et quelques étages dans un escalier sombre avant d’entrer dans un appartement douillet. Les Dizzy Brains accueillent à domicile et indiquent le chemin du salon. Un vrai salon familial, avec canapé, fauteuils, télé et chaîne hi-fi. C’est d’ailleurs grâce à cette dernière, en 2011, qu’est né le groupe, comme le proclame fièrement Eddy : “J’étais descendu aux toilettes, il y avait cette chanson que mon père jouait sur la chaîne hi-fi : 7 heures du matin, de Jacqueline Taïeb. Ça m’a fait un déclic dans la tête : pourquoi ne pas faire du rock ? Et le déclic s’est confirmé quand, quelques semaines plus tard, on est tombés sur des vidéos de Serge Gainsbourg et Jacques Dutronc à la télé. On a vu ces mecs tellement cinglés, qui déchiraient avec leurs textes, qui déchiraient avec leur attitude sur scène. On a eu l’idée du nom du groupe : The Dizzy Brains. Parce que tout chez ces mecs nous filait le vertige. Là encore, c’est grâce à notre père qu’on a été exposés à ça !” Même si Eddy dit avoir voulu devenir avocat avant de réellement se consacrer au rock, le parcours du combattant qu’il se remémore ressemble à une vieille histoire.
D’abord, le groupe commence à répéter dans des caves. Il fait avec les moyens du bord et un art consommé de la débrouille, emprunte la guitare du paternel, les amplis d’un ami de la famille, écrit des chansons sur quelques accords saturés, se gave de vidéos YouTube des Arctic Monkeys, de The Stooges ou de The Strokes pour parfaire son attitude. Les thèmes des chansons ? Ce qu’ils connaissent le mieux : la corruption à chaque coin de rue à Tananarive, le danger, le manque d’argent et de perspectives, la sexualité qu’on réprime, la censure. À tous les coups, cela donne des morceaux pleins de fièvre punk assez loin de ces clones de Beyoncé un peu cheap dont les disques mal produits se vendent sous le manteau ou de ces musiciens tropicaux qui peuvent parfois réunir jusqu’à 40 000 personnes sur leurs seuls noms. Naissance d’un nouvel underground ? Ce qui est certain, c’est que parmi ces morceaux, il y en a un, immense, qui s’intitule Vangy et dont la vidéo en noir et blanc commence à beaucoup se relayer sur les réseaux sociaux entre jeunes malgaches restés au pays et expatriés. Ici, caché derrière quelques accords saturés, de l’urgence et des paroles qui doivent parler à pas mal de jeunes de Tananarive (“Pauvre comme tu es tu n’as que 1 200 ariari ((la monnaie locale, ndlr) et une clope pour affronter cette dure journée”), il y a donc ce que les Sex Pistols appelaient clairement le no future. Car en fin de compte, la rage d’être un jeune punk sans perspective est la même dans tous les pays du monde, à toutes les époques, comme le souligne Eddy : “Depuis que les réseaux sociaux existent, on sait que les jeunes de Tananarive ont les mêmes préoccupations que les jeunes, disons, de Paris ou des environs, hein. On parle de sexe, de soirées avec de l’alcool, de l’impasse dans laquelle on est tous. Parce qu’on n’a pas beaucoup de perspectives. Sauf que nous, on est juste plus pauvres encore et peut-être plus censurés qu’ailleurs.”
La peau dure
Avant de raccompagner et de remercier chaleureusement pour la visite chez eux, Eddy, Mahefa et leur père font comme s’ils n’avaient pas remarqué qu’un flic se livre à un contrôle plutôt musclé sur un taxi local en pleine rue d’Andravoahangy. Devenu hermétique à ce genre de scènes, Eddy préfère soulever les épaules et dresser ce constat : “Faire du rock à Madagascar, ce n’est pas une carrière, ça ressemblerait même plutôt à un combat permanent. D’abord, dans la rue, tu te fais constamment racketter par les flics pour aller d’un point A à un point B. Ensuite, si tu veux jouer, tu n’as pas le choix. Il faut passer par l’underground et tenir bon. Tu dois te produire dans les petits bars de nuit, les cabarets assez glauques. Si tu tombes sur un programmateur de soirées cool, on te file l’équivalent de 100 euros pour tout le groupe. Mais le plus souvent, tu tombes sur un patron bourré. Lui va te laisser jouer dans un premier temps. À un moment il va quand même venir te dégager de la scène à coups de pied au cul si ce qu’il entend de ta musique ne lui plaît pas.” En esquissant un sourire désolé, Mahefa cloue même : “On a connu ce genre de situations un peu borderline tout le temps. On est restés parmi les mendiants, d’accord, mais ça ne nous a pas empêchés de persévérer. Alors maintenant, quoi qu’il nous arrive, on a la peau dure…” La peau dure, c’est sans doute ce qui pourrait permettre aux Dizzy Brains de ne pas perdre le sens de leurs réalités. Depuis qu’ils ont appris leur présence à l’affiche du festival français des Transmusicales de Rennes, là où Nirvana, Daft Punk, Björk, Noir Désir, Portishead et plus récemment Rodriguez ont donné leurs premiers concerts français voire européens, tout s’est subitement emballé : intérêt croissant des médias, des producteurs, articles dans la presse de Madagascar soulignant “la fierté nationale” à voir un groupe punk représenter dignement (?) hors de l’île. “Il y a encore quelques mois, personne n’aurait misé le moindre ariarisur nous et maintenant, même des anciennes copines veulent reprendre le contact avec nous”, frime un peu Eddy.
“Elle est pas belle la vie ?”
Pour rationaliser son illumination de programmer, quasi en tête d’affiche, un groupe punk inconnu et originaire de Madagascar, Jean-Louis Brossard, directeur artistique du festival, a décidé de pousser au maximum ses capacités d’enthousiasme : “Ces gamins, donc, ils font du rock. Ils vont me mettre le feu, j’en suis persuadé. Parce que le rock, enfin ce qu’il véhicule de révolte contre quelque chose, ça a sans doute un peu perdu de son sens dans nos pays occidentaux. Alors que chez eux, à Madagascar, dans un pays pas facile, ils incarnent ce truc qu’on avait aimé dans l’Angleterre punk de la fin des années 70 ou à New York. Ce qu’ils chantent à un sens. Ça vient vraiment de la rue. Il y a une révolte !” Et sa révolte, c’est peu dire que le groupe malgache n’a pas l’habitude de l’exporter. Eddy se met à raconter son premier voyage hors de Tananarive, encore jetlagué : “Ça a été 14 heures de vol, quand même. Donc, on a tous ressenti une grosse fatigue. Jamais on n’avait pris l’avion de notre vie. On n’était jamais sortis de Tananarive. C’était une expérience bizarre parce qu’il y avait de la bonne bouffe gratuite et des films. On ne savait pas que dans l’avion, les choses étaient gratuites. Moi, j’ai maté Batman sur le petit écran en face de mon siège.Mais quand tu arrives en France, tu compares forcément avec l’ambiance à
Notre plus gros concert jusqu’à présent, c’était chez nous, au festival Libertalia devant 300 ou 400 personnes
Eddy
Tana et tu vois que les gens, ils ont tous l’air stressés, même si tu ne comprends pas pourquoi. Dans les rues, tout le monde marche vite, tu te fais bousculer, on ne te regarde jamais.” Il marque une pause et s’illumine : “Et malgré cette sensation bizarre de gens qui sont stressés pour aucune raison, tu te dis : ‘Elle est pas belle la vie ?’” Pour ce qui est du festival, Eddy avoue : “On ne sait pas à quoi s’attendre ici. On n’a jamais su à quoi ressemblait une grande scène. Notre plus gros concert jusqu’à présent, c’était chez nous, au festival Libertalia devant 300 ou 400 personnes. Là, on nous a dit qu’on allait voir des milliers de têtes. Alors, bien sûr, on est impatients, mais on a peur aussi de décevoir !” Car les gazettes locales, parlent de cette série de concerts en France comme d’une véritable fierté pour le pays. Les anciens potes d’adolescence, celles et ceux qui ont toujours pris Eddy, Mahefa et leur bande pour des losers, reprennent le contact. Le père, resté au pays (“On ne pouvait pas lui payer un billet d’avion pour la France. On a essayé, mais c’est plusieurs mois de salaire rien que pour l’aller”), attend des nouvelles, mais attendra longtemps car, là encore, impossible de se permettre d’investir dans des communications entre l’Europe et Madagascar, trop coûteuses.
Un vrai potentiel scénique
En ce début de mois de décembre rennais, les quatre Dizzy Brains observent, les yeux écarquillés et à bonne distance, les us et coutumes d’un festival occidental. Dans un coin de la salle du Liberté, le spot principal des Transmusicales, c’est la soirée d’ouverture. Une fanfare venue de Thaïlande, le Khun Narin Electric Phin Band, joue une musique qui mélange des éléments de folklore traditionnel et de psychédélisme sentant très fort le champignon hallucinogène. Les quatre remuent la tête mais sans en faire trop. Encore un peu sur la réserve. Puis, les voilà qui fondent sur le buffet dinatoire. Mais au moment de piocher dans ces assiettes où les toasts côtoient des fars aux pruneaux, ils hésitent : “A-t-on vraiment le droit de se servir ? N’y aurait-il pas un flic caché dans un coin pour demander un bakchich en échange d’une crêpe ?” Mahefa : “Ici c’est tellement calme. Les gens parlent doucement. Ils se saluent doucement.” Pour faire le lien entre ce nouveau monde et l’ancien, les Dizzy Brains sont accompagnés par Christophe David, un homme dont le CV dégaine des expériences de producteur dans la musique, de documentariste globe-trotter, de programmateur de concerts du côté de La Réunion. S’il n’est pas à proprement parler leur manager, ce quinquagénaire aux cheveux gris et longs avec des faux airs d’ancien surfeur encore capable de raconter sa rencontre avec “une vague métaphysique”, est un des premiers à avoir perçu un vrai potentiel scénique, mais surtout une vraie histoire derrière le groupe. Une histoire qui coïncide avec sa découverte de
Madagascar, c’est le même principe que l’Inde. C’est un pays qui ne te laisse pas intact
Christophe David, pas manager mais presque
Madagascar en 1992, après son premier divorce, un nouveau mariage, puis son installation sur place : “Madagascar, c’est le même principe que l’Inde. C’est un pays qui ne te laisse pas intact. J’ai fait deux mois et demi de pirogue pour les besoins d’un documentaire sur les pêcheurs Vezo. À partir de là, Madagascar m’a fait comprendre ce qu’est le fatalisme et l’animisme. C’était en 2003, et j’y suis toujours.” Si le lien que Christophe David a tissé avec Madagascar lui permet de relativiser ce qu’il se passe ailleurs dans le monde (“Ici, des villages entiers sont massacrés par les voleurs de zébus. Les hommes politiques en place détournent l’aide envoyée par l’ONU pour leur profit personnel. Si tu as un euro en poche, la police va venir te racketter et te prendre 80 centimes”), il s’est également très vite intéressé à la culture et en particulier à la musique nationale. Sa rencontre avec les Dizzy Brains part d’ailleurs de ce constat : si tout cela est encore frais, peut-être que ce groupe est à l’avant-garde. “Ça s’est passé dans une cave du centre ville de Tananaride. À l’époque, ils répétaient dans leur coin et c’était un ami qui m’avait conseillé d’aller les voir. C’était en 2013, je crois. À Madagascar, normalement, il n’y a pas de showman et Eddy, lui, savait occuper la scène, se déplacer. Ce qui est très étonnant pour un Malgache. Donc, comme ils me touchaient, je leur ai proposé de jouer au festival Libertalia, mais à cette condition que les deux frères, Eddy et Mahefa, remplacent leur guitariste de l’époque et leur batteur. Ces deux-là n’étaient vraiment pas au niveau et depuis, ils se sont adjoints deux très bons musiciens pour les pousser. Ils jouent du rock, mais surtout, ils sont les seuls à dénoncer un peu de ce qui ne va pas dans ce pays. Ils représentent cette nouvelle génération malgache qui veut le changement.” Celle qui commence à revendiquer de meilleures conditions de vie dans le Madagascar des années post-décolonisation.
Une première partie pas comme les autres
Avant leur concert d’hier soir, avant de devenir peut-être l’avant-garde incontestable d’une deuxième attaque punk qui viendrait, cette fois-ci, des pays du Sud, les Dizzy Brains savent qu’il va falloir apprendre à maîtriser d’abord leur sève rock devant un public qui en a vu d’autres. Les organisateurs des Transmusicales de Rennes ont eu la bonne idée de proposer au groupe un tour de chauffe devant le public… de la maison d’arrêt de Rennes. Il est 14h30 ce mercredi 3 décembre, et dans le coin du gymnase réquisitionné pour le live, c’est devant la batterie préalablement disposée sur scène que les quatre membres des Dizzy Brains écarquillent les yeux. Les deux frères Eddy et Mahefa se poussent même du coude en se demandant s’il y aura autant de monde pour leur vrai concert aux Transmusicales alors qu’il devrait y en avoir… 100 fois plus au minimum. Si la vingtaine de taulards qui se sont installés avouent avoir fait le
Faire du rock à Madagascar, ce n’est pas une carrière, ça ressemblerait même plutôt à un combat permanent
Eddy
déplacement plutôt pour encourager le passage sur scène d’un groupe sorti de l’atelier hip-hop de la prison que pour écouter les Dizzy Brains dont ils ne connaissent rien, il ne faudra pas plus de cinq minutes à Eddy, Mahefa et les autres pour électriser le gymnase. Alors bien sûr ce n’est pas l’ambiance du célèbre live au pénitencier de Folsom, Californie où Johnny Cash recevait des cris d’extase de son public quand il chantait “et j’ai tué à mec à Reno juste pour le plaisir de le voir crever”, mais c’est quand même la vraie énergie du punk.
Cette semaine rennaise est peut-être bien la première du reste de la vie des Dizzy Brains. Eddy marque une pause et fixe un point imaginaire à l’horizon : “On est étonnés d’être ici, hein, parce que tout est nouveau, mais on apprécie chaque moment. Déjà, on sent que rien ne peut arriver de mal ici. À l’aéroport, en présentant notre passeport pour partir en France, on a encore dû donner de l’argent à un fonctionnaire. C’est toujours comme ça. Corruption et violence. Quand tu marches dans la rue, le moindre regard peut dégénérer. Tu te fais attaquer à l’arme blanche. Si l’alcool le veut, les choses s’enveniment très vite. Tu es littéralement mort pour rien du tout chez nous.”
Par Jean-Vic Chapus (à Rennes) et Thomas Pitrel (à Tananarive) / Photo : Rijasolo
« Tu préfères Noël Chuisano ou Isabelle Bonnet ?”
Pas toujours facile de trouver des réponses. Pas toujours facile de connaître, comprendre et se retrouver dans les programmes des nombreux candidats aux régionales.
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4. Et voilà !
Alors que Paris a donné le coup d’envoi de la COP21 –la Conférence internationale sur le climat– ce lundi 30 novembre, de nombreux manifestants avaient appelé à se réunir dimanche place de la République, bravant ainsi l’interdiction de manifester résultant de l’état d’urgence. Environ 10 000 personnes (selon les organisateurs, 4500 selon la police) se sont ainsi déplacées pour faire entendre leurs revendications, entre ambiance de fête et atmosphère irrespirable.
Par Jean-Marie Godard / Photos : AFP
Dimanche 29 novembre. Des manifestants font un sit-in devant des CRS, près de la place de la République.
Une jolie vague commence à s’étirer sur le boulevard Voltaire, dans le XIe arrondissement de Paris. Sous ces pancartes bleues, des manifestants, les bras en l’air. Souriants. Dispersés dans la foule, des bâtons surmontés d’un nuage blanc surplombent cette mer artificielle. Cinq anges en robe blanche et grandes ailes dans le dos –les “Climate Guardians”– déambulent sous les objectifs des nombreux journalistes qui couvrent l’évènement. Ce dimanche 29 novembre un peu gris, veille de COP21, l’ambiance risque pourtant d’être un peu “tendue”. État d’urgence oblige, les manifestations sont interdites. Prévue depuis longtemps, la grande marche pour le climat, ne fait pas exception. Néanmoins, nombreux sont ceux qui ont appelé à ignorer cette interdiction.
Des CRS, non casqués, tentent poliment de dire aux gens qui commencent à former une chaîne humaine de rester sur les trottoirs. Elle s’étire le long des devantures des magasins fermés, jusqu’à l’église Saint-Ambroise et même un peu au-delà. Devant le Bataclan, c’est la cohue. Un cortège officiel arrive. C’est Michelle Bachelet, la présidente du Chili, qui descend d’une voiture pour venir rendre hommage aux victimes des attentats.
Ambiance carnaval et “Vélorution”
Sur le trottoir d’en face, on se donne la main, on chante, on rigole. Il y a une ambiance de carnaval revendicatif en couleurs, et beaucoup de cartons griffonnés de slogans revendicatifs : “COP21 : We need action, not promises” ; “Changeons le système, pas le climat” ; “Contre les pollueurs et les États qui les soutiennent, justice climatique !” Une vingtaine de cyclistes de la “Vélorution” remontent le boulevard sous les applaudissements.
Quelques militants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ont fait le déplacement, masqués de têtes de salamandre verte et jaune en carton. La contestation du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est d’ailleurs omniprésente sur l’ensemble de la manifestation, en très bonne place derrière les autocollants et les pancartes jaunes “Stop au Nucléaire”. “On est venus parce que les plus gros pollueurs de la planète sont réunis en ce moment au Bourget, et nous font croire qu’ils vont nous sauver alors que leur système est à l’origine de la catastrophe”, explique Camille. Il embraye : “Nous, on a déjà démontré qu’on pouvait vivre sans eux. Et on vient se joindre à tous les potes des luttes internationales pour créer du réseau.” Quant à l’interdiction de manifester, selon lui, cela n’a rien à voir avec les attentats. “C’est parce qu’on les dérange. On est la contestation de leur système, de leur politique.”
Lacrymos et matraques contre bouteilles et pots de fleur
C’est le début de l’après-midi et les trottoirs se vident. Alors qu’un hélicoptère de la sécurité civile survole la zone, la foule reflue vers la place de la République : “Bah oui, maintenant il y a la manif’”, explique une militante. En fait, la “manif”, c’est un rassemblement sur la place. Des milliers de personnes s’y massent sur la chaussée et le grand terre-plein central. Les forces de l’ordre bouclent toutes les artères. On peut entrer mais pas sortir, sauf un par un, par un passage formé d’une haie de policiers sur les marches qui surplombent l’entrée du boulevard du Temple. Sur la place, l’ambiance est un peu différente. Certains ont des fourmis dans les jambes. Un cortège s’improvise, avec en tête, des militants anarchistes derrière une banderole “Urgence écologique, sortir du capitalisme”. On scande “Le capitalisme détruit la planète, détruisons le capitalisme”, ou encore “état d’urgence, état policier, on nous enlèvera pas le droit de manifester”. Le défilé fait le tour de la place, passe devant les barrages de CRS qui, cette fois, ont sorti les casques et les boucliers, et s’engouffre sur une centaine de mètres dans l’avenue de la République avant d’être bloqué.
Les esprits s’échauffent. Quelques-uns, le foulard remonté jusqu’aux yeux, commencent à tirer sur les barrières tandis que des bouteilles volent. En face, la réaction est immédiate. En quelques secondes, les jets de bombes lacrymogènes blanches rendent l’atmosphère irrespirable. Les gens refluent, les restaurants verrouillent leurs portes en catastrophe. Sous un porche, une jeune photographe s’agenouille pour reprendre son souffle. Sur les trottoirs, on s’humecte les yeux à l’aide de petites pipettes de sérum physiologique en plastique.
Des clowns.
Ces scènes de chaos se limitent à un périmètre extrêmement restreint. Sur la place, la fête continue. Il y a foule devant les échoppes qui vendent des crêpes et des paninis, des gens font leurs courses tranquillement. Le cortège improvisé, lui, a repris son tour de la place. Avant de s’arrêter à l’entrée de la rue du Temple. En quelques minutes, les CRS essuient une pluie de bouteilles, mais également de bougies et de pots de fleurs arrachés sur le piédestal de la statue où une foule vient quotidiennement se réunir pour rendre hommage aux victimes des attentats. Des manifestants pacifiques protestent, leur hurlent d’“arrêter ça !” Certains forment une chaîne humaine autour de la statue pour éviter le saccage. En face, les forces de l’ordre répliquent par des tirs de lacrymos et de grenades de désencerclement qui provoquent d’énormes détonations. La place est noyée dans un épais brouillard. Les stations de métro ferment. Dans le ciel, on voit maintenant un hélicoptère de la gendarmerie. Après un premier recul, les plus excités, vêtus de noir et le visage masqué, chargent littéralement les forces de l’ordre. La pluie de bouteilles reprend. On voit même passer une paire de chaussures, l’une de celles que les organisateurs avaient appelé à déposer sur la place pour symboliser la marche interdite. Nouvelle réplique des forces de l’ordre. Les détonations résonnent sur les murs. En face, la vague recule quelques minutes pour revenir à l’attaque. Sur les côtés, les gens sont au spectacle, s’écartent en toussant, les yeux rougis, avant de s’approcher à nouveau. À côté d’une bouche de métro, deux jeunes filles protestent, scandalisées : “Alors un jour on dit merci à la police, et le lendemain on leur jette des trucs ? Allez, on se casse !” Un couple de clowns à nez rouges tente de faire cesser ce jeu de guérilla urbaine en longeant la haie de boucliers, les bras tendus sur le côté comme des équilibristes, sous une pluie de projectiles qui s’écrasent sur les casques.
Fin de partie
Après une demi-heure d’échauffourées, les forces de l’ordre décident de tout interrompre. En quelques instants, des centaines de policiers casqués, protégés par des boucliers, progressent de toutes les rues vers le centre de la place, suivis par leurs camions qui viennent se garer au pied de la statue. Du côté des manifestants, ça court un peu dans tous les sens. Certains CRS passent sur le piédestal et piétinent fleurs et bougies avant des redescendre de l’autre côté.
Ce n’est pas encore le début de soirée que la manif’ est déjà terminée. Il y a ceux qui sont partis et ceux qui ont décidé de rester, éclatés en petits groupes tout autour de la place, désormais remplie de policiers. Dans un coin, alors que les CRS avancent, certains manifestants tentent un sit-in pour les bloquer et reçoivent immédiatement une volée de coups de matraque.
On est venus parce que les plus gros pollueurs de la planète sont réunis en ce moment au Bourget, et nous font croire qu’ils vont nous sauver alors que leur système est à l’origine de la catastrophe
Camille, militant écologiste
À côté du bâtiment de la garde républicaine, les forces de l’ordre ont formé une nasse à l’intérieur de laquelle se trouvent plusieurs dizaines de personnes interpellées. Le bilan officiel tombera plus tard dans la nuit : 341 personnes arrêtées, dont 317 placées en garde à vue. À proximité, on crie “libérez nos camarades!”. Plus aucun projectile ne vole. Au milieu du dispositif policier, deux militants ont trouvé refuge dans un arbre, en haut duquel ils ont accroché un drapeau arc-en-ciel frappé du mot “Paix”. Un gros pétard qui éclate soudain aux pieds des CRS sonne la dispersion des militants qui restent à l’extérieur de la nasse. Tout le monde est repoussé vigoureusement jusqu’au boulevard Saint-Martin. Sur un coin de trottoir, une fille brune en jeans est plongée dans la lecture de Surveiller et punir de Michel Foucault. À sa gauche, un barrage de CRS. À sa droite, une conversation qui s’envenime entre une jeune qui appelle les gens à “dire bonjour” à tout le monde dans le métro pour “changer les rapports humains” et une personne âgée qui la traite de “branquignole”.
Le calme revient sur la place. Autour de la statue, on rallume les bougies. Les derniers manifestants sont partis. Des dizaines de gyrophares bleus illuminent la nuit. Dans quelques heures, la COP21 aura jusqu’au 11 décembre pour donner une réponse à toutes ces pancartes.
Par Jean-Marie Godard / Photos : AFP
Ancien ministre délégué au Développement, Pascal Canfin est aujourd'hui conseiller principal pour le climat du World Resources Institute, l’un des principaux think tanks du secteur de l’environnement, et sera bientôt directeur général du WWF. Qui de mieux placé pour évoquer les enjeux de la COP21, qui s’est ouverte à Paris aujourd'hui ?
Par Vincent Riou / Photo : Renaud Bouchez
On nous vend la COP21 comme un événement historique et déterminant. Mais on a envie de dire : en quoi par rapport aux 20 sommets sur l’environnement qui l’ont précédée ?
Parce que c’est vraiment LA conférence où l’on doit réussir ce que l’on a échoué à faire en 2009 à Copenhague : autrement dit obtenir le premier accord universel sur le climat, signé par la Chine, le Brésil, les États-Unis, etc. Le deuxième élément déterminant, c’est qu’il faut que cet accord respecte ce que les scientifiques nous demandent, à savoir ne pas dépasser deux degrés de réchauffement climatique. En gros, le réchauffement climatique, c’est comme une fièvre. La température moyenne de la planète, c’est quinze degrés. Si on augmente de deux, les scientifiques disent : ‘Ça augmente, c’est pas bon, mais ça reste gérable.’ Mais si on augmente de trois, quatre, cinq, alors on franchit ce qu’ils appellent un ‘point de non-retour’ et on entre dans une réalité inconnue, avec aujourd’hui sept, demain neuf milliards d’habitants sur la planète…
Les arguments des climatosceptiques, c’est souvent de dire que ces thèses alarmistes ne reposent sur aucune certitude scientifique…
Franchement, aucun de leurs arguments ne tient la route. Oui, certes, on a connu dans le passé des périodes de refroidissement et de réchauffement. Mais on n’était pas neuf milliards d’habitants et ce n’était pas sur 100 ou 200 ans, mais sur des centaines de milliers d’années. Donc ce n’était ni le même enjeu pour l’humanité ni le même temps d’adaptation. Le rythme que l’on connaît aujourd’hui n’a jamais existé. Jamais. Il suffit d’aller en Californie, en Afrique ou en Aquitaine pour voir que les effets se produisent concrètement, parce qu’on a déjà un degré de réchauffement.
Ces dérèglements climatiques peuvent-ils mener à des troubles politiques ?
C’est le cas dans le conflit syrien ou avec Boko Haram en Afrique. En Syrie, entre 2006 et 2010, il y a eu quatre ans de sécheresse historique. Avec pour conséquence des centaines de milliers d’agriculteurs qui ont rejoint les grandes villes, et un million de personnes environ qui a migré vers l’intérieur du pays.
L’Organisation internationale du travail a récemment sorti une étude qui montre que l’accord auquel on souhaite parvenir à Paris devrait créer dans le monde jusqu’à 60 millions d’emplois
Pascal Canfin
Cela a clairement participé à déstabiliser le pays. Imaginez que cela arrive en France : le pays serait pareillement déstabilisé. En ce qui concerne le développement de Boko Haram, même si ce n’est pas la cause unique et que ce serait absurde de le laisser croire, le réchauffement climatique joue également un rôle. Boko Haram a prospéré autour du lac Tchad. Or, le lac Tchad a diminué de 80% ces dix dernières années. Imaginez quand vous perdez 80% de vos ressources en eau. Les conséquences sur l’irrigation, la sécurité alimentaire… Cela déstabilise une société. Les gens sont appauvris, alors ils se tournent plus facilement vers ceux qui sont capables de leur assurer des revenus. Autrement dit une économie illégale, mafieuse ou liée au terrorisme. Finalement, les dérèglements climatiques sont ce que l’on appelle un multiplicateur de menaces. Ils renforcent et aggravent les tensions politiques. C’est pour ça que l’enjeu du climat n’est pas seulement une question environnementale, mais profondément une question de paix et de sécurité.
Y a-t-il des pays qui ont intérêt à voir échouer la COP21 ? À Kyoto, le Sud n’était pas engagé, à Copenhague les États-Unis et la Chine, les deux plus grands pollueurs, attendaient que l’autre fasse le premier pas et finalement, cela a été un échec…
D’abord, il y a la Russie. Pour des raisons assez éloignées du climat. Déjà, c’est cynique, mais la Russie considère que la fonte des glaces au Nord lui libère la route de l’exploitation du pétrole et du gaz. Puis, il y a le risque que Poutine, pour des raisons purement diplomatiques –la Syrie par exemple–, choisisse de refuser de signer. Ce serait une façon de prendre en otage la COP21 pour envoyer des messages sur d’autres sujets. C’est un scénario possible. L’Arabie saoudite, qui a apporté une contribution insuffisante et tardive, est le pays qui a le plus bloqué l’avancée des négociations sur la COP. Elle est clairement en première ligne pour faire en sorte que l’accord de Paris soit le moins ambitieux possible. Ensuite, il y a l’Inde. L’Inde, qui sera le pays le plus peuplé en 2022, c’est un vrai sujet de développement : est-ce que les Indiens vont penser que l’accord va les contraindre dans leur développement ou, au contraire, considérer qu’il peut leur permettre d’accéder à des technologies vertes, à plus bas coût, plus facilement ? Enfin, le dernier élément, ce sont les pays africains. Aujourd’hui, il y a un sous-financement massif de ce qu’on appelle ‘l’adaptation’. C’est-à-dire aider les pays qui sont à la fois les plus pauvres et les plus vulnérables au dérèglement climatique, comme ceux de la bande sahélienne, par exemple. On est très en dessous des engagements qu’on avait pris avec ces pays.
Sur de nombreux points, certains pays n’ont pas respecté leurs engagements passés. En fait, ce genre d’accord, c’est un peu comme les campagnes électorales, les promesses n’engagent que ceux qui y croient, non ?
Absolument. C’est comme un contrat de mariage. On ne peut pas vous empêcher de sortir du jeu, de dire : ‘Ça suffit, je reprends mes billes.’ Pourtant, le contrat de mariage, il existe. Paris, c’est un peu ça : on s’associe pour lutter ensemble contre le réchauffement climatique avec un objectif commun, les fameux deux degrés. Mais si un Républicain est élu à la Maison-Blanche l’année prochaine –ce que je ne souhaite pas pour de nombreuses raisons, bien au-delà du climat–et qu’il dit : ‘Moi, l’accord de Paris, jamais entendu parler, je défais les lois américaines qui sont celles qui vont permettre d’appliquer cet accord’, eh bien à ce moment-là, effectivement, l’engagement est détricoté et il ne tient plus. Donc, au fond, l’accord de Paris repose sur la volonté des gouvernants à le mettre en œuvre. Mais c’est vrai pour tous les contrats. Si on voulait vraiment être ambitieux et à la hauteur du sujet, il faudrait faire pour le climat ce qu’on a fait pour le libre-échange. L’OMC a été capable de créer un tribunal qu’on appelle l’ORD (l’Organe de règlements des différends, ndlr) : quand un État applique une politique qui n’est pas jugée conforme par l’OMC, il y a un tribunal. L’accord de Paris ne produira pas ça, je le regrette, mais pour moi, c’est clairement la prochaine étape.
En quoi est-ce que lutter contre le réchauffement climatique peut susciter l’avènement de modèles économiques vertueux ?
L’Organisation internationale du travail a récemment sorti une étude qui montre que l’accord auquel on souhaite parvenir à Paris devrait créer dans le monde jusqu’à 60 millions d’emplois net –donc en tenant compte de ceux qui vont disparaître, dans le charbon par exemple. C’est bien la preuve que l’idée selon laquelle il faudrait opposer les emplois, les entreprises, l’industrie, la compétitivité à cette transition, est absurde. C’est une question de moyens, de volonté, et de lutte contre ceux qui ne veulent pas que ça bouge. La prédiction des experts en 1900 à Paris était que la principale menace, c’était le crottin de cheval. Parce qu’il y avait 80 000 chevaux qui circulaient tous les jours. Ils avaient fait une courbe et étaient arrivés à la conclusion qu’en 2020, Paris croulerait sous le crottin de cheval ! J’imagine que les constructeurs de diligence ont du faire un lobbying d’enfer pour que l’automobile ne se développe pas. Mais on a inventé la vapeur, l’électricité, les vaccins dans le passé, pourquoi on serait tétanisé à l’idée d’inventer l’économie bas carbone ? On va le faire !
Lire : Climat – 30 questions pour comprendre la conférence de Paris, par Pascal Canfin et Peter Staime (Les Petits Matins)
Par Vincent Riou / Photo : Renaud Bouchez
Dans la vie, Fary est artiste. Après un passage dans On n'demande qu'à en rire, puis au Jamel Comedy Club, il répand calmement son spectacle depuis plusieurs mois dans des salles parisiennes de plus en plus grandes.
Par Noémie Pennacino / Photo : Hélène Pambrun
Il va bien. Mieux. Il va bien mieux, parce qu’il le faut. « J’ai été en deuil pendant deux, trois jours mais après, tu penses aux familles des victimes, aux rescapés et tu relèves la tête. » Lui n’a pas été touché directement, mais quand même. Une semaine après les attentats, il devait faire des blagues sur la scène du Bataclan. Trois dates. Qu’il attendait avec impatience depuis des mois. “Je vivais Bataclan, je mangeais Bataclan, je dormais Bataclan.” Fary a 24 ans, des cheveux qu’il affectionne particulièrement et, devant lui, une assiette où deux tranches de bacon grillé recouvrent quatre œufs au plat, pour accompagner son orange pressée. Un petit déjeuner comme un autre. À 18h.
La scène, il la côtoie depuis longtemps: à 11 ans, il fait son premier one man show grâce à son oncle qui organise des soirées trimestrielles pour les enfants et trouve qu’il imite parfaitement bien Jamel dans son sketch sur une arrestation au Maroc (« Les mains du l’air »). Mais c’est au lycée – Marcelin-Berthelot, à Saint-Maur-des-Fossés dans le Val-de-Marne– que tout prend vraiment un sens. Lors de sa deuxième seconde, il se découvre un amour pour l’histoire et un avenir dans l’humour grâce à une prof, Jessie Troja, qui le pousse à faire de sa répartie un métier en l’aidant à écrire un spectacle et en lui achetant des accessoires. « Comme une deuxième maman. C’est d’ailleurs assez rare dans l’Éducation nationale, les gens qui t’aident à faire ce que tu sais faire.” Il ne la voit plus trop. Il ne voit « même plus trop [s]on petit frère alors [qu’ils habitent] dans la même maison“. La réalisation de son rêve, celui d’être artiste, prend désormais trop de place. Trop de temps. Depuis deux ans, il est un peu partout. Sur les plateaux télé, dans des émissions de radio et des vidéos YouTube, dans Océane de Philippe Appietto et Nathalie Sauvegrain ou encore dans On n’demande qu’à en rire sur France 2. Et c’est désormais avec Jason Brokerss, du Jamel Comedy Club, qu’il écrit. Le Jamel Comedy Club, il ne voulait pas y passer, à la base : “Je suis un mec de banlieue mais je ne voulais pas être cantonné à un mec de banlieue, je préférais me mettre à part. » Et puis, de fil en aiguille… Il gagne un prix au festival L’Humour en capitales et joue son spectacle « devant six personnes” au Paname. C’est là qu’il rencontre Kader Aoun, dont il est “un grand fan” depuis qu’il l’a “découvert dans les bonus du DVD de Jamel”. L’homme derrière l’humour français l’intègre d’abord à son projet Adopte un comique “avec Hugo tout seul, Camille Combal, David Bosteli, Tom Villa…” puis le convainc d’intégrer la troupe de Jamel. Fary fait mouche en taclant le legging en sarouel. Les six personnes du Paname sont devenues 115 au Point-Virgule et seront près de 900 ce week-end à Bobino. Parce que c’est dans les moments compliqués “que le métier d’humoriste est le plus important ».
Qu’est-ce que tu n’es pas ?
Un clown. Je ne suis pas le mec drôle du groupe. Je suis celui qui observe.
Qu’est-ce que tu n’as pas ?
Des pecs. Mais j’en aurai bientôt.
Qu’est-ce qui ne te manque pas ?
Je ne manque pas d’amour.
Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
Les gens fermés d’esprit.
Quel sport n’as-tu jamais pratiqué ?
Le patinage artistique. Je suis pas à mon avantage dans un collant.
En quoi est-ce que tu ne crois pas ?
J’ai beaucoup de mal à croire à la fidélité. Parce que je ne l’ai jamais été. Je n’ai jamais su l’être.
À qui/quoi tes lunettes ne te font pas ressembler ?
À Nicolas Batum. On me dit tout le temps que je lui ressemble, ça me met hors de moi. Je déteste ressembler à qui que ce soit.
À quelle heure ne doit-on pas t’appeler ?
À midi. Je dors.
Quel métier ne voulais-tu pas faire quand tu étais petit ?
Un travail dans un bureau.
Quel acteur ne jouera pas ton rôle dans ton biopic ?
Omar Sy. Parce qu’il est beaucoup trop noir.
Qu’est-ce que tu ne veux pas savoir ?
Je n’ai pas envie de connaître mon avenir. Je considère que tout est possible. Et savoir ce qu’il va se passer, ça enlève toute notion de destin.
Qu’est-ce que la vie ne t’a pas appris ?
À être dur. Dans le sens insensible, fort.
Qu’est-ce que tu fais pour ne pas sauver la planète ?
Je prends des douches de quinze minutes.
Quel est le dernier film que tu n’es pas allé voir ?
Certainement un film français. Le cinéma français, c’est très rare qu’il me fasse me déplacer dans une salle de cinéma.
Qu’est-ce qui ne te fait pas rire ?
La moquerie.
Quel cadeau ne faut-il pas t’offrir à Noël ?
Des vêtements. On se trompera forcément.
Pour qui n’as-tu pas voté à la dernière élection présidentielle ?
François Bayrou. Voilà, comme ça, je me mouille pas.
Avec quel artiste n’as-tu pas du tout envie de faire un duo ?
Jamel Debbouze. Parce qu’il est beaucoup trop drôle pour moi.
À quoi est-ce que tu ne penses pas là tout de suite ?
À autre chose.
Quel média ne t’a pas encore interviewé ?
Les Inrocks. Peut-être qu’ils sont intimidés par moi. Ou alors, je suis pas assez hype pour eux. Ou trop.
De quoi ne parles-tu pas dans tes sketchs ?
D’IKEA. J’ai absolument rien à raconter sur IKEA.
Qui ne cites-tu pas dans tes sketchs ?
Ma grand-mère. Pourtant, elle me fait beaucoup rire. En général, quand t’as des personnages dans tes spectacles, tu t’inspires de ceux qui sont drôles malgré eux. Ma grand-mère n’est pas drôle malgré elle, c’est une vanneuse.
Qu’est-ce que tu ne fais pas après ton spectacle ?
Je ne rentre pas me coucher.
Pourquoi ne faut-il pas aller voir ton spectacle ?
Si tu ne veux pas rire. Si tu ne veux pas rire, il faut pas venir voir mon spectacle.
Voir : Faryau Point-Virgule jusqu’au 2 janvier (COMPLET), Fary à Bobino les 27, 28 et 29 novembre (en remplacement du Bataclan), Fary au Grand Point-Virgule à partir du 13 janvier (du mercredi au samedi à 21h30)
Par Noémie Pennacino / Photo : Hélène Pambrun
Après douze ans et trois mandats successifs de la famille Kirchner –un pour Nestor, deux pour Cristina–, l’Argentine était appelée à s’exprimer dimanche dans les urnes, et ainsi, répondre à cette question : la continuité ou le changement ? Autrement dit : Daniel Scioli ou Mauricio Macri ? Entre inquiétudes, espoirs et désillusions, récit d’un dimanche dans les rues de Buenos Aires.
Par Nicolas Zeisler
Mauricio Macri fête sa victoire avec ses militants.
Il est huit heures du matin quand l’école primaire Republica Islamica de Iran, située rue Cabrera, dans le quartier de Palermo, ouvre ses portes. Dehors, quelques personnes font déjà le pied de grue. La cour de récréation est divisée en quatre, avec autant de tables et d’isoloirs pour accueillir les votants. Chaque table compte un observateur par parti –le FPV (Frente para la Victoria) de Daniel Scioli et Cambiemos de Mauricio Macri–, ainsi qu’un président et un suppléant. Virginia officie à la table n° 927. Elle s’est portée volontaire car elle avait des doutes sur la bonne tenue des élections, elle avait besoin de “voir de [ses] propres yeux comment ça se passait”. Le soir du premier tour, qui a vu Scioli devancer Macri de trois points et lancer le premier ballotage de l’histoire politique du pays, elle a dégainé son téléphone : “On attendait et les résultats ne tombaient pas. On avait fermé les urnes à 18h mais ils ne sont sortis qu’à minuit passé. Devant les suspicions de fraude, on a été beaucoup à tweeter la photo des résultats de notre table.” Histoire qu’ils ne se perdent pas en route. Autour de la table, il y a unanimité : l’Argentine doit démontrer qu’elle est une démocratie digne de ce nom. Pour ce qui est de la participation, les citoyens semblent répondre présent. “Depuis l’ouverture, ça n’a pas arrêté de défiler. Ça risque de se calmer à l’heure du déjeuner, asado du dimanche oblige, avant de reprendre de plus belle à partir de 16h jusqu’à la fermeture”, précise Virginia.
Après sept mois d’une campagne agitée, le pays est divisé. Les clichés n’ont épargné aucun des deux camps. Angel, médecin dans le civil, vient de glisser son bulletin dans l’urne. Il fait le point : “On est allés trop loin. Quelque soit le résultat, il faut qu’on fasse notre autocritique. En amour, en foot et en politique, on est trop passionnés. À entendre les uns et les autres, la moitié du pays serait composée de voleurs et l’autre d’ordures.” Les “voleurs” ? Les partisans du FPV, soupçonnés de monnayer leur vote contre des aides sociales ou des emplois fantoches. Les “ordures” ? Ceux de Cambiemos, accusés de vouloir remettre au goût du jour la politique ultralibérale des années 90.
“Si Macri l’emporte, je me tire une balle”
Une dizaine de rues plus loin, les vendeurs ambulants squattent les trottoirs tout autour de la Plaza Almagro. Fernando a disposé une vingtaine de livres par terre ainsi que quelques jouets usagés. Avant de se confier, il baisse la voix, car “son voisin vote pour Macri”. Ce matin, il a choisi Scioli : “Je suis un type normal, j’achète mon choripan au coin de la rue. Pourquoi est-ce que j’irais voter pour un candidat qui représente les intérêts des multinationales ? Mon vote, c’est une manière de leur dire que je suis contre le retour des années Menem.” Le nom de l’ancien président, accusé d’avoir envoyé son pays dans le mur en le livrant aux capitaux étrangers, entre 1989 et 1999, revient en boucle. De fait, les deux camps se renvoient la patate chaude, Scioli et Macri ayant tous deux fait leurs débuts sous la houlette de l’ancien président.
Les gens sont solidaires. Comme ce couple de vendeurs de chaussures qui me laisse dormir sous leur devanture. Ça, ce sont des actes, pas des promesses
Hector, SDF
Une époque où les deux hommes entretenaient une relation courtoise, alimentée par leur passion du sport et des soirées dansantes. Depuis, la campagne est passée par là. Entre deux clients, Fernando tripote un pistolet en plastique en se préparant à toutes les éventualités : “Les sondages ne nous donnent pas gagnants mais nous, les Argentins, sommes imprévisibles. On ne sait jamais de quoi demain sera fait. Et puis, de toute façon, si Macri l’emporte, je me tire une balle, ou plutôt une bille.” Un peu plus loin, rue Jeronimo Salguero, les membres de La Campora, le mouvement fondé par le fils Kirchner, Máximo, pour organiser la jeunesse et appuyer la politique de ses parents, ont installé leurs chaises sur le pavé. Les enceintes crachent du rock national, les automobilistes klaxonnent et déclenchent les “dale Daniel” des militants. Laura travaille dans une banque et prépare une licence d’histoire. Elle a fait campagne pour “la continuité” car “Macri se fiche de l’éducation”. Elle ne se fait guère d’illusions sur le dénouement mais, peu importe, le combat continue : “On n’est pas que des militants de la victoire. Si on perd, on poursuivra nos activités, le soutien scolaire et les sorties culturelles.” Ses camarades approuvent. Yeux cernés, barbes hirsutes, la campagne a laissé des traces : “On avait besoin que ce jour arrive, on est content que ça se termine.” Assis à l’intersection Sarmiento et Bulnes, Hector, lui non plus, n’a pas l’air dans la forme de sa vie. Il vit dans la rue et gagne quelques pesos en ramassant des bouts de métal qu’il revend ensuite. Il a voté Scioli, la mort dans l’âme. “Il est plus proche du peuple. Mais j’aurais voté blanc si les bulletins avaient été comptabilisés.” Il considère que les Argentins n’ont pas les dirigeants qu’ils méritent : “Les gens sont solidaires. Par exemple, ce couple de vendeurs de chaussures qui me laisse dormir sous leur devanture. Ça, ce sont des actes, pas des promesses.” Dans son chariot rempli de fripes, il a un balai “pour nettoyer après son passage”.
Hector et son caddie (photo: Nicolas Zeisler)
Le parfum de la victoire à Costa Salguero
Depuis 16h, le très chic complexe de Costa Salguero, situé au bord du Rio de la Plata, voit affluer les sympathisants. Une file gigantesque s’est formée devant le bunker de Cambiemos. Les 7 000 accréditations et invitations sont parties comme des petits pains la semaine précédant l’élection. Ceux qui n’ont pas obtenu le précieux sésame se rabattent sur la camionnette avec écran géant pour voir ce qui se passe à l’intérieur. C’est le cas de Marcela et Nilda, deux copines qui ont fait le déplacement depuis la banlieue cossue de San Isidro. Pour elles, c’est une histoire de personnalité. “Avec Cristina Kirchner, les gens sont sous tension. Si tu n’es pas avec elle, tu es contre elle. C’est devenu insupportable. Je ne sais pas exactement ce que va faire Macri mais c’est un homme ouvert au dialogue, capable de travailler en équipe. On a besoin de ça”, explique Marcela, responsable d’une petite boutique d’électronique en banlieue nord. Les textos pleuvent et les premiers cris de joie se font entendre. Les vendeurs de drapeaux ont flairé le bon filon. D’autant que les sympathisants ont les moyens. Carmen le sait, elle qui vit dans un bidonville près de la gare de Retiro et qui vend des boissons fraîches. Elle détonne dans cette foule tirée à quatre épingles. Aujourd’hui, elle a tenu à installer son poste près du bunker de Macri. “J’ai voté pour lui, même si mes amis m’ont dit qu’il allait m’interdire de vendre mes boissons. Je m’en fiche, je vendrai autre chose. Je suis contente qu’il ait sa chance même si je me sens différente des gens qui le soutiennent. C’est vrai que les péronistes sont plus chaleureux. À cette heure-là, chez Scioli, ils seraient en train de danser et de boire.”
L’écran-mobile à Costa Salguero (photo : Nicolas Zeisler).
À 19h30, la victoire est quasiment officialisée par les lieutenants du candidat de l’opposition. Les vendeurs de pralines débarquent à leur tour. Mais pas de ça pour Marcela : “J’ai fait un vœu. J’ai promis que si Macri gagnait, je me privais de sucreries pendant un mois.”
Macri danse, les pro-Scioli pleurent
Pendant ce temps, les soutiens du gouvernement se sont réunis sur la Plaza de Mayo, à deux pas de la Casa Rosada, siège de l’exécutif, et de l’hôtel NH City & Tower où se terre le candidat Scioli. Des jeunes surtout. Ça descend des canettes de bière et ça sent fort la saucisse grillée. Collés à la vitre du café-restaurant Gran Victoria, une poignée de citoyens a les yeux fixés sur la télévision. Il est 22h et le doute n’est plus permis : Macri l’emporte. Le futur président esquisse quelques pas de danse tandis qu’une pluie de ballons multicolores tombe sur son bunker en liesse. De l’autre côté de l’écran, les mines sont déconfites et les yeux humides, mais pas question de lever le camp. Micaela, étudiante en droit, a passé l’après-midi sur place : “On a perdu mais on continue à soutenir ce gouvernement. On va chanter toute la nuit et leur montrer qu’on est là. Ici, les gens y croient vraiment, des gamins de 10 ans aux vieillards de 80 ans.” Mais elle ne peut contenir une grosse bouffée de déception : “C’est toujours la même chose. Les gouvernements populaires, comme celui de Cristina, sortent les classes moyennes de la misère. Et ces dernières finissent par voter pour le candidat des riches. On a la mémoire courte en Argentine. Qu’ils ne viennent pas se plaindre si nous perdons nos acquis sociaux.”
J’ai choisi Macri même s’il ne représente pas mes idées. Cristina et les péronistes ont construit une imagerie populaire très efficace avec un seul objectif : voler et s’en mettre plein les poches. La priorité, c’était de les sortir
Daniela, proche du Frente de Izquierda
Scioli a disparu des conversations. Il est question de Cristina et de Nestor, décédé en 2010, mais aussi d’Eva et de Juan Perón, les inspirateurs du mouvement qui agite la vie politique argentine depuis la moitié des années 40. Une goutte de pluie s’écrase sur le sol. “C’est Nestor qui pleure”, philosophe une vieille dame nostalgique. Elle est venue rendre un dernier hommage à la sortante. Comme ce type resté planté 20 minutes le regard tourné vers la Casa Rosada, avec ce drapeau griffonné entre les mains : “Merci Cristina pour tout ce que tu as fait pour nous. Excuse-nous de ne pas avoir été à ta hauteur.”
À 500 mètres de là, au bout de l’avenue Saenz Pena, les vainqueurs se rassemblent au pied de l’obélisque et bloquent une partie de l’avenue 9 de Julio, haut lieu de célébration nationale. Une dizaine de fourgons blindés sont là pour faire tampon au cas où. Des camions publicitaires font passer le message du vainqueur : “Maintenant, plus unis que jamais.” Cela n’empêche pas les fêtards d’entonner des chansons narquoises : “Au boulot, au boulot, les Kirchner au boulot.” Daniela, prof d’anglais dans le civil et proche du Frente de Izquierda, un petit parti de gauche qui a recommandé l’abstention, explique : “J’ai choisi Macri même s’il ne représente pas mes idées. Cristina et les péronistes ont construit une imagerie populaire très efficace avec un seul objectif : voler et s’en mettre plein les poches. La priorité, c’était de les sortir.”
Si l’enthousiasme et les chaînes d’infos sont au rendez-vous, les célébrations autour de l’obélisque restent relativement modestes. Au début du mois, les supporters de Boca Juniors étaient sans doute plus nombreux à fêter le titre. Mauricio Macri, qui a occupé la présidence du club entre 1995 et 2008, ne viendra pas ce soir. Quant aux militants de Costa Salguero, ils se dirigent vers Asia de Cuba, à Puerto Madero. Le champagne va couler à flot dans cette boîte de nuit habituellement fréquentée par le show-biz. Epuisé, le futur président est rentré chez lui, dans le très chic Barrio Parque. Quelques voisins et des sympathisants se sont regroupés sous ses fenêtres. L’homme fait son apparition au balcon. Il salue la foule, la remercie et annonce qu’il va se coucher. Demain, et pour les quatre prochaines années, il a un programme chargé. Et un pays à réconcilier.
Par Nicolas Zeisler
Moins de trois semaines après que la Nouvelle-Zélande a remporté la Coupe du monde, Jonah Lomu, pilier du rugby néo-zélandais et figure emblématique du rugby tout court, est décédé ce matin, à l'âge de 40 ans. Début septembre, Tampon!, le magazine de So Press dédié à l'ovalie, lui consacrait la couverture de son premier numéro. Ainsi que cette interview au titre désormais un peu triste, pleine d'humour, d'humilité et de grandeur d'âme.
Par Charles Alf Lafon et Alexandre Pedro pour Tampon!
L’histoire du rugby est bien sûr traversée de joueurs légendaires. La liste est forcément injuste et oublieuse. David Campese était un génie cabot avec un physique de mécanicien, Gareth Edwards une référence indépassable à rouflaquettes pour les plus de 50 ans, Michael Jones un illuminateur de jeu mais jamais le dimanche – qu’il réservait à Jésus –, Serge Blanco un épicurien de la relance et de la vie, John Eales le plus parfait des joueurs, Jonny Wilkinson le plus admirable, François Pienaar le plus Mandela, Richie McCaw le plus hors jeu…
Lui n’a jamais été champion du monde. Il a connu une carrière aussi fulgurante que frustrante, la faute à un corps hors norme en apparence mais pas décidé à le laisser en paix. Jonah Lomu est pourtant l’unique superstar du rugby. Le seul dont les impies de la mêlée ouverte, les agnostiques du ruck et les indifférents à l’arrêt de volée peuvent citer le nom d’instinct. Jeune quadragénaire, l’ancien ailier des All Blacks est un père de famille heureux, un amoureux lucide de son sport et un homme apaisé, comme peuvent l’être ceux que le sort n’a pas épargnés. Depuis sa maison d’Auckland, la légende du rugby revient sur une vie et une carrière traversées tout en raffuts.
Vous êtes né à Auckland, mais vous avez passé les six premières années de votre vie aux Tonga. Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?
Je me revois pieds nus, à courir partout, toujours en liberté. Il y avait aussi la mer et les bagarres. Je me souviens de mes oncles et à quel point ils étaient gros. Mais je ne repense pas trop à cette époque. Je suis une personne qui regarde simplement ce qui se passe devant et qui poursuit son chemin.
Pourquoi vos parents ont-ils choisi de quitter les Tonga ?
Ils voulaient nous donner une meilleure éducation et de meilleures opportunités. Cela n’aurait pas été possible là-bas. Mes deux parents travaillaient dans une usine.
À Auckland, vous avez grandi dans l’un des quartiers les plus durs de la ville. Cette violence a-t-elle marqué votre personnalité ?
Dans le coin où j’ai passé ma jeunesse, tout le monde connaît tout le monde, mais cela ne signifie pas que tu es en sécurité pour autant. Si tu baisses ta garde, tu
À South Auckland, si tu ne sais pas te battre, tu te fais tout le temps cogner. Donc, il fallait gagner le respect et cela prenait du temps, tout simplement parce que si tu montrais ne serait-ce qu’un instant de faiblesse, tu savais que les gens en profiteraient
JL
peux avoir des ennuis. Et même si tu es sur tes gardes, des gens essaient quand même de te causer des ennuis. À South Auckland, si tu ne sais pas te battre, tu te fais tout le temps cogner. Donc, il fallait gagner le respect et cela prenait du temps, tout simplement parce que si tu montrais ne serait-ce qu’un instant de faiblesse, tu savais que les gens en profiteraient. Je crois que ça m’a appris à être vigilant. J’y retourne parfois. Le problème, c’est que les choses dans ce quartier sont toujours les mêmes. Comme tout le reste, la situation empire avant de pouvoir s’améliorer.
Quelle place avait le rugby là-bas ?
C’était un élément incontournable de la vie du quartier. Tout le monde aimait jouer. C’était aussi un bon apprentissage pour les enfants. On avait l’habitude de jouer sur le béton, dans la rue.
Mais vous jouiez sans contact ?
Ah non, on se plaquait (rires).
Vous pratiquiez d’autres sports ?
J’ai commencé le rugby sérieusement à 14 ans. Avant, et même après, je me suis intéressé à d’autres sports : le kick-boxing, la boxe, l’athlétisme… Dans ma famille, on donne plutôt dans les sports de combat. L’un de mes cousins entraîne : Ray Sefo, qui a combattu Cyril Abidi et Jérôme Le Banner (deux légendes du K-1 en France, ndlr). C’est chez lui que je m’entraînais. Je ne pensais pas que j’allais devenir un joueur de rugby. Je pensais qu’en grandissant, je finirais boxeur. J’ai même pensé à devenir pro. J’aimais ça et je m’entraînais beaucoup. Je m’en suis d’ailleurs servi pour le rugby, que ce soit mentalement ou physiquement.
Et l’école dans tout ça ?
Vous savez, il existe deux types d’élèves : ceux qui s’assoient au premier rang et ceux qui dorment au dernier. Je dormais (rires). Pourtant, j’étais plutôt pas mauvais à l’école, mais à cause de l’endroit d’où je venais, j’avais appris à ne pas être trop malin. Après, ma mère m’a envoyé dans un internat. J’ai mis beaucoup de temps à m’adapter là-bas. Je n’aimais pas être privé de liberté.
La liberté, comme prendre votre BMX et arpenter tout Auckland avec votre bande…
Je le fais encore, vous savez ! Ça m’a beaucoup manqué. C’était juste la liberté à l’état pur que de monter sur le vélo et aller où je voulais. Mes amis et moi avions l’habitude de pédaler de chez moi jusqu’à la plage, ce qui fait bien quatre ou cinq heures aller-retour. On adorait ça, toute cette liberté, on découvrait le centre-ville d’Auckland. C’était une ville complètement différente. Pendant la journée, les gratte-ciel, et la nuit, l’agitation des boîtes de nuit, des bars, des gens qui se saoulent, qui s’embrouillent, qui se battent, qui se font poignarder. Enfin, c’était comme ça à l’époque, quand j’étais jeune.
Vous avez souvent dit que le rugby vous avait écarté du mauvais chemin. Comment l’expliquez-vous ?
Quand tu découvres le rugby, tu apprends comment te contrôler. Comment contrôler la violence, surtout. Si tu peux contrôler cette violence, tu réussis dans ce que tu fais. Si tu es agressif, sans contrôle, alors tu vas perdre. Dans le rugby comme dans la vie.
Et à quel moment vous prenez conscience d’être un joueur différent des autres ?
Il y a beaucoup de gens qui veulent être les meilleurs. Moi, ce n’était pas ‘je veux être le meilleur’, c’était ‘je veux voir à quel point je suis bon contre les meilleurs’. Et si j’étais assez bon pour les battre, alors j’espère que j’étais le meilleur. C’était juste ma façon de jouer. Je respecte mon adversaire mais je ne le crains jamais.
Tout est allé très vite pour vous. À 19 ans, en 1994, vous débutez et perdez avec les All Blacks contre la France. Vous aviez été très critiqué à l’époque. Il paraît que vous aviez failli signer avec les Sydney Bulldogs en XIII. C’est vrai ?
Je pense que c’était juste parce que j’étais le plus jeune. J’avais l’impression d’avoir été traité de manière injuste. À ce moment-là, j’étais persuadé que je venais de jouer mon dernier match avec la sélection. J’ai commencé par le XIII, et je suis passé à XV en pension. J’ai toujours pensé que j’y retournerais. Mais non, finalement.
Vous avez beaucoup souffert physiquement lors de la longue préparation pour la Coupe du monde 1995. À l’époque, vous aviez déjà des problèmes de rein. Pourquoi n’avoir rien dit ?
Parce que je ne voulais pas susciter la compassion. Je voulais juste être choisi pour mon niveau. Si je suis assez bon pour être dans l’équipe, je suis assez bon pour être dans l’équipe. Si je le ne suis pas, je rentre à la maison.
Dès le premier match contre l’Irlande, vous crevez l’écran en quelques actions. On vous propulse star de la compétition. Cela ne doit pas être facile à gérer à 20 ans.
Pendant la Coupe du monde, je ne lisais pas les journaux, je regardais juste des films, aucune chaîne de télévision. Donc, je ne savais pas ce qui se racontait à l’extérieur sur moi. Je n’en ai jamais eu la moindre idée. Moi, je tenais juste à jouer pour mon pays et mon équipe.
Quand on vous voit marcher sur vos adversaires comme l’Anglais Mike Catt en demi-finale, on a l’impression d’un adulte qui s’amuse avec un enfant. Vous aviez aussi cette sensation de facilité ?
En fait, le rugby est un sport de combat : apporte ce que t’as de mieux, j’apporte ce que j’ai de mieux, et on verra qui est le meilleur
JL
Pour moi, Mike Catt était au bon endroit au mauvais moment. C’est comme ça que je l’explique. Au bon endroit pour moi, mais au mauvais moment pour lui. J’étais en train de trébucher sur cette action. S’il avait été peut-être à deux pas ou même un seul en arrière, j’aurais pu m’effondrer à ses pieds. Mais sa présence à cet endroit précis m’a aidé à retrouver mon équilibre. Je lui en suis reconnaissant à chaque fois que je le vois. Mais nous n’en parlons pas, j’ai trop de respect pour Mike et sa carrière.
Tony Underwood a lui aussi passé un sale moment ce jour-là. Avant le match, il avait expliqué que vous aviez croisé des ailiers faibles et qu’il avait un plan pour vous stopper. Vous étiez décidé à lui répondre sur le terrain ?
Oh oui. J’adore quand quelqu’un essaie de me défier. En fait, le rugby est un sport de combat : apporte ce que t’as de mieux, j’apporte ce que j’ai de mieux, et on verra qui est le meilleur.
Vous étiez un joueur craint pour votre physique, mais vous n’étiez pas trop bagarreur sur un terrain. Vous n’aviez pas besoin de l’être ?
Pour moi, ce n’était pas nécessaire. Le rugby est un jeu magnifique où tu joues selon des règles. Si tu es là pour quoi que ce soit d’autre, comme essayer de blesser ton adversaire, tu ne devrais pas jouer. Qu’est-ce que j’aurais gagné à faire mal à quelqu’un ? J’aurais pu être suspendu et mon équipe se serait retrouvée punie. Pourquoi ? Pour avoir été stupide. Ça ne valait pas le coup.
On dit parfois que l’équipe des Blacks en 1995 était la meilleure qu’on n’ait jamais vue, et pourtant, vous avez perdu en finale contre l’Afrique du Sud. Comment l’expliquez-vous ?
C’est l’essence même du rugby. À quel point vous êtes fort n’a pas d’importance, c’est ce qui se passe pendant 80 minutes qui compte. Mais il faut rendre le respect qu’elles méritent aux équipes qui nous ont battus. Les Français en 1999 et les Sud-Africains quatre ans plus tôt ont bien joué. Je les ai toujours respectés, parce qu’ils arrivaient et jouaient leur jeu pour nous contrer. C’est la beauté du sport, non ? Parfois, tu gagnes, parfois, tu perds. C’est comme la vie.
Après vos quatre essais en demi-finale, les Springboks avaient préparé un plan anti-Lomu. Vous l’aviez tout de suite perçu sur le terrain ?
Je savais qu’ils prévoyaient quelque chose. Mais notre problème, c’est que nous n’avons pas réussi à terminer nos actions. Je prenais des trous, j’ai eu des occasions, mais nous avions des problèmes de finition. Il y a des jours comme ça. Pour moi, le tournant de cette finale arrive quand je reçois le ballon de Walter Little et que je suis arrêté pour une passe en avant. Ce moment-là (il marque une pause)… À mes yeux, il n’y avait pas en-avant. L’arbitre était très loin de l’action donc je ne sais pas comment il a pu le voir. C’est sa décision et tu dois l’accepter. Pour moi, quand on parle de souvenirs douloureux, je pense à ce moment précis. J’ai eu l’occasion de marquer l’essai qui aurait pu faire toute la différence.
Il y a aussi toutes ces rumeurs sur l’empoisonnement dont certains de vos partenaires auraient été victimes…
Si nous avions gagné en 1995, les gens ne se souviendraient pas de cette Coupe du monde. C’était quelque chose de plus grand, de bien plus important que le rugby. C’était un mouvement, une nation, l’Afrique du Sud, qui était en passe de se réconcilier avec elle-même
JL
Dans le fond, ce ne sont que des rumeurs. Nous n’étions juste pas assez bons pour gagner cette finale. Et puis, ce match appartient aux livres d’histoire à présent. Donc, on ne peut plus débattre sur ce sujet. Pour vous dire la vérité, quand je pense à cette défaite en 1995, je me dis que si nous avions gagné, les gens ne se souviendraient pas de cette Coupe du monde. C’était quelque chose de plus grand, de bien plus important que le rugby. C’était un mouvement, une nation, l’Afrique du Sud, qui était en passe de se réconcilier avec elle-même. Les Sud-Africains avaient besoin de ce résultat pour être tous réunis sous un seul drapeau, un président et un capitaine. C’est plus grand que tout. Ce jour-là, nous étions 22 joueurs mais nous affrontions 44 millions de personnes. Lorsque vous vous dites ça, ça veut dire beaucoup. Je ne peux pas parler pour mes coéquipiers, mais pour moi, ça a en quelque sorte apaisé la douleur de la défaite. Peu de joueurs, peu d’équipes peuvent dire qu’ils ont joué un match qui a changé l’histoire d’un pays.
Vous avez pu parler avec Nelson Mandela à cette occasion ?
Je lui ai parlé avant le tournoi, lorsqu’il est venu nous voir. Le plus drôle, c’est quand vous essayez de penser à quelque chose d’intelligent à dire à quelqu’un comme lui et quand il arrive, vous bloquez et dites simplement : ‘Salut, heureux de vous rencontrer.’
L’Australien John Eales a dit que vous avez fait découvrir le rugby au monde entier en 1995. Vous aviez conscience de votre importance ?
J’en avais conscience. C’est difficile de mettre le doigt dessus mais je suppose que c’est ce qui arrive quand vous jouez un type de rugby unique et que les gens aiment regarder. Après, ils veulent en savoir plus, en voir plus. Je trouve ça marrant maintenant que des enfants qui n’étaient même pas nés quand j’ai commencé avec les All Blacks regardent mes vidéos sur YouTube et qu’ils soient là, genre : ‘Wow Jonah !’ C’est un phénomène intéressant la célébrité (rires).
On a aussi l’impression qu’il manque un joueur qui sort du lot comme vous à l’époque pour parler au grand public. Comment l’expliquez-vous ?
Il y a beaucoup de joueurs qui essaient de se projeter, de devenir des superstars, mais ce sont les gens qui décident pour vous. S’ils ne veulent pas faire de vous une superstar, cela n’arrivera jamais. Vous savez, je jouais au rugby parce que j’aimais ça et je pense que les gens l’ont compris, que ce soit avec les All Blacks, Auckland ou Wellington. Je ne sais pas si les jeunes de nos jours jouent pour la passion ou pour la paye. Quand tu vois la passion que les joueurs avaient, comme Serge Blanco après son essai contre l’Australie en 1987, c’était juste de l’émotion à l’état pur. Ces gars avaient cet amour du maillot qu’ils portaient alors qu’ils étaient encore amateurs. Je crois que j’ai eu la chance d’être amateur pendant deux ans puis professionnel pendant le reste de ma carrière. Les jeunes de maintenant n’auront jamais cette chance. Ils ne sauront jamais ce que c’est de jouer juste par passion. À présent, ils ne pensent plus qu’à leur contrat, leur prochain club et tout le reste. Je n’ai rien contre, mais les priorités sont différentes de celles de l’époque.
L’argent serait-il en train de changer la nature profonde du rugby ?
C’est l’évolution logique de ce jeu. Mais cela pourrait être préjudiciable pour certains pays en termes de développement. Quand vous avez un tel afflux d’étrangers dans un pays, vous ne donnez pas leur chance aux joueurs locaux qui vont se retrouver barrés par des internationaux néo-zélandais ou australiens. C’est une histoire compliquée. Il y a des joueurs fantastiques en France, par exemple, mais l’afflux d’étrangers n’aide pas votre rugby. C’est bien pour les clubs et c’est ce que veulent leurs propriétaires, mais la sélection ne dispose plus de ce terreau propice à l’éclosion d’un grand nombre de jeunes. On devrait vraiment trouver une solution pour réguler cela.
Les Français estiment ne pas avoir de grands joueurs au niveau international, d’ailleurs…
Thierry Dusautoir reste un grand leader. Et ce n’est pas le seul. Mince, quel est son nom ? Un demi d’ouverture… Il a été blessé très tôt pendant la finale en 2011. Je l’aime bien. Mince ! Il a été blessé parce qu’il avait plaqué Ma’a Nonu et il s’est assommé.
Morgan Parra ?
Ouais, c’est lui ! Très bon buteur. S’il ne s’était pas blessé, je pense que vous auriez été en mesure de mieux jouer au pied et de gagner le match. J’essaye toujours de m’intéresser au rugby des autres pays. Là, il y a des Samoans qui sont en train de percer mais aussi des Fidjiens. Beaucoup de jeunes sont en train d’éclore, des joueurs très excitants.
Est-ce qu’une de ces équipes peut rêver d’une victoire en Coupe du monde un jour ?
C’est tout à fait possible. Beaucoup de Fidjiens, Tongiens ou Samoans viennent en France. C’est bien pour eux, c’est aussi ce que les clubs veulent et cela profite à ces sélections. Ils sont de plus en plus forts grâce à leur expérience du très haut niveau en Top 14 ou en Coupe d’Europe. Mais encore une fois, je pense que cela contribue à ce que le réservoir des jeunes joueurs français s’amenuise, puisqu’ils disposent de moins de temps de jeu.
En parlant des Français, vous avez réussi à comprendre cette défaite incroyable de 1999 ? Avant la demi-finale, la question était de savoir de combien de points vous alliez gagner.
C’était quasiment un match où chaque équipe a eu sa mi-temps. Si vous regardez bien, je pense qu’il y a quelque chose comme 18 ou 20 minutes avant même que
Je devais être fort mentalement pour être en mesure de dominer les grands démons que représentent la maladie et une greffe de rein
JL
je touche le ballon en seconde période. Quelle frustration! Nous avons dévié du plan de jeu et les Français ont trouvé un second souffle. C’était l’une de ces fois où rien ne fonctionnait pour nous alors que tout souriait aux Français. Leurs coups de pied atterrissaient où ils voulaient, le ballon rebondissait exactement comme ils en avaient besoin… Mais c’est typique des Français. Quand ils décident d’appuyer sur le bouton, c’est une équipe magique à regarder. J’ai une très grande admiration pour leur style. À la fin du match, je suis resté pour serrer la main de chaque joueur, les féliciter et leur souhaiter bonne chance pour la finale, parce que les Français avaient livré une performance digne d’une finale.
Il n’empêche que le retour en Nouvelle-Zélande a dû être difficile…
Je suis très vite passé à autre chose. Je m’occupais de ce dont je devais m’occuper. Je me suis préparé pour la saison suivante. J’adore juste jouer au rugby, c’était la chose la plus importante pour moi. Je n’ai jamais considéré le rugby comme un travail.
En 2004, on vous transplante un rein. Après cette opération, vous n’avez plus été le joueur dominant de vos jeunes années. Comment avez-vous vécu cette situation et les critiques qui sont allées avec ?
Pour dire la vérité, ça n’a même pas été un problème. Les choses que j’ai dû vivre afin de pouvoir rester en bonne santé de nouveau, je ne pense pas que quelqu’un d’autre aurait réussi à les supporter. C’était un autre type de bataille, de domination. C’était une domination mentale dont j’avais besoin. Je devais être fort mentalement pour être en mesure de dominer les grands démons que représentent la maladie et une greffe de rein. Un jeu différent. Pas seulement un match de rugby, mais un match sur la vie. Je devais juste me préparer mentalement et physiquement pour être en forme et continuer à vivre.
Et maintenant, comment vous sentez-vous avec votre traitement, qui reste très lourd ?
Ça va bien. Aussi bien que ça puisse aller. Je suis toujours en attente d’une greffe de rein, je fais encore des dialyses mais je suis heureux dans mon mariage et j’ai deux enfants que j’aime à en mourir. Qu’est-ce que je peux demander de plus?
Dans le documentaire Le Souffle de la colère, vous expliquez que vous aviez 0,001% de chance d’avoir des enfants à cause de tous vos traitements. Devenir père tient du miracle pour vous ?
À cause de l’un des traitements que je devais suivre, si je voulais avoir des enfants, je devais stocker mon sperme. C’est ce qu’on m’a expliqué à l’époque. Et j’avais effectivement 0,001% de chance d’avoir des enfants à cause de mon nombre de spermatozoïdes selon les statistiques des médecins. J’étais dévasté quand j’ai appris la nouvelle. C’était un sujet dont je devais parler avec ma femme : si elle voulait des enfants, je n’étais pas vraiment la bonne personne… Heureusement, elle pensait le contraire. Nous avons eu Brayley en 2009 et Dhyreille en 2010. Notre plus jeune est né en France, à Marseille. Je suis très heureux. La vie est vraiment bonne avec moi.
Quel souvenir gardez-vous de votre passage à Marseille ? C’était assez improbable pour vous d’évoluer dans un club amateur en Fédérale sur des petits terrains.
Les gens et la ville étaient fantastiques, ainsi que la nourriture. Mais le club n’était tout simplement pas honnête avec moi. Ce n’était même pas à propos des structures ou du niveau. Ils n’ont seulement pas été honnêtes dès le début sur beaucoup de choses, en termes de sécurité pour ma famille notamment. Je ne veux pas en dire plus… Mais avec ma femme, on se dit que si on en avait l’occasion, on retournerait en France demain. Parce que nous avons toujours aimé ce pays. Notre plus jeune fils a 5 ans et continue de nous dire : ‘Je veux retourner à Marseille.’ Il est né là-bas, alors c’est notre petit Français. Il y a beaucoup d’influence française en lui. Par exemple, il aime vraiment le fromage. Je n’ai jamais vu un Tongien qui aimait autant le fromage.
Dernièrement, vous étiez à Salt Lake City. Une ville importante pour vous puisque vous êtes mormon. Vous racontez avoir perdu la foi avant de découvrir cette religion.
C’est une très longue histoire mais la version courte est que ma femme est membre de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours et que je me suis converti. Mais il y a aussi des membres dans ma famille. Je n’ai jamais perdu la foi, je la cherchais juste. J’ai toujours récité des prières avant le match. La religion a toujours occupé une grande place dans ma carrière. C’est jusque que je ne m’étais jamais vraiment engagé dans une seule foi. Je crois en ce que je crois, mais je ne cherche pas à dire à qui ce soit ce qu’il doit faire, ce qui est juste ou pas. C’est un choix très personnel.
Après votre carrière de joueur, vous vous êtes essayé au culturisme. C’était une façon pour vous de combler le vide laissé par le rugby ?
J’ai fait un tas de choses. Du culturisme, de la boxe aussi. C’était juste une question de plaisir, une façon de profiter de la vie. Simplement m’amuser. Mon pote, la vie est trop courte pour être trop sérieux et se laisser retenir par les ‘vous ne devriez pas être ci ou vous ne devriez pas être ça’. Je me suis juste amusé. Pour moi, c’est le plus important. Prendre du plaisir et profiter de mes deux fils.
L’actuel sélectionneur de la Nouvelle-Zélande, Steve Hansen, estime qu’on n’a jamais pu voir le vrai Lomu à cause de vos problèmes de santé. Et vous, avec le recul, comment jugez-vous votre carrière ?
Mon fils est né à Marseille, alors c’est notre petit Français. Il y a beaucoup d’influence française en lui. Par exemple, il aime vraiment le fromage. Je n’ai jamais vu un Tongien qui aimait autant le fromage
JL
Je suis définitivement fier. Aussi courte que fut ma carrière, j’en chéris tous les moments. Je suis vraiment heureux d’avoir participé à 63 test matchs. Je ne voudrais rien changer, pas même les défaites. Tout simplement parce que cela m’a fait moi, ça a fait de moi une meilleure personne, mais ça m’a aussi appris beaucoup de choses très utiles sur la vie. Je pense aussi aux grands amis que je me suis faits à travers le monde : Émile Ntamack, Brian O’Driscoll et Ronan O’Gara, Jonny Wilkinson… Ces gars-là, je peux les appeler mes amis. Je me suis aussi fait des amis dans la génération précédente, comme Serge Blanco. C’était l’un de mes héros, je l’admirais en tant que joueur. Philippe Sella aussi, Philippe Saint-André… Je suis très chanceux d’avoir frayé avec ces gars-là, d’avoir joué avec mes pairs, comme Michael Jones, Ian Jones ou Andrew Mehrtens, dans une grande équipe de All Blacks. Je ne changerais rien.
Comme pour toutes les éditions précédentes, les Néo-Zélandais débarquent dans cette Coupe du monde 2015 comme les grands favoris…
On a l’habitude. On a commencé beaucoup de tournois en tant que favoris et on n’a jamais gagné à l’extérieur (les Blacks ont remporté la Coupe du monde 1987 et 2011 devant leur public, ndlr). Je n’aime pas être le favori. Passons déjà la phase de poule et après, j’espère que ce sera un replay entre la Nouvelle-Zélande et la France. Sauf que cette fois, les All Blacks vont gagner, je suppose (rires). En 2011, une équipe de télévision française est venue m’interviewer chez moi. J’ai annoncé une finale avec une victoire d’un point des All Blacks contre la France. Et je crois que j’ai eu raison. Après le match, les journalistes sont venus vers moi en courant et m’ont demandé : ‘Mais comment est-ce que tu savais?’ Comme on jouait à la maison, je savais qu’il y aurait la même finale qu’en 1987, dans le même stade.
Vous avez conscience que Jonah Lomu Rugby est un jeu vidéo culte pour toute une génération ?
Ah oui, bien sûr. C’est drôle parce qu’il est toujours numéro un mondial des ventes de jeux vidéo de rugby. Et j’en suis l’heureux et fier propriétaire. Il a cartonné parce qu’il était vraiment facile à jouer. Tout le monde pouvait s’amuser avec. Vous pouviez même jouer avec votre petite amie. Et puis les commentaires étaient drôles. C’était un succès à l’époque et je trouve qu’il se défend encore.
Par Charles Alf Lafon et Alexandre Pedro pour Tampon!
Ancien rapporteur du projet de loi antiterroriste, le député PS des Hauts-de-Seine Sébastien Pietrasanta revient sur les limites du dispositif de lutte contre la menace terroriste. Et sur l’impossibilité d’empêcher certains individus de passer entre les mailles du filet.
Par Arthur Cerf
On est à un niveau maximal de lutte antiterroriste. Pourtant, on ne peut pas empêcher des évènements comme ceux d’hier de se produire. Pourquoi ?
Nous avons, depuis deux ans maintenant, un dispositif antiterroriste qui a été particulièrement renforcé avec le plan anti-Djihad, avec la loi sur le terrorisme qui date –hasard du calendrier ?– du 13 novembre 2014, et puis encore récemment avec la loi sur le renseignement. À cela s’ajoutent de nouveaux dispositifs qui ont été renforcés et annoncés à la suite des attentats du 11 janvier. Plus de 2 500 agents supplémentaires qui sont en train de renforcer les services de renseignement en France et le déploiement de l’opération Sentinelle. Nous avons une législation forte et des moyens pour les services de renseignement sans commune mesure. Néanmoins, il faut avoir l’honnêteté de le dire aux Français, on peut prendre 100% de précaution comme on le fait, ça ne veut pas dire zéro risque. D’ailleurs, les régimes les plus autoritaires comme la Chine, la Russie ou des pays qui ont des services de renseignement particulièrement bien
On peut prendre 100% de précaution comme on le fait, ça ne veut pas dire zéro risque
SP
dotés, comme Israël ou les États-Unis, avec le Patriot Act qui va très très loin, connaissent quand même des actes terroristes. Donc, oui, nous avons une vigilance absolue face à une menace terroriste qui n’a jamais été aussi forte, mais nous sommes en guerre. Nous avons des victoires, nous avons des attentats qui sont déjoués, ça a été le cas encore récemment à Toulon. Mais nous avons aussi un territoire, des Français, qui seront à nouveau touchés dans les semaines, les mois, voire les années qui viennent.
Très concrètement, pourquoi ne parvient-on pas à empêcher certains individus de passer entre les mailles du filet ?
Il y a aujourd’hui plus de 13 000 agents dans les services de renseignement. Mais on fait face à un défi qui est triple. Le premier défi, c’est celui du nombre. On a 5 000 ressortissants français que l’on sait liés à l’islam radical, dont 2 000 qui sont impliqués directement dans les filières djihadistes irako-syriennes. C’est un chiffre sans précédent. Deuxième défi : la diversité. Aujourd’hui, nous avons 90% des départements qui sont concernés. Ça ne concerne pas que les jeunes issus de l’immigration, des banlieues : on a un quart de convertis, sur quasiment tous les départements ; il y a des femmes, des mineurs. C’est complètement inédit. Donc, aujourd’hui, c’est beaucoup plus difficile pour les services de renseignement à appréhender. Puis, le troisième défi, c’est celui du mode opératoire. Le réseau, comme on a pu le voir hier soir, le passage à l’acte individuel, les techniques et surtout la détermination. Ces gens-là sont prêts à mourir pour leur cause. Là, il y avait des kamikazes. On a aussi l’exemple de la décapitation en Isère. Nous avons atteint un autre stade. Ces gens-là sont déterminés et ce sont des gens intelligents puisqu’ils s’adaptent à nos législations et à nos dispositifs de sécurité.
Il y a eu une arrestation le 5 novembre dernier en Allemagne qui pourrait être liée aux attentats de Paris. La voiture des assaillants était immatriculée en Belgique. C’était un problème qui était soulevé l’été dernier avec les attentats du Thalys : est ce que la coopération entre les différents services de renseignement européens va assez loin ?
Il y a une coopération accrue, notamment avec la Belgique et l’Allemagne. On peut toujours faire mieux et plus. On est également en attente de ce qu’on appelle PNR européen (Passenger Name Record : un fichier regroupant des données à caractère personnel recueillies lors de déplacements en provenance ou à
Aujourd’hui, nous avons 90% des départements qui sont concernés
SP
destination de pays ne faisant pas partie de l’Union européenne, ndlr) qui permettrait de mieux tracer les individus lorsqu’ils prennent l’avion. Mais là aussi, il faut encore renforcer nos dispositifs, notre coopération. Même si elles sont déjà bonnes. Il y a eu des cas précédents. Évidemment, un Espagnol qui est fiché risque de venir en France mais, évidemment, il y a une coopération entre les services de renseignement espagnol et français. L’enjeu dépasse celui de la France. Il faut une réponse européenne et internationale. Et cette réponse, elle doit se traduire par une intensification des frappes sur Daech, en Syrie et en Irak.
Pour la suite, peut-on imaginer une stratégie plus « offensive » en termes de surveillance des individus déjà fichés ? Laurent Wauquiez disait ce matin (hier, ndlr) qu’il voulait que les 4 000 personnes vivant sur le territoire français et fichées pour terrorisme soient placées dans des « centres d’internement antiterroristes spécifiquement dédiés ».
D’abord, la loi sur le renseignement permet d’accroître considérablement les techniques de renseignement. Ça a été beaucoup critiqué à l’époque, on a parlé de surveillance massive sur Internet. On n’en est pas à la surveillance massive mais cette loi va effectivement permettre de détecter les comportements suspects sur Internet. Ça, c’est déjà une première étape. Il y a eu d’autres techniques de renseignement, comme la sonorisation d’un certain nombre de lieux comme les voitures ou les appartements qui pourra être effectuée. Après, l’émotion elle est
Avoir des idées religieuses radicales n’est pas répréhensible si on ne fait pas d’apologie du terrorisme
SP
légitime. Mais je ne voudrais pas qu’on soit dans le concours Lépine de celui qui fait la proposition la plus…qu’on soit dans la surenchère. On est dans un État de droit. Et il n’y aurait rien de pire que la France perde ses valeurs. Concernant ces centres de rétention (dont parle Wauquiez, ndlr), l’idée peut être séduisante de prime abord mais elle ne correspond à rien. Les individus qui rentrent de Syrie, il ne faut pas croire qu’ils sont tous laissés en liberté. Dans 99% des cas, ils sont emprisonnés, ils sont en préventive jusqu’à ce qu’ils soient jugés. Donc, si on a des individus qui sont fichés S et qui ne sont pas en prison, c’est qu’ils sont à surveiller mais qu’ils n’ont rien commis. Et ça, c’est toute la question dans laquelle on est. Aujourd’hui, avoir des idées religieuses radicales n’est pas répréhensible si on ne fait pas d’apologie du terrorisme.
L’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic considère que les pouvoirs publics n’ont pas les moyens de faire face à l’explosion du terrorisme et qu’il faudra sans doute attendre deux ou trois ans pour qu’elle soit à niveau par rapport à l’ampleur de la menace.
Évidemment, quand on voit les évènements du 13 novembre, c’est un échec collectif. Après, je ne sais pas dans quel état sera la France dans deux ou trois ans. Il faut former un certain nombre d’individus dans les services de renseignement. Ça peut prendre du temps. Il faut aussi embaucher un certain nombre de spécialistes. Je sais qu’il y a eu des annonces de recrutement qui ont été faites. Donc, on monte en puissance. Mais le temps de la démocratie n’est pas celui du temps de guerre. Et aujourd’hui, on doit s’adapter au temps de la guerre tout en préservant notre État de droit.
Par Arthur Cerf
Aujourd'hui, le monde célèbre la journée de la Gentillesse. Et comme on ne compte plus ces moments où on est (un peu trop) bon, c'est aussi un peu notre fête. La preuve.
Par Thomas Bohbot, Maxime Chamoux, Antoine Mestres, Matthieu Pécot, Noémie Pennacino et Michaël Simsolo
On s’excuse auprès des poteaux qu’on bouscule.
On se fait toujours servir en dernier quand le bar de la boîte est bondé.
Dans le vestiaire aussi, tout le monde nous double.
On répond « et que les tiennes durent toujours » après un « à tes amours ».
On donne rendez-vous à notre pote en bas de chez lui.
Nos parents écoutaient les Beatles et Alain Souchon.
On a donné de l’argent à Wikipédia. Et à Greenpeace. Et aux pompiers.
On n’a jamais publié les commentaires “Mais ferme un peu ta gueule” qu’on avait commencé à écrire sous les statuts idiots de nos amis Facebook.
On connaît les problèmes de tous nos collègues, ils viennent à notre bureau nous les raconter en détails.
Quand on s’énerve, on fait peur à tout le monde.
Mais dix minutes plus tard, on revient s’excuser.
Et la nuit qui suit, on dort mal.
Nos potes doivent se dire qu’on aime bien les cadeaux de merde.
On a participé à la cagnotte pour l’anniversaire de Sylvie de la compta alors qu’on peut pas la blairer.
On est de tous les déménagements.
On est de tous les rangements les lendemains de soirée.
On répond régulièrement “Merci, vous aussi” à la serveuse qui nous souhaite bon appétit.
Et quand elle revient pour savoir si on prendra des desserts et que tous nos potes font non de la tête avec une tête de gens rassasiés, bon bah on fait pareil. Tant pis pour les profiteroles.
On n’a jamais osé mettre de pancarte “Sorry we’re closed” sur la porte de notre chambre.
On ne dit rien quand les gens nous passent devant dans la file d’attente.
Parfois, on écrit “ahahah” alors que c’était pas si drôle.
La première fois qu’on a vu nos beaux-parents, ils avaient fait de la paella. On a dit que c’était très bon alors qu’on déteste ça. Ça fait quatre ans qu’ils font de la paella à chaque fois qu’on va chez eux, pour nous faire plaisir.
On a passé la moitié de notre vie à culpabiliser.
On propose aux témoins de Jéhovah d’entrer boire un café.
C’est beaucoup trop court mais le coiffeur est sympa, alors quand il nous demande si “ça va comme ça”, on dit oui. Quand il nous propose un shampooing à 20 euros, on dit oui aussi. Et on laisse un pourboire.
Quand on était petit(e), on invitait quand même à notre anniversaire ceux qui ne nous avaient pas invité(e) au leur.
On s’est fait virer de la boîte où on était videur parce qu’on faisait rentrer tout le monde.
On dit “allez oui, c’est d’accord” quand le boucher nous met pour 1,4 kilo de rôti alors qu’on a demandé 800 grammes.
On n’arrive pas à avoir des plans cul. On a des copines.
Une fois, on est allé(e) acheter une paire de baskets chez Foot Locker. On est reparti(e) avec une paire de baskets, un produit nettoyant, une bombe imperméabilisante, un chiffon en poil doux de chamois, deux paires de semelles et un chausse-pied.
On est incapable de vendre nos vieilles affaires sur LeBonCoin, on a l’impression d’arnaquer les gens.
On sait rire sur commande.
“Comment ça les heures supp sont payées ???”
On like les messages d’anniversaire de tout le monde sur notre wall, même de ceux qui disent “happy !” ou “bonne annif miss”.
On achète beaucoup de chewing-gums mais on en mange assez peu.
On n’a jamais pris l’avion mais qu’est-ce qu’on connaît bien le dépose-minute de l’aéroport !
On a souvent perdu sciemment.
Quand au menu, c’est poulet rôti, on se retrouve toujours avec le haut de cuisse.
Peu importe qu’on ne comprenne rien à l’informatique et qu’on déteste Sylvie, on va quand même passer la nuit sur des forums pour lui installer sa suite Adobe crackée.
“Non mais je vais pas te laisser devant une station de métro quand même. Et puis ces embouteillages vont bien finir par se résorber.”
D’ailleurs, sur Blablacar, on a coché “je me plierai en quatre” dans l’onglet Détours.
On s’excuse toujours d’être bourré en taxi.
On ne dit pas “de rien” mais “il n’y a pas de quoi, tout le plaisir était pour moi”.
On est fan des Dieux du Stade et de Clara Morgane mais on a quand même un calendrier des éboueurs et un autre de La Poste, au cas où.
On a acheté huit des dix carnets de tombola de notre neveu. C’est pour l’école.
On s’est déjà auto-vouvoyé en se croisant par hasard dans une glace.
Quand on demande “une baguette pas trop cuite s’il vous plaît”, on dit quand même “merci, bonne journée, au revoir” à cette ordure de boulangère qui a volontairement choisi la plus rousse.
Elle avait pourtant promis qu’elle offrirait les cafés parce qu’elle s’était trompée dans notre commande… Tant pis, pourboire.
On insiste quand l’autre dit « non c’est pour moi » à la fin d’un restau.
Et aussi quand l’autre dit “c’est pas toi, c’est moi” à la fin d’une histoire.
On regarde vraiment les premiers courts-métrages de nos amis.
On tient la porte à l’entrée du métro. Genre longtemps avant.
On se sent toujours obligé(e) d’inventer des excuses extraordinaires au moment de mettre un plan à quelqu’un.
D’ailleurs demain, il faut qu’on aille acheter une plante et en fait c’est relou parce que c’est une plante rare et lourde, ça va nous prendre toute la journée mais on préfère quand même y aller seul(e), t’inquiète.
On laisse notre place de bus à des gens qui ne sont ni vieux ni handicapés.
On fait le ménage à la fin de notre soirée d’anniversaire surprise.
On laisse notre ex inviter nos amis pour le Nouvel An.
On est celui (celle) qui finit par baisser les yeux.
Par Thomas Bohbot, Maxime Chamoux, Antoine Mestres, Matthieu Pécot, Noémie Pennacino et Michaël Simsolo
Voilà près de dix ans que le manager Takunda Bimha a le vent en poupe. En 2005, cet avocat plantait le barreau et lançait sa petite agence de comédiens dans la cuisine de son appartement de Johannesburg. Depuis, il a formé les grands talents du stand-up sud-africain postapartheid, dont un certain Trevor Noah. Début novembre, le zigue de 36 ans relevait un nouveau défi : lancer le premier festival international de comédie à Johannesburg.
Par Arthur Cerf
À quoi ressemblait la comédie sud-africaine après la fin de l’apartheid ?
Il n’y avait pas de comédie sud-africaine sous l’apartheid. L’histoire de l’Afrique du Sud marche un peu comme s’il y avait deux histoires. Celle pendant l’apartheid, et celle après l’apartheid. Deux univers, deux pays complètement différents. Les Noirs existaient sous l’apartheid mais ils n’avaient pas le droit de s’exprimer, de se déplacer. Aucune liberté. Puis l’apartheid est tombé mais les gens avaient encore peur d’aller vers des horizons qui leur étaient inconnus. Et petit à petit, on a réalisé : ‘Oh, on a le droit d’aller ici, maintenant ? Et j’ai le droit de faire ça ?’ Donc pendant un moment, les gens essayaient de comprendre où était leur place dans la société. Pareil pour la comédie. Ce n’était pas accessible à la grande majorité de la population, les Noirs n’y avaient pas accès. Il y avait des Blancs comme Mel Miller, Joe Parker, Barry Hilton. Je ne saurais pas dire s’ils étaient pour ou contre l’apartheid mais j’imagine qu’il fallait être libéral pour être comédien sous l’apartheid. Et petit à petit, une nouvelle génération de comédiens est apparue. Des toutes les couleurs, pas seulement des Noirs. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à produire une émission, le Pure Monate Show, qui était une version sud-africaine du Saturday Night Live. Dans nos influences, il y avait pas mal de trucs internationaux comme The Life of Brian des Monty Python. Pour le stand-up, c’était Eddy Murphy, Richard Pryor, Bill Cosby, George Carlin. Sous l’apartheid, on regardait leurs shows sur des cassettes, le gouvernement ne pouvait pas surveiller ça, ils avaient autre chose à faire. On regardait tout ça mais on n’avait pas le droit de faire comme eux. Et le show a été un énorme succès, ça a duré deux saisons et la chaîne a annulé la programmation parce que c’était trop politique. Les gens n’étaient pas prêts, la politique était encore un sujet très sensible. Mais grâce à cette émission, j’ai rencontré tous ces jeunes comédiens hypertalentueux et il n’y avait aucun modèle économique pour ce qu’ils faisaient parce que tout était nouveau. C’est à ce moment que j’ai décidé de créer mon agence. La comédie repartait de zéro.
Quel était le profil de tous ces jeunes comédiens ?
Tous ces jeunes, dont Trevor Noah, venaient des townships. Ils venaient tous de quartiers pauvres. Un mec comme Loyiso Gola vient d’un des quartiers les plus dangereux du Cap, Gugulethu. La plupart de ses amis d’enfance sont morts, tués par les gangs ou par la drogue. Quand il était gamin et qu’il allait à l’école, il y avait des cadavres sur son chemin, les corps des mecs qui s’étaient tirés dessus la veille. Mais de mon côté, je pense que la comédie et l’humour viennent de la douleur. Si quelque chose de dur arrive et que t’y survis, t’as une histoire à raconter et c’est souvent cette histoire que t’as envie de raconter. Mais ce n’est pas comme si on avait commencé à monter sur scène en disant : ‘Fuck l’apartheid, c’est de la merde !’ C’est juste que l’apartheid est quelque chose qui nous est arrivé et qu’on accepte comme faisant partie de notre histoire. Et on n’en rit pas parce que c’était O-K. Mais parce que c’est notre manière d’exprimer notre douleur. Donc ça a commencé comme ça et j’ai crée l’agence dans la cuisine où je vivais avec l’un des comédiens, Kagiso Lediga. L’ordinateur était dans la cuisine et ma carte renvoyait vers notre fixe. Donc quand ça sonnait, quelqu’un allait décrocher et faisait comme s’il y avait une vraie ambiance de bureau : ‘Il est en réunion, il vous rappellera d’ici une heure.’ Et moi, j’étais juste à côté en pyjama.
À l’époque, quelle était votre motivation ? Comment saviez-vous que ça allait marcher ?
Je ne le savais pas. Maintenant, c’est le sens que je donne à toute cette aventure. Je dis que la comédie vient de la douleur mais à l’époque, je ne pensais pas du tout à cette dimension-là. On était juste des gamins qui voulaient lancer un business. On tentait le coup ! On n’y connaissait rien mais la seule chose que je savais, c’est que je ne voulais pas faire avocat. J’ai eu mon diplôme mais ça ne me passionnait pas, alors j’ai fait project manager un ou deux ans. L’émission de télé avait déjà fait une saison mais ils perdaient du fric. Du coup, les producteurs ont dit : ‘On fait une autre saison mais il faut un project manager pour gérer l’agent.’ Mais à l’époque, on n’avait rien sinon notre passion. Et on est vite devenus potes. Notre agence, c’était quatre amis : Loyiso Gola, David Kibuuka qui maintenant bosse au Daily Show avec Trevor Noah, Kagiso Lediga et moi. Trevor Noah nous a rejoints ensuite, il était incroyable. Très concentré sur le travail, il ne parlait que de ça. Mais les autres aussi étaient hypertalentueux. Un bon soir, Loyiso Gola peut être plus marrant que Trevor Noah ou que n’importe quel autre mec dans le pays. On a fait un shooting photo en s’inspirant du Rat Pack, ces musiciens de la grande époque du jazz américain. On était en quelque sorte les rebelles de la comédie sud-africaine.
À quoi ressemblaient les autres agences à l’époque ?
C’était étrange parce que toutes les autres agences étaient installées depuis longtemps. Tous les managers étaient de vieux blancs qui étaient dans ce business depuis superlongtemps. J’étais le premier agent noir et j’avais l’âge des artistes donc personne ne me prenait au sérieux. On faisait les shows avec les mecs et on récupérait l’argent. Puis on sortait toute la nuit, on rentrait à 4h du mat’ et je réalisais : ‘Merde les mecs, vous avez un shooting photo dans trois heures !’ Les autres disaient : ‘Oh nous engueule pas ! T’es en train de faire la fête avec nous !’ C’était dingue. Et les mecs étaient bons donc toutes les grosses agences ont voulu les récupérer mais ils sont restés avec moi. Pourtant, je n’avais pas autant d’argent, pas de contacts et pas autant d’opportunités à leur offrir. Mais j’étais leur pote et ils me faisaient confiance. Je comprenais ce qu’ils essayaient de faire, on avait les mêmes backgrounds, on avait grandi dans le même contexte. C’était la force de notre agence. On était la nouvelle génération. Et autre grande différence : toutes les grosses agences avaient 50 artistes donc si dix d’entre eux ne marchaient pas, les agents prenaient toujours une commission. Nous, on était une toute petite agence. Si les mecs ne marchaient pas, je ne gagnais pas d’argent donc il y avait une forme de solidarité.
Où se produisaient les comédiens à l’époque ? Il n’y avait pas de comedy clubs en Afrique du Sud.
On partait de zéro. Il y avait des restaurants qui avaient des soirées “comedy” mais pas de vrais comedy clubs. On a fait des séminaires d’entreprises, on a animé des conférences, des galas etc. De temps en temps, on récupérait du travail pour la télé, quelques pubs. Mais les resto et les séminaires, ce n’était pas des environnements propices à la comédie : les gens mangeaient, discutaient entre eux, il y avait de la musique parfois derrière. C’était frustrant. Nous, on prenait ça au sérieux donc on a commencé à demander aux serveurs de ne pas servir pendant qu’un comédien faisait ses dix minutes, qu’il ne devait pas y avoir de musique, etc. Mais ça va mieux. Chaque année, l’industrie se développe un peu plus, il y a des plus en plus de shows un peu partout. Mais ce n’est que le début. Quand on y pense, les États-Unis sont indépendants depuis 400 ans. L’Afrique du Sud n’est libre que depuis 21 ans. Maintenant, les très bons comédiens atteignent un point où ils ont fait tout ce qu’ils avaient à faire en Afrique du Sud. C’est comme un gamin jamaïcain qui serait un prodige du football. Au début, il jouerait dans la ligue jamaïcaine. Mais, à un moment donné, il faut qu’il aille jouer la Ligue des champions. C’est ce qui s’est passé avec Trevor Noah. Et c’est ce qui est en train de se passer avec Loyiso Gola. Mais le fait que ces mecs-là réussissent à l’étranger est une énorme motivation pour chacun de nous. Il faut imaginer que l’Afrique du Sud est comme une île coupée du monde. L’Europe, les États-Unis, pour nous, c’est le Mainland. On l’a vu à la télé, au cinéma, mais on n’y est jamais allé parce que ça paraît le bout du monde. Trevor est le premier à être allé vers le bout du monde. Et le fait qu’il y arrive et qu’il cartonne là-bas est un message pour tous les mecs qui habitent sur la petite île. Ils se disent : ‘Attends, mais en fait, on est assez bons pour le Mainland !’ Idem pour les gens du bout du monde : ils veulent savoir ce qui se passe sur cette île. De mon côté, j’ai fait le tour des festivals dans le monde, Montreux, Montréal, Édimbourg et je veux développer la même chose ici. Faire un pont entre le continent et la petite île. J’ai vu tous ces mecs censés être des stars. Je me disais : ‘Ces mecs sont des stars, sérieux ? J’en connais une centaine qui sont bien meilleurs en Afrique du Sud.’
Comment expliquez-vous que le stand-up explose à Johannesburg et pas dans une ville comme Cape Town ?
Cape Town est une ville encore très ségréguée. Les Blancs font leurs trucs. Les Noirs font leurs trucs. Johannesburg, c’est New York ! Toutes les cultures se mélangent. Et je pense que Jo’burg est en train de se créer une identité singulière. Il y a dix ans, personne ne voulait aller dans le centre-ville parce que c’était dangereux, parce qu’il y avait de la criminalité et toutes ces conneries. Mais tout est en train de changer. Tout est nouveau. Et on est une société très jeune. Chaque jour, tu peux lancer un nouveau truc à Johannesburg. L’Afrique du Sud, c’est comme ça aujourd’hui. J’ai commencé un business dans ma cuisine et maintenant il y a festival international de comédie qui commence.
Au festival, on a un Blanc qui fait tout son spectacle en zulu parce qu’il a grandi en parlant zulu. Il y a 30 ans, c’était illégal. Quelque part, ce mec, c’est l’Afrique du Sud
Takunda Bimha
Je me rappelle d’un show à Londres, Loyiso Gola avait été excellent. Et cette productrice du festival de Montreux voulait absolument l’avoir dans son festival. Seul problème : après son show, Loyiso était parti immédiatement par la porte de derrière et il avait fait la fête à Londres toute la nuit. L’année suivante, à Montréal, cette fille voit Loyiso et elle se met à hurler : ‘Ca fait un an que je vous cherche partout, je vous veux absolument à Montreux, où est votre manager ?’ Il m’a pointé du doigt : ‘Vous voyez le mec en train de commander des shots de tequila au bar ?’ Il m ’a présenté et c’est comme ça que Loyiso a fait Montreux. Puis l’année suivante, on a fait tout un show en Suisse avec seulement des artistes sud-africains. Et là, j’ai réalisé que la scène sud-africaine avait le niveau international et j’ai voulu créer un festival.
Le festival est organisé dans le centre-ville de Johannesburg, c’est important pour vous ?
Complètement. On veut ramener cet art dans la ville. Je n’ai rien contre les casinos mais le stand-up est un art rebelle. On veut qu’il soit dans ce centre-ville. On veut que les gens apprécient l’énergie des rues. Alors oui, il y a des quartiers compliqués. Oui, on a nos problèmes. Oui, on a un passé difficile et on a besoin d’une thérapie de groupe en tant que pays. Mais de cette douleur, on est en train de créer une énergie et une créativité incroyables.
Votre génération est celle qui a connu l’apartheid et la nouvelle Afrique du Sud ? La nouvelle génération de comédiens, elle ressemble à quoi ?
Toutes les barrières sont en train de tomber ici. C’est dingue. Il y a des jeunes Blancs qui n’ont pas grandi à Soweto mais on les trouve dans les rues du township parce que c’est comme ça maintenant. Pourquoi pas ? Idem pour les jeunes Noirs qui découvrent des quartiers riches comme Sandton. Les barrières sont en train de tomber. Et pour tous les jeunes born free (les Sud-Africains nés après la fin de l’apartheid, ndlr), on est vraiment tous pareils. Ils n’ont pas connu l’apartheid et sont en train d’emmener l’industrie dans une autre direction. Les jeunes font de plus en plus leur show dans leur langue maternelle, ils adorent ça. Au festival, on a un Blanc qui fait tout son spectacle en zulu parce qu’il a grandi en parlant zulu. Il y a 30 ans, c’était illégal. Quelque part, ce mec, c’est l’Afrique du Sud.
Par Arthur Cerf
Véritables sources de protéines, les insectes pourraient bien faire partie de notre alimentation de demain. Ceux que l’on a longtemps chassés des tables et des cuisines y sont désormais les bienvenus, en sucette, sur du chocolat, à l’apéritif ou accompagnés de pâtes et les amateurs, appelés les entomophages, sont d’ailleurs de plus en plus nombreux. Pourtant, ce n’est toujours pas simple de consommer des insectes, aujourd’hui, en France. Quelques possibilités de s’en procurer, tout de même…
Par Léa Lestage / Photo : Renaud Bouchez
Criquets cuisinés par Jimini’s lors d’un rendez-vous Les Heures Magiques de Google.
“Consommer des insectes est la plus vieille pratique alimentaire qui existe. Ils sont sources de bienfaits pour le corps humain et leur disponibilité sur terre de décroît pas”, tonne Bruno Comby, entomophage convaincu et auteur du livre Délicieux insectes, les protéines du futur (1989). Lui consomme ces petites bêtes crues ou cuisinées, et cherche à faire évoluer les mentalités à ce sujet. “Il faut dix kilos de nourriture pour produire un kilo de viande. Avec dix kilos de nourriture, vous produisez neuf kilos d’insectes. On en parlait peu avant, mais depuis 2008, la FAO véhicule l’idée de la consommation d’insectes”, enchaîne-t-il. Plus qu’un simple régime alimentaire, les larves, punaises et autres scarabées qui se retrouvent dans les assiettes répondent à une véritable problématique écologique : comment nourrir la planète en 2050 quand les ressources alimentaires viendront à manquer ? Si la vente d’insectes comestibles est autorisée dans certains pays, en France, la démarche s’avère plus compliquée.
Un commerce compliqué
“On m’a demandé de ne plus cuisiner d’insectes, même à titre gratuit. Vous savez, les services sanitaires français…” lâche Alexis Chambon d’un air désolé. Converti à l’entomophagisme en 2006, le jeune Breton décide alors de créer sa société, Insectes à croquer, et devient le premier éleveur français d’insectes destinés à la consommation humaine. Également restaurateur, il met des criquets à sa carte. Mais une loi le rattrape et l’oblige à abandonner son business. Cette loi, c’est celle qui concerne les novel foods. “Ce sont des aliments ou ingrédients alimentaires non
On les importe d’Afrique ou d’Asie dans des petits avions qui ne sont pas aux normes sanitaires
Bruno Comby, auteur entomophage
consommés dans la communauté européenne avant 1997. Ils peuvent être d’origine végétale, animale, issus de la recherche scientifique et technologique, mais aussi de traditions ou de cultures alimentaires de pays tiers”, explique l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. Même si on n’y fait pas explicitement référence aux insectes, donc, la vente et l’élevage à grande échelle de ces derniers sont réglementés. Au grand désarroi de l’expert Bruno Comby. “L’Europe légifère le commerce des insectes. On ne peut donc pas en vendre comme on le souhaite. On les importe d’Afrique ou d’Asie dans des petits avions qui ne sont pas aux normes sanitaires. Il y a bien plus de risques à les faire importer qu’à les produire sur notre territoire”, dit-il. D’ailleurs, comme Alexis, de nombreux investisseurs ont dû abandonner l’idée de miser sur les insectes.
Des insectes faits maison
“Les insectes que je mange sont issus de ma production personnelle mais on peut compter trois façons de s’en procurer”, livre Comby. La première consiste simplement à glisser une boîte dans un tiroir : “C’est ce qu’on appelle la production artisanale. Par exemple, vous prenez un couple de grillons, vous le mettez dans une boîte en plastique, puis vous le laissez se reproduire.” En Australie, l’architecte Katharina Unger a même créé un appareil permettant d’élever ses insectes et de les récolter pour sa propre consommation, en réponse aux prédictions pessimistes sur l’avenir quant à la production alimentaire. Les larves étant nourries avec des déchets bio, cela réduit l’utilisation d’eau et l’émission de CO2. La deuxième manière de se procurer ces bestioles – réservée aux plus téméraires – est d’enfiler ses bottes, de se munir d’un filet et d’un sac et de prendre la direction de la forêt. Car oui, la récolte d’insectes sauvages est autorisée. “Sinon, vous pouvez en acheter dans les animaleries, les marchés pour animaux. Ils y vendent des insectes pour les mygales carnivores, par exemple. Il faut juste s’assurer qu’ils soient comestibles et qu’ils aient ingurgité des produits adaptés à la consommation humaine”, conclut Bruno Comby. Aujourd’hui, on compte des centaines d’espèces assimilables pour l’homme. Une fois dans le frigo, il ne reste plus qu’à les cuisiner et des idées de recettes il y en a : terrine de grillons, ragoût de sauterelles, suprême de larves, brochettes de criquets au barbecue ou encore crème pâtissière aux œufs de drosophile. Alors aux fourneaux !
Par Léa Lestage / Photo : Renaud Bouchez
Depuis qu’il a 17 ans, Kabelo Kungwane arpente les rues du centre-ville de Johannesburg à la recherche des meilleures fringues d’occas’. Des vêtements qu’il transforme et customise ensuite à sa sauce. Cinq ans plus tard, l’idée a fait son chemin : le designer de 22 ans fait aujourd’hui partie des grands lanceurs de tendance de la mode sud-africaine.
Par Arthur Cerf
(c) The Expressionist_ Anthony Bila
C’est une vieille veste de travail Levi’s rangée dans un coin du dressing de Kabelo, à Alexandra, le township situé à une dizaine de kilomètres au nord du centre-ville de Johannesburg. “Une pièce de collection aujourd’hui”, commente le jeune homme. Et de poursuivre, avec nostalgie : “J’en prends soin, c’est le premier vêtement sur lequel j’ai travaillé. Le premier que j’ai customisé. J’avais 17 ans à l’époque. C’était incroyable, tellement excitant, comme toutes les premières fois, il y avait quelque chose de stimulant. Un jour, je pense la faire encadrer.”
Depuis la veste Levi’s, la petite affaire de Kabelo a trouvé son public. En octobre dernier, le jeune styliste et son acolyte Wanda Lephoto trouvaient leur place dans le top 10 GQ des hommes les mieux habillés du pays. “Quand on a appris la nouvelle, ça nous a fait rire et on a célébré ! C’était la première publication qui s’intéressait à notre travail de stylistes. On a vécu ça comme un honneur.” Une consécration pour les deux comparses dont la passion commune remonte aux bancs du lycée. “À l’époque, dans nos livres d’histoire, on voyait des photos de tous ces grands hommes de la lutte. Malcom X, Patrice Lumumba ou Nelson Mandela : tous ces mecs avaient des looks de dandy. C’est ça qui a vraiment déclenché mon intérêt pour la mode.” Et pour ressembler aux dandys de la lutte, Kabelo commence alors à récupérer les vieux costumes de son grand-père. “C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Wanda, on s’habillait pareil. Et on a commencé nos virées dans le centre-ville.” Le week-end, Kungwane se lève donc à l’aube, ramasse un gros sac à dos et monte dans un minibus qui l’emmène en 30 minutes du township au centre-ville de Jo’burg. “On traînait toute la journée. On était passionnés.On repérait les marchés aux puces, on fouillait pour trouver les plus belles fringues de seconde main et on récupérait tous les vêtements qui nous paraissaient collector.”
Wanda Lephoto et Kabelo Kungwane, très british . (c) Mike Bell.
Entre le Brooklyn Circus et l’Authentic South African Stories
Le sac rempli, Kabelo rentre donc à Alexandra, où il se met à trafiquer ses fripes, aussi bien influencé par la marque Brooklyn Circus, que par le designer japonais Nigo ou le styliste américain chouchou d’Anna Wintour, Thom Browne. “On reprenait les fringues en essayant de les rafraîchir un peu, de les mettre à la mode en les faisant rentrer dans notre esthétique, avec nos influences locales comme Authentic South African Stories et mondiales comme la marque de skate Supreme.” C’est à cette époque que les deux loustics commencent à revendre leurs créations. “Au début, on le faisait pour nos amis, puis ça s’est développéavec le bouche-à-oreille. Je n’ai jamais fait de pub. On les vend dans les rues ou sur les marchés aux puces de Johannesburg. Les gens continuent de venir à nous directement. On préfère avancer de cette manière, comme ça on a seulement affaire à des gens qui apprécient notre travail et le comprennent.” Car le styliste d’Alexandra refuse de définir son succès comme celui d’une tendance. “Tout ça n’est pas qu’une question de mode”, balaye-t-il sèchement. “Je me vois plus comme un collectionneur. Je fais des recherches sur les vêtements que je récupère. Dénicher des fringues de collection et les reprendre, ce n’est pas une tendance, c’est un mode de vie en tant que tel.”
Les deux potes multiplient les projets. En créant le collectif de photographie de mode Sartist, ils entendent “donner à comprendre le style dans l’Afrique du Sud postapartheid”. Et notamment à Johannesburg. “Jo’burg a toujours été un hub artistique. Cet endroit est en train de devenir l’une des villes les plus créatives du monde entier.” En attendant, Kabelo et Wanda n’ont toujours pas de locaux. “Les marques nous approchent via les réseaux sociaux parce qu’on n’a pas encore de vrais bureaux… Mais ça, ça va arriver.”
Les Alleycats, ce sont ces défis entre course de vitesse et course d'orientation que les coursiers de métier se lancent ponctuellement, prenant alors d'assaut les rues de la ville. Immersion dans l'avant-dernière rencontre parisienne de l'année.
Par Romane Ganneval / Photos : Ryosuke Kawai
L’Alleycat du 31 octobre est annoncée pour le 8 novembre. Sûrement une manière pour les organisateurs de rester discrets –en plus de celles qui consistent à être injoignables ou à dissiper des informations importantes sous forme de mots de passe–, car c’est bien le soir d’Halloween qu’une dizaine de coursiers ont ramené leur fixie sous le pont de la Concorde, côté Assemblée nationale, loin de l’effervescence des stands de street food qui poussent un peu partout sur les berges. Certains ont fait l’effort d’enfiler des masques de catcheur mexicain, bob Ricard vissé sur la tête, mais la grande majorité est seulement un peu maquillée. On n’est pas là pour quémander des friandises. À quelques minutes du départ de la course, l’excitation est palpable. Les coureurs se réchauffent en descendant une à une des cannettes de bière.
Initiées dans les années 80 par des coursiers canadiens, les Alleycats (littéralement “chats de gouttière”) sont des courses d’orientation à vélo sauvages et souvent nocturnes qui consistent à se rendre le plus rapidement possible à une dizaine de checkpoints dispersés aux quatre coins de la ville. Les participants ne découvrent le parcours qu’à la dernière minute. Et si sur le papier, l’Alleycat est une occasion de plus de découvrir les recoins d’une ville, c’est surtout une opportunité unique de
L’Alleycat, c’est un truc d’arracheur de dents
Nicolas, organisateur
dépasser ses limites physiques. “Tu joues contre toi-même, il faut se fier à son instinct et à sa bonne connaissance des passages secrets de la ville”, détaille Nicolas Daumin, l’un des organisateurs de la course parisienne. Au début, “c’étaient des mecs qui se réunissaient après une journée de boulot. Le premier arrivé dans un bar gagnait la manche. Et il fallait tenir toute la nuit.” Avec le temps, la course s’est codifiée. “Sur une année, tu as sept courses, de mars à novembre, explique Nicolas. Le but est de faire le plus grand nombre de bons résultats sur l’ensemble de la saison. Une première place rapporte 17 points, puis c’est dégressif jusqu’à la dixième place. Le classement est régulièrement mis à jour et chaque participant sait où il en est en temps réel.”
Petits plans, petits défis, grand plaisir
Sous le pont, les coureurs, tout bien alignés, attendent les instructions de Nicolas, qui sont précises : “Vous avez tous un manifeste différent dans les rayons. Vous devez faire les trois blocs dans l’ordre. À la fin de chaque bloc, vous revenez ici. S’il vous manque une adresse, c’est l’élimination direct. Il faut respecter les flèches dans les blocs.” Indignation générale. “L’Alleycat, c’est un truc d’arracheur de dents, c’est tous des tricheurs, explique Nicolas. Dès qu’il y a moyen de carotter, ils le font. C’est à nous, en tant qu’organisateur, de faire en sorte d’éviter ça.”
Heure H. Le top est lancé, des petits plans de Paris s’ouvrent dans tous les sens. Il paraît que “c’est plus rapide qu’avec un téléphone. Tu as meilleure vision
C’est ce qui permet l’émulsion de la communauté et d’y adhérer surtout
Fabien, participant
d’ensemble du quartier que tu vas devoir traverser et surtout tu es à la bonne échelle.” À condition de “ne pas être trop vieux”, c’est écrit petit. Pour le reste, chacun sa technique –qui va souvent avec l’expérience. Les premiers partent bille en tête, laissant les autres prendre le temps de bien analyser leur carte. Sur la feuille, il est inscrit qu’il faut se rendre à l’angle de la rue Bichat sur le canal Saint-Martin, à la boutique La Bicyclette, rue Crozatier, puis dans le Ve, “ça fait une boucle à l’est de Paris”. Ensuite, il y a cinq adresses dans le désordre, et un aller-retour à Vanves. Ils n’ont pas tous le même parcours mais ils parcourent tous la même distance. Et pour être sûr que chaque adresse a été trouvée, les participants doivent récolter des tampons, des signatures ou répondre à des questions dont on ne trouve pas les réponses sur Google. “Si un coureur veut un tampon, il devra boire un shot ou faire des pompes, chacun donne son petit défi”, explique Romain, organisateur lui aussi. Le macadam file sous les roues des fixies, qui semblent posséder la route, slaloment et laissent les voitures sur place. Le vainqueur terminera la course en 1h55, le dernier arrivera deux heures plus tard. Fabien, qui a découvert le milieu à 15 ans “en regardant un reportage de l’émission Des Racines et des Ailes sur les coursiers new-yorkais” a participé à sa première course seulement trois semaines après avoir signé son contrat de coursier. “C’est un truc dont on parle entre nous, et c’est ce qui permet l’émulsion de la communauté et d’y adhérer surtout. On est tous rentrés là par hasard, et on va tous en sortir avec une expérience de vie hors normes.”
Par Romane Ganneval / Photos : Ryosuke Kawai
Des gymnases du Pas-de-Calais aux parquets américains, Hervé Dubuisson a écrit les plus belles heures du basket français. À l’occasion de la sortie de sa biographie, le plus grand shooteur de l’Hexagone déroule le fil d’une vie cabossée, entre tirs à trois points et accident de moto. Portrait d’un survivant.
Par Grégoire Belhoste
Comment mettre un panier à tous les coups ? Premièrement, il faut passer le ballon devant son nez en gardant les pieds dans l’axe de l’arceau, entre les quatre vis. Deuxièmement, le faire glisser presque sur le bout des doigts. Troisièmement, fouetter délicatement la balle en direction du panier. Quand le ballon tourne dans les airs, il est impératif de ne pas le quitter des yeux tant qu’il n’a pas fini sa course parce que “ça fait une belle pose pour les photographes !” C’est en costume et cravate rayée, dans le canapé en cuir du salon cossu d’un hôtel quatre étoiles de Boulogne, qu’Hervé Dubuisson décortique ce qu’il appelle le “bon geste”.
L’ancien basketteur est un showman doté d’un sens aigu de l’efficacité. Du haut de son mètre 95, le désormais quinquagénaire aligne les plus belles statistiques du basket français. En 26 ans de carrière, l’ailier passé par Le Mans, Antibes ou encore le Racing Club de France est devenu, entre autres, le meilleur marqueur de l’histoire de l’équipe de France et du championnat national, le joueur le plus capé de la sélection tricolore, le plus jeune international jamais sélectionné et le recordman du nombre de points marqués lors d’un match des Bleus, avec 51 points inscrits contre la Grèce le 21 novembre 1985. Assez pour se voir surnommé “Monsieur Record” par la nouvelle génération.
Ce n’est pas son seul surnom. Si, dans les années 70, à force de le voir porter “des blousons et des vestes avec les franges”, ses coéquipiers du Mans l’appelaient “Clint” en hommage à Eastwood, ce sont ses performances qui lui ont valu les autres : “Dub la main chaude” en France ou “le Blanc qui saute au-dessus des buildings” dans la presse américaine. Et pour cause. Au-delà des chiffres, il incarnait, du temps de sa gloire, une certaine idée du basket-ball. Offensive, inventive, pleine de fougue. “Ce n’était pas un joueur de basket, c’était un joueur tout court. On lui disait : “T’es capable de shooter des tribunes et de mettre le panier ?” Il le faisait. Et il le mettait souvent ! Avant Tony Parker, c’était quasiment la seule star française de ce sport”, remet son ancien collègue Sylvain Lautié. Ami, avocat et ancien joueur, Xavier Le Cerf surenchérit : “Certes, il shootait à dix mètres, mais Dub était aussi beau gosse, bien sapé, toujours un mannequin ou une chanteuse à son bras. Hervé, c’était l’icône. On voulait tous être lui.”
Un aller-retour aux États-Unis
Aux yeux du grand public, la légende Dubuisson commence à l’été 1984, lorsque le natif de Douai, dans le Nord-Pas-de-Calais, devient le premier Français à porter le maillot d’une équipe NBA. Durant un tournoi d’exhibition à Gravelines, le Stade Français rencontre une équipe évoluant sous le patronage des New Jersey Nets. Dub est sur le terrain, côté parisien, le recruteur Herb Tureztky assis sur le banc du club américain. “Pour la première fois, j’ai vu Hervé. Un joueur à la longue chevelure flottant au vent, un magnifique compétiteur qui semblait sorti d’un shooting mode publié dans GQ plutôt que d’un compte-rendu de match tiré de Sports Illustrated”, décrit Turetzky, qui milite aujourd’hui pour faire entrer
Certes, il shootait à dix mètres, mais Dub était aussi beau gosse, bien sapé, toujours un mannequin ou une chanteuse à son bras
Xavier Le Cerf
Dubuisson au Hall of Fame de la NBA. Ce jour-là, l’artilleur inscrit 46 points, dont sept paniers à trois points. Suffisant pour se voir proposer une offre du club américain dès le coup de sifflet final.
Après le fiasco des Jeux olympiques de Los Angeles en 1984, où l’équipe de France ne gagne qu’une seule rencontre, le jeune homme de 27 ans s’envole donc vers le New Jersey. Pour intégrer les Nets, il doit participer à un summer camp à l’université de Princeton. Trois semaines d’entraînement et de matchs fondées sur un principe de sélection naturelle : les meilleurs éléments parviennent à intégrer l’équipe pour la saison à venir, les autres restent à la porte de la NBA. Habitué à la franche camaraderie d’un basket gaulois encore semi-professionnel, Dubuisson vit mal cette période d’essai, où chacun tente de tirer son épingle du jeu. “Il n’y avait pas d’esprit d’équipe, tout le monde jouait pour soi… C’était la mentalité NBA, chacun pour sa pomme. Et puis, avec Oscar Schmidt, le marqueur brésilien, on était les seuls étrangers. Du coup, dès qu’on avait la balle, les Ricains nous mettaient des coups de marteau”, soupire-t-il encore. Lorsque les Nets, arguant de faibles qualités défensives, ne lui proposent qu’une option pour un contrat, le Frenchie met les voiles. Il décide de retourner au Stade Français.
Des paillettes aux enfers
Trente ans plus tard, sur un air de jazz d’ascenseur, Dub explique qu’il ne regrette rien. De l’autre côté de l’Atlantique, la vie parisienne lui aurait cruellement manqué. Le grand gaillard aux cheveux longs a le train de vie d’une star. Après son arrivée au Stade Français, au début des années 80, Dubuisson devient une petite vedette dans la capitale. “Je faisais partie de l’agence de mannequins sportifs Marilyn-Gauthier, avec Jean Galfione, Evander Holyfield et Kelly Slater. Je sortais aux Bains Douches, j’allais dîner chez Roman Polanski avec Emmanuelle Seigner et le chanteur Manu Booz”, déballe-t-il. Avant d’ajouter : “Mais attention ! je tournais au Perrier ou au Coca, je n’ai jamais bu une seule goutte d’alcool !” À l’époque, jouer au basket n’est pas très coté sur l’échelle des mondanités. Invité dans le jury de Miss France 1994 avec le néo-troubadour Francis Lalanne et l’animatrice télé Marie-Ange Nardi, Dubuisson croise en coulisses un acteur célèbre. Il se présente. Malaise : “Attendez, mais vous avez un vrai travail quand même à côté ?” Qu’importe, les paillettes mènent à une autre passion : les femmes. Dragueur redoutable, Dubuisson branche la chanteuse d’eurodance Indra dans une boîte de nuit du Quartier Latin. Grande, blonde, suédoise jusqu’au bout des ongles, la demoiselle a tout pour plaire au basketteur. Le couple fera le bonheur de la presse people durant sept ans. Mais le crush ultime a lieu en 1989, devant le magazine Maxi Basket. Alors qu’il feuillette un article sur les joueuses de l’Est venues s’installer en France, le shooteur tombe sur la photo d’une jeune Bulgare à chemisette à pois. Son nom : Madléna Staneva. “Elle jouait à Aix en Provence, elle était magnifique. J’ai commencé à la draguer. Je lui envoyais des fleurs, je lui offrais des cassettes audio avec des slows pour ne pas qu’elle s’ennuie lors de ses déplacements en train. Mais elle ne voulait pas sortir avec moi. Soi-disant parce que j’étais un séducteur ! Bon, c’est vrai que je suis sorti avec pas mal de femmes…” Il s’arrête, baisse d’un ton, cligne de l’œil droit : “Heureusement, je ne me souviens de rien.”
Derrière ce clin d’œil, il y a un terrible accident de moto. Dans la nuit du 10 au 11 mai 2001, après un dîner en compagnie de sa chérie de l’époque, Hervé Dubuisson rentre tranquillement chez lui, à Nancy, au guidon de sa fidèle Yamaha Royal Star. Devenu coach du club lorrain, il entame une brillante reconversion : son club vient de se qualifier pour la prochaine Coupe Korac, alors troisième compétition européenne par ordre d’importance. La prolongation de son contrat, prévue pour la fin du mois, ne semble qu’une formalité. Sauf qu’en cette douce nuit de printemps, à quelques mètres de son domicile, tout s’arrête lorsqu’une voiture le percute de plein fouet. “D’abord, j’ai réussi à me relever, dit-il. Seulement, comme nous étions dans un cul de sac, le conducteur a fait demi-tour et m’a touché une deuxième fois. J’ai été projeté sur le trottoir, j’ai fini écrasé contre une borne de stationnement.” Dubuisson plonge illico dans le coma. Diagnostic : traumatisme crânien. Lorsqu’il reprend connaissance, ce n’est plus le même homme.
Des enfers à la fonction publique
Les sept dernières années de sa vie ont disparu de sa mémoire. L’amnésique se croit de retour dans les années 80, au temps du Stade Français, quand il enflammait le gymnase Pierre-de-Coubertin avec ses shoots à huit mètres. Il lui arrive même parfois de se réveiller en pleine nuit pour s’échauffer pour une prétendue rencontre. Sa compagne d’alors doit le ramener à la réalité. Dubuisson broie du noir : “J’ai végété pendant sept ans, à m’insulter, à me dégrader physiquement… Je me regardais dans la glace, je disais : “T’es qu’un connard.” Comme j’avais un hématome sous-dural, près du cerveau, les médecins ne pouvaient pas m’opérer. Je prenais de la cortisone. Je suis monté à 135 kilos, j’étais tout bouffi… On aurait dit le bonhomme Michelin.” La belle Madléna Staneva est
Dub attire la bienveillance. Après être tombé aux oubliettes, il est heureux de voir qu’il est toujours le grand Hervé Dubuisson
Stéphanie Augé
touchée par la star déchue, qui n’est plus que le fantôme du Don Juan d’autrefois. Peu à peu, elle se rapproche de lui, jusqu’à vivre à ses côtés. Avec Xavier Le Cerf, elle va tout faire pour le sortir de la déprime. En premier lieu, le juriste récupère les affaires juridiques de l’ancien basketteur, laissées en vrac par l’avocat précédent. “J’ai reçu le dossier d’Hervé dans une boîte à chaussures en janvier 2003”, se rappelle-t-il, toujours remonté. Au terme d’une procédure complexe, Le Cerf obtient l’indemnisation des conséquences de l’accident. “On s’est alors demandé ce qu’on allait faire d’Hervé : est-ce qu’il allait rester chez lui à se tourner les pouces en regardant la télé ? C’était un homme en pleine force de l’âge. Psychologiquement, il était important qu’il puisse retravailler. On a appelé la Fédération française de basket pour savoir s’ils pouvaient faire quelque chose. Pas de réponse. En dernier recours, j’ai écrit à Jacques Chirac, qui avait témoigné de son émotion lors de l’accident.” La situation se débloque finalement en 2007, plusieurs années après l’intervention du président de la République : Hervé Dubuisson est embauché dans la fonction publique. Le rescapé est aujourd’hui en charge de l’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite à la direction départementale de la jeunesse et des sports des Alpes-Maritimes.
Côté temps libres, ces derniers mois, c’est son projet de biographie qui l’a occupé. « Écrire la vie de quelqu’un d’amnésique est un peu compliqué… Je l’ai abordé comme un héros de tragédie grecque, un homme béni des dieux puis touché par la foudre, glisse Stéphanie Augé, la journaliste derrière cette somme de 220 pages. Il y a quelques années, Hervé était considéré comme un has-been. Il avait d’ailleurs parlé de cette idée de livre avec des journalistes spécialisés. Tous l’avaient découragé. Aujourd’hui, je vois comment le public se comporte lors des séances de dédicaces, Dub attire la bienveillance. Après être tombé aux oubliettes, il est heureux de voir qu’il est toujours le grand Hervé Dubuisson. » Le grand Hervé Dubuisson a d’ailleurs des objectifs très clairs : « Maintenant, je voudrais passer chez Bernard Pivot ! »
Lire : Hervé Dubuisson : une vie en suspension, par Stéphanie Augé (éditions Ipanema)
Voir : DUB, le documentaire sur Hervé Dubuisson par Gasface. Plus d’infos sur reverse-mag.com.
Par Grégoire Belhoste
L'Italie, le monde du cinéma et celui de la littérature célèbrent aujourd'hui le triste 40e anniversaire de la mort de Pier Paolo Pasolini, assassiné le 2 novembre 1975 sur un terrain de football. Supporter, joueur de bon niveau et penseur avisé de son sport favori, le cinéaste avait placé le ballon rond au centre de sa vie.
Par Chérif Ghemmour et Stéphane Régy
Qui dit foot du dimanche dit habits du dimanche.
Le 16 mars 1975 à 9h30 précises, une vingtaine de types envahissent la Cittadella, le terrain d’entraînement des pros du Parme AC. C’est un dimanche matin, et le champ est libre: l’équipe de Parme, alors en Serie B, joue à l’extérieur un match de championnat à Pescara. Les squatteurs se divisent en deux parties. D’un côté, onze hommes en complet chaussettes-short-maillot du Bologna FC : c’est l’équipe de Pier Paolo Pasolini. De l’autre, onze hippies à la dégaine fantaisiste, maillot arc-en-ciel psychédélique et cheveux longs : c’est l’équipe de Bernardo Bertolucci. Ce match entre les deux cinéastes possède un drôle de nom de code : “Centoventi” (pour Les 120 Journées de Sodome qu’est en train de tourner Pasolini dans la région) contre “Novecento” (pour 1900, le nom de la fresque communiste à laquelle s’attelle alors Bertolucci). C’est un derby, sinon un duel à l’ancienne. Derrière la raison officielle –les 34 ans de Bertolucci– se cache en vérité un méchant différend à aplanir. Bertolucci, ancien assistant réalisateur de Pasolini, a très mal pris la sévère critique que ce dernier a dressée de son film Le Dernier Tango à Paris, sorti trois ans auparavant. Depuis, les deux hommes sont fâchés. Laura Betti, actrice et confidente des deux metteurs en scène, peut bien espérer que la partie réconcilie tout le monde ; des deux côtés, la défaite est interdite. Et tous les coups permis. Si Pasolini joue avec ses copains habituels –simples techniciens, acteurs prolétaires–, Bertolucci s’est arrangé pour débaucher les vedettes du centre de formation de Parme. Dés pipés, score idoine. Novecento met la pâtée à Centoventi. Si le score diffère selon les sources (5-2, 4-2 ou 19-13?), une chose est certaine : Pasolini, excédé de voir ses coéquipiers se gâcher et ses adversaires l’humilier, quitte le terrain avant la fin du match. “Narcissistes!” crie-t-il alors, sans que personne ne comprenne à qui il s’adresse. Peu après, dans la Gazzetta di Parma, Hugo Chessari, l’un des coéquipiers de Pasolini, délivre un genre d’explication générale : “Pasolini n’est pas comme nous autres, à jouer pour s’amuser. Il ne supporte pas de perdre.”
Trente-huit ans plus tard, Bernardo Bertolucci livre le même témoignage : “À un moment, il leur a dit : ‘Vous êtes tous des petits machistes.’ – ‘Pourquoi tu dis ça?’ ai-je demandé. Et lui me répond : ‘Parce qu’aucun ne me passe le ballon.’ Il tenait vraiment beaucoup au football.”
La fièvre bolognaise
Pier Paolo Pasolini malade de football, donc. L’affirmation peut sembler enthousiaste, elle est encore en deçà de la vérité. À la question de savoir ce qu’il aurait aimé devenir s’il n’avait pas eu l’écriture ni le cinéma, l’intellectuel répond dans La Stampa du 4 janvier 1973 du tac au tac : “Un bon footballeur.” Qu’importe l’art, le communisme, la poésie, la religion ou la sexualité. Quand la discussion en vient au football, Pasolini se comporte comme tout tifoso normalement constitué : le foot d’abord, le reste après. Sa passion pour le ballon vient de loin, des premières années de l’enfance. Même si la famille Pasolini part vite s’installer dans le Frioul, au Nord-Est de l’Italie, c’est à Bologne que naît Pier Paolo, en 1922. C’est là aussi qu’il effectuera ses études. L’époque est alors au “grand” Bologna, dont il épouse la cause. “En 1925 et 1929, Bologne gagne le championnat. Puis, de 1936 à 1939, enchaîne trois scudetti d’affilée. On disait de cette équipe qu’elle faisait peur au monde entier. Ces premiers victorieux expliquent que Pasolini soit toujours resté fidèle aux couleurs de Bologne”, éclaire Valerio Piccioni, auteur du livre Quando giocava Pasolini. Dans une interview de 1973 accordée à Giulio Crosti, Pasolini confirme: “Le tifo est une maladie infantile qui dure toute la vie. Lorsque j’habitais à Bologne, je souffrais pour cette équipe. Ça ne m’a jamais quitté. Encore aujourd’hui, je souffre atrocement pour Bologne, toujours.” Devenu adulte, installé à Rome, Pasolini ne rate pas un derby Lazio-Roma, en sort émerveillé à chaque fois, mais rien ne remplace son équipe de
Pasolini jouait sur le côté gauche et moi au milieu. Puis le match terminé, on s’asseyait autour d’une table et on parlait de tout, de foot, de cinéma, de politique
Fabio Capello
cœur. Dans son livre Vita di un ragazzo di vita, l’acteur Franco Citti raconte un Roma-Bologne du début des années 60 partagé en compagnie de Pasolini : “Nous sommes allés ensemble au stade voir le match. La Roma a battu Bologne 4-1. Il était dans un état pas possible. Il n’aurait jamais réussi à se défaire de sa fièvre pour Bologne.” En 1956, quand le journal Paese Sera lui demande s’il est supporter d’une équipe en particulier, Pasolini se montre une fois encore aussi clair que fougueux : “Tous les dimanches, je vais au Stadio Olimpico, à Rome. Mais je suis un tifoso de l’équipe de Bologne, ma ville natale. En ce qui concerne le tifo en général, je pense qu’il est inséparable du sport.” Loin donc de Pasolini l’idée de regarder le foot avec des pincettes, en esthète. Le foot, ça se vit avec les tripes, dans des endroits glauques, de préférence. “Devant Italie-Yougoslavie, je me suis amusé au point de sauter sur ma chaise et de hurler, comme tous les autres, autour de moi, aux tables réunies, de jeunes ouvriers ou chômeurs, enroués dans les odeurs de friture”, écrit-il en septembre 1960 dans Vie Nuove. Foutez-lui un sifflet dans la bouche et une écharpe autour du cou, Pasolini aura l’air d’un tifoso comme un autre.
Une course brûlante
Son amour du foot va même au-delà de la simple fidélité du supporter. Dès son plus jeune âge, Pasolini passe des après-midi entiers à jouer au ballon, parfois jusqu’à six heures d’affilée. Durant l’enfance, puis l’adolescence, ces matchs constituent les meilleurs moments de sa vie ; même s’il est un élève brillant, Pasolini préfère nettement jouer au foot qu’étudier. En 1940, inscrit à la faculté de lettres de Bologne, il s’ennuie ferme. Dans une missive à son ami d’enfance Franco Farolfi, il écrit alors : “La meilleure chose qui me soit arrivée depuis que je suis ici a été le tournoi de foot interuniversitaire. J’étais capitaine de l’équipe de Lettres. Une chose magnifique. Je suis dans la meilleure forme de ma vie.” Son équipe se classe quatrième, et lui avoue n’attendre qu’une chose : le prochain tournoi étudiant. Des années plus tard, devenu une personnalité en vue de l’Italie intellectuelle, Pasolini n’abandonnera pas ses habitudes. Sur chaque tournage, le rituel est immuable. À midi, foot. À la pause, foot aussi. Et le soir, foot encore. Le terrain est secondaire : ce peut être une pelouse en bon état, un pré mal labouré, la place d’un village ou le plateau de Cinecittà. L’important, c’est d’avoir un ballon à portée de pied. Pasolini y croit tellement qu’en 1966, il met sur pied une équipe officielle, “l’équipe nationale du spectacle”, dans laquelle figurent metteurs en scène, acteurs, et chanteurs. Le cinéaste impose à ses camarades de jouer l’après-midi, afin d’être au maximum de ses capacités –myope, il se considère désavantagé par rapport aux adversaires lorsqu’il doit jouer dans la pénombre. Sur les photos, on est frappé par le sérieux de la chose : l’équipe pose avec le maillot azzurro, l’air concentré et professionnel, comme si elle s’apprêtait à jouer un match officiel. Et quand elle abandonne les couleurs de la Nazionale, c’est pour revêtir la copie du maillot du Brésil de Pelé, rien de moins. Mais sur le terrain, il faut reconnaître que Pasolini assure. Positionné en latéral, milieu ou ailier… gauche, il joue tête levée, dans une posture élégante. Son atout principal est son excellent physique.
“Pasolini ne fumait pas, buvait très peu, faisait beaucoup d’exercice. Par exemple, il nageait beaucoup. C’était un joueur très athlétique”, explique Valerio Piccioni. Ninetto Davoli, amant, acteur favori et mémoire du cinéaste, l’expliquera à de multiples reprises : “Nous l’appelions Stuka à cause de sa façon typique de s’élancer sur l’aile et de sa course brûlante. Dans les matchs que nous jouions, il était presque toujours celui qui était le plus en forme. Jamais un kilo de trop.” De fait, Pasolini jouissait d’un niveau suffisamment élevé pour se permettre de jouer en compagnie de professionnels sans se couvrir de ridicule. Chaque été, à Grado, lieu de villégiature prisé de l’époque, l’intellectuel prend part à des matchs organisés par des joueurs de Serie A. Parmi lesquels Fabio Capello, qui se souvient aujourd’hui d’avoir joué “tous les ans” avec Pasolini. “Lui jouait sur le côté gauche et moi au milieu. Puis, le match terminé, on s’asseyait autour d’une table et on parlait de tout, de foot, de cinéma, de politique.”
Football, peuple et homosexualité
Et pourtant, Pier Paolo Pasolini n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il joue avec des sans-grade. Dans Pasolini, la langue du désir, le documentaire que lui ont consacré Ludwig Trovato et Jean-Luc Muracciole, Ninetto Davoli, gamin des bidonvilles, est formel : “Pier Paolo était plus à l’aise à taper dans la balle avec nous qu’à passer des soirées avec les grands intellectuels de l’époque, Moravia, Dacia Maraini, Elsa Morante…” Et pour cause : c’est en grande partie via ces matchs disputés au sein du petit peuple que Pasolini a découvert le prolétariat, imaginé ses personnages et construit son œuvre. À son arrivée à Rome, dans les années 50, Pasolini habite avec sa mère dans le quartier de San Basilio, zone désœuvrée à l’écart de la ville, recouverte de terrains vagues, de barres d’immeubles et autres bidonvilles –de ce quartier sortira plus tard un type comme Paolo Di Canio. “C’est à l’ombre de ces baraques que Pasolini a pris contact avec la réalité romaine de l’époque. Il descendait jouer au foot avec les gamins du coin, dans les bourgades périphériques. Cela lui a permis d’apprendre le langage du peuple, ses préoccupations et ses espoirs”, explique Flaviano Pisanelli, qui a traduit en français le livre de Pasolini Les terrains : écrits sur le sport. En clair,
Lors d’une remise de prix, Pasolini est arrivé couvert de terre après un match, par provocation. Il est évident que pour lui, c’était l’homosexualité qui était au coeur du football
Pippo Delbono, metteur en scène italien
sans football, peut-être pas de Mamma Roma, d’Accatone, de Ricotta. À travers le calcio, Pasolini embrasse le peuple les bras grands ouverts. Quitte à mal l’étreindre, comme ce jour d’automne 1963 où il monte à Bologne interroger les joueurs de son équipe favorite, pour la plupart issus des quartiers défavorisés, sur le sexe et la politique. Un moment de malaise rarement égalé.
Exaltation du corps, jeunes garçons taciturnes, masculinité exacerbée… Difficile également de ne pas dresser un parallèle entre le football de rue et l’homosexualité de Pasolini. “Le football est un milieu fortement homosexuel, il n’y a pas besoin d’être Freud pour voir ça. En même temps, l’homosexualité y est réprimée. Je suis très sensible à cette répression-là, sous couvert de la famille et de la religion. Ce machisme des politiques représente la mauvaise vision de la masculinité. Lors d’une remise de prix, Pasolini est arrivé couvert de terre après un match, par provocation. Il est évident que pour lui, c’était l’homosexualité qui était au cœur du football”, avance le metteur en scène italien Pippo Delbono. Le corps des jeunes voyous avec lesquels il tape la balle n’a en effet pas l’air de laisser Pasolini insensible. “J’ai remarqué à quel point les jeunes gens du peuple sont supérieurs à ceux de la bourgeoisie. C’est une supériorité essentielle, absolue, qui n’admet aucune réserve –comme la beauté d’un paysage ou la fraîcheur d’un fruit”, ose-t-il ainsi dans son journal de l’époque.
Totti ou Cassano, personnages pasoliniens
Mais qu’importent ces emballements. De la même façon que l’artiste abandonne la littérature et ses codes compliqués pour le cinéma, un art qu’il considère davantage “direct”, le football représente pour lui un langage encore plus simple, le moyen le moins formaliste pour communiquer avec autrui. Le foot, c’est ce moment où Pasolini peut à nouveau tomber en enfance, le contrepoint idéal d’une vie intellectuelle, artistique et politique menée à cent à l’heure. C’est aussi, bien sûr, un objet d’étude sans pareil. “Pasolini se servait du foot pour mener une véritable étude sociale sur l’Italie de l’époque. Le stade était pour lui un lieu pour lire et interpréter les changements culturels et sociaux du pays”, avance Pisanelli. En tant que journaliste, Pasolini écrit de nombreux textes sur le foot, le cyclisme et la boxe, en théoricien brillant : “Le football brésilien est un football de poésie, car fondé sur les buts et le dribble. Le foot européen est un football en prose puisque fondé sur la syntaxe, c’est-à-dire sur le jeu collectif et organisé, le buteur étant un ‘poète réaliste’, qui conclut un travail organisé et collectif”, édicte-t.il en janvier 1971. En 1960, il va jusqu’à couvrir pour Vie Nuove les Jeux olympiques de Rome, avec un plaisir évident, comme lorsqu’il souligne la “vision jeune et colorée du monde réuni dans un défi pacifique, cette évocation du bien et du mal, ébauche d’une conscience plus grande et sereine, celle-là même qui les jugera demain”.
Ce qui intéresse Pasolini au premier chef, c’est l’aspect rituel, grand-messe, du calcio. Tarte à la crème aujourd’hui, cette théorie est plutôt avant-gardiste à la fin des années 60, un moment où les intellectuels refusent d’accorder toute sorte d’intérêt au sport. “Le football est la dernière représentation sacrée de notre temps. C’est un rite dans le fond, même s’il est évasion. Si d’autres représentations sacrées sont en déclin, le football est la seule qui nous reste. Le football est le spectacle qui a remplacé le théâtre. Le cinéma n’a pas pu le remplacer, le football, oui. Parce que le théâtre est un rapport entre un public en chair et en os et des personnages en chair et en os qui agissent sur la scène. Tandis que le cinéma est un rapport entre un public en chair et en os et un écran, des ombres. Au contraire, le football est à nouveau un spectacle dans lequel un monde réel, de chair, celui des gradins du stade, se confronte avec des protagonistes réels, les athlètes sur le terrain, qui bougent et se comportent selon un rituel précis”, déclare-t-il dans les colonnes de L’Europeo le 31 décembre 1970. Son deuxième angle d’étude est plus critique. Durant ces années décisives, Pasolini voit la société italienne se transformer, et le football la suivre –à moins que ce ne soit l’inverse. Le miracle économique, la médiatisation, le spectacle : le football est une bonne symbolique de ces évolutions. “Pasolini s’est intéressé à la transformation du sport pour le sport en sport comme forme de spectacle”, juge Flaviano Pisanelli. “Dans les années 70, il se penche notamment sur la starification des sportifs, un phénomène nouveau à l’époque. Il met alors au point un archétype, qu’il nomme Walter ou Pierre. Généralement issu des banlieues, c’est un jeune sous-prolétaire qui se retrouve du jour au lendemain star du sport. Il s’inscrit alors dans un processus de spectacularisation qui le prive de son caractère personnel pour le jeter lui et sa culture dans la bourgeoisie moyenne. Cette dilution de la culture minoritaire dans la culture majoritaire, Pasolini la considère comme un génocide culturel. Et le foot est un de ses vecteurs”, explique l’universitaire. Totti ou Cassano, aujourd’hui, auraient sans nul doute intéressé Pasolini : ce sont les Walter et les Pierre des années 2000. Du reste, la question se pose : comment Pier Paolo Pasolini, s’il avait vécu plus longtemps, aurait-il pensé le football italien actuel, ses magouilles, son dopage, ses morts ? Comme une dérive logique et irréversible, sans doute. Mais au moins aurait-il parlé. “Lorsque j’ai interviewé Ettore Scola, il m’a avoué que la mort de Pasolini avait tué le monde intellectuel italien. Pasolini était une vigie : il empêchait les autres de s’endormir”, confie Jean-Luc Muracciole. De telle sorte que la nuit du 2 novembre 1975, lorsque Pasolini meurt assassiné sur un terrain de foot de fortune, près des plages populaires d’Ostie, c’est une bonne part du football de “périphérie”, comme l’appelle Valerio Piccioni, qui disparaît avec lui. Le lendemain du crime, le journal Stadio publie une dépêche qui dit ceci: “Pier Paolo Pasolini, assassiné la nuit dernière par un garçon de 17 ans, aurait dû jouer au stade de Favorita comme ailier gauche dans l’équipe des gens du spectacle qui, à l’initiative de la Roma Actors Organisation, rencontre depuis quelque temps dans plusieurs tournées une formation faite de vieilles gloires du football.” Le match ne se tiendra évidemment pas, les suivants non plus. À la place, dans la décennie qui suivit, le football italien connut le scandale du Totonero, une victoire en coupe du monde, l’arrivée de Berlusconi à la tête du Milan AC, et le Heysel. Pasolini mort, les années 80 pouvaient arriver plus vite que prévu.
Article publié dans lehors-série So Foot “Best of culture” (décembre 2013).
Par Chérif Ghemmour et Stéphane Régy
Depuis quelques années, il est partout. Dans les bars branchés du centre-ville de Cape Town, dans les street parties organisées au cœur des townships de Durban ou encore dans les taxi-bus blindés qui foncent dans les rues et emmènent les travailleurs d’un bout à l’autre de Johannesburg. Le Mzansi Sound a envahi tous les dancefloors d’Afrique du Sud. Et chaque ville tient son identité musicale.
Il n’a pas touché à son café. Assis au bar d’un coffee shop de Cape Town, le producteur Shane Cooper se rappelle la première fois qu’il a entendu le gqom, la musique électro originaire de Durban. Les yeux grands ouverts, il regarde dans le vide et se refait le film de la soirée. “C’était il y a quelques années, au Kitchener’s à Johannesburg”, pose le trentenaire, également bassiste dans un groupe de jazz. À l’époque, il débarque tranquillement dans ce club installé dans un bâtiment victorien datant du début du siècle dernier. “J’ai entendu ce truc et j’ai halluciné! C’était brut, plus lent, avec un beat renversé, qui ne respectait aucune règle. C’était très hypnotique. Ça rendait les gens dingues.” Il balaye l’air d’une main sèche, comme pour souligner une évidence: “D’ici dix ans, le monde entier reconnaîtra l’Afrique du Sud comme le pays le plus créatif sur la scène électro.”
Fin de l’apartheid et technologies bon marché
Et pourtant, la petite histoire du Mzansi Sound ne remonte pas à hier. “La house a toujours été un gros truc dans ce pays”, assure Mohato Lekena, 26 ans, producteur originaire, aussi connu sous le nom de WiLDEBEATS. Gamin, Mohato traversait à pied tout le quartier d’Alberton à pied, au sud du centre d’affaires de “Jo’burg”, histoire de se rendre chez ses potes. “Mes deux meilleurs amis avaient des frères qui étaient déjà dans la house. L’un d’eux s’appelait DJ ZEE. Il ramenait sans arrêt des nouveaux vinyles, les dernières compiles, de rap et d’électro. Il empruntait aussi un peu de matériel pour qu’on puisse jouer. Donc, on enregistrait dans une petite pièce, sur un vieil ordi avec moniteur CRT, on faisait des compétitions de DJ dans cette pièce. C’était incroyable! C’était après l’école, nos parents bossaient jusque tard donc il n’y avait que des gamins dans le quartier, on n’avait jamais d’ennuis.”
La musique a pas mal souffert des divisions héritées du passé. Pendant longtemps, les radios noires ne passaient pas d’artistes blancs en se disant que ça ne ferait pas d’audience, et inversement
Mohato Lekena
C’est donc dans cette petite pièce d’Alberton que Mohato découvre le Kwaito, variante de la house mêlant des sonorités africaines traditionnelles. “C’est un genre de disco ralentie avec un beat de house, un côté funk et des paroles à moitié rappées, à moitié chantées. Il y a quelque chose de commun avec le rap actuel”, analyse WiLDEBEATS. Quand il était au lycée, le zigue empruntait donc le matériel de ses cousins, histoire de rythmer les soirées de ses potes organisées dans des garages. Pour produire, il utilise alors l’ordinateur de son père sur lequel il installe les logiciels de mixage. “La disponibilité des technologies a eu un impact considérable sur l’effervescence de la scène électro en Afrique du Sud”, commente Shane Cooper. Avant, il y avait de fortes inégalités dans l’accès à la création musicale parce qu’il fallait des cours, une guitare, un instrument, etc. Maintenant, il suffit d’un ordi. Internet, Soundcloud, ça a changé la donne.” L’accessibilité des technologies aurait ainsi permis à la jeunesse des townships d’exprimer toute sa créativité musicale. “On est un pays avec une culture de la danse et de la fête extrêmement forte”, pose Cooper. “C’est lié à notre histoire, les gens ont toujours beaucoup souffert ici, ils ont toujours été obligés de vivre dans la restriction. Et ils ont toujours cherché des manières de s’amuser et d’exprimer leur énergie malgré ça.”
Les Mzansi Sounds plutôt que le Mzansi Sound
Vingt ans après le début de la démocratie sud-africaine, la musique électro a ainsi pris aux quatre coins du pays. “En vérité, l’expression ‘Mzansi Sound’ ne veut pas dire grand chose. ‘Mzansi’ signifie ’Afrique du Sud’ en Xhosa. Et chaque ville a sa singularité, sa particularité, son identité musicale. Ça vient du fait qu’on est un pays avec des cultures très différentes”, explique Spoek Mathambo, musicien de Jo’burg qui a réalisé un film intitulé Future Sound of Mzansi, un riche panorama des évolutions des musiques électroniques dans l’Afrique du Sud post-apartheid. “Les différences musicales entre les villes ont des origines profondes. Si on regarde un peu ce qui s’est passé avant qu’on obtienne la démocratie, on voit que des populations ont été déplacées du fait de la ségrégation. Puis, il y a beaucoup de cultures, de langues avec des danses et des influences très différentes. Donc, finalement, ce n’est pas une surprise si les villes ont des identités musicales différentes”, estime Mohato. Et d’expliquer: “Le gqom de Durban, plus brut, s’inscrit par exemple en réaction à la house de Johannesburg, les mecs se sont dits: ‘Allez, on renverse tout!’” Mais il y a aussi la Bacardi house de Pretoria, dont le nom vient de la marque d’alcool que boivent les producteurs du coin avant de mixer. Ou le shangaan, originaire de la province rurale du Limpopo, au Nord-Est du pays, dont l’influence musicale traditionnelle est plus marquée. “La musique a pas mal souffert des divisions héritées du passé. Généralement, les artistes blancs étaient classés dans l’électro et les artistes noirs dans la house. Donc, pendant longtemps, les radios noires ne passaient pas d’artistes blancs en se disant que ça ne ferait pas d’audience, et inversement”, souligne Lekena.
Mais, petit à petit, les barrières tombent. Et les artistes sud-africains font leur trou sur la scène électro internationale. En Europe, le Mzansi Sound a ses ambassadeurs : Black Coffee ou DJ Spoko. Mais aussi Mo Laudi, installé à Paris depuis 2009. “J’étais fatigué d’entendre de la house. Quand tu vis en Afrique du Sud, c’est partout, je n’en pouvais plus.Je faisais de la com’ à l’époque, et je suis parti à Londres, dans un premier temps pour faire ça et faire un peu de musique, mais plutôt du rap et du punk.” Puis, Mo Laudi file à Paris où il se met à prendre l’EDM un peu plus au sérieux. “Au début, quand je mixais, les gens me disaient : ‘Sérieux, c’est africain ça ?’ Ils s’attendaient à entendre des tam-tam.”, assure-t-il en tapant sur une table du Très Particulier, un bar du XVIIIe arrondissement de Paris. “C’est une ville très spéciale, les gens ont un peu peur les uns des autres ici. Et puis, il y a cette division bizarre : les Parisiens résonnent en habitués. Il y a ceux qui veulent aller à la Concrete, ceux qui vont au Silencio au palais de Tokyo au Baron. C’est très intéressant d’essayer de faire tomber ces barrières avec la musique. Au début, je mets des trucs qu’ils connaissent, pour les rassurer, je mixe du Daft Punk avec des sonorités kwaito ou shangaan,par exemple. J’ai déjà fait deux heures de gqom au Ritz!”, affirme Mo Laudi. Le DJ sud-af’ fait rapidement son trou à Paris. “Ca a été vite parce que c’est un petit monde. Un mec comme Brodinsky est un gros fan de musique sud-africaine, il connaît tout par cœur. Un jour, au Silencio, Kavinsky m’a même présenté les Daft Punk. Ils étaient là juste en face de moi. Mais Kavinsky était complètement bourré et pendant dix minutes il a monopolisé la conversation en sortant des conneries du genre : ‘T’as vu le cul de la meuf là-bas?’ Les Daft Punk sont partis et je ne les ai plus jamais revus”, raconte-t-il en esquissant un sourire. “Mais la house sud-africaine est en train d’envahir le monde.Je pense que Diplo a pas mal été influencé par ça depuis quelques années. Même Beyoncé! Quand j’ai vu le clip de Run the World, j’ai halluciné. Elle danse exactement comme je dansais dans le township de Polokwane quand j’étais gamin!” Mo Laudi songe à rentrer en Afrique du Sud, pour six mois. Et pour cause, l’EDM sud-af’ est en train de changer de dimension.
“Ce qui est dingue,c’est que tout est en train de se mélanger, toutes les cultures, toutes les langues, toutes les influences musicales s’influencent les unes les autres en ce moment”, décrit Shane Cooper. Un constat partagé par Spoek Mathambo : “On va faire un deuxième film sur ce qui se passe en ce moment, ce mélange des cultures vaut un deuxième documentaire, trop de choses se sont passées et continuent de se produire dans la musique électro de ce pays.” Ce soir, Shane Cooper n’a pas l’intention de sortir. Pourtant, on est samedi soir, et il devrait écumer les boîtes de Long Street, l’artère du centre-ville de Cape Town, remplie d’étudiants qui filent d’un bar à l’autre, à la recherche de la meilleure soirée. “Il faut que je produise, je travaille une nouvelle musique et un concert à Cape Town la semaine prochaine”, s’excuse-t-il. Il rentre donc chez lui, et s’enferme dans la petite pièce où il compose. Quatre murs violets. Sur l’un d’eux, un poster de Las Vegas Parano. “C’est psychédélique, ça m’inspire un peu, souffle-t-il. En ce moment, j’essaye de mettre quelques idées rythmiques gqom dans ma house.” Un sourire gêné. “Sans copier non plus, c’est des essais, on en est qu’au tout début.”
Coincé entre les docks de la ville de Cape Town et le flanc de la montagne Devil’s Peak, Woodstock est une ancienne enclave multiraciale ayant échappé à l’emprise de l’apartheid. Un quartier qui s’est réinventé depuis une petite dizaine d’années. Au point de devenir le point de rendez-vous préféré de la jeunesse branchée du Cap occidental.
Par Arthur Cerf / Photos : Arthur Cerf
Il est près de 11h et la jeunesse branchée du Cap s’engouffre dans le Neighbourgoods Market de Cape Town, planté autour d’un bâtiment en brique rouge, une vieille biscuiterie retapée. À l’intérieur du marché, garçons et filles se bousculent d’un stand de designers à l’autre. Sheldon et David, étudiants de l’université de Cape Town, viennent juste d’arriver. “Ça doit faire trois ou quatre ans qu’on vient une fois par mois, il y a de la musique, des bons produits, une bonne ambiance, c’est cool!” lâche Sheldon, lunettes de soleil plantées sur le nez. Avant de renchérir, en remuant son milkshake avec une paille, l’air gêné: “Mais ne me demande pas à quoi ressemblait le quartier il y a dix ans, je n’y aurais jamais mis les pieds.” Et pour cause: jusqu’au milieu des années 2000, cette zone, rongée par la criminalité et le trafic de drogue, traînait une sale réputation…Les choses ont bien changé depuis que la ville de Cape Town a fait de Woodstock une zone de développement prioritaire (UDZ), en 2007. Grâce à un système d’allègement fiscal, des investisseurs sont arrivés et les infrastructures ont été largement rénovées.
Loin de la foule, Noël Small, sexagénaire, réalise des cadres dans un atelier installé à deux pas de la biscuiterie, depuis près d’un demi-siècle. Il a assisté à cette transformation du quartier, dont il connaît l’histoire par cœur. “À la fin du XIXe siècle, Woodstock était une station balnéaire, pose-t-il. Dans les années 50, il y avait beaucoup de Juifs dans le quartier, ils étaient propriétaires des bâtiments. Ensuite, c’est devenu un quartier très industriel, il y avait cette biscuiterie, mais aussi des usines de textiles. Puis, les Juifs sont partis pour s’installer dans de meilleurs quartiers sur la côte –Sea Point par exemple–, et les Coloureds et les Noirs sont venus s’établir ici, à leur place. C’est devenu un quartier multiracial.” Noël, lui même, n’est pas de Woodstock. Il a grandi à District 6, un quartier qui se trouvait un peu plus loin dans le centre-ville. “District 6 a été détruit, malheureusement… Alors que Woodstock s’est réinventé.”
Le fameux Neighbourgoods Market, à Cape Town.
Aujourd’hui, en effet, Woodstock connaît un indéniable renouveau. Surplombant la cohue du marché, le Test Kitchen, le resto gastronomique du chef Luke Dale Roberts mélange toutes les influences culinaires sud-africaines. Un peu plus loin sur Albert Road, un grand bâtiment noir et jaune fait figure d’incubateur pour les jeunes designers, réalisateurs ou entrepreneurs. “Il y a une file d’attente pas possible pour avoir son stand sur leNeighbourgoods Market.En quelques années, Woodstock est devenu un quartier hyperénergique et stimulant pour la jeunesse du Cap”, commente Matthew, vendeur d’une marque de jeans locale. Lui aussi installé sur le marché, Travis, 24 ans, vend des paires de chaussettes multicolores: “Tous ces changements stimulent le quartier, les choses changent.”
Les rues du centre-ville de Johannesburg ont bien changé. En une petite décennie, elles sont devenues le creuset branché d’une population fière, créative et multiraciale. Promenade sur des trottoirs qui regorgent d’énergie.
Par Arthur Cerf / Photos : Arthur Cerf
La manœuvre est rodée. Dans la réserve de son petit magasin planqué au coin d’Auter Street, Ravi Lalla enfonce une clé dans la porte de son coffre-fort. Il ouvre une fente de 20 centimètres et y passe un bras. Sans même jeter un œil à l’intérieur. Et la referme illico. Le sexagénaire en sort un gros Polaroïd qu’il manipule devant lui, le visage barré d’un sourire satisfait. “C’est avec ça qu’on prenait les premières photos de passeport”, commente-t-il fièrement. Puis, l’homme montre quelques photos du “Jo’burg” des années 70. Sur l’une d’elle, il apparaît tout sourire derrière le comptoir de la boutique. “À l’époque, on tentait de sourire, mais bon, c’était l’apartheid, on n’était pas libres et on avait peur”, analyse-t-il en rangeant son trésor en moins de deux. L’apartheid s’est achevé en 1991 et, lentement, les choses ont changé. Aujourd’hui, Johannesburg est une ville transformée. “La ville a changé pour le meilleur!Aujourd’hui, onn’a plus peur!”
Depuis une quinzaine d’années, la ville et la province du Gauteng ont mis les bouchées doubles pour régénérer le centre-ville de Jo’burg, devenu une zone de développement urbain prioritaire. L’objectif: inscrire le cœur de “Jozi” sur la scène économique et culturelle mondiale à l’horizon 2040. Des immeubles, autrefois squattés par les gangs, ont été récupérés et rénovés. C’est le cas notamment dans le quartier de Maboneng. Installé au cœur d’un vieil entrepôt industriel, Jillian Ross gère une galerie d’art. Lui avait quitté le pays bien avant la fin de l’apartheid. “Je suis parti en 1972”, pose-t-il, avant de s’expliquer: “C’était la ségrégation, il y avait de la violence, de l’instabilité politique et sociale, je pensais que ce pays n’avait pas d’avenir.” C’est en discutant avec l’un des artistes les plus connus du pays, William Kentridge, qu’il a décidé d’ouvrir une galerie dans le quartier de Maboneng. C’était en 2007 et l’entrepreneur Jonathan Liebmann, venait de racheter l’entrepôt et d’offrir un studio à Kentridge. “Il m’était arrivé de revenir en Afrique du Sud. On n’allait plus dans ces quartiers. La transformation de Maboneng fait partie des plus grandes renaissances urbaines de l’histoire”, commente Ross avec enthousiasme. Et de poursuivre : “Ici, il n’y a pas de rivière, pas de montagne, pas de plage. Si cette ville a été créée, c’est parce qu’il y avait de l’or. Johannesburg a toujours été une ville d’opportunités. Aujourd’hui, Johannesburg est une ville pleine d’énergie, c’est un peu comme Harlem.”
La capitale du graffiti
Un avis partagé par le graffeur Bias, occupé à peindre un hot dog de deux mètres de haut, un peu plus loin dans Jeppestown. “Il y a un côté Brooklyn, ici”, explique-t-il en s’essuyant le front du revers de la main: “Tu vois, là, si je fais un hot dog, c’est parce qu’il fait chaud.” Il y a encore dix ans, Bias ne se serait peut-être pas aventuré dans le coin. Mais depuis le début des années 2000, le centre-ville de Johannesburg s’inscrit aussi comme une capitale mondiale du graffiti. “C’est facile de trouver un mur ici. Et puis,la ville encourage le graffiti, certains quartiers du centre-ville aussi, donc ça donne une identité à la ville et les gens sont contents d’avoir un peu de couleurs sur leurs murs.” À deux rues, le Canadien Mediah travaille sur un mur depuis deux jours. “C’est la première fois que je viens peindre en Afrique du Sud. Je suis de Toronto où les rues sont hyperclean, limite stérilisées. Ici, c’est la vraie vie!” Les murs du quartier étudiant de Braamfontein, au nord de la ville, sont eux aussi remplis de graffitis. Sur un immeuble fraîchement rénové, une fresque immense d’un Mandela en noir, violet et orange. Un poing levé: “The Purple Shall Govern.”
À mi-chemin entre Brooklyn et l’ubuntu
Il est 18h et les rues continuent de grouiller de jeunes arborant des lunettes rondes, des salopettes en jean et des chaussettes multicolores. De nombreuses filles ont les cheveux enroulés dans un doek, le tissu traditionnel africain. Parmi elles, Phumza, poète et écrivaine. “C’est un tissu que portent les femmes mariées. Le porter d’une manière cool fait partie du processus d’appropriation de ce symbole pour se définir une nouvelle identité.” Phumza travaille en face du Kitchener’s, un bar installé dans une maison hollandaise vieille d’un peu plus d’un siècle. Le point de rendez-vous de toute la jeunesse branchée de Johannesburg. Pour Phumza, l’identité de Jo’burg se trouve à mi-chemin entre un Brooklyn et une ville africaine empreinte de l’ubuntu, la philosophie d’Afrique australe reposant sur le mantra: “I am what I am because of who we all are.” “La créativité qui caractérise Jo’burg est liée au passé de la ville. Les gens venaient ici à la recherche d’une liberté économique. Encore aujourd’hui, l’énergie vient des jeunes des townships noirs de la ville qui se sont trouvés un talent. Ils sont en train de redécouvrir des pans entiers de nos cultures dont on nous a appris à avoir honte.” Et de renchérir, avec une fierté remplie d’optimisme: “Cette ville est unique parce que toutes les cultures sont en train de se mélanger. Etl’ubuntu, c’est ce qui les fera tenir toutes ensemble!”
Écouter de la musique en faisant la planche, la tête sous l’eau, c’est possible. C'est en tout cas ce que propose Joel Cahen avec son expérience “Wet Sounds”. Pour sa représentation à la piscine Pailleron dans le XIXe arrondissement de Paris, ce soir, l’artiste anglais, créateur de compositions subaquatiques, a décidé d'ajouter au son des lumières . Ambiance.
Par Romane Ganneval et Léa Lestage
Comme un disc-jockey classique, Joel Cahen est équipé d’enceintes, d’une table de mixage et de cordons en tous genres. Comme un disc-jockey classique, il propose des performances à un public averti. Contrairement à un disc-jockey classique, le public de Joel Cahen à intérêt à ne pas être sujet à otites. En effet, depuis 2007, cet artiste britannique a fait de l’eau son élément d’inspiration : “J’adore la façon dont l’eau isole le son. Quand je me baigne ou quand je fais de la plongée, le silence est grand, plus calme que dans une chambre isolée. En introduisant du son dans cet élément, il vient le perturber dans ce qu’il a de plus grand, son silence. À chaque fois, c’est une expérience sensorielle intéressante.” Pourtant initiées par le compositeur français Michel Redolfi en 1981–“L’eau matérialise le son, le substantifie, le rend épais, palpable, pénétrable”, écrivait-il après son premier concert sous l’eau–, ces performances sont encore peu connues du public. Pourtant, les évènements “Wet Sounds” de Joel Cahen se multiplient aujourd’hui. Les piscines d’Arpajon, Agen, Évry, Nanterre –et bientôt (jeudi 29 octobre, 20h30) la piscine Pailleron, à Paris– ont déjà accueilli le maître de la musique subaquatique.
Proche d’une sensation in utero
Pour la confection de ses sets, la considération de l’environnement est évidemment très importante pour l’artiste. “J’ai une idée assez précise de ce qui marche ou pas dans un milieu humide, la plupart des sonorités marchent dans un élément sec, explique-t-il. La piscine est un environnement assez unique en ce qui concerne l’écoute, même si elle est en même temps limitée par la longueur d’un souffle d’air qui ne permet qu’une expérience fragmentée.” Le son se propageant quatre à cinq fois plus rapidement sous l’eau que dans l’air, l’expérience vécue par les spectateurs-nageurs est unique. Le cerveau ne pouvant pas faire la différence de temps d’arrivée du son à nos oreilles, c’est à travers les os qu’il est perçu. C’est donc à l’artiste de s’adapter : “Le son vient de toutes les directions à la fois, il semble très immédiat et il n’y a pas de réverbération évidente.” Ce qui amuse Joel Cahen dans cette expérience, finalement, c’est de créer une situation insolite où le public éprouve un sentiment d’isolement avec les autres.
Aujourd’hui, l’artiste a décidé de passer à la vitesse supérieure. Pour son événement à la piscine Pailleron du 29 octobre, il s’est offert les services du studio londonien SDNA, spécialiste en installations lumineuses, pour proposer une expérience sons et lumières. “Ils réalisent des projections vidéo qui se reflètent dans l’eau, pour une sensation encore plus enveloppante. Aussi, pour les personnes qui peuvent ouvrir les yeux sous l’eau, elles pourront voir une performance du danseur Louis-Clément Da Costa, qui utilise l’espace sous-marin d’une manière exceptionnelle”, annonce le compositeur. Inutile néanmoins de s’attendre à une pool party, ces DJ sets aquatiques ont plus vocation à bercer qu’à faire danser. Mais, finalement, n’est-ce pas ça le summum du coule ?
Pour plus d’informations sur l’évènement, c’est ICI que ça se passe.
Par Romane Ganneval et Léa Lestage
Cerveau et plume derrière les deux opus d’OSS 117, Jean-François Halin remet le couvert, cette fois en télévision avec Au service de la France, une série désopilante sur les services secrets français dans les années 60. Et ce “spécialiste” a son avis sur les films d'espionnage. La preuve.
Par Thomas Bohbot
Au service de la France (Arte).
La saga Jason Bourne, de Doug Liman / Paul Greengrass / Tony Gilroy
Jason Matt Bourne Damon.
“Je les ai tous vus, sauf le 4, et au passage, le troisième volet n’est pas terrible… Ce qui est surprenant, c’est qu’ils ont changé d’acteur pour le 4 et qu’ils vont changer de nouveau parce que Matt Damon est de retour pour le 5e opus. Je ne sais pas pourquoi, c’est un coup de force de Matt Damon si ça se trouve… Ils n’ont pas voulu de ses conditions donc il s’est barré. Le film se plante, il revient. Récemment, j’expliquais au fils d’une amie qu’à la sortie de La Mémoire dans la peau, ça a été une claque (au même titre qu’au moment de la sortie du premier Die Hard, d’ailleurs). Bref, Jason Bourne avait ringardisé James Bond et, du coup, la saga Bond a dû se renouveler. Sinon, je me suis toujours posé la question : XIII et Jason Bourne, c’est exactement la même idée, donc qui l’a eue en premier ? J’ai découvert récemment que les livres de Bourne sont antérieurs à XIII, donc XIII a été pompé sur Bourne.”
Rien que pour vos cheveux, de Denis Dugan
“Je l’ai vu plein de fois, j’adore ! Après, Adam Sandler, tout dépend des films. Funny People, j’ai adoré, par exemple, sans doute parce que j’écris pour Timsit depuis longtemps… Mais Sandler a un côté cool, vanneur qui me plaît. Quand il parle du conflit israélo-palestinien dans une scène de bagarre à la fin, ça, ça me fait beaucoup rire.”
OSS 117, de Michel Hazanavicius
OSS sans le bas.
“J’ai revu 0SS mais je ne vois que les défauts. Le premier est bien différent du second malgré tout. Il y a plus de vannes dans le second, qui est plus drôle, et OSS est moins impliqué dans le pays. Pour moi, le premier tient plus de la BD. Disons qu’il fait plus Tintin, quoi. Changer d’acteur en cours de route comme pour la saga Jason Bourne? Les deux cas sont vraiment différents. Bourne, ce sont des films physiques avec beaucoup d’action et Damon reste hypercrédible mais il n’y déploie pas des talents de comédien dramatique. Pour OSS 117, le personnage principal ne tient pas vraiment debout : c’est un génie et un con, il est attendrissant et insupportable, il est réac mais on l’aime bien, il est un peu FAF mais il a la classe… Bref, c’est un mélange de Bernard Menez, Jean-Paul Belmondo et Sean Connery. Et puis, il y a des moments de gêne, des mimiques… Jean Dujardin a même un très bon jeu de sourcils ! Bref, il a une capacité inouïe à avoir l’air idiot, donc il faudrait trouver un mec capable de jouer les beaux gosses et l’idiot en même temps. Là, je ne vois pas, à part… Laurent Laffite.
J’ai vu que Jean Dujardin avait dit que ‘l’humour d’OSS n’est pas propice à l’époque que l’on traverse’. On s’est expliqués par SMS après coup mais je ne suis pas d’accord avec lui. Je trouve qu’il y a une sorte de peur, on est sous tension, déprimés, on a l’impression qu’il y a un truc qui va péter… Bon, ça reste une théorie, je pense qu’on est submergés de culture américaine avec ce politiquement correct qui ne nous correspond pas. Les Américains ont besoin d’être transgressifs mais il n’y a rien de pire qu’une comédie américaine qui se veut transgressive alors qu’elle ne l’est pas ! Je pense notamment à Nos Chers Voisins : c’est atroce. Nous, en France, on est transgressifs à l’origine. Je n’ai pas les jetons d’écrire les films que j’écris, je n’ai pas les jetons de les regarder. Au contraire. D’ailleurs, j’ai écrit le spectacle de Patrick Timsit qu’il a joué juste après les attentats de Charlie Hebdo et je ne pense pas qu’on ait freiné des deux pieds.”
La saga James Bond, de Terence Young /Guy Hamilton / … / Sam Mendes
“C’était quoi le dernier ? Skyfall ? Ouais, je n’ai pas tellement aimé… C’est davantage un film de super-héros mais pour moi, James Bond, ce n’est pas ça. Après, ça reste très bien filmé et il n’y a pas eu tout le temps des bons réalisateurs dans des James Bond. Daniel Craig y est excellent, c’est le meilleur acteur depuis Sean Connery. Roger Moore, n’en parlons même pas, c’est quelqu’un d’apathique qui avait des vannes horribles… Malgré tout, je trouve ça génial que la franchise existe encore aujourd’hui. Ça pourrait être tellement démodé, en face des Jason Bourne ! Et puis, il y a eu plein de copies depuis. On peut aussi penser que le mythe de l’Occidental qui règle le sort de la planète est un peu dépassé, mais finalement non. Peut-être qu’il nous rassure… Il doit y avoir un côté anxiolytique dans James Bond.”
Double Zéro, de Gérard Pirès
Triple zéro.
“Ha, je ne l’ai pas vu, mais bon, même Éric Judor m’a conseillé de ne pas le voir… C’est Édouard Baer qui joue le méchant ? Bon, on voit bien vers quoi ça tend, du coup… Attention, Édouard Baer est très fort dans son registre verbal, sa caricature de parisien verbeux mais là… Quand on voit Will Ferrell, il y a un abandon de soi. Il fait un sacrifice pour la comédie qu’Édouard Baer ne fait pas.”
Kingsman : Services secrets, de Matthew Vaughn
“Ce n’est pas terrible, j’ai été très déçu. Disons que le film se veut classe mais ne l’est pas du tout : il y a des plans horribles, seul Colin Firth s’en sort. Ce n’est pas du tout du flegme anglais, c’est du flegme vulgaire. Tout est grossier et déjà vu. Sur le fond, c’est une vision atroce de la société anglaise hypercaricaturale : d’un côté, les riches en costume de Savile Row, et de l’autre, les prolos à la Dickens qui habitent dans des apparts dégueus, qui passent leur journée au pub à picoler, etc. Et puis, Samuel Jackson qui zozote, désolé mais c’est pas marrant.”
La Totale!, de Claude Zidi
La Totale !
“Je m’en souviens bien, même si j’ai un meilleur souvenir du remake avec Schwarzie. Ça fait partie de la deuxième carrière de Claude Zidi, disons. Auparavant, les Charlots étaient nos blockbusters à nous. D’ailleurs, il y a des trucs bien dans les Charlots, comme Les Fous du stade ou Le Grand Bazar sur les supermarchés. Mais La Totale !, ça souffre clairement du manque de budget. L’idée de base est bonne, puisque ça a fait un très bon remake.”
La saga Austin Powers, de Jay Roach
“Mike Myers, il m’a eu à l’usure mais malheureusement, il n’y a pas Blake Edwards ou Michel Hazanavicius derrière la caméra… Ça n’empêche pas qu’il y ait des éléments très drôles, ne serait-ce que Mini-Me. C’est même devenu une expression : mon fils et moi, on se ressemble comme deux gouttes d’eau, bah tout le monde l’appelle Mini-Me. Engendrer des expressions cultes, ce n’est pas le Graal mais presque. En tant que scénariste, on a envie d’être regardé. Il y a des tas de gens qui me parlent d’OSS, des Guignols de mon époque et ça me touche.”
Au Service de la France, à partir du 29 octobre à 20h50, sur Arte.
Par Thomas Bohbot
Le premier épisode de H, L’Anniversaire, fête justement le sien aujourd’hui. Dix-sept ans. H, c’est une histoire de milieu hospitalier, d’acteurs débutants, de personnages cultes, de générique entêtant, d’improvisation, de fous rires et de milliers de téléspectateurs. Qui, malgré les années, n’ont rien oublié.
Par Ugo Bocchi et Gaspard Manet / Photos : DR
Clara et Aymé.
20 avril 2002. Alors que Carmen Electra est occupée à entrer dans la trentaine, la France découvre que la mort aux rats n’est vraiment pas comestible, que le costume de Lucifer sied particulièrement bien à JoeyStarr et que saint Pierre avec la tête de Richard Bohringer pourquoi pas. La série H tire sa révérence, laissant Éric, Ramzy, Jamel et les autres s’envoler vers d’autres cieux.
Trois ans et quelques mois plus tôt, le 24 octobre 1998, le premier épisode de ce qui va devenir une des sitcoms les plus drôles du monde est diffusé sur Canal + et les spectateurs sont immédiatement plongés dans un univers à la fois tellement réel et tellement farfelu. Il s’appelle L’Anniversaire et c’est du grand n’importe quoi : Sabri (Ramzy Bedia), l’allégé du cerveau, organise son anniversaire auquel il oublie d’inviter Clara (Sophie Mounicot), l’allumeuse rejetée. Pendant ce temps-là, Aymé (Éric Judor) l’obsédé, essaie de convaincre Béa (Catherine Benguigui), la bonne poire, de dormir avec lui. Et tout ce joli petit monde d’évoluer dans un hôpital où officient également Jamel (Debbouze), standardiste, et le professeur
On n’avait pas vraiment de barrières. On a quand même fait accoucher Clara d’un chien !
Bénabar
Strauss (Jean-Luc Bideau), chirurgien psychopathe. Voilà le topo. L’objectif ? Il n’y en a absolument aucun. “Avec la liberté que nous laissait Canal, on cherchait juste à se marrer, on ne s’emmerdait pas. C’était juste les conneries qui nous passaient par la tête”, détaille Éric Lavaine, le show runner de la série, qui s’occupait de chapeauter l’équipe des auteurs, dans laquelle se trouvaient, entre autres, Xavier Matthieu, Kader Aoun, Éric Judor, mais aussi Bénabar. Ce dernier, qui officiait alors sous son vrai nom, Bruno Nicolini, se félicite encore de cette liberté : “On n’avait pas vraiment de barrières. On a quand même fait accoucher Clara d’un chien ! Éric Lavaine n’avait qu’une consigne : que ce soit marrant. Donc, tant que c’était drôle, on pouvait y aller.” Une image presque symbolique revient à Lavaine : “Je suis en lecture avec les comédiens et là, il y a une chaise qui passe devant moi, en l’air… Sûrement lancée par Ramzy ou Jamel. Je regarde la chaise et je me replonge dans le texte, comme si c’était normal.”
Vendredi, le jour où les choses partent en vrille
Un bordel plus ou moins organisé. À en croire les acteurs principaux, c’était pareil toutes les semaines. Le lundi : lecture le matin et apprentissage des textes l’après-midi. Enfin, en théorie. Edgar Givry, qui joue le directeur de l’hôpital, se souvient parfaitement que le trio principal n’avait pas pour habitude d’avaler les lignes du scénario. “Mon premier épisode est celui où je fais passer un test à Ramzy (Une histoire d’intelligence, ndlr). Pendant la lecture, il nous dit : ‘Ouah, cet épisode est génial, cette fois, je vous le promets, je vais apprendre le texte.’ Évidemment, il
Jamel, Éric et Ramzy avaient un talent d’impro absolument dingue. Je ne suis arrivé que la deuxième année, et j’ai été très surpris de la méthode – enfin de la non-méthode plutôt – de travail du trio. J’ai reçu une formation classique donc c’était plutôt surprenant
Edgar Givry
n’en a pas appris une seule ligne et il a improvisé tout le long de la séquence. Mais bon, c’était hilarant. Jamel, Éric et Ramzy avaient un talent d’impro absolument dingue.Je ne suis arrivé que la deuxième année, et j’ai été très surpris de la méthode – enfin de la non-méthode plutôt – de travail du trio. J’ai reçu une formation classique donc c’était plutôt surprenant.” Les producteurs, réalisateurs et auteurs, qui savent à quoi s’attendre, se mettent même volontairement en position d’infériorité, se laissant guider par la fantaisie et le génie comique des acteurs principaux. C’est aussi le cas des autres acteurs, comme Jean-Luc Bideau : “Ils étaient vraiment très doués dans l’improvisation, ce qui pouvaient parfois gêner les réalisateurs mais moi, je trouvais ça très bien. Comme j’apprenais le texte, je servais un peu de contrepoids face à eux.” Bénabar relativise : “L’épisode était quand même vachement écrit. Une bonne partie des vannes étaient préparées et ils ajoutaient parfois des délires à eux par-dessus. De toute façon, s’ils n’avaient pas respecté les scénarios, ça n’aurait eu ni queue ni tête, même si ça arrivait que ce soit parfois le cas.” Le mardi : relecture, modifications et apprentissage des textes. Encore. Ou toujours pas. Le mercredi : répétition dans le décor, sans la technique mais avec les scénaristes pour modifier ce qui ne fonctionne pas. Le jeudi : répétition avec la technique au complet. Et le vendredi : enregistrement devant le public. C’est d’ailleurs souvent ce jour-là, fin de semaine oblige mais aussi “parce que Jamel, Éric et Ramzy se nourrissaient de l’énergie du public”, selon Xavier Matthieu, que les choses partent en vrille. Le trio n’hésite pas à forcer un peu le jeu, les blagues et les conneries pour surprendre l’auditoire. Quitte à parfois nuire à l’ambiance de tournage. Éric Judor n’hésite pas à reconnaître ses torts là-dessus : “Je comprends que certains aient pu être saoulés par nos vannes permanentes. En plus, on avait notre espèce de petit pouvoir de petites vedettes montantes. Les gens venaient nous voir tous les trois et se marraient plus à nos vannes qu’à celles des autres, même si elles étaient parfois moins drôles. Je peux comprendre que ça ait pu être déplaisant pour certains.” “J’ai vu des guests détester les comédiens, balanceSophie Mounicot aka Clara Saulnier. Les vannes fusaient tout le temps, donc si tu n’avais pas de second degré, c’est clair qu’il ne fallait pas venir.” À tel point qu’un jour, Patrick Bruel les plante sur un épisode de la saison 2, Une histoire de show-biz. Éric Lavaine parcourt son répertoire et ne trouve que Richard Gotainer de disponible. Le trio ne le remet pas. “Ils voulaient vraiment quelqu’un qu’ils admiraient. Et puis, je leur ai dit : ‘Mais si, c’est lui qui a fait ‘Banga y a de l’eau” ! Ils ont explosé de rire, ils étaient d’accord.”
Hésitant dans un premier temps, Richard Gotainer se laisse finalement convaincre. Sauf que. “On tournait à La Plaine Saint-Denis, toute la bande avait pris les tables du déjeuner pour les foutre dehors, pour qu’on mange au soleil. Un bon bordel sur le parking. Au moment du dessert, y a Ramzy qui vide la cafetière chaude dans le t-shirt de Jamel, qui appelle son frère Momo. Ils se poursuivent en balançant des chaises. Ramzy fuit en bagnole. Momo fait de même. Tout ça à 2 000 à l’heure. Ils slaloment entre les trucs et là, qui je vois arriver ? Richard Gotainer. Tout pâle.” Finalement, le tournage de l’épisode se passera bien. Comme toujours. De l’avis de tous, cette ambiance “compliquée”, c’était pour le bien de la série.
Oui au Nutella, non aux extincteurs
Des textes non appris, des improvisations incessantes, trois jeunes en plein essor et une autorité se portant caution. Autant dire que le contexte est idéal pour réaliser les plus belles conneries. Pour les plus âgés et les plus expérimentés, une chose est sûre : le retour à l’ambiance salle de classe marque la mémoire. “Ils se jetaient des bouteilles d’eau à la gueule, ils faisaient cramer des stylos, c’était absolument incroyable”, se souvient Edgar Givry. Idem pour Mathieu Czernichow, responsable photo, pour qui les bons souvenirs ne manquent pas : “Parfois, c’était absolument consternant… Mais drôle. Il y avait un chien absolument horrible dans un épisode, il s’appelait Médor dans le scénario, mais eux, ils l’ont appelé Jean-Pierre comme le producteur. Ça l’a foutu dans une rage complètement folle.” Les batailles de pâte à tartiner, les “moments Nutella” comme ils les appellent, rendent les costumières hystériques. Bref, la joyeuse bande ne s’arrête jamais et Éric Lavaine doit parfois ruser pour éviter les débordements : “J’avais fait interdire tous les extincteurs du plateau parce qu’ils se les vidaient dessus.” Frédéric Berthe, réalisateur : “Je me demande même comment on a fait pour venir à bout des épisodes. Une fois, Jamel s’est tiré en plein milieu de la journée alors qu’on était en train de tourner. Derrière, impossible de le trouver. Bon, du coup, on s’arrange pour tourner les scènes sans lui durant l’après-midi, mais on commence presque à s’inquiéter. Et puis, le soir, alors que je bois un coup dans la loge des régisseurs, on le voit en direct sur Canal sur le plateau de Nulle part ailleurs, à Cannes. Ramsay était fou. Évidemment, le lendemain quand il est revenu, il s’est confondu en excuses. De toute façon, c’était tellement un chouette type que tu n’arrivais pas à lui en vouloir.” Le délire en plateau se ressent clairement dans la série et les auteurs écrivent des scénarios toujours plus rocambolesques. Comme cet épisode mythique où le bistrot de Sabri est transformé en restaurant cinq étoiles. Éric Judor assiste, en spectateur, à une scène cultissime : “Jamel prend Ramzy par les cheveux et le plonge dans l’aquarium. Mais genre il le noyait vraiment et j’étais là, en train d’assister à ça, et j’hallucinais sur la violence du truc qui était également superdrôle. Ils ont réussi la prouesse d’être violents et drôles à la fois. La seule limite qu’on avait, dans le fond, c’était l’accident.”
Vendredi, le jour où les choses ont failli ne pas partir en vrille
Pourtant, cette liberté, cette folie, Canal ne l’a pas toujours acceptée, justement. Sous un crâne dégarni, derrière une moustache bien fournie, un cerveau. Celui de Jean-Pierre Ramsay-Levi. Là où l’idée a germé. La voix tremblante mais assurée, il raconte la genèse d’une série loufoque. Pour ça, il lui faut extraire ses souvenirs de 1997, année où Canal lance un appel d’offres pour la création d’une sitcom sur la chaîne cryptée. Ramsay tente sa chance. Le dernier jour, forcément. Comme le symbole d’une série qui fonctionnera toujours à flux tendu : “C’est un des piliers de la chaîne qui s’occupait de ça, Albert Mathieu, directeur de la fiction. Je l’ai appelé, c’était un vendredi, et il m’a dit : “Non, l’appel d’offres est fini, il y a deux cents boîtes qui m’ont répondu.” Ça m’a énervé et le week-end, je me suis mis à écrire une note. Je me suis inspiré de M.A.S.H., le film d’Altman, qui parle de deux chirurgiens qui n’arrêtent pas de déconner et de jouer au golf pendant la guerre de
J’avais fait interdire tous les extincteurs du plateau parce qu’ils se les vidaient dessus
Éric Lavaine
Corée. Ils sont souvent avec une infirmière, ‘lèvres en feu’, gros seins, grosses lèvres. Je voulais mélanger la déconne de la vie de tous les jours avec la maladie.” Le cadre est posé, ça se déroulera donc “dans un hôpital, avec trois pieds nickelés et un chirurgien allumé”. Le lundi matin, Jean-Pierre reçoit deux appels. Le premier, “c’était Albert Mathieu” : “T’as la tête dure, toi ! Je t’ai dit que l’appel d’offres était fini. Et puis, ce n’est pas avec ton torchon que je t’aurais sélectionné.” Le deuxième, “c’était Alain de Greef” : “Vous avez gagné, vous pouvez venir me voir ?”
Étape suivante : écrire un pilote. Pour comprendre comment fonctionne une sitcom, Jean-Pierre traverse l’atlantique. “Canal m’a demandé de faire ça comme les Américains. Devant un vrai public, avec plusieurs caméras, etc. Je suis donc parti sur le tournage de Spin City, Friends, Seinfeld...” explique-t-il.Une formation accélérée de quinze jours.De retour à Paris, il s’entoure donc de son équipe d’auteurs. “J’ai longtemps parlé avec Kader Aoun, je ne l’avais pas vu depuis longtemps, il bossait à Canal à l’époque et je lui ai dit que je participais à l’appel d’offres. L’après-midi même, il m’a envoyé quatre ou cinq pages superdrôles dont le premier titre était “What’s up Doc ?” Il a tout de suite eu l’idée d’y associer Éric, Ramzy et Jamel dans le casting.” Seul problème : le pilote est rejeté. Et salement, en plus, comme le confirme Ramsay-Levi : “Canal nous a dit de le mettre à la poubelle.” S’ensuit alors une prise de bec entre le producteur et les auteurs, lesquels sont remerciés dans la foulée. Avant d’être réintégrés trois jours plus tard. Sans Kader Aoun, toutefois, qui décide d’arrêter définitivement l’aventure. “Éric Lavaine a donc repris son fauteuil, explique Ramsay. Et il a fait du très bon boulot tout au long de l’aventure.”
Discussion au sommet.
Un retournement de situation plus que favorable. La série devient ce que l’on connaît désormais : un enchaînement de scènes cultes et un succès en termes d’audiences. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Même H. Alors que la série bat son plein, la décision d’y mettre un terme finit par tomber, à l’aube de la saison 4, en 2002. Une saison qui n’en sera pas tout à fait une puisqu’elle s’arrêtera au bout de onze épisodes, contre vingt pour les trois précédentes. Les raisons ? Elles sont multiples, forcément. Et elles varient selon le point de vue. Il y a l’enjeu économique, comme l’explique Frédéric Berthe : “La série avait du succès mais ça ne rapporte pas vraiment d’argent, le succès à la télévision. Ça devenait de moins en moins rentable, les acteurs prenaient de plus en plus d’argent, à juste titre, hein, mais à un moment, ça ne tient plus la route.” Pour Edgar Givry, “ça s’est arrêté car chacun entamait sa carrière de son côté, les trois découvraient le cinéma, notamment.” Éric et Ramzy se lancent à la conquête de La Tour Montparnasse infernale pendant que Jamel s’apprête à éclater le nombre d’entrées avec Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre. Qu’on le veuille ou non, les temps changent. “Au début, Jamel était quand même plus roots, souligne Éric Lavaine. Je l’ai vu arriver en 106 Peugeot. Ensuite, en 206 décapotable. Et pour la dernière saison, en Ferrari. J’ai vu toute l’évolution.” Même parmi les auteurs, il y a des envies d’ailleurs. “À la fin de la série, je commençais à jouer beaucoup, se souvient Bénabar. Chacun voguait vers sa carrière.” Au bout de presque quatre années de déconne et de changements de voiture, une page est en train de se tourner.
Une histoire de film
Dans les faits, la série n’a jamais cessé d’exister. Elle est encore régulièrement diffusée – sur la TNT – et son succès est toujours au rendez-vous. Inexplicable. “Si on connaissait la raison du succès, on pourrait en faire un nouveau là tout de suite, tente d’analyser Judor. Mais je n’en sais rien, ça ne s’explique pas vraiment. Sûrement que c’est un peu la madeleine de Proust comique de la télé. Pour la plupart, ça leur rappelle leur adolescence. Je pense que plein de bandes de potes se sont identifiées à nos personnages.” Pour les autres membres de la série, cela reste également un mystère. Jean-Luc Bideau, lui, ne s’en remet toujours pas : “Le succès de cette série qui perdure est incompréhensible. Pour que ma femme, qui n’aimait pas à la base, la montre aujourd’hui à nos petits-enfants ! C’est absolument fascinant. Je ne comprends pas ce phénomène.” Et pourtant, c’est bien le cas. H fait partie des classiques pour toute une génération. Les acteurs peuvent d’ailleurs encore le sentir au quotidien, eux qui sont encore souvent associés aux personnages qu’ils campaient au sein de l’hôpital Raymond-Poincaré. Bideau, par exemple, n’a jamais réussi à se défaire de son rôle de chirurgien allumé : “Il y a des gens de 50 ans qui m’appellent Professeur Strauss dans la rue. Ça n’arrête pas,
Ça devenait de moins en moins rentable, les acteurs prenaient de plus en plus d’argent, à juste titre, hein, mais à un moment, ça ne tient plus la route
Frédéric Berthe
c’est dément. Sur ma tombe, ils vont finir par mettre “en souvenir du professeur Strauss” si ça continue.” Pour Edgar Givry, la donne est la même, il sera à jamais le directeur de l’hôpital : “C’est bien simple, dans la rue, les gens qui me reconnaissent me parlent exclusivement du Dîner de cons et de H.”
“La plus grosse connerie, c’est de ne pas avoir adapté la série au cinéma.” Pour Sophie Mounicot, l’adaptation cinématographique est le chaînon manquant. Une “connerie” qui aurait pu être réparée il y a deux ans : “Jean-Pierre Ramsay, le producteur, a eu l’idée de faire un film, balance Lavaine. Beaucoup en ont parlé mais ça ne s’est pas fait. Beaucoup de séries ont leur spin off, les comédiens sont encore jeunes, c’était l’occasion parfaite. Y avait une vraie intrigue autour de l’hôpital.” Le scénario d’un potentiel long-métrage existe pourtant bel et bien, écrit des mains de Lavaine et “très drôle” selon l’avis de ceux qui ont eu l’occasion d’en parcourir quelques lignes. Mais malgré ça, il semble aujourd’hui peu probable de voir un jour les acteurs remettre leur blouse sur grand écran. La faute, dit-on, aux divergences entre certains acteurs de la série. Sophie Mounicot fait donc partie de ceux prêts à “signer tout de suite”. Jean-Luc Bideau aussi. Éric Judor, lui, est plutôt du genre à penser que la fin est une bonne chose : “Il n’y a pas eu de frustration dans l’arrêt de la série. Je pense qu’on arrivait tout simplement à la fin d’un truc, il y avait moins de magie, alors que la richesse de la série reposait sur sa spontanéité. Je pense que si on avait continué, on aurait fait une saison de trop. Il faut laisser H au cimetière et venir se reposer devant sa tombe de temps en temps. Je ne suis pas certain qu’exhumer le corps soit une bonne idée. Il faut laisser la série où elle est, avec des pissenlits dessus. Et, de temps en temps, tu viens avec ta bêche, tu nettoies les vieilles herbes et tu mets de nouveaux pots de fleurs.” En versant deux petites larmes, une de tristesse et une de rire.
Par Ugo Bocchi et Gaspard Manet / Photos : DR
Adoré des Français, souvent regardé avec curiosité dans son propre pays, Philip Roth vient encore de voir le prix Nobel de littérature –que beaucoup lui accorderaient de droit– lui échapper. Pourtant, après 31 romans, le natif de Newark a pris sa retraite, mettant fin au combat d’une vie : celui contre son addiction à l’écriture.
Par Hélène Coutard
Philip Roth dans son appartement de Manhattan, en 2010.
Tous les ans, courant octobre, Philip Roth traverse la 59th West, longe Central Park dont les arbres tournent déjà au rouge et orange, puis contourne Columbus Circle. Il est encore trop tôt pour la vente de bretzels et l’annonce du prix Nobel. Mais Roth continue, descend Broadway jusqu’à la 57ème rue et l’immeuble en briques marron du 250. Il monte au deuxième étage, jusqu’à la suite 2114. Derrière cette porte, la Wylie Agency, crée par l’agent littéraire du même nom en 1980. Andrew Wylie, grand chauve aux yeux très bleus, lui ouvre. Il sait pourquoi Philip Roth a quitté sa maison de Cornwall Bridge, Connecticut, pour être là ce matin, à l’aube. L’écrivain de 82 ans s’installe dans une salle de réunion. Il attend que le téléphone sonne. Mais en 2015, comme les 30 années précédentes, le téléphone ne sonne pas. Ceux des personnes autour de lui viennent de biper : Svetlana Alexievitch vient de remporter le prix Nobel de littérature.
Quand celui que beaucoup considèrent comme le plus grand écrivain américain vivant rentre dans sa grande maison en forme de cube gris clair trônant au milieu d’une immense pelouse verte, entourée par des frênes de 200 ans, il n’y a personne à qui parler. Et c’est ce que Philip Roth apprécie. Pendant 50 ans, c’est dans la dépendance qu’il a écrit ses romans. Debout face à un pupitre. Aujourd’hui, il a un peu mal au dos. Mais surtout, il n’écrit plus. Et depuis qu’il l’a distraitement mentionné en 2012 lors d’une interview aux Inrocks, tout le monde le sait. Dans les mois qui ont suivi cette annonce involontaire, les journalistes ont défilé chez lui, chez son éditeur, à son studio de Manhattan. Tous avec la même question : “Pourquoi?” Au New York Times, celui-ci raconte l’après Némésis (son dernier roman, publié en 2010) : “J’ai traîné pendant un mois ou deux à réfléchir à la suite et je me suis dit : ‘Peut-être que c’est fini.’ J’ai tenté de me redonner une dose d’inspiration en relisant tous les écrivains que je n’avais pas lus depuis 50 ans et qui m’avait tant apporté à l’époque, Dostoïevski, Conrad, Tourgueniev, Faulkner, Hemingway.” Ensuite, Philip Roth a décidé de faire ce qu’un écrivain ne fait jamais : relire ses propres livres. “J’ai commencé par le dernier, et j’ai pensé : ‘C’est pas mal.’ Mais après, je suis remonté jusqu’à Portnoy et son complexe (publié en 1969, ndlr) et j’en ai eu marre, je n’ai pas lu les quatre premiers. J’ai su que je n’aurais plus de bonnes idées. Je sais que je n’écrirai plus aussi bien qu’avant. Je n’ai plus l’endurance pour toute cette frustration. Écrire est une immense frustration, c’est une frustration quotidienne, sans parler de l’humiliation. C’est exactement comme le base-ball : vous perdez les deux tiers du temps.”
Des débuts et des scandales
Pourtant, prendre sa retraite n’a pas été facile pour Philip Roth, une trentaine de livres derrière lui, 26 récompenses et aucun Nobel. En 2008, il racontait déjà à un journaliste du New Yorker vouloir se détacher de l’écriture, “cette habitude de fanatique” : “Je suis allé au MET voir une expo. Super. Magnifiques tableaux. Alors, j’y suis retourné le lendemain. Je l’ai revue. Génial. Et après j’étais censé faire quoi, y aller une troisième fois? Je me suis alors remis à écrire.” Issu de la classe moyenne juive de Newark, né dans les années 30, qu’est-ce que Philip Roth aurait pu faire d’autre? Vendre des assurances, comme son père? Dès 1960, sa nouvelle Goodbye, Columbus s’ouvre sur: “Elle me souriait à moi tout au fond de la piscine du Country Club, j’allais l’attirer vers moi quand elle commença à remonter à la surface, ma main s’accrocha au devant de son maillot et le tissu se décolla, ses seins glissèrent vers moi comme deux poissons au nez rose.” Comme si, en 1960, la semi-pornographie ne suffisait pas, c’est aussi le début de l’autopsie de sa relation passive-agressive avec sa judéité “à l’américaine”. Il est encore à la fac, et déjà deux scandales en un. Mais le vrai, le gros, celui qui le suivra toute sa carrière durant et déterminera la façon dont les Américains des années 60 liront toute son œuvre, arrivera dix ans plus tard avec la publication de son troisième roman Portnoy et son complexe. Une sorte de In Treatment en avance, Portnoy raconte les séances de thérapie d’Alexander, 33 ans, juif de Newark obsédé par le sexe. Somme toute, 280 pages de masturbation. Philip Roth, 36 ans, est porté par la fin des années 60, la liberté de la femme, la guerre du Vietnam, le mouvement des droits civiques. Il se sent libre, un peu trop. La communauté juive ne lui pardonnera jamais: elle l’accuse de trahison et, comble, d’antisémitisme. Certains rabbins comparent Portnoy à Mein Kampf, les féministes américaines le prennent en grippe. Longtemps, l’Amérique des banlieues le renommera “Portnoy” et celle des dîners littéraires mondains le méprisera plus ou moins discrètement.
La période tchécoslovaque
Tout comme Hemingway s’était exilé à Key West, Portnoy tombe amoureux de la Tchécoslovaquie et s’éloigne de l’Amérique, pourtant pierre angulaire de son œuvre à venir. En voyage à Prague en 1971 sur les traces de Kafka, il rencontre Ivan Klíma, Milan Kundera, Ludvík Vaculík, tous écrivains dissidents dans la capitale post-Printemps. Pendant cinq ans, l’américain passe une dizaine de jours par an à Prague. Peu à peu, des grands louches se mettent à le suivre dans la rue, il sait sa chambre d’hôtel sur écoute, ainsi que son téléphone. L’écrivain passe ses journées avec des universitaires, des artistes, des journalistes, des hommes interdits d’exercer leur métier, qui, entre deux ouvrages clandestins, vendent des cigarettes au coin des rues, livrent du pain à vélo, lavent des vitres. “Ils m’ont fait prendre conscience de la différence entre l’absurdité d’être écrivain en Amérique et celle d’en être un en Europe de l’Est, se souvient-il en 2004 dans les colonnes du Guardian. Ces hommes et femmes se noyaient dans l’histoire. Ils travaillaient sous une pression énorme et c’était nouveau pour moi. Ils souffraient pour avoir le droit de faire ce que moi je faisais librement.” En 1977, Philip Roth est arrêté par deux policiers dans le centre-ville de Prague. Pendant longtemps, les tchèques seront curieux de l’intérêt que peut porter cet écrivain américain à leur pays. Lors d’une de ses multiples arrestations, Ivan Klíma se voyait toujours poser la même question : “Mais pourquoi est-ce que l’Américain est là tous les printemps?” Réponse : “Vous n’avez pas lu ses livres? Il vient uniquement pour les filles!” Le lendemain de son interrogatoire, Philip Roth quitte la Tchécoslovaquie et rentre à New-York. Il continuera à communiquer avec ses amis, par courriers codés, mais ne pourra pas revoir Prague pendant douze ans.
Mais Roth n’a plus envie de New York, cette métropole “où l’art de meurtrir les âmes atteint la perfection”. Alors l’écrivain s’exile encore, immobile. Il ne lit plus que des livres venant d’Europe de l’Est, prend le ferry toutes les semaines pour assister à la classe de culture tchèque d’Antonin Liehm dans une petite université de Staten Island. “Ma vie à New York après Portnoy n’était qu’un exil dans la communauté tchèque, j’écoutais, j’écoutais, j’écoutais. Tous les soirs, j’allais dans des restos tchèques de Yorkville, je parlais à qui voulait bien me parler. J’ai construit mon monde tchèque à New York et c’est cela qui m’a sauvé. J’ai laissé toute ces conneries de Portnoy derrière moi. Ce n’était pas important, ça ça l’était. La célébrité n’est qu’une distraction sans intérêt”, déclarait-il au Guardian en 2004. Pourtant, à l’exception de L’Orgie de Prague (1985), Philip Roth n’écrit pas sur l’Europe de l’Est et ses aventures tchèques. Ses voyages ne le poussent qu’à une chose: commencer sa grande fresque américaine. “Il fallait que je méprise tout le côté commercial de la vie américaine pour devenir un certain type d’écrivain”, raconte-t-il dans le documentaire Philip Roth: biographie d’une œuvre. Maintenant que Roth est persuadé de détester l’Amérique, il peut l’écrire. Ou plutôt, Nathan Zuckerman peut. Car Philip a bien appris sa leçon, et il n’écrira plus que par double littéraire interposé. Nathan Zuckerman, c’est cet écrivain, universitaire à mi-temps, solitaire, curieux mais reclus, qui suce le sang et les histoires de ceux qu’il rencontre. Tout en restant dans l’ombre. “J’avais envie de rendre compte de la comédie sociale que peut représenter la vie d’un écrivain aux États-Unis”, se justifie-t-il. Mais Nathan Zuckerman, c’est Philip Roth et rien d’autre. Et surtout, ce n’est pas Alexander Portnoy. Si le sexe et le désir font toujours partie de la fresque que peint l’écrivain, ils ne sont plus les thèmes principaux des neuf romans narrés par Zuckerman. Roth nouvelle génération, c’est la famille (dysfonctionnelle), le monde universitaire (mesquin), l’écriture (addiction) et bientôt les grandes périodes de la vie américaine: la guerre du Vietnam, l’anticommunisme, l’ère Clinton.
L’hommage du président Clinton
Il lui reste pourtant un ou deux coups durs avant d’arriver au firmament tardif de sa carrière. Operation Shylock d’abord, en 1993. Roth pense écrire son chef-d’œuvre, c’est un échec public et critique. La même année, il divorce avec l’actrice Claire Bloom, qui ne manquera pas de l’épingler dans un livre à charge. Roth se fait interner, il déprime. Prozac, lithium, alcool l’accompagnent. Mais voilà, l’écrivain est encore bien énervé et a des choses à dire contre la vie, les gens et l’univers: il peut écrire. À 60 ans, le voilà sur l’autoroute qui est censé le mener au Nobel. À cet âge, les autres écrivains meurent ou s’essoufflent: la voix est libre. Il a gardé son studio de l’Upper West Side, son histoire d’amour-haine avec New York le sauve: “Ce n’est qu’en étant dans la grande ville que quelqu’un se rend compte qu’il veut à nouveau faire partie de la vie”, écrira-il dans Exit le fantôme, en 2007. Le Théâtre de Sabbath, féroce conte sur la ville et la vieillesse, raconte la vie d’un vieux marionnettiste lascif, vindicatif, et autodestructeur. Il remporte le National Book Award. Vient la fameuse trilogie américaine: Pastorale américaine –“la vraie merde de la folie américaine, l’Amérique du chaos”–, l’histoire d’une famille, d’un homme parfait qui met au monde un enfant que le gouffre des générations l’empêchera toujours de comprendre, puis J’ai épousé un communiste, récit d’une descente aux enfers à l’américaine, et enfin La Tache –“le vertige de l’indignation hypocrite”, melting-pot de guerre, sexe, vieillesse et race, sur fond d’affaire Lewinsky. Souvent, tout commence bien, tout finit mal. Prix Pulitzer, Meilleur livre étranger, Faulkner Award, Médicis étranger. À deux ans de la fin du siècle, le président Clinton lui remet la National Medal of the Arts, et déclare: “Ce que James Joyce a fait pour Dublin, William Faulkner pour Yoknapatawpha County, Philip Roth l’a fait pour Newark.”
Pause dej’
Désormais, il y a un post-it sur l’ordinateur de Philip Roth, dans son bureau de l’Upper West Side : “Le combat contre l’écriture est terminé.” Quand il la voit, il est heureux, soulagé. François Busnel a rencontré l’homme pour sa dernière interview télévisée, en 2014. Un rendez-vous presque raté, que le producteur-animateur de La Grande Librairie sur France 5 raconte aujourd’hui: “Il n’aime pas les interviews et encore moins la télévision. Mais je le rencontre régulièrement à New York, en dehors de toute promotion et loin des caméras. L’idée d’un film documentaire sur lui, dans lequel il pourrait s’exprimer librement sur chacun de ses livres, est venue lorsqu’il a annoncé sa décision d’arrêter d’écrire. Un jour de 2014, il a annoncé dans la presse qu’il avait donné sa dernière interview à la BBC. Je lui ai aussitôt écrit, il m’a répondu : ‘Ah oui, bien sûr, votre film sur moi. Bon, eh bien, venez me voir dans quinze jours et tournez votre film. Mais pas plus tard : cette fois-ci, c’est dit : je ne donnerai plus aucune interview à la télévision.’ Quinze jours plus tard, nous étions chez lui.” Pourtant réputé difficile avec les journalistes, l’écrivain ouvre très grand ses portes. “Il nous a ouvert sa maison du Connecticut en nous laissant aller où bon nous semblait : bureau, bibliothèques, salon, on pouvait ouvrir les manuscrits, les albums photo… Rien à voir avec l’image, volontiers véhiculée par la légende médiatique, d’un ermite misanthrope qui détesterait les gens en général et les journalistes en particulier. En réalité, il est d’une extrême gentillesse et très drôle. Il sait qu’il est impressionnant, il s’amuse avec cela. Surtout quand il a face à lui quelqu’un qui l’admire et a lu tous ses livres, ce qui est la condition pour être accepté. Il a besoin de savoir que ses interlocuteurs sont familiers de son œuvre. Il est excellent lorsqu’il s’agit de raconter telle ou telle anecdote sur l’écriture d’un roman mais déteste en revanche avoir à expliquer ou à justifier tel ou tel livre.” Busnel se risque à l’exercice, enfile ses gants, et se lance. Avec la question. La littérature, vraiment fini? “Il a ri”, se souvient le journaliste. “Il dit qu’il n’a jamais été aussi heureux depuis qu’il n’écrit plus, qu’il a abandonné un fardeau et vit enfin comme tout le monde. Il s’amusait avec son nouveau téléphone en racontant que c’était la première fois qu’il en avait un. Il découvre, il parle à ses amis, chose qu’il n’a jamais eu le temps de faire. Il était décontracté et… heureux.” Mais les lecteurs veulent-ils que Philip Roth soit heureux? N’a-t-il pas écrit ses meilleurs bouquins quand il ne l’était pas? Le Monde a bien tenté de le piéger lors d’une interview en 2013. Philip Roth est obligé d’admettre qu’il écrit toujours: oui c’est vrai, il travaille bien à des nouvelles en tandem avec une certaine Amélia, 8 ans. “Nous avons écrit plusieurs nouvelles assez longues ensemble, par e-mail. Elle écrit un paragraphe, j’en écris un autre, et on fait un va-et-vient, en nous obligeant à nous montrer de plus en plus imaginatifs au fil des échanges. En ce moment, nous travaillons à une nouvelle dont les personnages sont deux savants, et ces deux savants sont des chiens. L’idée était d’Amelia. Elle a l’imagination d’Ovide. Mais je ne suis évidemment pas en train d’écrire de la fiction. Je m’amuse avec une petite fille très intelligente et exceptionnelle que j’adore.” Le monde n’a plus qu’à attendre que Philip Roth change d’avis. Tout comme il attend que le comité suédois du prix Nobel change d’avis. Dans sa campagne du Connecticut, en regardant les frênes par la fenêtre, l’écrivain y pense toujours. L’année dernière, il murmurait au New York Times: “Si j’avais appelé Portnoy et son complexe, ‘L’Orgasme au temps du vorace capitalisme’, je me demande si je n’aurais pas gagné la faveur de l’Académie.”
Par Hélène Coutard
Le rappeur du Klub des Loosers s’est lancé deux défis récemment : arrêter de boire et fréquenter assidûment le conservatoire afin de composer toutes les instrus de son prochain album. En attendant, c’est en groupe que Fuzati monte sur scène depuis quelques mois, et qu’on le retrouvera à la Gaîté-Lyrique samedi, le 24 octobre. Discussion avec un MC masqué fan de Lucio Battisti.
Par Pierre Boisson et Thomas Pitrel / Photo : Renaud Bouchez
Tu as commencé le rap à la grande époque des textes engagés, du hip-hop conscient, ce qui est presque devenu ringard aujourd’hui. Tu le regrettes ?
Je me suis toujours dit qu’on ne changeait pas le monde avec une chanson. On a voulu faire porter au rap un message très social, mais c’est une posture assez française. Aux États-Unis, ça a toujours été des mecs qui n’avaient pas de merco et qui voulaient des mercos. En France, il y avait ce truc de gauche très condescendant : le rap, c’est formidable, c’est des jeunes de banlieue qui tournent sur la tête et qui font du graffiti. Comme si un mec de banlieue ne pouvait pas aimer le classique et faire du violoncelle. Bizarre. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai surjoué le côté versaillais. Quand tu viens de Versailles, si t’es Phoenix, si tu fais de la musique électronique, c’est normal, mais si tu fais du rap, c’est louche. C’est complètement con.
Tu n’as pas envie de dire quelque chose à travers tes disques ?
Avec le Klub des Loosers, j’ai toujours voulu faire quelque chose d’universel. Le premier album parle du mal-être adolescent, le deuxième du fait de ne pas se reproduire. Je n’ai pas envie de parler de religion ou de politique, je trouve que ce sont des sujets trop graves pour pouvoir les aborder dans un album. Ce n’est pas parce que tu fais de la musique que t’as la science infuse. Je trouve ça bizarre d’imposer un mode de pensée aux gens. Je ne veux pas être normatif. D’où l’humour, le second degré.
L’humour, c’est un des ressorts fondamentaux de ton écriture ?
En France, il y avait ce truc de gauche très condescendant : le rap, c’est formidable, c’est des jeunes de banlieue qui tournent sur la tête et qui font du graffiti
Fuzati
Oui, on me présente parfois comme houellebecquien, alors que je trouve que chez Houellebecq, tu n’as aucun espoir. Le Klub des Loosers, il y a la possibilité d’une issue, ce qui rend le truc un peu plus romantique. Le personnage essaie d’y croire. Ce n’est jamais une musique qui va te plomber. C’est de l’humour noir mais de l’humour. C’est ma personnalité aussi. J’ai toujours été un vanneur. À l’école, les autres prenaient cher. C’est la culture de la punchline, du freestyle, où il faut toujours chercher la phrase qui va mettre tout le monde d’accord. Quand j’ai commencé à rapper, au bout de trois semaines, alors que j’étais supernul, je savais improviser. C’est inné.
Toi qui as le goût de la punchline, pourquoi n’as-tu publié qu’un seul tweet avec ton compte (“Allez plutôt lire des livres.”, ndlr) ?
Parce que après, tu deviens un “twitto”, ce qui est un mot horrible. Tu n’es plus un artiste. Le rôle d’un artiste, c’est de faire des disques, d’écrire des livres. C’est pas de mettre de nouvelles photos sur Instagram toutes les deux secondes. Ça, c’est un truc de blogueur, et moi je ne suis pas un blogueur. J’ai autre chose à foutre que de publier des punchlines et de regarder mes stats, de mater si j’ai été retweeté.
Quel est ton processus d’écriture ?
Je déteste quand c’est scolaire. Je ne me mets jamais devant une feuille pour écrire. Quand une phrase me vient, je la note sur un carnet. Après, je regarde mon carnet, je vois ce qui peut aller ensemble et j’essaie d’en faire un texte. Mon inspiration, je ne la tire pas de bouquins ni de films, mon inspiration, c’est ça (il montre les gens autour de lui). L’observation. Quand je suis dans le métro, je ne lis pas, je dévisage les gens, je les regarde en train de jouer à Candy Crush sur leurs smartphones.
Ça t’attriste, ce monde de tweets et de Candy Crush dans le métro ?
Non, ce qui parfois me rend triste, c’est de me sentir en décalage, de ne pas être là-dedans. Mais je répète : il ne faut pas être normatif. Les postures élitistes des artistes, il faut arrêter. Ce n’est pas mal d’écouter Maître Gims, ce n’est pas mal de jouer à Candy Crush. Tout le monde ne peut pas aimer les films de Rohmer et écouter du free jazz. C’est pas pour ça que t’es mieux que les autres. Il y a des gens qui écoutent Maître Gims à fond dans leur caisse et qui kiffent, autant que je kiffe quand j’écoute un truc de jazz obscur. C’est cool parfois de mettre de la dance à fond.
Qu’est-ce qui t’émeut dans le monde qui t’entoure ?
Les animaux, c’est tout. Mon chat me fait des clins d’œil, par exemple, c’est vraiment une communication. Les humains m’intéressent assez peu, finalement. Je vais rarement dans des bars discuter avec des gens, je ne me lance pas dans des débats pour refaire le monde. Ça ne sert à rien. La musique, ça peut m’émouvoir aussi. Lucio Battisti, par exemple. Il mio canto libero, qu’est-ce que tu veux faire ?
Lucio Battisti, c’est pas vraiment une référence commune dans le hip-hop…
J’écoute plein de disques, pour voir ce que j’aime, ce que je n’aime pas. C’est un
Ce n’est pas mal d’écouter Maître Gims, ce n’est pas mal de jouer à Candy Crush. Tout le monde ne peut pas aimer les films de Rohmer et écouter du free jazz
Fuzati
gros travail de recherche. Là, je viens d’acheter ça, c’est incroyable (il sort un vinyle de son sac). En même temps, c’est hyperconnoté, on dirait un truc des années 70. C’est des Suisses, de l’orgue et de la batterie, et ça chante en allemand. À la base, j’ai aucune formation musicale, mais le rap m’a éduqué. C’est tellement minimaliste que ça t’oblige, quand tu samples, à te dire “tiens, la basse n’est pas bien jouée”, à calculer tous les éléments de la musique. Le hip-hop, c’est des boucles simples, donc il faut que cette boucle tue. Aujourd’hui, quand je fais une mélodie, je veux qu’elle me rentre dans le crâne. Si deux jours après, je me la chante encore, c’est qu’elle est bonne. C’est aussi le hip-hop qui m’a appris le digging, à écouter des milliers de disques. Ce week-end, j’étais en province, j’ai ramené un disque, des chants religieux. Et puis, je vais au Conservatoire. Il y a aussi la tournée avec les musiciens, le live band, on répète, c’est cool. C’est ce que j’ai toujours voulu. J’ai l’impression d’être un mec qui vient déclamer des textes sur du jazz-funk ou sur du rock psyché.
Musicalement, quelle est ton ambition ?
Je ne veux pas que ma musique ressemble à un truc de l’époque. Le but, c’est de trouver mon son. J’aime l’idée qu’un disque vieillisse bien, que ce ne soit pas trop connoté. Il y a plein de trucs de rap que je n’arrive plus à réécouter parce que ça sent trop le son de la SP12. Grand Siècle(album sorti en 2014 avec le producteur Orgasmic, ndlr), on aime ou pas, mais c’était quand même un album de rap qui ne ressemblait à aucun autre truc. Tout le monde fait de la trap aujourd’hui, et c’est justement la seule condition que j’avais posée à Orgasmic pour ses prods. Pas de trap.
Faire une musique intemporelle, cela témoigne d’une certaine ambition artistique…
On a forcément de l’ego quand on est artiste, mais je ne rêve pas d’être une star. Je n’y crois pas. Regarde les disques que j’écoute, dans lesquels je peux claquer 500 ou 600 euros, et qui sont des disques qui tuent. Pourquoi coûtent-ils aussi cher ? Parce qu’ils sont rares. Pourquoi sont-ils rares ? Parce qu’à l’époque, personne ne les a calculés, ils sont restés dans des entrepôts. Tu peux vendre des millions de disques, être au top pendant deux ans et après, c’est fini, les gens t’ont oublié. Regarde Michael Jackson, à la fin de sa carrière, les gens s’en branlaient presque, c’était un peu derrière lui. Si tu n’as pas de recul, si tu ne vis qu’à travers la célébrité, t’es foutu. Regarde comment ils finissent tous : d’une overdose ou tout gros. Et même, est-ce que t’as envie d’être Patrick Hernandez ? Il a continué à faire des albums, il est musicien, et tout le monde s’en fout. Les gens veulent Born to Be Alive. C’est aussi une malédiction. C’est comme en graff, tu peux défoncer Paris pendant trois mois, on voit ton nom partout, puis tu te fais serrer, tu paies un million d’euros d’amende et on ne te voit plus. Mais pour durer, comme Stereolab, comme Sonic Youth, vas-y.
C’est pour ça que tu as continué à avoir un “boulot normal” à côté de la musique, parce que tout peut se finir un jour ?
Je pourrais vivre de la musique mais je n’ai pas envie d’en dépendre financièrement car ça te pousse à accepter des trucs pour pouvoir bouffer, des concerts pour faire des heures. Tu peux en arriver à détester la musique, ça devient le boulot. T’arrives sur scène, tu fais ton truc, tu tombes dans une routine. Tu fais ça à temps plein, avec tout ce qu’on ne voit pas à côté, te faire chier avec des trucs d’attachés de presse, de relations. C’est un enfer. Tu perds le plaisir, et tu ne gagnes même pas tant d’argent que cela. Avoir un travail à côté, ça me permet d’être plus libre.
Tes collègues savent que tu fais de la musique ?
Plus ou moins, mais je mets une barrière, je n’en parle pas du tout. Dans L’Indien, je parle de la vie de bureau, de l’open space, mais ça pourrait être presque n’importe quel taf. Il s’agit juste de prendre l’air du temps. J’ai deux vies depuis quinze ans, j’ai toujours fonctionné comme ça, en pensant à deux choses en même temps.
Tu as déjà rencontré des maisons de disques ?
Oui, pour rigoler. Bah les mecs, ils te disent : “ah, ta plume… T’écris bien !” Pour La Fin de l’espèce, comme il y avait des morceaux un peu hardcore, on me disait : “Mmm t’es sûr de ça, de ça ?” Bah ouais, je suis sûr. Après, on ne te rappelle pas, évidemment. Mais je ne suis pas contre les maisons de disques par principe. Une meuf comme Christine and the Queens, si elle n’avait pas eu de maison de disques derrière, je ne pense pas qu’elle serait aujourd’hui à 330 000 ventes. Parce qu’à un moment, il faut quelqu’un qui te paie des 4×3, des pubs avant Le Grand Journal, des investissements superlourds. Il n’y a qu’une major qui peut te faire ça. Il ne faut pas oublier que la musique est un business, il faut toujours négocier. Et moi, je fais des chansons sur le fait de ne pas se reproduire donc je les comprends, les mecs.
T’es un bon négociateur ?
Ouais, j’ai une formation de juriste (rires). Il faut l’être. Parce que l’argent que tu ne vas pas gagner sur un concert, tu ne pourras pas le réinvestir sur un disque. C’est la guerre. Il y a des musiciens prêts à jouer toute leur vie pour le cachet minimum, ça les regarde, mais c’est hors de question pour moi. J’ai mis sept mois à négocier les clauses de mon contrat avec RecordMakers. Ce n’est pas une question d’argent : quand tu négocies un contrat, il faut toujours que tu envisages le pire, sinon, tu peux te retrouver bloqué. Dans la musique, tout le monde essaye de t’enculer. Je te jure que c’est vrai.
Cela t’est déjà arrivé ?
Non et c’est pour ça que je passe pour un connard. La musique, c’est un milieu où tout le monde fait semblant d’être potes. Dans la vie, dès que tu fais un peu gaffe, que t’es un peu parano, tu passes forcément plus pour un connard que le mec qui va dire : “T’inquiète, y a pas de souci.” Là, pareil. Mais je préfère passer pour un casse-couilles et pouvoir renégocier mon contrat quand je veux plutôt que de ne jamais être augmenté ou de me retrouver bloqué.
Gérard Baste a déjà dit que tu étais misanthrope, ce qui expliquerait notamment la fin du Klub des 7.
Non, ça n’a rien à voir. Il n’aurait de toute façon jamais dû y avoir de deuxième
Si tu n’as pas de recul, si tu ne vis qu’à travers la célébrité, t’es foutu. Regarde comment ils finissent tous : d’une overdose ou tout gros
Fuzati
album du Klub des 7. Au départ, ce n’était pas un groupe. J’avais créé ce projet parce que le label Vicious Circle m’avait demandé de faire un album, je faisais des prods et j’ai invité des mecs à poser dessus. Il n’y a qu’un morceau commun, sinon ce ne sont que des solos ! Après, on est partis en tournée, ça a donné l’impression d’un groupe, mais on en était pas un. Là, Fredy K (rappeur du Klub des 7, ndlr) est décédé. On a décidé de faire un album pour lui rendre hommage. Mais je n’ai jamais vu le Klub des 7 comme autre chose qu’un “side project”. Le problème, c’est que c’était devenu plus gros que la propre carrière de certains membres du groupe. Moi, ça ne m’intéressait pas de continuer. J’ai tenu bon là-dessus, ce qui a créé des embrouilles artistiques. On fait assez de compromis dans la vie de tous les jours, moi je n’en fais pas sur la musique.
Tu t’es récemment opposé à la sortie du documentaire Un Jour peut-être, sur cette époque du rap français, à la fin des années 90 et au début des années 2000, où l’on a vu naître une sorte de rap alternatif.
Le documentaire est plutôt mauvais. Les mecs te parlent du Klub des 7 mais je suis bien placé pour savoir que quand le premier album est sorti en 2006, tout le monde s’en branlait. On a dû faire une journée d’interviews. Les concerts étaient remplis mais ce n’étaient pas des grosses salles. Les gens restent bloqués sur cette époque alors que, pour moi, c’est maintenant que ça marche ! J’ai fait deux Gaîté Lyrique complètes, j’ai vendu beaucoup plus de La Fin de l’espèce(son deuxième album, ndlr) que de Vive la Vie (son premier). Il y a eu peut-être cinq ou six soirées au Batofar où on a rappé ensemble, pas plus que ça. Il y avait une effervescence, bien sûr, on était tous influencés par la scène américaine, mais c’est pas pour ça qu’on était potes.
On a aussi tendance à voir cette scène comme une réaction au rap de banlieue.
Ce qui est complètement débile, encore une fois. James Delleck, il vient de Vitry, il a traîné avec des mecs du 113 à l’époque. Fredy K pareil, il était de Stalingrad, il est venu dans le Klub des 7 de lui-même, avec une grosse perruque afro, ça le faisait rigoler. Les mecs de La Caution ont toujours dit qu’ils n’étaient pas assez rue pour la rue et trop street pour les mecs un peu plus hype. C’était beaucoup plus nuancé que voudrait le présenter le documentaire. De toute façon, le rap, c’est parler de qui tu es. Moi, je ne suis pas une caillera. Ça ne m’a jamais intéressé. J’en ai vu, autour de moi, des mecs partir en prison parce qu’ils avaient vendu des trucs, et je n’ai jamais trouvé ça cool. Dans Scarface, je ne retiens pas le côté cool. Je retiens que le mec se fait plomber à la fin, qu’il a buté son meilleur pote, je ne vois pas en quoi c’est cool. Le Klub des Loosers était intéressant parce qu’il sortait des thématiques “obligatoires”. À l’époque, soit tu faisais du rap conscient genre Assassin – “lis un bouquin, je t’apprends un truc” – soit tu faisais du rap de caillera. On disait qu’on faisait du “rap de blanc”. Mais quand quinze ans plus tard, Odd Future arrive en parlant de violer des meufs, de suicide, personne ne leur dit qu’ils font du rap de blanc. Et pourtant, on a chanté tout ça bien avant eux.
Finalement, tu ne mets plus ton masque pour les interviews ?
Normalement si, mais là, à la terrasse d’un café, ça risque plus d’attirer le regard qu’autre chose. Je l’avais pris, il est là, dans mon sac. Mais c’est un peu un bâton merdeux, ce masque. Je n’avais pas calculé ça, ce n’est pas une référence, je n’en parle pas dans mes textes. Je ne suis simplement pas un mec qui aime beaucoup se mettre en avant, je ne parle pas fort, je ne suis pas un showman. Bon, sinon, ma couleur préférée c’est le bleu et je suis scorpion. Voilà, c’est fini.
Par Pierre Boisson et Thomas Pitrel / Photo : Renaud Bouchez