EN MARGE !

Béni, vidi, vici

Robe décolletée, paupières dorées et barbe teinte, le tout surmonté d'un voile ou d'une cornette, les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence battent le pavé depuis 1979 avec un objectif : faire tomber les tabous. Partout dans le monde, ces nonnes un peu particulières "font le trottoir" pour répandre leurs paillettes, leur autodérision et leur ouverture d'esprit afin de lutter contre le sida, mais aussi et surtout pour une sexualité joyeuse et une éducation sexuelle digne de ce nom.

“Sous la très haute et très sainte bénédiction de nos saints protecteurs ; Saint-Latex, Saint-Fermidon, Saint-Gel-Aqueux, Sainte-Digue-Dentaire, Sainte-Seringue-À-Usage-Unique, prenez du plaisir à aller vers nos ouailles des bars et des rues !” Sur le trottoir de la rue des Archives, dans le Xe arrondissement de Paris, six bénévoles se font bénir avant de partir en maraude. Ce 21 octobre, la mission revient à Sœur Maria-Cullas et Novice Zora-des-Pâquerettes, ainsi qu’à Sœur Turlutecia, qui envoie des poignées de paillettes et des larges sourires. Une

Leur dada, c’est “faire le trottoir”. “On est une association très concrète, avec des actions sur le terrain. Ce n’est pas juste de la théorie”, explique Sœur Rose-de-la-Foi-de-ta-Mère
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particularité devenue un rituel. Un samedi sur deux, les membres de l’association Solidarité Sida sont en effet accompagnés par de drôles de nonnes : les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. Ces sœurs ont pour particularité de porter la cornette (pour les sœurs) ou le voile (pour les novices), mais accessoirisé(e) d’une tenue et d’un maquillage extraordinaires, chacune s’étant façonné un personnage selon sa personnalité –“On est comme les arcs-en-ciel, y en n’a pas deux pareil !” Le pantalon noir à pattes d’éléphant de Sœur Maria-Culass, un sexagénaire à la barbe teinte en orange et aux paupières dorées qui fait partie de l’Ordre depuis six ans, moule ses longues jambes fines. Novice Zora-des-Pâquerettes porte, elle, une minijupe bleue, assortie à sa barbe et ses yeux et, comme ses comparses, a passé environ deux heures à se maquiller. Une extravagance qui étonne, voire qui choque, au service de leurs objectifs : libérer la parole et défendre les droits LGBT. Sans aucun tabou.

Voilà près de 40 ans que les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence battent le pavé pour aller à la rencontre des autres. Au départ, pourtant, l’idée ressemblait surtout à un coup de tête. Un dimanche de Pâques 1979 à San Francisco, des amis artistes décident de faire un happening pour dénoncer le machisme ambiant envers la communauté gay. L’un d’entre eux se rappelle avoir gardé dans une vieille malle des costumes de religieuse. Ils investissent alors les lieux gays emblématiques de la ville, vêtus de leurs habits de nonne. Leur première apparition est un succès. Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence sont nées. Et le couvent de San Francisco s’inscrit comme la première association à organiser une soirée au profit de la lutte contre le sida.

Le Schtroumpf coquet.
Le Schtroumpf coquet.

“Un ordre pauvre, agnostique et dérisoire de folles radicales”

Depuis, cette association militante LGBT s’est déployée dans le monde entier. Au Royaume-Uni, en Colombie, en Uruguay, au Canada, en Allemagne, mais aussi en France. Aujourd’hui, l’Hexagone compte une soixantaine de sœurs réparties dans neuf couvents non religieux à Lille, Marseille, Poitiers, Paris… Tous ont gardé l’esprit originel de San Francisco : l’écoute et l’accueil. “Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence sont un ordre pauvre, agnostique et dérisoire de folles radicales qui promulgue la joie multiverselle et expie la honte culpabilisatrice”, répètent-elles comme une chansonnette à qui veut l’entendre.
Leur dada, c’est “faire le trottoir”. “On est une association très concrète, avec des

“Act Up est une très bonne école, mais depuis les années 2000, le travail de cette asso est devenu un travail de fond, de connaissance des dossiers, de lobbying, avec beaucoup de réunions pour discuter de la virgule”
Sœur Rose

actions sur le terrain. On est en contact direct avec les gens. Ce n’est pas juste de la théorie”, explique Sœur Rose-de-la-Foi-de-ta-Mère, membre du couvent parisien depuis onze ans. Éclats de rire, phrases d’accroche, démarche assumée… Ces bonnes sœurs savent comment investir la rue et lui communiquer leur joie de vivre. Une qualité qui en fait d’ailleurs un mouvement militant LGBT singulier au regard des plus traditionnels, comme Act Up. Plusieurs sœurs sont d’ailleurs passées par l’association de lutte contre le sida. Mais toutes ont fini par opter pour un militantisme différent. “C’est une très bonne école, mais depuis les années 2000, le travail de cette asso est devenu un travail de fond, de connaissance des dossiers, de lobbying, avec beaucoup de réunions pour discuter de la virgule, se souvient Sœur Rose. Et puis, j’ai connu les sœurs, avec qui on fait passer des messages dans la rue en filant des capotes, des câlins ou juste une oreille attentive.” Sur le terrain, pas question de se presser. Quand les sœurs sortent, elles se préparent à de longues heures d’échange. Une discussion sur la contraception peut vite amener à des confessions intimes. Sœur Rose se souvient de la Marche des Fiertés à Montréal : “Une dame est venue me voir et m’a raconté toute sa vie de but en blanc, notamment qu’elle avait été violée plusieurs fois. J’étais abasourdie, je ne lui avais rien demandé.”

La proximité avec le public est essentielle. Les sœurs se méfient toujours des grandes campagnes, un peu éloignées des intéressées et “souvent contre-productives”. Sœur Rose a en tête cette fois où Marisol Touraine, alors ministre de la Santé, a autorisé la prophylaxie pré-exposition, plus connue sous le nom de PrEP : “Elle l’a utilisée comme un étendard sur les plateaux télé. À l’époque, elle parlait de cette pilule comme ‘plus efficace que la capote’, se remémore t-elle. Sauf que cela a créé une fausse idée comme quoi la capote n’était plus utile, surtout chez les plus jeunes. La PrEP est un outil complémentaire à la capote qui protège du sida mais pas des autres IST et qui s’inscrit à l’intérieur d’un parcours de prévention !”

L’humour : leur plus grande arme

Avec l’expérience, leur façon d’informer a évolué. “On a un peu arrêté de se présenter comme une association de lutte contre le sida mais plutôt pour une sexualité joyeuse et de l’éducation sexuelle. Il y a quelques années, on s’est rendu compte que lorsqu’on arrivait quelque part avec les capotes, les gens avaient

Une à deux fois par an, les nonnes emmènent une quinzaine de personnes séropositives et leurs proches en vacances pour les sortir d’un quotidien rythmé par les rendez- vous hospitaliers
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l’impression de tout savoir sur le sida. On ne pouvait plus entrer dans une vraie discussion”, se rappelle Sœur Rose. Désormais, ces nonnes ouvrent la discussion en “parlant de cul”. Rue des Archives, Novice Zora-des-Pâquerettes aborde un jeune homme à la barbe parfaitement taillée : “Tu veux des capotes ? Internes ou externes ?” Un côté brut de décoffrage et une autodérision à toute épreuve qui permettent de dédramatiser la situation, l’humour entrant dans leur démarche aussi via les éléments constitutifs du catholicisme, évidemment. Malgré leur critique des dogmes religieux, elles aiment se définir comme des “bonnes sœurs”. “On est les petites sœurs de ceux qui se reconnaissent dans nos valeurs. C’est notre dénominateur commun.
Mais militer, c’est aussi savoir se confronter aux opinions des autres. “Vous êtes des femmes à barbe ? s’interroge naïvement un senior. Rires. Mais si certaines interventions sont parfois maladroites, d’autres sont réellement mal intentionnées. Sœur Rose s’est déjà fait agresser lors d’une marche des Fiertés à Paris. Sœur Maria-Cullas devant un bar gay. Une autre encore dans la Cour carrée du Louvre. Elles ont désormais établi un principe indiscutable : aucune sœur ne part seule en maraude.

Le contouring, c'est so 2017.
Le contouring, c’est so 2017.

Une association sans subventions

L’association vivant sans subventions –“On peut se payer le luxe de cette indépendance”–, les sœurs récoltent des dons lors de différents événements. Solidays, Fête de l’Huma, mais aussi enterrements, mariages ou baptêmes. Des cérémonies pendant lesquelles elles peuvent “faire la kekette” pour récolter un peu de sous. “Tout l’argent que l’on ramasse part en séjour de ressourcement”. Ces temps de repos sont la spécialité des sœurs françaises. Depuis 1993, une à deux fois par an, les nonnes emmènent une quinzaine de personnes séropositives et leurs proches à la mer, à la campagne, à la montagne… L’idée ? Les sortir d’un quotidien rythmé par les rendez- vous hospitaliers. “Ce n’est pas du tout un séjour médical, on n’est pas des infirmières et encore moins des chamans !” précise Sœur Rose. Pendant quelques jours, ces bonnes fées proposent des activités à leur image : des ateliers d’écriture, du chant ou des balades. Elles sont même régulièrement formées aux massages par des kinésithérapeutes. Avec le temps, elles ont su se remettre en question et s’adapter aux évolutions de leurs combats. Avec comme rêve ultime de “ne plus avoir de raison d’être.

Texte et photos : Chloé Joudrier


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

CULTURE

“En France, le design a un peu été balayé par l’histoire”

Jusqu’au 11 mars 2018, Constance Guisset réunit une décennie de création dans les salles du musée des Arts décoratifs, à Paris. Des objets légers, espiègles et facétieux, à l’image de la designer de 41 ans, biberonnée aux aventures de Fantômette et aux chansons de Mary Poppins, dont le parcours atypique raconte aussi l’histoire d’une génération.
Constance Guisset © Constance Guisset Studio

Pourquoi avoir choisi d’appeler votre exposition ‘Actio !’ ?

Je trouvais que c’était important de souligner que les designers sont dans l’action. Il faut être très déterminé pour réussir à sortir des objets. Et mes objets sont souvent en mouvement. Ensuite, il y a l’aspect cinématographique. L’exposition a été pensée comme un parcours. Je fais aussi beaucoup de scénographie. La moitié de l’expo porte sur ça, sur la façon d’exposer. Ce n’est pas juste une exposition des pièces, c’est une exposition de l’exposition des pièces. Après, j’aime bien que ça reste assez énigmatique, et puis ‘Actio’ permettait de se rapprocher de l’homonymie avec le sortilège ‘Accio’ dans Harry Potter, qui est le sortilège d’attraction.

La pop culture est très présente dans votre travail…

Ça fait partie de mon univers. Les gens qui voient le casque de Dark Vador dans cette lampe, et ils ont raison. Après, ce n’est pas que ça. C’est comme un tremplin qui permet d’interpréter selon ses propres références. La pop culture est vraiment une culture transversale. Quand je fais un grand collage, j’aime bien mettre à la fois Dark Vador et Jean Genet. C’est peut-être moins évident à cause de l’aspect visuel, mais je lis beaucoup plus que je ne vais au cinéma. Les mots et la littérature sont une grande influence. Il y a également une série qui s’appelle Black Mirror, je trouve ça assez effrayant, parfois je ne peux même pas la regarder. C’est une dystopie mais c’est actuel. C’est passionnant pour un designer. J’aime beaucoup la science-fiction mais quand je regarde, je prête davantage attention au décor qu’à l’histoire.

Suite Novotel, La Haye, conception du lobby et du restaurant, 2015, image © Constance Guisset Studio
Suite Novotel, La Haye, conception du lobby et du restaurant, 2015, image © Constance Guisset Studio

Qu’est-ce qui vous a mené vers le design plutôt que vers les arts plastiques ?

Je me suis longtemps posé la question mais je pense que c’est la technique. J’aime bien fabriquer. Je faisais du bricolage quand j’étais petite. Je faisais des porte-lettres. Puis il y a une dimension plus pragmatique dans le design qui m’attirait. J’avais l’impression que c’était un pas moins grand. Je venais de loin. Dans le design, il y a une dimension d’usage. Et il y a davantage de travail d’équipe. J’ai fait pas mal de sports d’équipe –notamment du hand, pendant longtemps. Puis j’ai fait du water-polo jusqu’à ce que je m’ouvre l’arcade et la gencive. Après, je n’avais plus le temps. Ce sont des sports où il y a beaucoup de feintes, j’aime bien feinter.

Votre travail porte d’ailleurs beaucoup sur l’illusion.

C’est lié, c’est sûr. Quand on demande à mes collègues de me définir en un adjectif, ils répondent tous : ‘espiègle’. J’ai toujours eu un intérêt pour ça. Quand j’étais petite, Mary Poppins était mon film préféré. Et j’adorais Fantômette. J’ai lu tous les livres sur Merlin. Il y a un truc d’échappée dans le rêve, je ne sais pas. Lors de mon entretien pour entrer à l’ESSEC, on m’a demandé si j’avais quelque chose à ajouter et j’ai commencé à leur parler de magie. J’ai vu dans leurs yeux que je les avais perdus.

Après votre sortie de l’ESSEC, justement, qu’est-ce qui vous a donné envie de changer de trajectoire ?

L’ennui. Je pense que l’on est une génération qui cherche un peu plus de sens dans le travail, des rythmes et des vies différentes. C’est le système français qui fait ça. Quand on est bon élève, on est un peu guidé sur des voies qui sont tracées, ‘victorieuses’, reconnues. Je pense que c’est difficile de renoncer à ça parce que c’est tout de même un statut. Aujourd’hui encore, il m’arrive de voir l’œil de l’autre s’éclairer quand il comprend que j’ai fait d’autres choses avant d’être designer. Ce que j’ai gardé de la prépa, c’est la capacité de travail, de synthèse et l’organisation. Mon métier, c’est de la synthèse. Il y a un matériau, un fabriquant, un marché, un bidule et il faut faire un objet. Alors, je me rappelle simplement que je me suis dit : ‘Je crois que j’aimerais bien faire du design. Je n’y connaissais rien. Je suis allé visiter l’ENSCI (École nationale de création industrielle, ndlr). J’ai vu les machines, j’ai demandé s’ils donnaient des cours du soir, ils m’ont dit que non, il fallait que je libère toutes mes obligations. J’ai dit ‘OK’ et j’ai postulé là-bas. Après, j’ai trouvé un travail chez les frères Bouroullec et j’ai fait ça en même temps. Mais la vie est comme ça, on prend une décision et voilà…

Trois conversations, Installation, Palais de Tokyo, 2014, image © Constance Guisset Studio
Trois conversations, Installation, Palais de Tokyo, 2014, image © Constance Guisset Studio

Mais avant de changer de trajectoire, vous faisiez du design ? 

Non, mais quand j’étais à Sciences Po, je faisais toujours du bricolage. Je passais un jour par semaine dans une menuiserie. Je faisais de la sculpture, de la calligraphie. C’est ça qui m’a un peu trompée : quand j’étais étudiante je faisais plein de trucs et puis quand j’ai travaillé, je me suis retrouvée bloquée sur une chaise. Je me suis dit : ‘Ah ça, je l’avais pas anticipé ! Ça ne va pas être possible. Avant, je n’avais pas compris que c’était important pour moi.

Comment expliquez-vous que le design se soit autant développé en France ces quinze dernières années ?

Je dirais qu’on a plutôt rattrapé le retard. On regarde beaucoup derrière, en France. Quand je travaillais en galerie, je voyais bien que les collectionneurs français s’intéressaient beaucoup aux pièces les plus anciennes. Alors que dans d’autres pays –en Belgique, en Suisse, aux États-Unis, en Allemagne–, il y a une plus grande appétence pour le contemporain. Mais c’est parce qu’on a une très forte histoire. Je dirais que le design a été un peu balayé par l’histoire. Mais je pense qu’il va jouer un rôle de plus en plus important dans la consommation.

Selon vous, comment va évoluer le design dans les années à venir ?

Je pense déjà qu’il y a un rapport à l’environnement de plus en plus important qui va se refléter dans le design. Et puis on va commencer à comprendre que la capacité à penser les objets est nécessaire. Il y a plein de gens qui pensent encore que c’est facile de faire un objet. Mais on commence à saisir qu’un designer peut avoir de l’intérêt. C’est comme la plomberie ou l’écriture, ce sont des métiers. Il y en a qui savent mieux le faire que d’autres. C’est quelque chose que l’on a du mal à admettre avec le design. On se dit : ‘C’est une histoire de goût.’ Mais si vous avez un problème juridique, vous appelez un avocat.

PAR ARTHUR CERF

RÉVEILLON

Dernière danse

“Cette année, c'est décidé, je fais rien”, "Oh, ça sera un petit truc intimiste”, “J'ai rien de prévu, on verra bien, les soirées non organisées sont toujours les meilleures”. Tous les ans, lorsque la Saint-Sylvestre approche, les mêmes refrains. Et toujours les mêmes soirées. Pour éviter de perdre du temps, voici le guide ultime des réveillons. Et "à l'année prochaine", bien sûr.

LE RÉVEILLON DANS UN HANGAR

La fête pour toi, c’est bondé, bruyant, et surtout ça ne se finit pas en ménage. Alors tu as choisi d’arpenter ce genre de surboum berlinoise organisée dans une salle de concert qui sent la sueur et la bière chaude et animée par un DJ de chez Oüi FM, à la recherche d’une proie pas trop sobre. Car autant être honnête : tu n’y vas pas pour écouter Get Lucky.

Spoiler : quelqu’un va vomir sur tes chaussures. Et ce sera peut-être ta target.

Les ennemis à éviter : ce groupe d’Anglais que tu trouves hypersympa à 20h et qui va en réalité enchaîner les hommages à Harvey Weinstein d’ici minuit.

Ce que ça va te coûter : une trentaine d’euros (et des nouvelles chaussures).

Le bon côté de la chose : du bon son pop-rock.

À quelle heure partir : en théorie, 19h. Après, c’est de toute façon trop tard.

 

LE RÉVEILLON AU CHALET

“Et si on s’enfermait tous dans une grosse cabane en bois coupée du monde par une neige hostile et un froid létal ?” a proposé ce(tte) pote qui bientôt n’en sera plus un(e). Banco ! Te voilà promis(e) à passer la soirée en chaussettes qui grattent, coincé(e) entre un appareil à raclette en surchauffe et une bouteille de mauvais vin jaune, dans un huis clos montagnard dont on sait comment la plupart finissent (sauf une fois).

Spoiler : la soirée a de grandes chances d’être mortelle.

L’ennemi(e) à éviter : le(a) futur(e) meurtrier(e) –un indice pour le(a) reconnaître : c’est un(e) voisin(e) sans problème, qui dit toujours bonjour.

Ce que ça va te coûter : 300 euros de location de chalet, 800 euros de fromage, 22 ans de prison ferme.

Le bon côté de la chose : tu as sept chances sur huit de ne pas être la victime.

À quelle heure partir : la question ne se pose pas vraiment : tu vas écoper du canapé-lit du salon.

 

LE RÉVEILLON DANS L’APPARTEMENT DE QUELQU’UN QUE TU NE CONNAIS PAS

Il paraît que cette Galadrielle “qui fait Louis-Lumière” est “supersympa”. Et de toute façon, tu n’as pas été force de proposition pour cette soirée. Agrippé(e) à tes deux amis qui bientôt te sèmeront “parce que c’est quand même cool de rencontrer de nouvelles personnes”, tu arpentes donc dans ce grand appartement tapissé d’œuvres de vieilles cartes topographiques et de photos de Frida Kahlo où, pour renforcer l’impression que tu as d’être un(e) figurant(e) dans un film de Christophe Honoré, tu ne trouveras personne intéressant.

Spoiler : personne ne te trouvera intéressant(e) non plus.

L’ennemi(e) à éviter : cette personne qui arpente l’appartement seule également, et qui se réjouit de votre prétendue ressemblance. Sa tristesse va t’étonner.

Ce que ça te coûter : une bouteille de champagne et trois ancien(ne)s ami(e)s.

Le bon côté de la chose : voir ci-dessous.

À quelle heure partir : à partir de minuit, quand tu veux. Personne ne remarquera ton départ.

 

LE RÉVEILLON À SIX AUTOUR D’UNE TABLE BASSE

L’option proposée par tes amis à qui on ne la fait pas et qui, considérant que “c’est une soirée comme les autres” partent du principe que tu as généralement les mêmes soirées qu’eux : mal assis autour d’une table basse d’imitation danoise. Probablement les mêmes amis qui voient en Noël “une fête commerciale” et qui boycotteront la Coupe du monde en Russie pour des raisons politiques.

Spoiler : il y aura un moment assez long sur Xavier Dolan.

L’ennemi(e) à éviter : le(a) fan de Xavier Dolan.

Ce que ça va te coûter : une bouteille de vin + une bouteille de champagne + le fromage ou le dessert. Treize euros (personne n’a interdit de se fournir chez Lidl).

Le bon côté de la chose : tu vas manger sain. Très sain.

À quelle heure partir : minuit + une heure de politesse + mise en scène d’un crescendo de bâillements = 1h45.

 

LE RÉVEILLON “TOURISTE AU MILIEU DE LA FOULE”

Envie d’aller faire le pitre par -4° avec une bouteille de mauvais champagne à la main ? Bien décidé(e) à prouver au monde que tu sais compter à l’envers en hurlant ? Le réveillon “touriste au milieu de la foule” est fait pour toi. Facile à organiser, il nécessitera un gros manteau, un peu d’alcool, un rendez-vous à 23h45 dans le lieu emblématique local (Champs-Élysées, Time Square, place Duroc), et pas mal d’inconscience pour embrasser cet(te) inconnu(e) qui crie “zéroooooo, bonne annéééééééée!” à dix centimètres de tes oreilles.

Spoiler : les gens sont chiants.

L’ennemi(e) à éviter : la personne seule, qui te propose un peu de son champagne.

Ce que ça va te coûter : douze euros de mauvais champagne, 25 euros de consultation chez le médecin trois jours plus tard.

Le bon côté de la chose : en cas d’attentat, tu pourras dire : “J’y étais !”

À quelle heure partir : un peu avant le début de ton réveillon aux urgences.

 

LE RÉVEILLON AUX URGENCES

Pas forcément le Nouvel An que tu avais imaginé, mais le plaisir, c’est aussi la surprise. Valeur sûre prisée chaque année par des milliers de personnes, le réveillon aux urgences égayera ton 31 avec sa large palette de situations burlesques, allant du lavage d’estomac par voie rectale à la bise de Nouvel An au (à la) voisin(e) de salle d’attente qui vient de vomir. Un must!

Spoiler : “Déshabillez-vous.”

L’ennemi(e) à éviter : le(a) voisin(e) de salle d’attente qui a pris de la MDMA.

Ce que ça va te coûter : la culpabilité de creuser le trou de la Sécu, une réputation.

Le bon côté de la chose : super anecdote à raconter à la machine à café !

À quelle heure partir : tu peux marcher ? Ne t’éternise pas, les meilleures soirées sont souvent les plus courtes.

 

LE RÉVEILLON “CONCEPT LUDIQUE”

Manger, boire, discuter, danser : autant d’activités décrétées “un peu plan-plan pour un réveillon” par cet(te) bon(ne) copain(ine) dont le dynamisme et la bonne humeur font toujours plaisir à voir. Le(a) voici donc qui organise une chasse aux trésors, une murder party (un genre de Cluedo grandeur nature) ou qui te traîne dans un escape game (une succession de petites pièces dont il faut s’échapper, comme dans Fort Boyard mais sans Félindra) rendus confus et hystériques par le présupposé festif de la soirée.

Spoiler : c’est la première et la dernière fois que tu y joueras.

Les ennemis à éviter : le couple dont les tensions ressurgissent dans un mélange d’alcool et de mauvais perdants.

Ce que ça va te coûter : quatre ou cinq heures.

Le bon côté de la chose : tu n’as pas à faire la conversation.

À quelle heure partir : désolé, mais cette décision ne te revient plus.

 

LE RÉVEILLON AU BUREAU

Le type même de réveillon imposé qui s’avèrera finalement être la bonne option pour passer une soirée agréable et sans mauvaise surprise, dans un bureau quasi désert. Ajoute à cela un plateau repas décent fourni par l’employeur, une connexion internet fiable et une prime de travail de jour férié : voilà, tu as l’archétype du réveillon réussi !

Spoiler : super, cette série Netflix !

L’ennemi(e) à éviter : ce(tte) collègue qui dit : “Non mais je peux prendre ta place si tu veux.”

Ce que ça va te coûter : beaucoup, mais seulement en apparence.

Le bon côté de la chose : tu as l’excuse parfaite pour repousser toute autre invitation

À quelle heure partir : après le dernier épisode.

 

LE RÉVEILLON TOURNANT, ET CETTE ANNÉE C’EST CHEZ TOI

Il y a des paroles que l’on retient toute sa vie. Ton “et l’année prochaine, on tourne hein !!!” imbibé et lancé à la cantonade le 1er janvier dernier à 3h47 est de ceux-là –à croire que tes amis s’en sont fait un mantra ces 364 derniers jours. Si les avertissements ont plu toute l’année durant, le couperet tombe le 15 novembre sous la forme d’un mail collectif : “Coucou, tu nous diras ce qu’on apporte pour le 31. ;)” Ne nous regarde pas, tu t’es mis là-dedans tout(e) seul(e), nous ne pouvons rien pour toi.

Spoiler : tu te souviens quand tu t’es dit “Oh là là ! Le bordel…” en jetant un dernier coup d’œil à l’appart de tes amis, l’an dernier ? Ah ah ah.

Les ennemis à éviter : après avoir acté le fait que tu étais ton(a) pire ennemi(e) sur ce coup, tu peux considérer que tout le monde sera un(e) ennemi(e) potentiel(le).

Ce que ça va te coûter : 150 euros en bouffe et boissons, trois heures de préparation avant, autant en ménage et rangement après, l’antipathie de tes voisins, la fin de tes illusions sur tes contemporains et un ficus auquel tu tenais beaucoup.

Le bon côté de la chose : l’année prochaine, on tourne !

À quelle heure partir : lol.

 

LE RÉVEILLON AU RESTAURANT

L’argent ne fait pas le bonheur. C’est dans cette optique que tu as choisi de réserver pour huit dans ce restaurant qui propose, pour le double du prix habituel, une farandole de mets surévalués comme la crevette, la purée de légumes oubliés ou le gigot d’agneau. Mais tu le sais aussi, l’enfer est pavé de bonnes intentions et tes amis, ceux-là mêmes qui regardent actuellement dans le vague, par-dessus ton épaule, n’ont pas compris ton altruisme. Peut-être même regrettent-ils la soirée Picard-Plus grand cabaret du monde qui leur tendait les bras. Ingrats.

Spoiler : c’est dur à attraper, un serveur, hein ?

L’ennemi(e) à éviter : l’ami(e) qui s’empare de la carte des vins.

Ce que ça va te coûter : 36 euros le menu + 95 euros de liquides divers.

Le bon côté de la chose : l’ingestion de ces 400 grammes de foie de volatile torturé t’amènera naturellement vers une bonne résolution faite d’un peu de légumes vapeur et de beaucoup de frustration.

À quelle heure partir : juste avant l’addition, en laissant sa part –absolument jamais en dernier : il y a toujours un reliquat à payer.

Par Chamoux et Gouverneur

EN MARGE !

Parasexual activity

Il en existe de toutes les formes, de toutes les couleurs et à destination de toutes les orientations sexuelles. D’après l’IFOP, un Français sur quatre a utilisé un sextoy au moins une fois au cours de l’année 2016, pour un plaisir solitaire ou en couple. Pourtant, ils sont 2,3 millions à en être (presque) privés. Ils sont invalides, amputés, paraplégiques, tétraplégiques et à ce jour, il n’existe que deux dispositifs pensés pour eux. Rencontre avec ceux qui veulent d’un monde où le sexe est un droit fondamental.
L’IntimateRider.

“Il faut arrêter de penser que toutes les personnes en fauteuil sont impuissantes !” Vincent* est énervé. Paraplégique depuis presque trois ans à la suite d’un AVC, il a les jambes et le côté gauche du corps paralysés. Mais il n’est pas impuissant ! Même si un corps abîmé amène toutefois quelques nouvelles contraintes. “La première chose à laquelle vous pensez quand vous vous réveillez après l’accident, c’est: ‘J’ai failli mourir’, confie-t-il. Puis, vous vous demandez si vous êtes toujours humain. Vous n’avez plus vos érections matinales. On vous aide à pisser. On vous lave le gland. Tout est humiliant.Ce qui, bien sûr, engendre quelques changements sous la couette. “Dans l’acte, les hommes doivent parfois être dominants. Mais je ne peux plus. J’ai la chance d’avoir une femme qui a accepté la situation. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Dans le centre de rééducation où j’étais, la moitié des couples se sont séparés.” Alors pour éviter l’issue fatale, Vincent et sa femme ont décidé de réapprivoiser leurs propres ébats. Et pour les pimenter un peu, ils utilisent parfois un sextoy connecté à un smartphone. Lui peut gérer l’intensité de la vibration à distance avec sa main pendant qu’elle prend son pied. Un petit appareil destiné surtout aux personnes en couple et ayant l’usage de leurs mains. Ce qui n’est pas le cas de toutes les personnes en situation de handicap.

Le HandyLover.

Seulement deux dispositifs dédiés

Cette problématique, Rodolphe Brichet s’y est attaqué, et propose HandyLover, un dispositif destiné aux personnes à mobilité réduite qui prend la forme d’un rail sur lequel est installé un support mobile où l’on peut s’asseoir ou s’allonger. Il est possible d’y fixer un ou deux sextoys phalliques ou un masturbateur masculin afin de simuler une relation sexuelle. Il convient aux hommes comme aux femmes, de toutes orientations sexuelles, seul(e)s ou en couple. “C’est le premier produit testé avec des personnes en situation de handicap”, souligne l’ancien champion de véhicule à propulsion humaine, vantant la modularité du produit, adaptable en fonction des envies et des besoins de chacun.
Comme ceux de Renaud Bertolin, par exemple. Invalide et contraint de marcher avec des béquilles, cet homme à l’accent du Sud a testé le HandyLover. Et son bilan est bon : “Même avec une mobilité restreinte, cela permet une masturbation. C’est une énorme avancée !” Selon lui, l’intérêt est encore plus grand en couple. “On ne subit plus la prise en charge par le ou la partenaire. On redevient actif. Et on peut retrouver 75% des pratiques sexuelles classiques”, s’enthousiasme-t-il. Comme la levrette, position préférée d’un français sur trois (source : Zava).

HandyLover est le premier –et le seul– dispositif français du genre. Et s’il “n’est qu’à 10% de ses capacités (il n’est pas motorisé et nécessite donc que l’utilisateur puisse générer un mouvement, ce qui est compliqué pour les paralysies les plus

Vous parlez de sexualité et de handicap. Ce sont deux choses qu’il est compliqué d’évoquer dans notre pays.
Nathalie Giraud Desforges, sexothérapeute

sévères), son créateur l’assure : tout est déjà pensé et breveté pour la suite. Ne manque que de la trésorerie. Jusqu’ici, la seule solution au plaisir sexuel des personnes handicapées était l’IntimateRider, un siège qui permet de reproduire un mouvement de va-et-vient grâce à un système de balancier contrôlé par un hochement de la tête, importé en France par Damien Letulle, ancien champion de tir à l’arc devenu tétraplégique à la suite d’une chute. Nathalie Giraud Desforges, sexothérapeute, travaille régulièrement avec des personnes en situation de handicap et traite le sujet sur son blog consacré à la sexualité. Pour elle, le tabou est double : “Vous parlez de sexualité et de handicap. Ce sont deux choses qu’il est compliqué d’évoquer dans notre pays. On pense souvent qu’une personne en situation de handicap est une personne privée de la capacité à avoir du plaisir. Il y a un mystère et une ignorance qui entoure cette sexualité.”

Combien ça coûte ?

Et ce tabou a un prix. À 369 euros l’IntimateRider et 650 euros à plus de 1 000 euros le Handylover, coucher comme les autres n’est pas donné à tout le monde.“Pour les handicapés tout est supercher et nous, on n’a pas de sous, se plaint Alexandre, un quadragénaire paraplégique depuis 2013. Quand on bosse, on n’est pas forcément très bien payés et les pensions d’invalidité sont insuffisantes !” Pour lui, la question des sextoys adaptés est un “serpent qui se mord la queue” : “C’est bien mais le problème, c’est qu’il faut les développer. Le fabricant a besoin que son produit soit rentable donc le prix est élevé. Mais derrière, on ne peut pas se l’acheter.”
Comment briser ce cercle vicieux ? Une implication financière de la Sécurité sociale ? “Que l’on rembourse déjà nos fauteuils ! réagit Alexandre. Sur 4 000 euros, vous savez combien ils remboursent ? À peine 500 ! Juridiquement, rien ne contraint l’État à soutenir financièrement ce genre d’initiative, le plaisir sexuel n’étant pas considéré comme thérapeutique. D’un autre côté, la Sécurité sociale rembourse le Ferticare, un masturbateur à hautes fréquences qui aide les hommes à avoir une éjaculation. La différence ? Le Ferticare, vendu un demi-millier d’euros, est conçu pour la procréation et, à ce titre, considéré comme thérapeutique.
Pour Nathalie Giraud, la sexothérapeute, “c’est aux associations de prendre leurs responsabilités. L’une des solutions est qu’elles achètent un HandyLover et le louent.” Cette solution, Rodolphe Brichet y a déjà pensé. Mais il pense que celle de la prise en charge par l’État est, à terme, la meilleure. “J’espère qu’avec la reconnaissance institutionnelle et médicale du HandyLover, ce sera effectif un jour”, conclut l’entrepreneur.

Tout le monde a droit au Kamasutra.
Tout le monde a droit au Kamasutra.

Briculage

En attendant, certains bidouillent. Comme Clément Chaderon, paraplégique depuis huit ans : J’achète des sextoys du commerce, je les démonte et j’enlève les interrupteurs pour en installer des plus accessibles, puis je fais une ‘rallonge’ ou une grosse roue que l’on peut actionner avec la paume de la main et les sticks de fauteuils, par exemple.” Tout ça, bénévolement. Pour des “copains”, surtout. Mais

Pour Alexandre, paraplégique, la question des sextoys adaptés est un “serpent qui se mord la queue” : “C’est bien mais le problème, c’est qu’il faut les développer. Le fabricant a besoin que son produit soit rentable donc le prix est élevé. Mais derrière, on ne peut pas se l’acheter”
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ça ne l’empêche pas d’avoir parfois des demandes… étonnantes. Et niveau bricole, Clément a de la suite dans les idées. “Une femme tétraplégique souhaitait un dispositif pour pouvoir se masturber. J’ai fabriqué une sorte de main avec un doigt en silicone fixé sur une rallonge en bois pour le tenir dans la bouche et donner accès aux grandes lèvres de madame”, détaille-t-il. L’industrialisation n’est pas compliquée, selon lui. “Une fois que l’on a bidouillé quinze sextoys pour des handicaps différents, on peut rapidement proposer une gamme assez complète et accessible”, assure-t-il, avant d’avouer ne pas avoir le temps de concrétiser ce projet ni l’envie de monter une entreprise dans ce domaine.
Reste le cas des personnes les plus lourdement handicapées. Marcel Nuss, qui n’a de son corps que l’usage d’une main et de la parole, a écrit plusieurs livres sur un combat qu’il mène depuis de nombreuses années : la libération sexuelle des handicapés. Et il est formel : “Quand une personne est totalement immobilisée, comment voulez-vous qu’elle utilise des sextoys ? Sans parler de la discrimination envers les personnes qui ne sont pas en couple. On estime que le sexe est accessoire alors même que ceux qui décident cela sont des gens qui ont des relations sexuelles. Avec son Association pour la promotion de l’accompagnement sexuel (APPAS), il forme des assistants sexuels. Une pratique illégale en France mais autorisée dans plusieurs pays d’Europe comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique ou encore le Danemark. C’est d’ailleurs son assistante sexuelle qui est devenue sa femme. Il n’attend qu’une chose : se faire attaquer en justice pour faire entendre son combat. Il n’est pas inquiet des sanctions judiciaires. “On pourrait même obtenir gain de cause!”

En 2018, deux évènements dédiés au sexe et au handicap vont tenter de faire évoluer les choses et les mentalités. D’abord, le festival Ma sexualité n’est pas un handicap, “fait par et pour des personnes en situation de handicap” comme le rappelle l’organisateur, Jean-Luc Letellier, se tiendra les 28, 29 et 30 juin à Paris. Puis le salon AmourS & HandicapS, organisé par l’Association des paralysés de France (APF) du Var en collaboration avec l’ADAPEI, devrait avoir lieu les 19 et 20 octobre à Hyères. Astrid Simoneau-Planes anime le groupe de parole Vie affective, sentimentale et sexuelle de l’APF du Var. Une fois par an, j’apporte un gros carton avec plein de sextoys que je montre aux personnes présentes”, explique-t-elle, pour appuyer son ambition d’aménager un espace dédié aux sextoys lors de ce salon. Car selon elle, parler de sexualité revient à se mettre face à sa propre sexualité “et pour beaucoup de personnes, c’est compliqué. Il y a un travail d’éducation à faire”. Ce n’est pas Alexandre qui dira le contraire. Lui qui a régulièrement de nouvelles partenaires –valides– constate souvent une grande méconnaissance. “Depuis le film Intouchable, toutes les filles me massent les oreilles. Mais moi, ça ne me fait aucun effet!”

*Le prénom a été changé

Par Thomas REMILLERET


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

RÉVOLUTION

Alexia Cassar : “Les chirurgiens sont d’accord pour dire qu’avec mon tatouage, je viens magnifier leur chirurgie”

Son compte Instagram a récemment été suspendu pour cause de nudité. Et cela l'a mise en colère. Parce que la mission qu'elle s'est donnée, c'est justement que les tétons se voient. À 40 ans, Alexia Cassar, ancienne chercheuse en oncologie (l'étude des tumeurs), a décidé de se reconvertir et d'ouvrir le premier salon européen spécialisé dans le tatouage 3D à Marly-la-Ville, près de Paris, pour aider les femmes cherchant à se reconstruire, elles et leur poitrine, après un cancer du sein. Car si la médecine offre des solutions pour la reconstitution des aréoles et mamelons (greffe de peau, tatouage médical), les résultats ne sont pas toujours satisfaisants.

On entend peu parler du tatouage 3D, et plus spécifiquement quand il s’agit de reconstitution mammaire. Comment ça se passe ?

La technique du tatouage 3D joue avec les ombres et les lumières pour donner un côté réaliste. J’utilise la même encre que pour le tatouage traditionnel pour que le résultat soit définitif, contrairement au tatouage médical qui disparaît avec le temps. La première séance dure deux heures. La patiente garde ensuite un pansement transparent pendant trois jours et elle revient trois mois après pour les retouches. Lors de cette dernière séance, je vois déjà un changement. Quand elles reviennent, les patientes sont allées chez le coiffeur, elles ont perdu du poids, elles ont changé leur manière de s’habiller. Elles ont retrouvé leur féminité et l’envie de prendre soin d’elles.

Pourquoi choisissent-elles cette option, sachant qu’il existe des procédés médicaux de reconstruction ?

Je suis face à des femmes qui ont subi un processus très lourd. Elles s’adressent à

Je n’étais ni médecin ni infirmière mais j’avais la volonté de soigner autrement
Alexia Cassar

moi pour différentes raisons. Par exemple, je me souviens d’avoir tatoué une jeune femme qui venait d’avoir un bébé. Elle n’avait pas envie de se faire réopérer. Elle voulait juste en finir avec tout ça. Le tatouage de téton n’est pas un geste qu’il faut faire en 20 minutes entre deux tables. L’idée est d’accompagner ces femmes qui ne demandent qu’à passer à autre chose, à partir du moment où elles ont fait le deuil du relief du mamelon. Il faut les accueillir dans un lieu dédié, parce qu’elles n’auraient jamais poussé les portes ni d’un salon de tatouage classique ni d’un cabinet esthétique. Nous ne pouvons pas discuter d’une reconstruction émotionnelle après une épreuve comme le cancer au milieu de femmes qui se font poser des masques sur le visage ou épiler les mollets.

La dimension psychologique est très présente dans votre quotidien. Comment avez-vous appréhendé cet aspect du métier ?

J’ai déjà travaillé avec des malades auparavant. Ça s’est donc fait naturellement. Il ne faut pas avoir une empathie dégoulinante en pleurant sur le sort des patientes , il faut garder une marge de manœuvre. Mais je n’ai pas de problème à pleurer de joie avec elles quand elles sont satisfaites du résultat, par exemple. Je leur consacre au moins trois heures lors de la première consultation pour discuter de ce qui est possible, en fonction de la contrainte physique. J’ai déjà eu une patiente pour qui le tatouage n’a pas pris la première fois, une grande partie avait disparu parce que la cicatrice l’avait absorbé. Il a fallu recommencer et ça a fonctionné. Je ne veux pas leur faire de fausse promesse. Je dois être objective pour qu’elles puissent accepter leur sein reconstruit. Je sais aussi refuser quand je vois que la peau est trop abîmée. Je leur conseille alors un tatouage temporaire.

Instagram : _alx_c_
Instagram : _alx_c_

Comment expliquez-vous être la seule en France et en Europe à pratiquer cette activité, courante aux États-Unis ?

Aucun tatoueur n’a choisi ce créneau-là. Certains ont été sollicités par des femmes et ont répondu à leur demande mais ils ne sont pas spécialisés. Beaucoup refusent, et c’est plutôt à leur crédit, car ils ne maîtrisent pas bien cette technique.  Il n’est pas facile de tatouer sur une peau qui a subi de la radiothérapie, de la chimiothérapie, sur laquelle il y a des cicatrices. J’ai choisi de me lancer après avoir suffisamment acquis de connaissances.

Pourquoi avez-vous choisi d’apprendre cette technique, et comment s’y forme-t-on puisque c’est encore inexistant dans notre pays ?

Quand j’ai fait de la recherche en clinique, j’ai pu être en contact direct avec des

Cette technique coûte trois à quatre fois moins cher qu’une reconstitution chirurgicale, qui se chiffre en milliers d’euros
Alexia Cassar

patients, engager un vrai dialogue, jusqu’à accompagner leur fin de vie. Cette relation me manquait. Je suis tombée sur la vidéo du travail de Vinnie Myers (la référence en tatouage 3D de reconstruction mammaire, ndlr), c’est alors devenu une obsession. Je n’étais ni médecin ni infirmière mais j’avais la volonté de soigner autrement. Le tatouage s’enseigne par apprentissage avec un formateur. Je me souviens d’avoir commencé à tatouer des pattes de chat, des signes infinis, des étoiles… Chaque petit dessin me rapprochait de mon objectif. Pour exercer ce métier, il faut avoir une bonne fibre artistique, conjuguée à une super technique. Et une connaissance de la reconstruction mammaire.

Comment votre démarche est-elle reçue dans le milieu médical ?

Il a fallu travailler en collaboration avec le milieu médical au départ fermé, inquiet quant à l’innocuité du geste. J’ai pu créer un lien et introduire le tatouage grâce à mon passé de scientifique. J’ai dû rassurer sur mon travail pour prouver qu’il y a bien un suivi et des résultats. Je veux aussi montrer que c’est une alternative économique. Cette technique coûte trois à quatre fois moins cher (il faut compter 400 euros pour le tatouage d’un sein ndlr) qu’une reconstitution chirurgicale, qui se chiffre en milliers d’euros. Aujourd’hui, le tatouage n’est pas pris en charge mais la situation est en train d’évoluer. Les médecins se mobilisent aussi et les chirurgiens m’invitent à leurs conférences. C’est très encourageant. Ils sont d’accord pour dire que je viens magnifier leur chirurgie.

Quel est l’avenir de cette pratique ? Pensez-vous qu’elle puisse servir dans d’autres domaines ?

L’idée, bien sûr, est de former d’autres tatoueurs sur un modèle bien précis, avec un type d’accueil et de prise en charge particulier. Je pense qu’il n’en faut pas 50. Il en faut juste un nombre raisonnable pour que les femmes n’aient pas à aller trop loin pour accéder à ce service. C’est aussi un plaisir d’imaginer appliquer la technique à d’autres besoins. Nous pouvons pratiquer le tatouage 3D à la suite d’une augmentation ou d’une réduction mammaire ou pour les grands brûlés, au niveau du torse. Nous imaginons aussi reconstruire des nombrils après une plastie abdominale ou des ongles sur un doigt amputé. En réalité, la technique peut s’appliquer à tout ce qui fait appel au réalisme. J’ai d’ailleurs été contactée par des transsexuels. Ils ont besoin de se créer une nouvelle identité avec une poitrine adaptée à leur nouveau genre.

Par Lucile Deprez


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

EN MARGE !

Les petits papiers

En 2014, accusé de ne pas avoir déclaré ses revenus en 2012 et de l’avoir fait hors des délais prescrits pour les années 2009 et 2013, Thomas Thévenoud, qui venait alors d'être nommé secrétaire d'État, était raillé sur la place publique. Parce qu'il n'avait pas respecté les règles, mais aussi parce que pour se justifier, il avait invoqué une peur un peu spéciale : la phobie administrative. Un mal dont certains souffrent au quotidien.
Comment c’est loin

« Vous vous sentez comme un lapin face aux phares d’un semi-remorque. Il suffirait de faire un pas de côté, mais vous attendez le choc. » Voilà six ans que Thierry* laisse s’accumuler la paperasse dans sa boîte aux lettres. Il est atteint de phobie administrative. Pour cet ingénieur parisien, les problèmes ont commencé avec une déclaration d’impôts mal remplie. Pas de quoi s’inquiéter, a priori. Mais tout s’est vite enchaîné. Un soir, le quinquagénaire s’est retrouvé à cacher les centaines de lettres accumulées dans des sacs poubelle, direction la cave.

Être phobique administratif, c’est plus que repousser le moment où l’on va payer

La bureaucratie détruit le sens que les gens donnent aux choses
Nicolas Bichot, psychologue

sa facture ou appeler son banquier. C’est tout simplement l’ignorer. Ce que vivent Thierry, Violette*, Benjamin* ou encore Adrien* est loin d’être imaginaire. Même s’ils admettent volontiers une tendance plus forte que la moyenne à la procrastination, ils sont bien sujets à une phobie, que l’on peut diagnostiquer d’après trois éléments selon Nicolas Bichot, psychologue clinicien. « une peur déraisonnée, un aspect comportemental comme un évitement et une manifestation physique comme la crise de panique ». Selon ce spécialiste, la bureaucratie « détruit le sens que les gens donnent aux choses ». Pour Adrien, phobique administratif mais également atteint du syndrome d’Asperger, « c’est une machine dont les rouages sont des êtres humains. Chaque fois, j’ai comme l’impression de me livrer à une espèce de culte, un dieu auquel je ne crois pas ».

Ennemi numéro un : la boîte aux lettres

Tous ont pu identifier un élément déclencheur les amenant à un tel dégoût. Pour Violette, tout a commencé après son divorce. En 2000, elle se retrouve alors avec son travail, son foyer et sa fille à gérer. C’en est trop. D’un revers de la main, elle balaye le pan administratif de sa vie : « Il fallait bien que je fasse des impasses sur les contraintes qui étaient les miennes. » Pour Benjamin, le calvaire a débuté quand il a voulu monter sa boîte : « Il a fallu que je me crée un statut d’auto-

Pendant ses séances, la psychologue
réhabitue d’abord le patient à ouvrir une enveloppe, puis deux et chaque jour un peu plus
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entrepreneur. Le drame. J’ai du tout déclarer sauf que je n’y connaissais rien. À la fin de l’année, j’ai vu que je devais un peu d’argent et puis ça s’est empiré. » Aujourd’hui, ce trentenaire rembourse ses impôts de 2014. En quatre ans de négligence administrative, il a accumulé 15 à 20 000 euros de dette. S’il est depuis devenu  « très carré et très ordonné » dans son boulot, il songe tout de même à passer salarié, « pour avoir moins de paperasse à remplir ».
Quand on est phobique administratif, de fil en aiguille, la boîte aux lettres devient l’objet de toutes les angoisses. Benjamin, artiste trentenaire, n’a même pas les clefs de la sienne. « Sinon, je serais sans cesse en train de m’angoisser en me disant qu’il faut que j’aille voir. » Si certains ne font que la snober, d’autres établissent des stratégies d’évitement. « Une de mes patientes allait jusqu’à changer de chemin pour ne pas passer devant, se rappelle Nathalie Aulbert-Bailly, psychologue. La vision et parfois la simple pensée de l’objet peut ramener à cette peur et provoquer des crises de panique. »

Certains ont entrepris de se faire aider. Thierry a consulté un psychologue. « Il faut travailler sur la relation entre les pensées et les comportements pour arriver à une restructuration cognitive et une remise en cause de la pensée », explique Nathalie Aulbert-Bailly, psychologue. Pendant ses séances, elle réhabitue d’abord le patient à ouvrir une enveloppe, puis deux et chaque jour un peu plus. D’autres se font épauler par des professionnels du rangement. C’est le cas de Violette, qui a fait appel à FamilyZen, une agence d’assistance administrative. « Mentalement, cela me prenait un temps démesuré, dit-elle. Désormais, Adeline (son assistante, ndlr) s’occupe de tout et me fait des comptes rendus que je ne lis d’ailleurs pas, sauf s’il est écrit “urgent” dans l’objet du mail . »

Par Chloé Joudrier


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

SORTIE

Lire aux éclats

Sophie-Marie Larrouy a débarqué dans la Matinale de Canal+ en 2010, avec dans ses bagages un diplôme d’une des meilleures écoles de journalisme de France, un passé de galère en Alsace, son personnage parodique Vaness la Bomba et un syndrome de l’imposteur gros comme ça. Elle y est restée deux ans, avant de faire mille autres choses, comme par exemple du cinéma ou un guide pour ne pas devenir un vieux con. Elle vient de publier son premier roman, L’Art de la guerre 2. Deux cent vingt-quatre pages qui permettent de mieux regarder la vie.
Sophie-Marie Larrouge

Saint-Louis est une ville du Haut-Rhin, dans le Grand-Est, qui a fêté cette année ses 333 ans et compte pas moins de 20 200 Ludoviciens pouvant profiter à leur guise d’une médiathèque, d’un espace d’art contemporain, ainsi que d’une situation privilégiée, au carrefour de trois pays : la France, la Suisse et l’Allemagne. Mais Sophie-Marie Larrouy préfère dire qu’elle vient de Mulhouse, “parce que Saint-Louis, tout le monde s’en fout. Et quand les gens ne s’en foutent pas, ça veut dire qu’ils connaissent parce que c’est une plateforme de trafic de drogue, donc bon”. Elle veut bien redorer le blason de sa région d’origine –“Je me suis tellement foutu de sa gueule que j’ai une dette envers elle”–, mais il y a des limites.
Sophie-Marie Larrouy, c’est cette fille qui est allée chercher son bac L en combo tailleur blanc/borsalino à bords rouges en pensant qu’elle était “au max”. Puis qui

C’est un truc de milieu populaire de prendre du recul sur tout, de se dire : ‘C’est pas grave. Si ça marche, ça marche ; mais si ça ne se fait pas, c’est que ça ne devait pas se faire.’ C’est faux, c’est juste qu’on n’ose pas se dire qu’on a envie que ça marche
SML

a été caissière “au Géant Cas’ de Saint-Louis” entre une inscription classée sans suite en licence de médiation culturelle et communication et un début de carrière en tant que loueuse de voitures à l’aéroport –“Je travaillais douze heures par jour en talons de 10 parce que ces connards te disent : ‘C’est mieux en talons!’ Bien sûr, c’est mieux en talons, bah mets-en alors!”–, le tout en traînant “comment dire… bah une dépression”. Mais Sophie-Marie Larrouy, c’est aussi cette fille qui a passé un peu de sa vingtaine enfermée chez elle tous les jours de 8h à 21h à « faire des fiches sur tout, comme Carrie Mathison » pour entrer à l’École supérieure de journalisme de Lille par pur devoir de revanche après qu’on lui a dit lors d’un entretien qu’elle n’avait pas assez de culture générale. “À l’ESJ, ils ne me calculaient pas, se souvient-elle. Pour eux, j’étais ‘Machine qui fait des vidéos sur Internet’ parce que j’étais en alternance chez Madmoizelle.com et que j’avais créé Vaness la Bomba (une parodie de blogueuse qui chantait et se maquillait trop en total look Loana by La Halle, ndlr). Mais c’était marrant. Eux étaient tous à La Voix du Nord à Dunkerque, Calais, Wambrechies… Ils en chiaient des ronds de chapeaux.” Elle aussi les a passés, les entretiens face aux rédacteurs en chef de La Voix du Nord, sur la Grand-Place de Lille. Mais quand ils lui ont demandé pourquoi ils devraient l’embaucher, elle a répondu, qu’en fait, ils ne devraient pas. “Bah n’empêche qu’aujourd’hui, j’ai du travail.”

De Géant Cas’ à Canal+

Aujourd’hui, elle fait tomber les tabous sur la sexualité dans L’Émifion, un podcast bimensuel, en plus d’animer le sien, À bientôt de te revoir, où elle donne la parole à qui elle veut, tout simplement. Avant, elle a zigzagué. On l’a lue dans Brain, Fluide.G, Muteen. Elle a fait “un peu de web, quelques livres, un peu de cinéma”, notamment 20 ans d’écart avec Virginie Efira et Pierre Niney de la Comédie française. On l’a vue dans la Matinale de Canal+. On l’a écoutée sur France Inter –“mais il fallait faire court, précis, si possible tacler un peu le gouvernement et je m’en fous de faire des blagues politiques.” Elle s’est aussi offert un one-woman-show en 2013, intitulé Sapin le jour, ogre la nuit, écrit et joué par elle-même, pour que celui dont elle était folle amoureuse et qui l’avait quittée la regrette. “Des trucs super, j’en ai fait plein, mais je m’en foutais, appuie-t-elle en précisant qu’elle a mis longtemps à estimer qu’elle avait le droit d’écrire, de produire, de jouer, et encore quelques années de plus à parer ce droit de fierté.

Si je n’avais pas perdu de temps, je n’aurais rien à raconter
SML

À Canal, j’écrivais mes textes à 7h50 dans un couloir, pour passer à 8h05. Je n’avais pas conscience de la responsabilité qui était la mienne en ces lieux.” Mais pourquoi ? “C’est un truc de milieu populaire de prendre du recul sur tout, de se dire : ‘C’est pas grave. Si ça marche, ça marche ; mais si ça ne se fait pas, c’est que ça ne devait pas se faire.’ C’est faux, c’est juste qu’on n’ose pas se dire qu’on a envie que ça marche.” Puis, elle ajoute : “Je pourrais dire que j’ai perdu du temps pour rien, mais non. Si je n’avais pas perdu de temps, je n’aurais rien à raconter. Sur comment tu te sabordes toi-même, et les raisons marrantes qui font que tu te sabordes.” Sophie-Marie Larrouy vient donc de mettre à profit tout ce temps pas vraiment perdu en publiant son premier roman, L’Art de la guerre 2, dans lequel elle parle d’elle en se doutant bien que ça parlera à d’autres.
Et elle veut leur “montrer que c’est possible”, en commençant par ne plus avoir honte d’occuper l’espace public. “À 20 ans, je me sentais vraiment toute seule, et ce sentiment de solitude me glace encore. C’est aussi pour ça que j’avais envie de faire un truc public, je crois. De régler mes problèmes mais pas toute seule. Désormais, je me sens hypersereine, et si quelqu’un, quelque part, voit ou lit ce que je fais et que ça peut lui faire oublier pendant dix minutes que c’est la merde en général, c’est vraiment cool. C’est un peu égocentrique, hein. Je suis quand même comédienne aussi, faut pas l’oublier…” Même que son tout premier rôle au théâtre, alors qu’elle ne parlait pas trop bien encore, c’était le chat de la mère Michel. Un signe parmi tant d’autres que rien n’est jamais vraiment perdu.

“Je suis vénère et j’ai pas le temps” 

Pour écrire L’Art de la guerre 2, Sophie-Marie Larrouy est partie d’un constat simple : « Je suis vénère et j’ai pas le temps.” Une colère pressée qui vient peut-être de ce sentiment qui l’a souvent empêchée de ne reculer devant rien : « Je savais que je pouvais faire mieux, mais je n’avais aucune volonté.” Ou de tous ces matins à se lever en pleurant parce que la vie, ça va être long. À moins que ce ne soit « ce truc du syndrome de l’imposteur”. Toujours est-il que “SML” a juste eu à poser ce qui s’est passé et comment elle a ressenti toutes ces années à observer les autres s’efforcer de profiter, persuadée qu’elle valait mieux mais sans savoir pourquoi ni comment faire pour que ça se voie. Les voisins qui visitent sa grand-mère à l’improviste, ses amies avec qui elle sèche les cours pour aller inventer des chorés sous un pont, la prof de sport qui s’assoit toujours à l’avant du bus et pose toujours son bras sur le siège de devant ou le plan cul minable qui tarde à envoyer le texto tardif qu’elle attend quand même parce qu’un peu d’amour quel qu’il soit pourquoi pas.

Une autobiographie –“Je n’aime pas parler d’autobiographie, à 33 ans, ça fait pompeux”–, ce sont des souvenirs. Les souvenirs de Sophie-Marie Larrouy sont ceux des enfants pas aisés du tout, ceux des gens de l’Est, ceux des filles, ceux des femmes, ceux des provinciaux qui débarquent à Paris et s’habillent mal bien pour aller en soirée, ceux des jeunes adultes qui ne savent pas trop comment être ce qu’ils sont… Bref. De celles et ceux dont on ne parle pas, ou alors avec un peu de condescendance. « Je suis née dans les Vosges dans la montagne. Quand on était petits, avec mes quarante mille cousins, on jouait dehors toute la journée et on rentrait quand on avait faim, et notre grand-mère nous faisait des beignets à la myrtille. Donc ça va comme début d’histoire.” La suite : un déménagement pour

“Je déteste les Beatles.”  Heureusement pour elle, le fond sonore familial, c’est plutôt Johnny Hallyday
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cause de licenciement de son père. Direction l’Alsace. “J’avais 5 ans, je n’en avais pas conscience, mais on est partis sans avoir de point de chute. Donc pendant cinq mois, on a vécu dans un camping. Moi, j’étais contente, j’étais avec ma famille, on dormait tous ensemble dans une tente, c’était trop bien. Ce que je n’avais pas compris, c’est qu’on était SDF, en fait.” Une période dont elle garde une seule séquelle : “Je déteste les Beatles. C’était le mois de septembre, on était en Alsace, donc il faisait vraiment mauvais. Et quand il y avait de l’eau dans la tente, on me mettait dans la voiture le temps de vider, de ranger les trucs avec une seule cassette qui tournait en boucle dans le poste: les Beatles.” Heureusement pour elle, le fond sonore familial, c’est plutôt Johnny Hallyday, « ou Nostalgie parfois, mais parce que sur Nostalgie, ils passent beaucoup Johnny”. Cette base faite de sucre, d’humidité et de variété française, Sophie-Marie Larrouy s’en est servie pour commencer à exister. Au début de sa vie, d’abord. Et puis en écrivant ce livre au sein duquel elle grandit et qui lui ressemble beaucoup, quoique peut-être un peu moins maintenant qu’il est publié et qu’il l’a “apaisée, libérée d’un truc” : il rend le triste drôle et le drôle émouvant, il est “tout doux, délicat, sensible et gentil mais avec une envie de se battre tout le temps, une dimension de guerre”. D’où le titre : L’Art de la guerre 2. Tel un pseudo Msn, L’Art de la guerre 1 était déjà pris. Pour un traité de stratégie militaire ; celui de Sun Tzu, qui a “vraiment écrit un bel ouvrage, admet Sophie-Marie Larrouy sans rancune. C’est hyper-rapide à lire, c’est très beau, il y a des punchlines, c’est marrant.” Si Sun Tzu était là, du haut de ses 2 561 ans, il pourrait dire exactement la même chose de ce deuxième tome.

 

Lire : L’Art de la guerre 2, de Sophie-Marie Larrouy (Flammarion)

Voir : le chapitre 6, adapté en court métrage

Par Noémie Pennacino / Photo : Laura Gilli

INTERRO-NEGATIVE

Sophie-Marie Larrouy : “Le free jazz, on dirait une grippe”

Tout ce qu'elle est, Sophie-Marie Larrouy vient de le mettre dans son premier roman, L'Art de la guerre 2. Mais qu'est-ce qu'elle n'est pas ?

Qu’est-ce que tu n’es pas ?

Une meuf de L’Île-d’Yeu (dans son livre, les “meufs de L’Île-d’Yeu” sont celles à qui tout réussit, ndlr).

Qu’est-ce que tu n’as pas ?

Je ne sais pas décorer, je suis une tarte. La dernière chose que j’ai voulu décorer, c’était mon appart. En guise de canapé, j’ai mis une baignoire avec des coussins dedans. Bah c’est vraiment pas confortable.

Qu’est-ce que tu n’aimes pas ?

À part les Rita Mitsouko, tu veux dire ? Les gens qui te disent un truc, puis reformulent juste après pour être sûrs que tu as bien compris.

Qu’est-ce qui ne te manque pas ?

À part mes ex, tu veux dire ? De savoir dessiner. C’est pas grave.

Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

Mais c’est OÙ Internet ?
Ça, et les imprimantes 3D. Comment on peut imprimer une pizza.

Quel métier ne voulais-tu pas faire étant petite ?

Bouchère. C’est dégueulasse.

Quelle actrice ne pourrait pas jouer ton rôle dans ton biopic ?

Isabelle Carré ou Karine Viard. Elles, ce sont vraiment “des meufs de L’Île-d’Yeu”. Sinon, une actrice qui ne prononce pas le “r” de Paris ou de navrée, et qui n’en fout pas à côté quand elle boit dans un verre à cosmo.

Qu’est-ce que tu ne veux pas savoir ?

Comment les gens qui font des films d’horreur en ont eu l’idée.

Qu’est-ce que la vie ne t’a pas appris ?

À dépenser mon argent correctement.

Quelle musique n’écoutes-tu pas ?

Du jazz. Non, du free jazz. Je crois que c’est le Malin qui s’est immiscé en ces personnes, les jazzmen. “Skibalibalibaloum.” Le free jazz, on dirait une grippe.

Qu’est-ce que tu fais pour ne pas sauver la planète ?

Plein de choses mais notamment prendre des taxis et des Uber, et pas les green.

Sur quel site internet est-ce que tu ne vas pas ?

Il y a quinze ans, j’aurais dit Rotten. Mais aujourd’hui, Doctissimo. C’est trop de problèmes.

Qu’est-ce que ton style ne dit pas de toi ?

Que je suis loyale. C’est rond, c’est coloré, on ne voit pas qu’on peut compter sur moi.

Qu’est-ce qui ne te fais pas rire ?

Les blagues scatophiles.

Quel pseudo n’as-tu jamais pris ?

“Soso” suivi de mon département d’habitation.

Qu’est-ce que tu ne likes pas sur les réseaux sociaux ?

Alors, il y a deux choses : les “RIP Grand-artiste-machin » suivis de « j’ai rencontré Grand-artiste-machin en 2001, nous avions eu une entrevue solaire » ; et les statuts cryptiques. En revanche, j’ai liké tous les #metoo !

Pourquoi est-ce qu’il ne faut pas lire ton livre ?

Si tu n’as pas pris ton magnésium. Ou si tu n’es pas prêt(e) à être en paix.

 

LireL’Art de la guerre 2, de Sophie-Marie Larrouy (Flammarion)

Lire aussiSophie-Marie Larrouy, Lire aux éclats

Voir : le chapitre 6, adapté en court métrage

Par Noémie Pennacino / Photo : Laura Gilli

HIP-HOP

“Le rap est à l’image de la France”

Trois ans de boulot, 400 pages, et tout le rap français en images. Avec Le Visage du rap, et à seulement 27 ans, le photographe David Delaplace a déjà réalisé “l’œuvre d’une vie”. Celle d’un gamin des blocs de Vigneux-sur-Seine qui découvre la photo un peu par hasard et qui finit par tirer le portrait de ses idoles. Rencontre.
David Delaplace.

Comment t’es-tu ouvert au rap ?

Je suis originaire de banlieue parisienne et j’en ai toujours écouté. Mais c’est à l’adolescence que ça a commencé à prendre de l’importance dans ma vie: tu commences à écouter cette musique, elle représente ce que tu peux vivre ou ce que tu vois dans le quartier, et tu t’y attaches vraiment. C’était notamment l’époque de LIM, qui a été un rappeur hyperimportant pour moi. Violences urbaines, c’était incroyable et fou à la fois : c’était l’époque des émeutes et on écoutait tous ça en boucle dans le 91, à Vigneux. Et il avait eu un disque d’or avec de la musique aussi dure ! Ce qui est intéressant, c’est que le rap de LIM n’est plus le reflet exact de la banlieue d’aujourd’hui, elle a évolué. Quand on était plus jeune, il y avait des quartiers où on n’osait jamais aller, et sa musique voulait dire ça. Aujourd’hui, tu peux aller où tu veux sans problème. Les gens là-bas ont compris, ils ne vont pas te chasser mais plutôt faire leur business de leur côté.

Que faisais-tu de ta vie à ce moment-là ?

Franchement, pas grand-chose, je faisais beaucoup d’intérim. Mais je n’ai jamais été fait pour travailler pour un patron. À chaque fois, ça finissait par mal se passer. Je me suis fait virer de plein de boulots, pas parce que je ne travaillais pas, mais plutôt parce que j’ouvrais ma gueule. La base de tout ça, c’est que je n’étais pas vraiment fait pour le système scolaire, je crois. Je n’ai jamais eu mon brevet ni passé mon bac, par exemple. Du coup, ma vie se résumait à des petits boulots et des déplacements. J’ai vécu deux ans tout seul dans le Sud, où je bossais chez McDo, quelques mois en Bretagne dans une école désaffectée avec des potes… Aux yeux des gens, on était des SDF. Mais pour moi, c’était franchement l’un des meilleurs moments de ma vie.

Entourage. (c) David Delaplace
L’Entourage. (c) David Delaplace

Comment te retrouves-tu avec un appareil photo entre les mains ?

En rentrant de mes deux années dans le Sud, j’avais mis de l’argent de côté et mon frère, qui faisait du rap, voulait se créer un Myspace et faire quelques photos. Je me suis dit que ça pouvait être marrant d’essayer, alors je me suis acheté un 550D de Canon, pas très cher, et j’ai fait ses photos. Le manager de Tito Prince, qui était un rappeur de mon quartier, a alors vu les clichés et m’a incité à bosser avec d’autres rappeurs. J’ai eu de la chance parce que les choses sont allées assez vite pour moi: trois semaines après avoir commencé la photo, je me retrouvais au Planète Rap de Sexion d’assaut où il y avait Sinik, qui était mon idole. Les gens de mon quartier avaient pété un plomb quand ils l’avaient su (rires). Je n’étais pas fort à l’époque, mais disponible et motivé. Et à force d’entraînement, j’ai progressé. Je me suis fait un petit studio photo dans mon appartement, je bougeais tous les meubles, et je regardais des tutos sur YouTube, des making of de photographes de mode. En fait, j’emmagasinais.

Il paraît que c’est grâce à Oxmo Puccino que tu as eu l’idée de ton livre.

Il a été le déclencheur, oui. J’avais arrêté les jobs alimentaires et je prenais des photos pour quelques rappeurs tout en faisant des shoots pour des marques de vêtements. Je ne roulais pas sur l’or mais je commençais à gagner ma vie.

Trois semaines après avoir commencé la photo, je me retrouvais au Planète Rap de Sexion d’assaut où il y avait Sinik, qui était mon idole

Parallèlement, je réfléchissais à un projet pour mettre mon travail en valeur, tout en faisant quelque chose sur le hip-hop, parce que c’était mon autre passion. Et il se trouve que j’écoutais beaucoup d’artistes des années 90 et que je voyais que les gamins ne les connaissaient pas du tout, alors qu’ils étaient superimportants. J’ai alors appelé un pote, qui a appelé un pote à lui, qui a contacté Oxmo Puccino pour lui parler du projet. Il était très enthousiaste et on a passé la journée en voiture ensemble, sur Paris. Et cette rencontre-là a été cruciale. Oxmo, c’est un bonhomme, et dans ses paroles, il m’a fait comprendre que si c’était bien fait, ça pouvait avoir une importance. Si tu veux, il m’a un peu conforté dans mon idée en me disant : ‘Vas-y coco, fais-le.’ 

Tu t’es alors mis à contacter tous les rappeurs français ?

Exactement, je voulais en contacter un maximum. J’ai dressé un arbre généalogique du rap et j’ai essayé de tous les retrouver. Pour pouvoir dresser ma liste, j’ai cherché sur Internet, dans les magazines sur le rap français, les émissions RapLine, et je me suis aussi fié aux artistes eux-mêmes, qui me faisaient leur liste. J’en ai retrouvés pas mal, quand même, mais ça a été une galère totale.

Le livre présente des rappeurs importants pour le milieu mais complètement tombés dans l’anonymat. Comment est-ce que tu arrivais à les convaincre de sortir de leur silence pour poser pour toi ?

Parce que c’est un pan de leur vie, tout simplement. Ils ont laissé une trace. Je leur faisais comprendre qu’être dans mon livre c’était une grande marque de respect, puisque souvent, c’était des rappeurs plus connus qui m’avaient donné leur nom. Ils faisaient partie des gens ayant œuvré pour le hip-hop et ils devaient être dedans, c’est tout.

Oxmo Puccino. (c) David Delaplace
Oxmo Puccino. (c) David Delaplace

Tu as senti une différence entre les différentes générations dans la manière de concevoir cette musique ?

Oui, mais ce n’est pas vraiment une histoire d’âge. C’est plus une question de personnalité, je pense. J’ai rencontré des mecs des années 80 qui pouvaient aimer Jul, tout comme j’ai croisé des jeunes rappeurs qui ne pouvaient pas le blairer. Le rap est à l’image de la France et de son peuple, il y a des gens ouverts, et d’autres totalement fermés. C’est pour ça qu’il faut se méfier du ‘c’était mieux avant’. J’ai parlé à beaucoup d’artistes du début des années 80 et ils me disaient qu’à cette époque-là, la conscience n’existait pas tant que ça dans le rap. Ce sont les premiers succès commerciaux des années 90 –Assassin, IAM, NTM– qui ont fait qu’aujourd’hui, on pense qu’il a toujours été politisé. Mais il y a eu des gens avant ! Certains mecs qui rappaient dans les années 80 s’en foutaient de ce qu’ils disaient, aussi bien en France qu’aux États-Unis. Ils ne faisaient que s’amuser.

Kery James. (c) David Delaplace
Kery James. (c) David Delaplace

Tu t’es fait tatouer le nom de ton livre sur ta main gauche. Pourquoi ?

Le livre était commencé depuis un an et demi, et j’avais envie de le faire, ça me paraissait logique. Ce projet reste pour l’instant celui de ma vie en tant que photographe. Que le livre marche ou pas, ça aura été un truc de fou. J’ai voyagé dans des pays, j’ai rencontré quasiment tous les artistes que j’écoutais quand j’étais gosse, et aujourd’hui, je passe du temps avec des artistes que les gens rêveraient de rencontrer une fois dans leur vie, c’est quand même quelque chose. Et je ne suis pas lassé du tout ! Je ne dirais pas que je suis chanceux d’être là où je suis, parce que j’ai travaillé pour ça, mais ça reste une chance en soi.

LireLe Visage du rap, de David Delaplace

Par Brice Bossavie

PERMANENTE

Because I’m nappy

En 2017 encore, la coupe afro est parfois comparée, dans la presse féminine notamment, à "un dessous de bras" ou "un caniche", quand elle n'est pas complètement effacée grâce à Photoshop. Alors pour les femmes noires, refuser le défrisage et se laisser pousser les cheveux au naturel deviennent un "long travail d'acceptation de soi", voire prennent la forme d'une "revendication".

“Salut ma belle. Une petite coupe ?” La réponse est non. Pour Hawa, étudiante de 21 ans, il n’est plus question de remettre les pieds dans un de ces salons de coiffure afro disposés les uns à côté des autres et qui réalisent tressages, tissages et défrisages. Et ce, depuis déjà trois ans. “J’ai eu le déclic quand mon crâne a été à moitié brûlé lors d’un énième défrisage”, confie celle qui cache encore aujourd’hui ses cheveux sous une perruque tressée, “le temps qu’ils repoussent”. Le responsable de ce carnage ? Un défrisant composé d’actifs très agressifs tels que la soude, seul produit de coiffure chimique disponible à la vente en grande surface. Posé longuement sur la chevelure des adultes comme des enfants, il altère la nature même du cheveu et le fragilise. Alopécies ou brûlures sont monnaie courante. Si les conséquences des défrisants au niveau capillaire sont connues, ses effets au niveau sanitaire moins. Une étude parue en janvier 2012 dans l’American Journal of Epidemiology établit un lien entre l’usage de ces produits et les risques de développer un fibrome utérin (tumeurs bénignes situées sur la paroi de l’utérus), des problèmes urinaires ou une puberté précoce. En cause, dans ce cas précis, des composants œstrogéniques interférant avec le système hormonal.

En école de coiffure, on apprend seulement à défriser le cheveu crépu. On n’apprend pas la manière de le démêler ou de le coiffer. Ce cheveu n’existe pas
Aline Tacite, coiffeuse experte en cheveux afro-métissés naturels

Pourtant, la pression est forte sur les femmes noires. En ce samedi après-midi de juin, boulevard de Strasbourg, dans le Xe arrondissement de Paris, elles sont beaucoup à profiter du week-end pour se refaire une beauté. Imitant les pop stars afro-américaines en vogue, elles viennent ici pour changer volontairement l’aspect crépu de leurs cheveux. Selon une étude de l’agence d’ethnomarketing AK-A datant de 2012, en France, 61% des femmes noires se défriseraient les cheveux au moins une fois par an, dépensant jusqu’à neuf fois plus d’argent que les autres. Un marché capillaire –tous “soins” confondus– dont le chiffre d’affaires était estimé à 7,7 millions d’euros en 2013 (selon l’estimation des fabricants) et dominé par trois marques : Dark and Lovely, du groupe SoftSheen-Carson, Activilong, des Laboratoires Mai, et Laura Sim’s, du groupe Ceda. Dark and Lovely revendique même la place de leader mondial du défrisage. De 8 à 18 ans, Hawa optait pour le défrisage à domicile plutôt qu’en salon. Elle se souvient : “Je détestais me défriser les cheveux, mais c’est ma mère qui le voulait. Selon elle, c’était beaucoup plus simple ensuite pour les coiffer.” Malgré la douleur et la conscience des risques, ce geste est devenu banal, transmis de mère en fille.

Naturel et heureux

Cependant, à la suite de désastres capillaires similaires à celui d’Hawa, de plus en plus de femmes noires, partout dans le monde, se sont ralliées à un mouvement connu sous le terme de nappy, signifiant “crépu”, qu’elles se sont réapproprié avec la contraction de natural and happy, “naturel et heureux”. Le but étant de revendiquer son cheveu d’origine. Aline Tacite, 43 ans, coiffeuse experte en cheveux afro-métissés naturels, se bat, elle, depuis quinze ans en France pour que les femmes noires retrouvent leurs cheveux crépus et en soient fières. En 2005, avec sa sœur Marina, elle crée l’association Boucles d’ébène, devenue ensuite salon-événement dont la 6e édition a eu lieu en mai dernier à la Cité des sciences et de l’industrie. “On en avait marre de ne pas voir des cheveux crépus dans notre entourage et dans les médias », raconte-t-elle à la terrasse d’un café parisien, non loin du quartier de Château d’Eau, qu’elle appelle “le ghetto de la coiffure”. “Je suis moi aussi passée par le défrisage, bien sûr… Au bout d’un moment, on ne sait même plus pourquoi on le fait. C’est comme une drogue.” Avec Boucles d’ébène, Aline cherche à faire prendre conscience aux femmes qu’il y a d’autres alternatives : “Nos chevaux de bataille sont la transmission et la valorisation… Parfois, les parents ont même des mots très durs pour qualifier les cheveux de leurs enfants. C’est dramatique”, s’attriste Aline. Lors du salon, plus de 8 000 visiteurs ont droit à un diagnostic des cheveux et de la peau avec des coiffeurs et des dermatologues, peuvent assister à une trentaine de conférence, découvrir des marques de beauté et participer à des ateliers mamans-enfants.

Pour Jessie Ekila, auteure du Guide de survie des cheveux crépus ou frisés paru en 2015, le problème réside en grande partie au sein de la communauté noire. “Les Noirs se critiquent entre eux”, assure-t-elle. Hawa confirme : “Les pires réactions viennent des hommes de ma communauté.” Pour se soutenir, les femmes qui décident de franchir le pas vers les cheveux naturels se retrouvent sur les réseaux sociaux. Les blogueuses

Au bout d’un moment, on ne sait même plus pourquoi on se défrise les cheveux. C’est comme une drogue
Aline Tacite

sont devenues le fer de lance du mouvement. Sur leurs blogs, elles conseillent, donnent leur avis sur différents produits et montrent des exemples de coiffure. Âgée de 20 ans, Eva, étudiante en communication, a créé le compte Twitter @Beautesafro “pour aider les personnes à accepter leur nature de cheveux”. Sur le réseau social, elle interpelle directement ses 8 230 abonnés via des sondages, comme “Pensez-vous que la classification selon l’échelle d’André Walker (du type 1 –cheveu lisse– au type 4 –cheveu crépu) est source de discrimination envers le cheveu crépu ?” Réponse de la communauté à 72 % : “Non pas du tout.” Pour Aline Tacite, cette classification est une aberration. “D’ailleurs, en école de coiffure, on apprend seulement à défriser le cheveu crépu. On n’apprend pas la manière de le démêler ou de le coiffer. Ce cheveu n’existe pas.” Elle ajoute : “Dans un livre de cours de référence en coiffure –Cours de Biologie BP coiffure, de l’auteure Simone Viale, édité en 2010 chez Casteilla–, le cheveu crépu est classé dans le chapitre ‘Les anomalies et affections du cheveu’ et il est écrit : ‘Les cheveux laineux. Cheveux crépus sur l’ensemble du cuir chevelu. Affection congénitale ou héréditaire’ ! 

Aline Tacite voit aussi un problème de représentation de la femme aux cheveux crépus : “L’absence de modèles depuis des années empêche les femmes de se défaire du défrisage.” Si les blogueuses ont boosté et boostent encore la promotion de ces cheveux, rares sont les stars qui arborent une coupe afro. Hawa admet d’ailleurs qu’elle voulait avoir des cheveux lisses “pour faire comme Beyoncé ou Rihanna”. “C’est un vrai problème qui commence peu à peu à être résolu. Quelques stars comme Solange Knowles vont assumer leur texture naturelle de cheveux, positive Aline. Mais, c’est vrai que ce choix est toujours présenté comme une revendication.” La journaliste et écrivaine Rokhaya Diallo a tenté d’offrir des modèles avec son livre Afro !, qu’elle a coécrit avec la photographe Brigitte Sombié. Elle y a dressé le portrait de plus d’une centaine de Parisiens d’origines diverses, et les a questionnés sur leurs cheveux crépus, frisés, tressés, au naturel. “J’ai voulu donner plus de visibilité aux personnes qui ont fait ce choix dans l’espoir que cela inspire. Ce n’est pas un bouquin antidéfrisage pour autant. Je n’ai pas envie de stigmatiser. Chacun fait ce qu’il veut.”

Crêpage de chignon

Ce type de propos, Juliette Sméralda ne le supporte plus. La sociologue française est considérée comme la pionnière du mouvement en France, notamment grâce à son premier ouvrage sur le sujet sorti en 2004, Peau noire, cheveu crépu, l’histoire d’une aliénation –présenté en 2005 lors du tout premier salon Boucles d’ébène, le livre a beaucoup fait parler de lui. Selon son analyse, aujourd’hui encore, les Blancs dirigent les Noirs, par le biais du défrisage notamment. “Le peuple noir adopte une pratique que les maîtres blancs veulent les voir accepter.” Pour elle, “ceux qui créent des produits chimiques qui détruisent nos cheveux ne peuvent pas nous aimer”. Samantha JB, créatrice de l’association Nappy Party dont le mot d’ordre est “Aimer sa chevelure crépue est aussi un acte militant”, a remarqué, commeJuliette Sméralda, que le discours identitaire avait été atténué, “de

Samantha JB, créatrice de l’association Nappy Party a également remarqué que le discours identitaire avait été atténué, “de peur, notamment, de perdre des contrats avec des marques”
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peur, notamment, de perdre des contrats avec des marques”. Rokhaya Diallo se défend : “Je suis absolument opposée aux marques et produits chimiques, mais je ne me sens pas en position de donner des leçons.“ Et elle n’est pas la seule. L’auteure Jessie Ekila partage cet avis et rappelle : “Il y a avant tout dans le choix de revenir au naturel quelque chose de très personnel : c’est un long travail d’acceptation de soi.” Hawa est exactement dans cette phase de transition, et, effectivement, vit cette étape de sa vie de façon intime. Mais l’idée de recouvrement de son identité ne semble pas être sa motivation première : “Si je veux retrouver mes cheveux au naturel, c’est surtout pour moi.”

Une chose est sûre, le mouvement nappy s’intensifie. “De plus en plus de femmes sautent le pas”, se réjouit Aline Tacite. Les parts de marché du défrisage sont en chute libre.” Même L’Oréal a racheté, il y a deux ans, l’une des plus grosses marques pour cheveux naturels crépus, frisés, bouclés, Carol’s Daughter. “C’est bien la preuve qu’ils se repositionnent là où la demande est forte.” 

Par Martin Vienne, à Paris


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

AMBIANCE

“Je rêve d’un monde sans emploi !”

Chaque mois ou presque, c'est la même histoire : le chômage augmente. Et si ce n’était qu’un début ? Et si dans les années à venir, la situation s’aggravait à cause des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle ? Et si l’emploi allait tout simplement emprunter la voie de la disparition ? C’est bien l’avis de la journaliste et auteure Tiffany Blandin qui, dans son dernier livre, Un monde sans travail ?, prédit un futur où l’homme aura beaucoup de temps libre.

Le monde a déjà connu plusieurs révolutions technologiques, notamment avec la robotisation des usines, mais aujourd’hui, les “cols bleus” ne sont plus les seuls menacés par ces nouveautés, les “cols blancs” aussi.

Exactement. La grande nouveauté, c’est que l’on ne parle plus de l’automatisation des tâches physiques comme c’était le cas dans les usines, mais de l’automatisation des tâches intellectuelles. On n’est plus dans la robotisation, mais dans l’intelligence artificielle. Prenez par exemple le métier d’avocat. Certes, on aura toujours besoin d’un avocat pour aller plaider à la cour –les métiers qui risquent d’être à 100% automatisés sont très rares–, mais tout le travail préparatoire comme consulter les affaires passées, les jurisprudences, habituellement fait par des jeunes avocats, sera automatisé. Il sera réalisé par des technologies, des ordinateurs. Même chose chez les secrétaires. Les technologies sont capables de prendre des notes de réunion, de faire de la reconnaissance vocale, de caler des rendez-vous… Bien sûr, les secrétaires ne servent pas qu’à cela, mais c’est une partie de leur métier, et si on automatise 50% de leur travail, au lieu d’avoir besoin de deux secrétaires, on n’en aura besoin que d’une. Au niveau macroéconomique, il y aura des suppressions d’emploi partout. Selon l’OCDE, qui fait partie des plus optimistes, seulement 9% des emplois dans le monde seraient aujourd’hui automatisables, ce qui est déjà énorme. McKinsey & Company, un des leaders mondiaux du conseil en stratégie, évoque 1,16 milliard d’emplois – 47% des emplois en Europe, 46% aux États-Unis, 51% en Chine, 52% en Chine et 56% au Japon.

Il existe bien des métiers intouchables, non ? Par exemple, les journalistes pourraient-ils être complètement remplacés par des machines ou des nouvelles technologies ?

Il y a déjà un logiciel qui existe aux États-Unis, qui s’appelle Quill et qui écrit tout seul. Alors, ce n’est pour le moment que de la dépêche, de l’information brute, cela n’écrira pas des articles de magazine, mais il y a plein de journalistes dont le métier est de bâtonner de la dépêche ! Aujourd’hui, il y a encore des humains derrière ces technologies, mais uniquement pour vérifier qu’il n’y a pas de faute dans la brève, et en une minute l’affaire est réglée. Les humains seront de plus en plus là uniquement pour vérifier et valider ou non le raisonnement de la machine. À chaque correction, les machines s’améliorent, c’est ce que l’on appelle le deep learning : les algorithmes apprennent à travers les expériences vécues, plus ils sont entraînés, plus ils sont bons.

Les seuls emplois qui seront créés dans le futur –pour concevoir des robots ou des algorithmes– seront donc réservés à une certaine élite ?

Il faut que la société évolue, il faut que l’on arrête de regarder celui qui n’a pas d’emploi comme un perdant
Tiffany Blandin

Oui, et on est sur du très haut niveau, du post-doctorat, ce n’est pas du petit bac+5. Ce que les experts craignent c’est que l’on ait une élite de la technologie qui gagne des salaires très élevés et qu’à côté de cela, tous les autres secteurs soient complètement déclassés. Il y aura inévitablement de moins en moins d’emplois, donc de plus en plus de gens qui veulent travailler, donc de plus en plus de gens prêts à accepter n’importe quelles conditions y compris des salaires très bas. On aura des inégalités hallucinantes entre ces deux classes-là et une chose qui fait consensus dans tous les cabinets de recherche : la disparition des classes moyennes.

Parmi les chefs d’entreprise avec lesquels vous avez discuté durant votre enquête, certains avaient-ils des scrupules à remplacer leurs employés par des technologies ?

Ils ont un peu le cul entre deux chaises. Ils voient que ces nouvelles technologies fonctionnent, et qu’ils peuvent éventuellement faire d’énormes économies. Par exemple, il y a ce géant mondial de la restauration qui est en train de tester des caméras intelligentes d’Augustin Marty, ce sont des appareils qui détectent les plats sur votre plateau et déterminent votre addition. Le coût d’installation complet est de 30 000 euros. Un caissier au SMIC coûte à l’employeur 18 000 euros par an, donc au bout de 21 mois, le matériel est déjà rentabilisé. Si vous partez du principe que les 50 000 caissiers en France perçoivent le SMIC, l’économie pourrait s’élever à 940 000 euros par an. On voit bien que du point de vue du business, c’est une super solution. Mais là où cela devient compliqué, c’est au niveau de l’image. Vous ne pouvez pas virer tant de personnes sans en pâtir un peu. Du coup, la plupart du temps, quand quelqu’un part à la retraite ou dans une autre entreprise, il n’est pas remplacé. Puis il y a aussi des situations comme celle d’Intermarché. L’enseigne a fait appel à au cabinet Eurodecision, spécialisé dans l’optimisation logistique. Celui-ci a calculé comment rendre plus rentable les magasins Intermarché en s’appuyant sur des algorithmes. Résultat: les entrepôts dans le Gers ont fermé puis ont tous été regroupés 80 kilomètres plus loin, dans un centre automatisé, et 200 personnes ont été licenciées. Celles qui ont accepté d’aller dans le nouvel entrepôt font les mêmes gestes tous les jours, à une vitesse folle. Elles sont elles-mêmes robotisées.

Finalement, lorsqu’on voit leur situation, que l’on sait que 480 000 personnes souffrent de travail, que le burn-out est devenu un phénomène courant, est-ce qu’un monde sans emploi ne serait pas plus bénéfique ?

Je rêve d’un monde sans emploi ! Il suffit de regarder autour de soi, les gens n’en peuvent plus, il y des burn-out à la chaîne comme vous dites,  du harcèlement et des conditions de travail qui sont de pire en pire avec les nouvelles techniques de management, donc oui ce serait génial que tout cela disparaisse. Après, de nombreux sociologues vont diront que le travail vous encadre, que certaines personnes arriveraient à faire des choses dans ce genre de monde alors que d’autres en seraient incapables et se morfondraient dans leur canapé. Le problème aujourd’hui est que les gens se définissent par leur travail, c’est le prestige social. C’est pour cela que l’on se sent si mal au chômage. Il faut que la société évolue, il faut que l’on arrête de regarder celui qui n’a pas d’emploi comme un perdant. Si notre société du futur est une société qui regarde de haut ces gens-là, cela posera un problème. L’autre souci, c’est notre système actuel : dans le monde et l’économie tels qu’ils sont organisés, il est inconcevable de vivre sans salaire, la rémunération est ce qui fait vivre les gens.

On en revient au revenu universel.

Le plein emploi n’existe plus depuis 30 ans et cela va empirer. Mais comment dire aux Français que dans dix ans il y a aura 10% de chômeurs en plus, que dans vingt ans il y en aura 20% de plus, etc. ?
Tiffany Blandin

Il faut aussi faire attention au revenu universel, cela peut être très bien si c’est suffisamment élevé, mais on peut le voir aussi comme une manière de dire: “On donne quelques euros aux pauvres et ils se taisent.” Une façon d’acheter la paix sociale. Et puis admettons qu’on ait un revenu universel à 3 000 dollars par mois, est-ce que cela est juste si on a 10% de privilégiés qui gagnent 30 000 ? Une minorité de la population va s’accaparer toutes les richesses créées par les technologies et ne laisser que des miettes aux autres. Même si on n’a pas encore les solutions, il faut en parler, car le risque est réel. Beaucoup d’études le montrent, les chercheurs disent que les emplois vont disparaître, les gens de la Silicon Valley et les chefs d’entreprise aussi. Aux États-Unis, Obama avait commandé avant la fin de son mandat plusieurs études sur l’intelligence artificielle. Il en avait parlé dans Wired, le magazine tech’ américain, où il disait que c’était maintenant qu’il fallait se poser ces questions-là. Et pourtant, en France, les gens rigolent quand on leur parle du revenu universel ; il n’y a qu’à voir comment Benoît Hamon a été tourné en ridicule. C’est un vieux concept, mais il ne se justifie que s’il n’y a plus d’emploi pour tout le monde, et il est donc nécessaire d’être en accord avec cette théorie de la disparition des emplois.

Ce qui n’est pas vraiment le cas des politiciens…

À la fin de l’enquête, je regardais le débat à cinq pendant la présidentielle, il y en avait quatre qui expliquaient comment ils allaient rétablir le plein emploi, et moi je me disais : “Oh mon dieu.” On sait que c’est impossible, les chercheurs le savent : le plein emploi n’existe plus depuis 30 ans et cela va empirer. Et pourtant, les quatre le promettent. Les politiques sont à la masse, mais en même temps comment dire aux Français –et Hamon est l’un des rares à avoir eu le courage de le faire– que dans dix ans il y a aura 10% de chômeurs en plus, que dans vingt ans, il y en aura 20% de plus, etc. ? Plus le temps passe, plus il y a de métiers automatisables. Reste à savoir quand les entreprises vont vraiment s’y mettre.

Par William Thorp / Photo : Astrid Di Crollalanza

Tendance

Des hommes et des jupes

C'est un défilé pas comme les autres. Au cœur de l’Alsace, des hommes ont décidé de se déhancher sur scène en jupe, un vêtement qu'ils ne veulent plus réservé aux femmes. Entre confort et esthétisme, ils affirment qu’il s’agit avant tout d’une question d’égalité.
Le V de la victoire ?

Un homme dissimulé sous une épaisse cape noire et rouge s’avance sur l’estrade de la salle des fêtes d’Issenheim, petite bourgade située à une centaine de kilomètres de Strasbourg. Deux jeunes filles, vêtues de robes à sequins à l’effigie de l’Union Jack, s’approchent et lui arrachent brusquement le pardessus, révélant une jupe droite et rouge s’arrêtant au-dessous du genou. Mains sur les hanches, il prend la pose devant une petite trentaine de curieux venus observer ce spectacle peu banal. Celui d’un défilé d’hommes en jupe.

Le but de l’événement: mettre à mal les préjugés autour de ce vêtement, jugé à tort exclusivement féminin dans les sociétés occidentales et le promouvoir chez les hommes, dans un souci de liberté et de confort. C’est en tout cas ce qui a poussé Gilles Rignaut, 45 ans, à revêtir la jupe. La sienne est longue, noire, d’inspiration japonaise. Défiler, ce n’est pas son style. Il a les cheveux longs poivre et sel et la barbe d’un vieux sage. C’est en participant à des reconstitutions historiques du XIIIe siècle durant lesquelles il portait des toges qu’il a eu le déclic. Depuis, en dehors de ses heures de travail, il a totalement abandonné le port du pantalon. Quelques soient les conditions : “Même quand il fait moins 15 degrés, je mets des jupes, il suffit de mettre des chaussettes hautes en laine avec un kilt pour ne pas ressentir le froid.”

Identité masculine

C’est à partir de 2007 que le phénomène prend de l’ampleur. Après avoir fait connaissance sur des forums de discussion, des porteurs de jupe masculine décident de créer une association: HEJ –L’Homme en jupe. À travers un manifeste et différentes actions, dont le défilé fait partie, ils espèrent faire évoluer les mentalités : “L’association veut lutter contre les préjugés virulents par rapport aux porteurs de la jupe, qui sont traités d’homosexuels, de travestis, de transsexuels, de dégénérés et de pervers.” Pour Christine Bard, spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et du féminisme, il n’y a rien d’étonnant à cela. “On va trouver que la jupe les féminise comme on a pu reprocher au pantalon de masculiniser les femmes, brouiller la frontière entre les genres et donc de déstabiliser la société ! La jupe a fabriqué le genre féminin, sur le plan collectif et individuel”, explique-t-elle dans son ouvrage Ce que soulève la jupe : identités, transgressions, résistances.

Les hommes en jupe tiennent à leur identité masculine. Leur manière d’accessoiriser leur jupe ne laisse pas de doute sur leur genre
Christine Bard

Si ses adeptes calquent leur combat sur celui des femmes parties à la conquête du pantalon au début du XXe siècle, la jupe masculine n’a pourtant rien de nouveau. “Par le passé, les soldats romains portaient la jupette des guerriers, et les Écossais le kilt”, explique Jérémie Lefebvre, 41 ans, président de l’association, qui a adopté la jupe masculine il y a neuf ans. S’il est plutôt à l’aise sur scène aujourd’hui, Jérémie avoue avoir eu une certaine appréhension au moment de sortir dans la rue en kilt écossais pour la première fois –“J’avais peur de croiser des voisins”–, mais a très vite été surpris par l’indifférence des passants :“99% des gens ne font même pas attention au fait que je porte une jupe, le reste, ce sont des remarques positives.” La semaine, cet informaticien dans une banque renfile son pantalon pour se rendre à son boulot. “Je suis d’accord pour bousculer les codes vestimentaires, mais étape par étape.” La première, justement, a eu lieu en juin 2017 : alors qu’une vague de canicule accablait une grande partie de la France, des chauffeurs de tramway nantais enfilaient des jupes pour dénoncer le refus de leur employeur de porter un bermuda. Depuis, Jérémie bénéficie de plus de tolérance puisqu’il peut se rendre au bureau en kilt léger lors des fortes chaleurs.

À 65 ans, Jacques Pichault est l’un des doyens du défilé. Pour lui aussi, la jupe masculine incarne un certain fantasme dégagé par le mythe viril du kilt écossais. Christine Bard abonde dans ce sens : “Les hommes en jupe tiennent à leur identité masculine. Leur manière d’accessoiriser leur jupe ne laisse pas de doute sur leur genre. Ils contribuent toutefois à une évolution des codes qui caractérise la masculinité et font ainsi bouger l’ensemble du système de genre.” Malheureusement, l’appréhension qui existe encore aujourd’hui chez les porteurs de jupe masculine–“Si j’habitais dans le centre-ville de Strasbourg, j’aurais sûrement franchi le pas, mais je vis dans un petit village où tout le monde se connaît”– ne permet pas d’établir une étude et un recensement précis. Dans son livre, Christine Bard souligne le phénomène est néanmoins assez marginal dans notre société et reste cantonné à des sous-cultures comme les métrosexuels, les gothiques et les grunges. Mais la tendance tend à s’étendre.

Un nouveau territoire à explorer

Une émancipation qui passe forcément par la mode et la création. En 1985, le couturier Jean-Paul Gaultier lançait la première jupe pour homme dans la haute couture. Il sera suivi en 2009 par le styliste américain Marc Jacobs, qui s’affichera à de nombreuses occasions vêtu de son kilt noir revisité. Plus récemment, d’autres people, comme Vin Diesel ou Jaden Smith, ont paradé en jupe lors d’événements officiels.

Marcel et son orchestre.
Marcel et son orchestre.

Dans l’Hexagone, une seule marque propose des modèles spécifiquement créés pour les hommes : Hiatus. “Elle est née du désir de créer un produit de niche en mode qui n’existait pas encore”, racontent Jennifer Marano et Jean-Guy Béal, couple dans la vie comme dans les affaires. En 2009, avec la collaboration de l’association HEJ, ils lancent leur première collection capsule de jupes 100 % pour les hommes. Ensemble, ils désirent apporter deux choses : du confort et plus d’esthétisme. En hiver, les modèles seront conçus à partir de tissus épais comme le velours, et en été sur du lin avec des pagnes. “Dans mes inspirations, il y a le kilt écossais, bien sûr, avec sa descente au niveau des genoux et ses plis caractéristiques, et l’extrême Orient avec le hakama japonais (vêtement traditionnel utilisé notamment pour la pratique de l’Aïkido, ndlr).” Aujourd’hui, la marque vend une jupe masculine par jour à une clientèle hétérogène (cadres supérieurs, praticiens en médecine douce, fonctionnaires), un chiffre en constante augmentation. “Les membres d’HEJ restent nos premiers acheteurs et donc aussi nos premiers critiques”, ajoute Jean-Guy. Pour pallier au coût élevé d’une jupe masculine –150 euros en moyenne–, Gilles Rignaut a décidé de créer les siennes. Mariages, soirées, et même bricolage, il en a une pour toutes les occasions. “Les modèles de jupe masculine étant assez cher, j’en fabrique une partie moi-même.”

Alors que le show se termine sous les applaudissements du public, et en attendant le prochain défilé le lendemain matin, les mannequins d’un jour retournent profiter de leur après-midi en famille ou entre amis. Certains jouent au croquet sur la pelouse, d’autres boivent un verre. Ils ont tous gardé leur jupe.

Par Lucile Vivat / Photos : LV


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

TURFU

Elisabeth de Senneville : “Il faudrait un Macron de la mode pour faire bouger les maisons de couture !”

Elisabeth de Senneville, 70 ans dont 40 de carrière, est devenue une référence en matière de mode futuristes. Bien avant l’émergence des vêtements connectés, celle qui se définit comme une “techno designer” avait déjà compris qu’elle pouvait révolutionner le secteur en utilisant les nouvelles technologies. Ses vêtements antipollution, photovoltaïques ou même antistress continuent d’inspirer les jeunes start-up. Elle collabore même avec le prestigieux Massachussetts Institute of Technology (MIT) pour développer de nouveaux tissus. Créatrice visionnaire, elle livre ici son avis sur les innovations émergentes de ces dernières années.

Vous êtes une pionnière de l’intégration des nouvelles technologies dans les vêtements. Comment en êtes-vous venue à la mode futuriste ?

À 18 ans, en 1964, juste après mon bac, j’ai commencé à travailler chez Dior. Dix ans plus tard, je me suis intéressée aux nouvelles technologies. Je voulais faire des choses différentes de ce qui existait sur le marché, des choses étonnantes. Par exemple, en 1975, j’ai créé un tissu photoluminescent pour un défilé à Tokyo, lors du lancement au Japon de ma marque créée la même année. Je me suis aussi inspirée des textiles utilisés dans l’aéronautique. Dans les années 80, j’utilisais du plastique, des techniques de soudage… Mais c’est surtout au début des années 2000 que je me suis concentrée sur les fibres optiques, puis sur les vêtements antipollution en 2005 et sur la photoluminescence en 2010.

Avez-vous été critiquée, par des professionnels de la mode ou par le public ?

Bien sûr, comme c’est souvent le cas quand on fait quelque chose de nouveau ! En 2000, j’avais fait un défilé uniquement basé sur les innovations, on m’avait dit que j’avais perdu la tête ! Cela m’avait contrariée. À l’époque, on faisait avec les standards du passé. Quinze ans plus tard, tout le monde me copiait ! Cela montre bien qu’il faut du temps avant que les technologies intéressent les créateurs.

Comment votre travail s’organise-t-il ?

Cela peut surprendre car c’est une marque plutôt destinée aux personnes âgées, mais Damart est à la pointe de la technologie !
Elisabeth de Senneville

Je travaille en équipe, je fais appel à des laboratoires et à des entreprises spécialisées. Par exemple, mes premières plaques photovoltaïques, avec lesquelles on peut charger son portable de manière autonome, ont été fabriquées en Italie, et les secondes, plus souples, à Prague. Je me rends dans les usines pour mettre au point les plaques avec les industriels. Ils me les fabriquent et je fais ensuite moi-même le montage final sur les tissus conçus avec mon équipe de couturiers. Je collabore aussi avec le Massachussetts Institute of Technology pour mes recherches sur les vêtements intelligents.

Des entreprises font-elles appel à votre expertise pour concevoir leurs vêtements ?

Oui, Damart par exemple. Cela peut surprendre car c’est une marque plutôt destinée aux personnes âgées, mais en fait, elle est à la pointe de la technologie ! Elle a notamment créé des gilets intelligents (avec des fibres isolantes contre le froid, respirantes contre la chaleur ou déperlantes contre la pluie, ndlr). Pour France Télécom/Orange, j’ai aussi conçu des vêtements portant des écrans où apparaissent des images ou des messages, et qui peuvent se charger à distance.

Doudoune déperlante Damart.
Doudoune déperlante Damart.

Comment faites-vous pour anticiper les besoins des clients et des consommateurs ?

Je pars souvent de constats personnels. Par exemple, l’idée du vêtement antipollution m’est venue alors que je voyageais en Inde. À Delhi, dans la rue, je ne voyais pas les gens à plus de cinq mètres à cause de la pollution ! Il faut beaucoup de temps avant que ces technologies n’entrent dans la consommation et ne soient pas trop chères. Pour les vêtements photovoltaïques, cela m’a pris trois ans. Il faut aller dans les usines, travailler avec des gens qui parfois n’y croient pas.

Aujourd’hui, des start-up vont dans ce sens, comme Wair, qui crée des foulards antipollution. Pensez-vous que votre idée est en train de se démocratiser ? Que dans quelques années, tout le monde pourra porter de tels vêtements ?

Tant mieux si cela arrive ! J’ai 70 ans, j’aime transmettre mon savoir-faire. Ce n’est pas non plus comme ça que l’on arrivera à se protéger totalement de la pollution. Cette idée du vêtement antipollution, c’était surtout pour que les gens prennent conscience de ce problème environnemental.

La plupart des vêtements innovants ou connectés créés ces dernières années ont un but médical, comme le t-shirt de la start-up Akiros qui corrige les mauvaises postures du dos. Cela signifie-t-il que le paraître rimera de plus en plus avec le bien-être ?

Sûrement. Je pense que les vêtements connectés ont plus de sens dans le milieu médical. Sinon, ce ne sont que des applications gadgets. Il y a plusieurs façons de protéger sa santé. Par exemple, la biocéramique, une poudre de roche volcanique réduite en microparticules, que l’on imprime sur le tissu et dont le but est de récupérer la chaleur du corps et du soleil pour défatiguer les muscles. Elle capte aussi les rayons infrarouges du soleil pour apporter de l’énergie. Je vends ainsi des jeans en biocéramique qui permettent de ne plus avoir mal aux jambes.

Vous faites également de la recherche. Quels sont les enjeux de l’innovation textile aujourd’hui ?

Tout va très vite. Aujourd’hui, on travaille beaucoup sur le “piézo”, une technologie qui permet au vêtement de produire de l’électricité à partir de l’énergie issue des mouvements du corps. Afin de recharger une batterie, par exemple. Le piézo va devenir important, et le photovoltaïque prendre de plus en plus d’ampleur. J’ai passé un an à faire de la recherche sur l’électromagnétique, j’ai vu à quel point c’était dangereux, donc j’ai créé des vêtements anti-ondes

Aujourd’hui, on travaille beaucoup sur le “piézo”, une technologie qui permet au vêtement de produire de l’électricité à partir de l’énergie issue des mouvements du corps. Afin de recharger une batterie, par exemple
Elisabeth de Senneville

électromagnétiques. Dans la fashion tech, beaucoup travaillent avec des LED connectées pour rendre les vêtements lumineux. Mais pas les grandes maisons de couture. Elles ne veulent pas se positionner sur l’innovation technologique, de peur de perdre leurs clients.

Pourquoi ?

Il y a trois ans, j’ai été convoquée chez Gucci, à Milan, pour présenter mes créations devant les responsables des marques du groupe (Saint Laurent, Balenciaga, Sergio Rossi, etc., ndlr). Je pensais qu’il y aurait une collaboration. Ils les ont regardées, mais ne les ont finalement pas prises. C’était encore trop tôt pour eux. Lancer des innovations, cela devrait être leur rôle, vu qu’ils ont beaucoup de moyens. Mais c’est une question de stratégie commerciale. Les clients sont trop attachés à l’image d’une marque, donc les grands créateurs de mode ne veulent pas prendre de risques. Il y a un fossé entre les maisons de haute-couture qui ont de l’argent et les jeunes stylistes sans le sou qui cherchent à innover. Ces nouveaux créateurs de 25 ans font beaucoup de bruit avec leurs vêtements intelligents et connectés. Donc d’ici quelques années, peut-être cinq ans, les directeurs des grandes collections seront bien obligés de s’intéresser à la fashion tech. Il faudrait un Macron de la mode pour faire bouger les maisons de couture !

Avez-vous une idée de ce que seront les tendances dans dix, vingt ans ?

Le mot “tendance” est à bannir, j’y suis allergique ! Les tendances n’existent plus aujourd’hui. Il y en avait encore dans les années 1950-1980. Mais la mode n’est plus que l’expression personnelle de chaque créateur. Les grandes marques industrielles comme Zara ou H&M sont obligées d’avoir un bureau de style car ce sont de gros investissements. Mais dans la haute-couture, plus personne ne suit les tendances. Les jeunes privilégient les créations plus personnelles. Iris van Herpen, qui utilise l’impression 3D, crée des trucs incroyables qui n’avaient jamais été faits auparavant ! Les stylistes que l’on voit au festival de Hyères (le festival international de la Mode et de la Photographie, dont la 32e édition a eu lieu fin mai, à Hyères dans le Var, donc, ndlr), par exemple, sont hors-tendances. Avec leurs nouvelles créations, ils apportent un air frais. Moi-même, j’ai toujours voulu être hors-tendances, avoir une identité forte.

Iris Van Herpen.
Iris Van Herpen.

Comment les gens s’habilleront-ils dans vingt ans ? Avec quelles matières ?

Je ne pense pas que les vêtements seront tous forcément connectés, je n’y crois pas. En revanche, l’écologie influencera la mode et sera mixée avec les nouvelles technologies, comme la photoluminescence par exemple. Dans dix, vingt ans, on devra prendre en compte l’environnement, sinon, on sera des inconscients !

Par Amélie Borgne


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

INDÉPENDANCE

Que se passe-t-il exactement en Catalogne ?

L'Espagne est en train de vivre l'une des plus grosses crises politiques de son ère démocratique. Les Catalans, qui souhaitent plus que jamais obtenir leur indépendance, organisent aujourd'hui, dimanche 1er octobre, un référendum au nom du droit d’autodétermination, illégal aux yeux de la loi espagnole. Le scrutin a démarré ce matin à 9h et des personnes font la queue pour voter depuis l'aube, entourées de policiers envoyés par le gouvernement, qui avait déjà ordonné la saisie des urnes et bulletins. Mais pourquoi ?

Comment en est-on arrivé là ?

Les relations entre le pouvoir central et la Catalogne ont toujours été plus ou moins distendues au fil de l’histoire. Au même titre que le Pays basque, la Catalogne est une région à part. Les revendications quant à la tenue d’un référendum au nom du droit d’autodétermination ne datent pas d’hier et leur fréquence s’est intensifiée depuis le début des années 2000. “Au début, ces demandes étaient formulées un peu pour le principe, en sachant que la réponse serait négative. C’était une manière de rappeler cette revendication”, note Cyril Trépier, auteur du livre Géopolitique de l’Indépendantisme en Catalogne. Après le rétablissement de la démocratie, entre 1978 et 2012, la Catalogne était gouvernée par des partisans de l’autonomie renforcée, ou des catalanistes modérés. On est

Si le non l’emporte, le courant indépendantiste catalan ne disparaîtra pas pour autant. Ses partisans sont au fait de la trajectoire de leurs homologues en Écosse ou au Québec : le non l’a emporté dans les deux cas mais le mouvement continue d’exister. Et puis, ils sont au pouvoir…
Cyril Trépier, auteur du livre Géopolitique de l’Indépendantisme en Catalogne

depuis passé à une stratégie d’affrontement. Selon Cyril Trépier, on doit la situation actuelle à l’effondrement d’idéologies historiques. “Le communisme, et surtout le socialisme catalan, qui a toujours gouverné en coalition ou seul jusqu’en 2011, se sont effondrés au profit d’un parti explicitement indépendantiste, l’ERC, entré au gouvernement fin 2003. Ses membres ont contribué à lancer le long et complexe processus de révision du statut d’autonomie catalan de 79 et revendiqué ce référendum d’autodétermination, avec évidemment la certitude d’une réponse négative de la part de Madrid. Mais c’était une manière de se démarquer de nationalisme modéré.” À cela s’ajoute l’effritement au profit de l’ERC de la base électorale du traditionnel catalanisme modéré de centre droit, partisan d’une autonomie renforcée sans pour autant entrer en guerre ouverte avec le pouvoir central. On est depuis passé à une stratégie d’affrontement. Lors des élections de 2015, l’actuel président de la Generalitat, Carles Puigdemont, avait mis l’indépendance au cœur de son programme, là où les anciens gouvernements n’en faisaient pas un enjeu prioritaire. Ce revirement s’explique en partie par le renouvellement générationnel du paysage politique. Il s’avère que la jeune génération est beaucoup plus indépendantiste que celle qui l’a précédée.

Dans le même temps, pendant que Puigdemont se faisait élire sur sa volonté de faire de sa province un état souverain à part entière, le gouvernement central a joué l’immobilisme. “Rajoy n’a jamais cru qu’ils iraient jusqu’au bout, analyse Christian Hoarau, auteur de La Catalogne dans tous ses états. Il a d’une certaine façon joué l’immobilisme et il paye ce manque de dialogue aujourd’hui. Le parlement catalan, dont la majorité absolue est composée d’indépendantistes, a fait adopter loi autorisant le référendum unilatéral. Puis, début septembre, a été votée une loi de transition juridique, qui consiste à créer un ordre juridique nouveau en violation de la constitution espagnole. Le pouvoir central s’est rendu compte que se tiendrait le premier octobre un référendum qu’il ne souhaite pas autoriser.” Depuis, le pouvoir central a utilisé toutes les pressions et moyens légaux pour faire plier le gouvernement catalan : il a donné l’ordre à la police autonomique de se mettre sous l’autorité de la guardia civil, a coupé le robinet au niveau financier, a inculpé des maires et a donné des avertissements aux directeurs d’établissements scolaires qui comptait ouvrir les portes de leurs établissements pour la tenue du scrutin.

Doit-on s’attendre à une forte participation ?

Seule certitude : au niveau national, ce référendum est illégal et ne remplit pas les critères pour que son résultat soit reconnu aux niveau des instances internationales. Mis à part Maduro, le leader vénézuélien, aucun dirigeant n’est prêt à reconnaître la Catalogne en cas de victoire du oui ce dimanche. Pour le reste, c’est le grand flou. Déjà au niveau de la tenue matérielle du scrutin. “La guardia civil fera en sorte d’empêcher les gens de voter, prédit Christian Hoarau. Quant aux urnes, on ne sait pas trop où elles sont.” Info récente : le gouvernement catalan souhaiterait utiliser des locaux relevant du département de la santé, comme des hôpitaux ou des dispensaires, pour permettre aux citoyens d’aller déposer leurs bulletins. Une fois ces contraintes évoquées, reste à savoir si les habitants oseront se déplacer. Là encore, dur de faire un pronostic. Cette désorganisation matérielle peut jouer sur la participation. En même temps, le déploiement des forces de police a mobilisé des gens qui n’étaient pas intéressés

Ce référendum est illégal et ne remplit pas les critères pour que son résultat soit reconnu aux niveau des instances internationales. Mis à part Maduro, le leader vénézuélien, aucun dirigeant n’est prêt à reconnaître la Catalogne en cas de victoire du oui ce dimanche
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par la question à la base. “Des catalans peuvent très bien aller voter, même non, juste pour montrer qu’ils ne se laisseront pas faire par Madrid”, appuie Christian Hoarau. Il paraît donc extrêmement difficile de savoir si la participation sera supérieure ou inférieure au chiffre de 68% annoncé par le dernier sondage en date sondage qui date de juin. Selon lui, si le oui espère l’emporter, la participation ne doit pas excéder la barre des 70%. “Au-delà, ça signifierait que ce sont les gens qui sont contre l’indépendance qui se sont mobilisées en masse.” Les sondages sont ce qu’ils sont mais en effet, malgré l’extrême détermination du pouvoir parlementaire local, le oui ne semble pas favori. “Sauf que les opposants à l’indépendance n’appellent pas à voter non mais à boycotter ce scrutin illégitime et inconstitutionnel. Donc il est possible que seuls les indépendantistes convaincus se déplacent”, avance Cyril Trépier. Hormis le CUP, Junts Pel Si et Podemos, qui se déclare neutre, tous les partis politiques de droite comme de gauche ont donné le non comme consigne de vote. Au-delà du débat sur l’indépendance de la Catalogne, ces partis se sentent bafoués par le processus de référendum enclenchés par les nationalistes, qu’ils considèrent illégal, anticonstitutionnel et pas vraiment démocratique. Cela semble mal parti pour les partisans d’une Catalogne indépendante, donc, d’autant qu’entre 2013 et 2016, cette idée a reculé de dix points dans les sondages et ne motive plus qu’un tiers des habitants selon une dernière étude (35% pour être précis, alors que 22% estiment que la Catalogne doit être un état au sein d’une Espagne fédérale et 31% souhaitent le statu quo). “Si le non l’emporte, le courant indépendantiste catalan ne disparaîtra pas pour autant, prévient néanmoins Cyril Trépier. Ses partisans sont au fait de la trajectoire de leurs homologues en Écosse ou au Québec : le non l’a emporté dans les deux cas mais le mouvement continue d’exister. Et puis, ils sont au pouvoir…

Y a t-il une sociologie du vote pro indépendance ?

Barcelone étant une “ville-monde”, la Catalogne intérieure et le monde paysan semblent plus indépendantistes que la population de la capitale. Toutefois, Gérone, ville d’envergure, est une zone à majorité indépendantiste. “Dans les banlieues rouges barcelonaises, historiquement socialistes, on constate que 46% de la population est pour le maintien du statut de communauté autonome en Espagne”, relate Christian Hoarau. Il apparaît également que le soutien ou non à l’indépendance dépend de l’origine sociale et économique. Le soutien est ainsi plus massif chez les Catalans ayant des parents et grands-parents catalans et disposant de revenus au dessus de la moyenne. Chez les personnes disposant de plus de 4000 euros par mois, le oui à l’indépendance atteint 54%, tandis que le non atteint 59% dans la tranche 900-1200 euros. Christian Hoarau : “Il y a deux facteurs explicatifs à la relation soutien à l’indépendance et niveau de revenu: une aversion au risque du processus d’indépendance chez les personnes les plus en difficultés économiquement d’une part et le facteur sécurité d’autre part. Les Catalans nés hors de Catalogne sont moins indépendantistes car ils ont peur d’être mal considérés.” Logique : les catalans les plus modestes sont souvent ceux qui parlent le moins catalan de manière spontanée. Dans tous les cas, la frontière en termes de revenus semble fixée à 1800 euros par mois. Entre 1200 et 1800 euros mensuels, le Non atteint 51%. Dans la fourchette 1800/2400 euros de salaire, le Oui atteint 53%.

Par Marc Hervez

PINK

“On pense que le rose pour les filles est ‘traditionnel’ et ‘naturel’, ce n’est pas le cas”

Nous sommes en 2017 et il y a encore des gens qui se demandent si les hommes peuvent porter du rose. Puis, après un inventaire des personnalités qui ont sauté le pas, souvent, la dramatique sentence tombe : ce n’est qu’un phénomène de mode destiné à s’estomper. Parce que, en 2017, le rose est toujours une couleur “de fille”. Pourtant, ce ne sont pas les initiatives qui manquent. Fin 2016, les associations Osez le féminisme ! et Les Chiennes de garde lançaient la campagne “Marre du rose” destinée à combattre la segmentation colorée –les éternels rose et bleu– et la chaîne néerlandaise Hema a récemment décidé de ne plus faire de distinction de ses rayons par genre. Trois expertes reviennent sur l’histoire du rose, “une couleur plus sournoise qu’il n’y paraît”.
Myriam Klink.

Casting :

Anne Dafflon Novelle, docteur en psychologie sociale et spécialiste de la socialisation différenciée entre les filles et les garçons

Annie Mollard-Desfour, linguiste-lexicographe et chercheuse au CNRS, auteure de dictionnaires de mots et expressions de couleur

Jo B. Paoletti, auteure américaine, notamment du livre Pink and Blue : Telling the Girls from the Boys in America et spécialiste des questions de genre et de l’apparence

Le rose est-il par nature une couleur “féminine” ?

Anne Dafflon Novelle : Le goût des petites filles pour le rose n’est pas inné. D’ailleurs, un siècle en arrière, le rose n’était pas culturellement associé aux filles. C’était même l’inverse. Le bleu était la couleur des filles et le rose celle des garçons !

Annie Mollard-Desfour : Si l’on refait un peu son histoire, le rose est d’abord associé aux garçons, oui. Il devient ensuite la couleur des peaux enfantines, puis celle des jeunes femmes et “jeunes filles en fleurs”, du féminin, du sexe et de

On sait que l’on ne trouve pas de layettes roses et bleues pour différencier les filles des garçons à la naissance avant 1920
Annie Mollard-Desfour

l’intime, des layettes, des dessous chair. C’est une couleur très ambiguë. On peut croire qu’il s’agit d’une couleur enfantine et sans danger, mais le rose est beaucoup plus sournois qu’il n’y paraît : il exprime aussi la sensualité et même la sexualité. Le mot “rose” est d’ailleurs l’anagramme de “eros”. Au cours du XXe siècle, cette couleur a vécu à travers différentes formes : le socialisme à la rose ou socialisme rose ; le motif vichy rose, choisi par Brigitte Bardot en 1958 pour sa robe de mariage avec Jacques Charrier ; les tutus roses qui, la même année, ont donné leur nom à l’affaire de mœurs pédophile dite “des ballets roses” ; le rose sexiste de Barbie, cette poupée-femme-objet caricature de la “féminitude” ; le triangle rose imposé aux détenus homosexuels dans les camps nazis, mais devenu en 90 – inversé et sur fond noir – l’emblème de la fierté homosexuelle, etc.

Jo B. Paoletti : De nos jours, on pense que le rose pour les filles –et le bleu pour les garçons– n’est pas seulement “traditionnel”, mais également “naturel”. Ce n’est évidemment pas le cas. C’est seulement quelque chose de culturel façonné par des stratégies marketing. Avant d’être associé aux filles, le rose était en réalité associé à de nombreuses idées et caractéristiques : la jeunesse ou la santé, par exemple.

Comment le rose est-il devenu une couleur pour filles ?

Annie Mollard-Desfour : C’est assez récent. On sait que l’on ne trouve pas de layettes roses et bleues pour différencier les filles des garçons à la naissance avant 1920. Au fil des années, le rose féminin s’est accentué jusqu’à devenir un code. En mai 68, en France en tout cas, ces codes-là ont été cassés : on a pu mettre des layettes de toutes les couleurs pour les deux sexes. Mais cela n’a pas duré longtemps. Le rose féminin est revenu de manière plus forte encore à cause de stratégies commerciales visant les enfants –avec la poupée Barbie notamment, très en vogue dans les années 70.

Pink, pink everywhere.
Pink, pink everywhere.

Jo B. Paoletti : Cela s’est fait très progressivement. Les fabricants et les distributeurs ont d’abord essayé de lancer cette nouvelle signification du rose, mais, sur le long terme, ce sont les clients eux-mêmes qui l’ont lentement façonné. Le rejet du rose par les féministes a contribué en réalité à solidifier son association avec la féminité traditionnelle.

Le rose féminin est-il une réalité pour l’ensemble de la population mondiale ?

Jo B. Paoletti : Le symbolisme rose/bleu s’est ancré considérablement aux États-Unis et s’est répandu avec la culture pop américaine et la mondialisation de l’industrie du vêtement.

Les garçons se réapproprient-ils le rose ?

Anne Dafflon Novelle : Non. C’est très clairement dichotomique et de plus en plus. Aujourd’hui, les enfants n’arrivent pas dans un monde unisexe, au contraire celui-ci est différencié : il y a des choses pour les filles et d’autres pour les garçons. La couleur est l’élément principal qui permet de faire la distinction.

Annie Mollard-Desfour : Aujourd’hui, les hommes –pas les petits garçons cela dit– sont de plus en plus invités à porter du rose. Mais derrière, il y a toujours l’idée de développer son ‘côté féminin’. Les joueurs de rugby du Stade Français, par exemple, portent depuis 2005 des maillots roses pour changer leur image très masculine et apporter un côté plus doux à leur sport.

La distinction garçons-filles par la couleur est-elle sur le point de changer ?

Anne Dafflon Novelle : Dans la mesure où les enjeux sont commerciaux, il me semble peu probable que cela change dans les années à venir. Les responsables

Les enfants savent qu’une fille a une vulve et qu’un garçon a un pénis, mais pour eux, ce n’est pas ça qui fait le sexe. Pour les filles, la couleur rose est bien plus parlante quand il s’agit de se revendiquer fille
Anne Dafflon Novelle

marketing utilisent sciemment le rose pour séparer les filles des garçons et ainsi doubler leurs ventes. Par exemple, il y a 30 ans, les vélos pour enfants étaient rouges et donc neutres. Tous les enfants d’une même famille apprenaient à pédaler sur le même tricycle. Désormais, en magasin, on trouve des petits vélos roses Barbie et des petits vélos bleus Spiderman. Pas question pour un garçon d’utiliser la bicyclette de sa sœur et vice-versa. Les parents doivent donc acheter deux vélos si cette famille a deux enfants de sexes différents ! Une partie de la population mondiale commence à penser que cette segmentation est ridicule, mais cela reste une minorité. Certaines marques essaient même de jouer le jeu de la neutralité dans les couleurs choisies. C’est le cas de Tim & Lou, marque de jouets mixtes lancée par la chaîne de magasins La Grande Récré il y a quelques années déjà.

Jo B. Paoletti : Je ne pense pas non plus que quoi que ce soit change dans l’immédiat ou dans les années à venir. Mais avec le temps, si. Par exemple, le noir a longtemps symbolisé le deuil. Aujourd’hui, si quelqu’un s’habille en noir, personne ne lui demandera qui est mort. De même, le blanc n’est utilisé pour les robes de mariée que depuis peu de temps. C’est la reine Victoria qui a lancé ce nouveau code en 1840 quand elle s’est mariée en portant une simple robe blanche. Jusqu’alors les couleurs étaient la norme et ce choix a donc été jugé comme très conservateur.

Annie Mollard-Desfour : Cela peut évoluer. Il y a déjà eu par le passé des renversements extraordinaires. Et puis, des codes culturels autres que les nôtres peuvent arriver jusqu’à nous. Cela se fait parfois lentement et il y a même des retours en arrière, mais de toutes façons, les couleurs n’ont plus un seul code. Il y a des sens multiples.

Les enfants sont-ils condamnés à reproduire ce schéma ?

Anne Dafflon Novelle : La société de consommation et leur éducation les poussent en ce sens. Cela crée même chez eux un désir d’exposer leur identité sexuelle. Les enfants savent qu’une fille a une vulve et qu’un garçon a un pénis, mais pour eux, ce n’est pas ça qui fait le sexe. Pour les filles, la couleur rose est bien plus parlante quand il s’agit de se revendiquer fille.

Jo B. Paoletti : En ce qui concerne les distinctions de genre, cela va même au-delà du rose et du bleu. Il peut y avoir moins de rose dans les objets qui sont destinés aux filles, mais y avoir plus de paillettes, de volants et d’autres signifiants.

Le rose est-il également la couleur des femmes adultes ?

Jo B. Paoletti : En fait, dès la fin de l’enfance, les filles peuvent rejeter cette couleur. Quand elles sont assez grandes pour comprendre que les vêtements indiquent un genre, mais ne le déterminent pas. Elles deviennent, tout comme les garçons, moins rigides dans l’expression de leur genre.

Annie Mollard-Desfour : Les filles, en grandissant, et plus globalement les femmes, rejettent la couleur rose car elles la considèrent désormais comme trop girly ou trop enfantine.

Jo B. Paoletti : Si chez les petites filles il est important pour exprimer leur identité et chez les petits garçons quelque chose à éviter pour absolument ne pas être pris pour une fille, chez les adultes –pour certains d’entre eux du moins– le rose peut être une couleur comme une autre, que l’on peut aimer, ne pas aimer ou même détester. Tout est possible.

Par Martin Vienne / Photo : Renaud Bouchez


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

I am a Berliner

À l’approche des élections du dimanche 24 septembre en Allemagne, le député Jens Spahn a soulevé une question qui en cache bien d’autres, plus profondes : les Allemands seraient-ils trop accueillants avec les expatriés ne faisant plus l’effort de parler la langue locale ?
Le quartier de Kreuzberg, à Berlin.

Depuis la rentrée, les murs de Berlin se parent d’affiches électorales aux couleurs criardes et aux noms à consonance inconnue pour la plupart des étrangers vivant dans la capitale allemande. Si Angela Merkel devrait être largement réélue le 24 septembre prochain, cela n’intéresse pas vraiment les 620 000 expatriés que compte la ville. Déjà parce qu’ils ne peuvent pas voter. Mais aussi parce que leur mode de vie les éloigne des problématiques de la société allemande : ils commandent à manger en anglais, profitent des loyers bon marché, travaillent dans des start-up avec d’autres expatriés et, parfois, disent “danke schon” à la caissière du supermarché. C’est le rêve européen, celui que l’Allemagne de Merkel ne cesse de défendre. Pourtant, peut-être du fait d’une campagne bien monotone, c’est aussi cette vision de l’Europe ouverte, cosmopolite et jeune qui se retrouve attaquée et commentée au sein même de l’un de ses pays fondateurs. Alors, à la veille d’un quatrième mandat pour Angela Merkel, la crise de l’immigration, la menace de la “gentrification” et la montée des sentiments anti-européens auraient-elles raison du grand rêve européen allemand ?

C’est ce que pense Jens Spahn. Début août, ce député du CDU de 37 ans, représentant d’une circonscription de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, se promène à Berlin lorsqu’il a une petite faim. Il choisit un restaurant, s’installe et souhaite passer commande. Mais, stupeur : le menu est en anglais. L’homme politique évacuera sa colère quelques jours plus tard dans le quotidien régional Neue Osnabrücker Zeitung : “Cela commence à fortement m’énerver que dans certains restaurants de Berlin, les serveurs ne parlent plus que l’anglais. Ce serait impensable à Paris.” Avant de développer dans une tribune publiée dans le magazine Die Zeit : “À Paris, ils sont fiers, à juste titre, de leurs particularités culturelles, mais à Berlin, les gens voient l’anglais comme une marque de compétence cosmopolite. Cela devient particulièrement grotesque lorsque l’allemand est relayé au second plan.” Pour le député, les responsables sont clairement identifiables : les expatriés européens, jeunes et barbus. Ou comme Spahn les appelle plus clairement, “les hipsters élitistes”. “Ils viennent pour un, deux ou cinq ans et n’apprennent pas la langue locale, enchaîne-t-il. Parce que dans les milieux culturels, artistiques ou entrepreneuriaux, ils se parlent en anglais, et parce qu’ils ne savent pas si, l’année suivante, ils seront à Tallin ou Tel Aviv. Cela ressemble alors de plus en plus à un système de cours européennes du XVIIIe siècle : partout, on y parlait le français car Versailles et la culture française prévalaient. La maîtrise de la langue différenciait les bourgeois des paysans, qui ne parlaient pas le français. Aujourd’hui, dans nos grandes villes, on revient à cette culture élitiste.”

“Cela commence à fortement m’énerver que dans certains restaurants de Berlin, les serveurs ne parlent plus que l’anglais. Ce serait impensable à Paris”
Jens Spahn

Clément acquiesce en haussant les épaules. Ce Français de 28 ans, qui vit à Berlin depuis trois ans, a déjà bossé dans trois entreprises différentes, vécu dans trois appartements, mais ne parle “pas vraiment” la langue locale. Pourtant, son employeur actuel est bel et bien allemand, “mais tout le monde travaille en anglais, et [s]es collègues sont internationaux”. “La deuxième boîte dans laquelle j’ai bossé m’avait payé des cours d’allemand, mais ce n’était qu’une heure et demie par semaine pendant six semaines, avec une prof qui venait au bureau.” Résultat, Clément peut communiquer dans les commerces ou les restaurants, “mais ça reste des interactions relativement courtes”. “Pour tout ce qui est administratif, par exemple, je galère.” Et au contact des locaux, “ce n’est pas facile d’avoir une conversation un tant soit peu intéressante en allemand avec un allemand”. Alors, avec ceux de son entourage, Clément parle en anglais. Ce qui, justement, irrite Jens Spahn : “Il y a toujours des étrangers qui essaient de parler l’allemand, mais leurs interlocuteurs, complaisants, leur répondent systématiquement en anglais. Du coup, ils ne s’améliorent jamais.” Difficile, sur ce point, de donner tort à Spahn : si en Allemagne, les expatriés maîtrisent mal l’allemand, presque 62% de la population parle un anglais de bon niveau, ce qui place le pays à la 11e place mondiale de l’anglicisme (la France est 37e avec presque 52% d’anglophones).

Génération EasyJet

Mais est-ce vraiment l’arrivée de jeunes travailleurs diplômés à Berlin qui dérange tant Jens Spahn ? Ou plutôt le double standard que semble pratiquer l’Allemagne vis-à-vis de son immigration ? Lors de la crise des migrants, le député a été l’un des premiers à critiquer le choix d’Angela Merkel d’ouvrir les portes du pays : “Peut-être que nous avons trop misé sur l’approche humanitaire”, laisse-t-il entendre dans sa tribune. Cependant, aujourd’hui, il pointe une conséquence plus idéologique : “Nous exigeons des migrants qui entrent en Allemagne qu’ils apprennent la langue pour s’intégrer, ce qui est normal. Mais pendant ce temps, toute une branche de la population s’isole et vit dans une bulle. Tous ceux qui n’appartiennent pas à la ‘génération EasyJet’ en sont exclus. Par exemple, les Allemands qui ne parlent pas bien l’anglais ou, malheureusement, ces migrants qui ont appris la langue allemande au lieu de l’anglais.” Si l’intervention de Jens Spahn a récolté de nombreuses moqueries sur les réseaux sociaux et quelques froncements de sourcils parmi la classe politique, elle fait écho à d’autres angoisses partagées par les Berlinois. Et si la capitale allemande, à force de s’adapter à ses visiteurs européens et américains, finissait par ressembler à toutes les villes du monde ?

“C’est une vision conservatrice sur le changement. Je pense que cette initiative est absurde. Quant à l’immigration, on a des problèmes d’intégration plus importants sur lesquels les politiciens devraient se concentrer”
Johannes Vogel, secrétaire général du FDP

“La pratique omniprésente de l’anglais est le symptôme évident d’une homogénéisation culturelle inévitable”, écrit-il. Si ce ne sont pas exactement les cafés identiques à ceux de Brooklyn qui dérangent profondément les vieux Berlinois, c’est d’avantage l’augmentation des loyers et du coût de la vie, qui va avec la modernisation de certains quartiers visant à attirer des étrangers au plus gros pouvoir d’achat. Le 1er mars dernier, à la tombée de la nuit, un “groupe d’autonomes” démolissait les vitres d’un bistrot branché, le Vertikal, dans le quartier de Kreuzberg, avant de disparaître à vélo. L’établissement n’avait ouvert que depuis deux mois, mais la gérante, Claire d’Orsay, une américaine de 32 ans, avait déjà porté plainte sept fois auprès de la police locale. Selon la revendication postée sur Facebook, “Le Vertikal contribue au mouvement d’expulsions qui touche Kreuzberg”, puisque situé dans le même bâtiment que le Café Filou, café-boulangerie mythique du quartier, contraint de fermer à l’été 2016 à cause d’un propriétaire d’immeuble trop gourmand. “On nous a dit que le café ne correspondait plus au concept du quartier”, racontait la propriétaire au Berliner Zeitung. Dans le quartier adjacent de Neukölln, le même scénario se répète désormais tous les mois : on expulse les anciens commerces pour en accueillir de nouveaux, destinés à la nouvelle population de jeunes expatriés branchés. Face à la montée d’une rhétorique anti-étrangers dans la capitale, un groupe se forme en 2013 : le Hipster Antifa Neukölln. “On a commencé vers 2011, quand des graffitis anti-hipsters et anti-touristes sont apparus dans toute la ville”, raconte Jannek, porte-parole du mouvement, au magazine Vice US. “Certains semblaient trop graves pour ne pas être pris au sérieux, comme ‘Touristes, rentrez chez vous !’ ou ‘Tuez tous les hipsters !’ Les incidents dans des bars se multipliaient, certains établissements commençaient à interdire les hipsters. C’est facile de blâmer les étrangers pour la montée des prix, mais tous les jeunes étrangers qui s’installent à Berlin ne viennent pas de pays riches pour dépenser leur argent. En ce moment, nombreux sont originaires d’Espagne car, justement, il y a davantage de boulot en Allemagne.” Pour les hipsters de Neukölln, la faute revient aux anciens qui n’acceptent pas le changement : “Ce sont ces Berlinois de gauche qui ont manifesté à Kreuzberg en 1987, 1989 et 1990, mais leur vision de la gentrification n’est pas une vision de gauche. Ils sont maintenant en position de force et voient désormais les étrangers comme une nouvelle compétition, et c’est triste, parce que les habitants de Kreuzberg ont également été des étrangers.” En 2016, près de 60 000 personnes ont emménagé dans le quartier, où les loyers ont augmenté de 80% ces dix dernières années. Quand Jens Spahn attaque les hipsters à un mois des élections, il s’adresse en réalité directement aux nostalgiques du vieux Berlin, toujours utile pour le CDU, dont 43% des votants en 2013 avaient plus de 60 ans. 

Ces revirements de situation ne sont pour Johannes Vogel, secrétaire général du Parti libéral-démocrate (FDP), qu’une stratégie politique qui, ces jours-ci, le fait doucement rire : “C’est une vision conservatrice sur le changement. Je pense que cette initiative est absurde. D’abord, l’anglais est la première langue mondiale, on a besoin de plus d’Allemands qui parlent l’anglais, pas moins. Nos villes sont internationales, tant mieux ! Quant à l’immigration, on a des problèmes d’intégration plus importants sur lesquels les politiciens devraient se concentrer.” La hausse des loyers et les expulsions ? Il n’est pas dupe non plus : “On n’a pas trop d’hipsters à Berlin, on n’a simplement pas assez d’appartements. Il faut en construire de nouveaux et rendre la construction et l’achat plus faciles d’accès grâce à moins de bureaucratie.” Si le 24 septembre prochain, les Allemands voteront probablement en majorité pour le parti de Jens Spahn –ce n’est pas vraiment à lui que le CDU le devra–, la révélation de ces élections n’est ni le député de la Rhénanie ni Angela Merkel, mais plutôt Christian Lindner, le “jeune et cool” candidat du FDP, qui devrait réussir à faire entrer son parti au gouvernement (dont il est absent depuis 2013) avec environ 8 à 10% des voix. À 38 ans, celui que l’on appelle déjà le “Emmanuel Macron allemand” a décidé de publier son programme… en anglais.

Par Hélène Coutard, à Berlin

GORILLE

Gardes à vous

C’est la nouvelle tendance chez les “nobody” qui ont les moyens : le garde du corps, qui serait "comme une Rolex : un gage de richesse". Après la limousine, la sécurité rapprochée se loue pour une soirée et se montre sur les réseaux sociaux. Et les premiers concernés ne sont pas forcément ravis...
Une personne normale et ses gardes du corps.

Lunettes de soleil fixées sur le nez, chemise ouverte de moitié, veste noire scintillante, confortablement installé dans sa limousine, il lâche dans une vidéo YouTube : “Vous vous rendez pas compte, je suis parfait. Je serai élu l’homme le plus sexy du monde.” Nous sommes en 2006 et le monde vient de faire connaissance avec un certain Mickaël Vendetta. Peu de temps après, fort de plusieurs buzz, l’inventeur de la “bogossitude” vante les mérites d’une soirée Nice to Meet You, face caméra, garde du corps à sa gauche.

C’était il y a onze ans. Aujourd’hui, Mickaël Vendetta l’avoue : il s’est créé un rôle sur mesure, aidé du magazine Public et de la société de production Trendy Prod. “Quand j’ai façonné mon personnage arrogant et sûr de lui, Public m’a payé des limousines et des gardes du corps. À l’époque, l’objectif est simple : se faire remarquer et participer à des émissions télé. Pari gagné. La Méthode Cauet, Sept à huit, La Ferme célébrités, Les Anges de la télé-réalité… Il passe partout.  “Quand les gens me voyaient arriver avec un ou deux gardes du corps, ils se demandaient qui j’étais. Je me suis fait repérer comme ça et je me suis fais pas mal de contacts, ça a bien fonctionné.”
Les officiers de sécurité personnels ne seraient alors plus une conséquence de la célébrité mais bien un tremplin vers celle-ci. Et à l’heure où l’image est au cœur de la société, où les profils sur les réseaux sociaux doivent refléter une vie parfaite, la nouvelle génération n’hésite pas à se montrer en compagnie de personnes payées pour assurer sa survie. “Je connais deux, trois anonymes qui en utilisent pour frimer, en club ou au restaurant, livre Vendetta, désormais DJ. Ce sont des fils à papa, arrogants, qui tentent de draguer avec deux mecs costauds derrière.”

L’aspect sécurité ne pèse pas vraiment dans le choix

Avec ses plus de 48 000 abonnés sur Instagram, “PrinceofItaly” est le symbole de cette génération frime. La première fois qu’il a fait appel à un service de sécurité, c’était à 17 ans. Une grande soirée, qu’il organisait lui-même dans un chalet loué pour l’occasion. Des centaines d’invités, un DJ aux platines et de l’alcool. “Il y avait des agents pour filtrer l’entrée et j’avais un garde du corps. L’objectif était

Ça me permet d’aller aux toilettes plus rapidement, car mon garde pousse les gens
PrinceofItaly

d’éviter les incrustes”, explique sereinement ce fils de dirigeant d’un groupe hôtelier en Italie. Celui qui exhibe la richesse de papa sur les réseaux sociaux, usant de hashtags de gosses de riches comme #Richkidsoffrance (“Les enfants riches de France”), utilise surtout des gardes du corps “à titre personnel”, pour sortir en club, principalement à Paris, mais aussi lors d’événements comme le Grand Prix de Monaco, où il vit. “C’est surtout pour éviter de se faire bousculer. Il y a du monde, de la foule… Les agents sont là pour notre confort”, lance-t-il. Et puis ça donne une posture plus imposante, ce n’est pas désagréable.” Ce qui a au moins un avantage concret : ça lui permet “d’aller aux toilettes plus rapidement, car [s]on garde pousse les gens”. Entouré de bouteilles de Dom Pérignon et taggué dans les boîtes les plus sélect de la capitale quand il ne se montre pas sillonnant les hôtels luxueux, “PrinceofItaly” avoue que l’aspect sécurité ne pèse pas vraiment dans le choix d’avoir un garde du corps. “J’ai des amis qui en utilisent car ils sont fils d’ambassadeur, c’est normal. Avec mes potes, ça nous amuse juste de faire pareil”, lâche-t-il.

“Je suis garde du corps, pas valet”

“PrinceofItaly” n’est pas une exception. Et la société BSL Sécurité l’a bien compris. Elle a choisi de miser sur cette nouvelle mode en lançant en 2016 GettGuard, une application pour Smartphone qui permet à Monsieur et Madame Tout-le-monde de commander en un clic un garde du corps. Il suffit de s’enregistrer, de choisir une date, un lieu et le type d’agent souhaité. Costume, treillis, oreillettes, GPS… de nombreuses options –souvent payantes– peuvent ensuite être ajoutées. Un service calqué sur les applications de chauffeurs privés. Il y a dix ans, le comble du luxe et de l’ostentatoire était de traîner dans une limousine. Puis, les jeunes ont eu l’impression d’être “quelqu’un” quand leur

Les jeunes ont eu l’impression d’être “quelqu’un” quand leur chauffeur Uber sortait de sa berline noire, en costume, et qu’il leur ouvrait la portière
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chauffeur Uber sortait de sa berline noire, en costume, et qu’il leur ouvrait la portière. Et donc, aujourd’hui, le nouvel accessoire d’apparat : le garde du corps. “L’application est une belle réussite économique, se félicite le fondateur du groupe BSL, Patrick Sénior. Nous avons vocation à démocratiser la sécurité privée. Et si nous pouvons attirer cette clientèle, pourquoi pas ! Ça fait du travail aux agents disponibles.” La cible ? Les particuliers, les anonymes, les fils à papa. Les gardes assurent la sécurité d’un mariage, surveillent un domicile ou filtrent l’entrée d’une soirée. Inscrits sur l’application, ils sont salariés et ont tous suivi une formation. Selon l’entreprise, ils seraient 3 800 professionnels enregistrés, travaillant à prix cassé : 22,50 euros l’heure pour un agent de sécurité, jusqu’à 27,50 € pour un agent de protection rapprochée –contre 23 euros net l’heure travaillée ailleurs. La grande majorité des gardes du corps sont payés au forfait. Le tarif minimum pour une journée de travail : 200 euros. Dans ce secteur, les prix peuvent passer du simple au double et dépendent de la dangerosité de la mission mais aussi de la personnalité surveillée. Pour Patrick Sénior, GettGuard est une “réponse à une demande de sécurité forte notamment depuis les attentats”. Selon une étude de l’Insee, le secteur de la sécurité privée est d’ailleurs en plein essor. Le chef d’entreprise a vu son chiffre d’affaires décoller, passant de 25 millions d’euros en 2015 à environ 28 millions en 2016.
Salarié de BSL Sécurité, Malik* a 51 ans. Grand, fin, sec, il enchaîne les cafés et les cigarettes, qu’il serre lourdement entre ses dents. Malik est dans le milieu depuis ses 18 ans. Son but à l’époque : devenir garde du corps. Il a gravi les échelons, passant d’agent de sécurité, à maître chien puis à garde du corps. Il intègre la société de Patrick Sénior “assez rapidement”, et en 2016, c’est la consécration : il fait partie de la garde rapprochée du candidat Macron. “J’ai aussi pas mal bossé pour les Russes. Ils sont sympas, eux. J’ai travaillé pour Pamela Anderson et des hommes politiques”, explique-t-il, les yeux brossant les passants. C’est l’an passé, quand son entreprise lui propose de s’inscrire sur la nouvelle application, qu’il découvre une autre clientèle : la jeunesse dorée. Depuis, au milieu de son lot quotidien de people, des anonymes. “C’est des conneries. Les petits jeunes qui passent par l’application, ils réservent un garde pour les accompagner en boîte. C’est toujours pareil, un groupe de garçons, à peine majeurs, qui sortent sur les Champs. Ça fait partie de mes pires missions. T’es là, assis, à les regarder faire les beaux dans le carré VIP.” Une fois, une jeune fille a même commandé un bodyguard pour l’accompagner faire les magasins, et c’est Malik qui a eu la mission. “Elle me regarde, elle me dit : ‘Tu peux porter mes sacs ?’ Je lui ai répondu : ‘Je suis garde du corps, pas valet.’

Gage de richesse à bas prix

C’est terrible aujourd’hui, c’est le ‘show off’, la frime. Le garde du corps, c’est la nouvelle Rolex : un gage de richesse”, explique Adel*, garde du corps réputé. Ses amis ? Les starlettes et mannequins les plus en vue du moment, qu’il appelle par leur prénom : “Kendall, Bella et Gigi. Je les adore ces filles.” Mais aujourd’hui, il est remonté. Son oreillette Bluetooth collée au visage, il voit d’un mauvais œil l’expansion de GettGuard. “C’est la porte ouverte à tout et n’importe quoi,

Le professionnel se déplace au rendez-vous, sans s’être nécessairement entretenu avec le client. C’est bien pour le gardiennage, pas pour la protection rapprochée
Romain, garde du corps

j’appelle ça solder les compétences”, peste celui qui a passé 18 ans dans la Marine avant d’entrer dans la sécurité rapprochée. En cause, les tarifs très bas pratiqués. “On fait croire aux clients qu’ils peuvent avoir de la qualité pour pas cher. C’est faux !” s’exaspère-t-il. En 23 ans de protection, Adel a fait face à des situations cocasses. “On m’a proposé de faire des enterrements de vie de garçon ou de jeune fille. C’est du délire ! On est des professionnels, pas des accessoires !” Pour lui, la plus “grosse arnaque”, c’est le festival de Cannes : “C’est une cérémonie officielle. Il y a une sécurité professionnelle et beaucoup d’agents de police. Pourtant, tout le monde a des gardes du corps !” Une année, le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) avait d’ailleurs organisé un contrôle. Résultat : 80% des gardes n’avaient pas de carte professionnelle, pourtant obligatoire pour exercer. “Ils prennent ceux qui habitent à côté, ça coûte moins cher…”

Romain Guidicelli, garde du corps et président de l’Union nationale des acteurs de la protection physique de personnes  (UNA3P) qualifie, lui, ces opérations “d’alimentaires”. Des missions qui peuvent rapporter de l’argent, et où le travail est moindre. “Ça remplit le planning.” Pour lui, l’ubérisation pose question. “Pour faire son travail, il faut connaître la personne que l’on va protéger, la raison et le lieu. En passant par ces plateformes, ce n’est pas le cas. Le professionnel se déplace au rendez-vous, sans s’être nécessairement entretenu avec le client. C’est bien pour le gardiennage, pas pour la protection rapprochée.” Cette plateforme attirerait surtout les jeunes gardes sortant de formation et qui n’auraient pas de carnet d’adresses. “Les agents qui ont de la bouteille ne passeront jamais par ces applications.”

Mais le plus dangereux, ce ne sont pas forcément les anonymes qui prennent des gardes pour se faire mousser, plutôt les hommes et femmes qui suivent la formation d’agent de protection rapprochée, car ils ont eux-mêmes besoin d’exister. “Les jeunes gardes ont l’impression d’être Frank Farmer, dans Bodyguard et ça fait du bien à leur ego. Sauf que c’est quand on aime ce qu’on fait, qu’on le fait bien”, raille Romain Guidicelli. Adel, lui, a déjà rencontré des jeunes officiers de sécurité qui perdent la notion de réalité en étant confrontés à des trains de vie luxueux. “Ils pensent que c’est leur vie, leurs vacances, leurs bateaux.” Ceux qui, après leur mission, souvent tous frais payés, perdent la tête et claquent tout leur salaire dans les hôtels de luxe ou dans des restaurants étoilés. “Et quand ils n’ont plus d’argent, ils retombent.” Et font n’importe quoi.

*Les prénoms ont été modifiés

Par Charlotte Mispoulet


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

CAVALIER SEUL

“Magnus Carlsen a révolutionné les échecs”

En 2014, le réalisateur Benjamin Ree décidait de suivre le joueur d’échecs norvégien Magnus Carlsen lors de sa victoire aux championnats du monde. De ses centaines d’heures de tournage, le réalisateur en a tiré un documentaire, Magnus, sorti en DVD le 5 septembre. Un film qui revient sur la trajectoire de ce prodige qui marche à l’intuition. Entre victoires contre Kasparov à seulement 13 ans, BD de Donald Duck et parties d’échecs les yeux bandés.
Le roi.

Quand avez-vous découvert Magnus Carlsen ?

J’ai probablement entendu parler de lui quand j’avais 14 ou 15 ans. On a quasiment le même âge. Du moment où il a été le plus jeune grand maître international d’échecs, il est devenu très célèbre en Norvège. Ça fait un très long moment qu’il occupe les médias norvégiens. Pendant près de huit ans, j’ai suivi sa carrière en lisant les pages sport des journaux.

Les échecs sont-ils populaires en Norvège ? 

Avant Magnus, ils ne l’étaient pas du tout. Beaucoup de jeunes se sont mis à jouer aux échecs grâce à lui. Tous les grands tournois sont retransmis sur les chaînes nationales et les audiences sont très bonnes. Le championnat du monde d’échecs rassemble autant de téléspectateurs que les matchs de foot les plus populaires. Tout ça a décollé quand Magnus a commencé à participer aux championnats du monde.

Comment l’avez-vous approché pour ce documentaire ?

C’était en 2013, à l’époque où il essayait de devenir champion du monde. J’ai senti que c’était le bon moment. J’ai alors approché son équipe, qui m’a répondu qu’il recevait trop de demandes pour le moment, que des réalisateurs hollywoodiens s’intéressaient à son histoire. Donc ils m’ont proposé de tourner un sujet de cinq minutes avec lui. Évidemment, j’ai accepté ! Je pense que Magnus s’est tout de suite senti à l’aise avec moi.

On voit le petit Magnus se lever de sa chaise pour aller voir les autres parties parce que Kasparov met trop de temps à jouer

J’ai commencé à filmer et je n’ai pas posé beaucoup de questions. Et de fil en aiguille, j’ai eu de plus en plus accès à Magnus. Je pense que le fait d’être norvégien et d’avoir à peu près le même âge que lui m’a aidé. Au bout d’un moment, ces cinq minutes se sont transformées en documentaire. En psychologie, on appelle ça ‘mettre un pied en travers de la porte’. Si je lui avais immédiatement proposé le documentaire, il aurait dit non. Au bout de six mois, on n’avait pas mal d’archives de sa vie. Je lui ai donc proposé d’angler le documentaire autour du fait qu’il utilise son intuition pour devenir le meilleur joueur au monde. Il m’a répondu que ça allait être ennuyeux.

Quelles ont été vos difficultés pendant le tournage ? 

Magnus déteste donner des interviews. Pour lui, c’est comme aller chez le dentiste pour se faire arracher une dent. Donc je filmais et j’essayais de ne pas interférer sur ce qu’il faisait d’habitude, d’être le plus possible à l’arrière-plan. Il y a très peu d’interviews, j’essayais simplement d’être autour de lui. L’une des plus grandes difficultés était également de restituer la tension des parties d’échecs. C’est un jeu introverti alors que les films doivent montrer les choses. Il faut donc transmettre les informations à travers le son et les éléments visuels. Le problème, c’est qu’aux échecs tous les conflits et tous les enjeux dramatiques se déroulent dans la tête des personnages.

Comment avez vous résolu ce problème ?

On a essayé de rendre ses émotions plus visuelles. Dans une première version, on avait utilisé beaucoup de voix off, Magnus parlait sur les images des championnats du monde. Mais c’était très ennuyeux, ça avait un aspect présentation PowerPoint. C’était une bonne base puisque ça nous a permis de saisir ce qui se passait dans sa tête à chaque moment. Donc on a ensuite viré la voix off et on a essayé de retranscrire ses émotions de manière visuelle. Puis, on a tenté de construire des métaphores visuelles. Lors du championnat du monde, il y a une glace qui sépare les joueurs des photographes. On a fait en sorte que les photographes, qui tapent sur la vitre, représentent ses démons intérieurs. On avait des angles de caméra intéressants, de part et d’autre de la glace. Ensuite, on a beaucoup travaillé sur le son et le montage pour restituer son état d’esprit.

Dans le film, un autre joueur dit que pour comprendre le talent de Magnus, il faudrait imaginer quelqu’un grimper l’Everest en baskets. Pour sa part, Kasparov révèle que Magnus a quelque chose que l’on ne peut pas expliquer. Après l’avoir suivi pendant plusieurs mois, avez vous cerné cette particularité ?

Je pense que le passage le plus incroyable du film est celui du match entre Magnus et Kasparov. C’est un match fantastique parce que c’est David contre Goliath. Et on voit le petit Magnus se lever de sa chaise pour aller voir les autres parties parce que Kasparov met trop de temps à jouer. Il a seulement 13 ans à ce moment-là. Puis, il va manger une glace en famille juste après avoir fait match nul avec le plus grand joueur d’échecs de l’histoire. Magnus n’a jamais été forcé à s’intéresser aux échecs. Il a appris par curiosité, juste pour jouer. Quand il avait 13 ans, il était très talentueux mais Kasparov disait qu’il fallait lui donner de la discipline. C’est un peu plus ancré dans les mœurs en Russie, il faut de la discipline, une structure, des professeurs, etc. Mais Magnus et sa famille ont continué à procéder de la même manière. Magnus ouvrait un livre sur les échecs, lisait une page au hasard puis reposait le livre et enchaînait avec une histoire de Donald Duck. Il n’y avait rien de discipliné. Ça a fait de Magnus un formidable joueur d’intuition. Il se fie à son instinct. C’est quelque chose de très dur à expliquer. Ça se traduit par une certaine fluidité dans la manière de jouer. Quand il s’est mis à jouer de plus en plus de matchs internationaux, la tendance était à l’utilisation des ordinateurs dans le monde des échecs. Les matchs d’entrée étaient largement influencés par les préparations sur machine. Anand, (l’adversaire de Magnus Carlsen lors des championnats du monde de 2013, ndlr) utilise beaucoup les logiciels de préparation.

La fameuse partie contre Kasparov.
La fameuse partie contre Kasparov.

En 2013, Magnus Carlsen figurait parmi les 100 personnes les plus influentes selon le magazine Time. Comment l’expliquez-vous ?

Magnus veut ramener une dimension humaine dans les échecs, de l’intuition. C’est très inspirant et ça rend son histoire plus universelle. Nous vivons dans des sociétés où les gens se reposent de plus en plus sur leur ordinateur, leur téléphone. Et on oublie ce qu’il y a de fantastique dans la dimension humaine, dans l’intuition et la créativité. Magnus a trouvé un moyen de rester enfantin dans sa manière de jouer. C’est moins prévisible. Grâce à lui, c’est davantage une bataille entre deux hommes, entre deux esprits. Il a révolutionné les échecs et a inspiré toute une génération de jeunes joueurs. Je ne m’intéresse pas aux échecs mais je trouve que le jeu d’un bon joueur est fascinant. Lors du dernier championnat du monde (en 2016, Carlsen a conservé son titre, ndlr), il a fait d’énormes erreurs. Mais c’est le sens des échecs : vous faites des erreurs et parfois, votre intuition ne marche pas parce que la tension est trop importante. Pour Magnus, comme pour tous les joueurs, c’est une lutte constante.

Si vous deviez comparer Magnus Carlsen au champion d’un autre sport, lequel serait-ce?

Difficile à dire. Mais Magnus a joué dans une pub pour Porsche, dans laquelle on le compare à Mohamed Ali. Évidemment, la boxe et les échecs sont des batailles qui se jouent avec les mains. Mais ce sont aussi des combats de l’esprit. Je crois que la comparaison est assez juste.

PAR ARTHUR CERF

IMPUDEUR

Paris mis à nu

Naturiste urbain. Le terme semble paradoxal, et pourtant. L'Association des naturistes de Paris compte pas moins de 350 membres et affirme qu'en Île-de-France, “des milliers de personnes" pourraient être intéressées. Si bien que la Ville a décidé de permettre à ceux qui aiment se balader nus de le faire en plein cœur du Bois de Vincennes, en mettant à leur disposition une parcelle réservée pendant un mois et demi. Une autorisation qu'ils attendaient depuis longtemps, baignant leurs espoirs trois soirs par semaine dans la piscine Roger-Le-Gall.
Beaux boules de bowling.

L’été, quand le thermomètre frappe à la porte des 35 degrés, on ne rêve que d’une chose : ôter tous ses vêtements. En France, ils sont 2,5 millions à ne pas hésiter. “Plus il va faire bon et chaud, plus ça va être agréable de se balader nu, chez soi ou dans les lieux dédiés à ça, acquiesce Julien, naturiste. Le problème pour un Parisien qui n’a pas les moyens d’aller à la plage ou en camp naturiste, c’est qu’il n’y a pas d’offre pour le moment.” Enfin, ça, c’était avant. Car depuis aujourd’hui, et jusqu’au 15 octobre, il est possible de se balader complètement nu au Bois de Vincennes. Et ce, sur près de 7 300 mètres carrés.

“La France est le pays le plus populaire chez les naturiste, explique David Belliard, coprésident du groupe écologiste, à l’initiative du projet. Paris devrait être leur première destination touristique et il n’y a[vait] aucun lieu qui leur [était] dédié en plein air.” Dans l’Hexagone, on compte plus de 450 espaces naturistes, majoritairement des plages et des campings. Mais à Paris, ces jardins d’Eden sont aussi rares qu’une licorne dans un parking. Alors que nos voisins d’outre-Rhin ont plus l’habitude de croiser quelques fesses à l’air, au gré des parcs municipaux. “Là-bas, la nudité n’est pas taboue, elle est dissociée de la sexualité et fait partie des mœurs”, raconte Lawrence, le président de l’Association des naturistes de Paris (ANP), avec son accent australien.  En effet, à Berlin, depuis plus de 25 ans, les parcs du centre-ville font la part belle aux corps nus dès que les beaux jours arrivent. À Munich, la municipalité a légalisé la pratique du naturisme dans six zones spécifiques de la ville.

Un secteur qui recrute

Dans la capitale française, il y a bien eu quelques piscines naturistes qui ont fleuri dans les années 50. Cinq bastions aquatiques du nu de 33 mètres chacun, jusqu’en 1995. Il ne reste plus que Roger-Le-Gall, dans le XIIe arrondissement, une piscine olympique de 50 mètres à l’entrée de laquelle, pourtant, aucun message n’indique qu’il est possible de venir trois soirs par semaine se baigner dans le plus simple appareil.

20h45. Une petite foule de trentenaires et quelques cheveux gris se pressent

Pratiquer le sport à poil ? “Rien de plus logique!” Si l’on en croit le grec ancien, le gymnase est “le lieu où l’on s’exerce nu”
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devant cette piscine de quartier. Max*, venu pour la première fois, discute avec Pierre*, un habitué qui l’a traîné ici avant leurs vacances d’été à Barcelone. “Je pratique le naturisme sur les plages de Méditerranée, mais en pleine ville, c’est une première.” Il ne sera pas le seul. Ce soir-là, la piscine bat son record d’affluence : “170 personnes”, annonce fièrement Speedy. Ce grand brun élancé qui doit son surnom à son débit vocal digne d’une mitraillette s’occupe d’organiser des sorties de groupes : bowling, randonnée, week-end dans des termes allemands ou encore balade à vélo dans les rues de Londres. Avant d’entrer dans les vestiaires, il briefe Max et les autres nouveaux ; les “stagiaires”, comme il dit. “C’est ta première fois ? C’est gratuit. Tu as ton bonnet et une serviette ? C’est obligatoire.” Les naturistes de Paris sont constamment à la recherche de nouveaux adeptes, afin de passer le flambeau, affirme Bernard, retraité aux lunettes rondes, barbe blanche et sourire enfantin qui a dirigé l’ANP pendant plus de quinze ans. “Il y a eu une décennie où, chaque année, l’âge moyen des membres augmentait. Le plus dur était de trouver du sang neuf”, se souvient-il. Aujourd’hui, l’association mise donc sur un prix attractif. “C’est ça qui m’a motivé à tenter l’expérience, confie Bill*, 23 ans, qui ne s’est jamais retrouvé nu devant autant de personnes. À l’année, c’est 40 euros pour les moins de 25 ans, ou 3 euros la soirée. Une piscine, une salle de sport, un hammam, des cours de yoga et d’aquagym… À ce prix-là, aucun lieu sur Paris n’arrive à rivaliser!”  À titre comparatif, un cours de yoga nu à Paris coûte 20 euros minimum.

Bonnets autorisés.
Bonnets autorisés.

“Le fait d’être nus nous apporte déjà un point commun”

20h55. Dans le grand hall de Roger-Le-Gall, les derniers “textiles” – comme les appellent les membres de l’ANP – grimpent l’escalier qui mène à la sortie. Dans les vestiaires, les visiteurs nocturnes se dessapent. Se baigner nu, est-ce si étrange ? Julien répond par une question : “Quand tu prends ta douche, tu portes un maillot ?” Et pratiquer le sport à poil ? “Rien de plus logique!” Si l’on en croit le grec ancien, le gymnase est “le lieu où l’on s’exerce nu”. Les habitués discutent entre eux, se claquent la bise ; les nouveaux échangent sur leurs expériences nudistes (seul) ou naturistes (en communauté). Speedy donne les dernières instructions : “Quand tu cours sur la machine, tu mets des chaussures. Pour bronzer sur la terrasse, tu mets ta serviette. Le cours d’aquagym commence dans 30 minutes.”
Julien, caché derrière ses multiples tatouages et sa barbe de philosophe, “rappelle

Le vêtement est un signe de distinction sociale. Être nu met les hommes sur un pied d’égalité, apporte un regard bienveillant sur le corps
Julien, naturiste

que le naturisme est une pratique collective et familiale de la nudité”. Pourtant, côté mixité, on repassera. Le nombre de femmes à la piscine ne dépasse jamais la dizaine et s’il on veut remonter à la dernière fois où une famille est venue, il faut compter en années. Pour l’instant, les liens qui unissent les visiteurs sont surtout amicaux. On peut même parler de franche camaraderie. “Le fait d’être nus nous apporte déjà un point commun. La plupart de mes amis à Paris sont naturistes, c’est une communauté soudée”, explique Lawrence. Chaque deuxième vendredi du mois, à la piscine, un pot est même organisé entre les membres de l’association. Gras du bide, chauves, petits, maigres, poilus… ici tout le monde s’en fout. L’important, ce sont les valeurs de tolérance, de respect de l’environnement, d’égalité et d’acceptation de soi qui priment. Julien explique : “Le vêtement est un signe de distinction sociale. Être nu met les hommes sur un pied d’égalité, apporte un regard bienveillant sur le corps. C’est l’une des valeurs du naturisme : s’accepter en tant que corps et en tant qu’être humain. Et surtout, en tant que membre d’une collectivité, c’est l’essentiel.”

La piscine est maintenant rose de monde. Les corps se frôlent. Comment, alors, dissocier un naturiste d’un voyeur ? “En faisant la police, répond Speedy. J’ai trouvé un mec en train de se tripoter dans la piscine. Je lui ai demandé de sortir, ce n’est pas le genre de la maison.” Dès le début, Speedy avait prévenu : “Ici, c’est un hammam, pas une backroom !” Parce que non, le corps nu n’est pas forcément lié à la sexualité. Pour Julien, le naturisme passe même par la “désérotisation” du corps. “Le vêtement cache des parties qui nous font fantasmer, et nous excitent. C’est pour ça que l’on ‘déshabille quelqu’un du regard’. En revanche, quand nous sommes nus, comme toi et moi, nous sommes vrais. Nous sommes éloignés du culte du beau, de Photoshop, de la mode. Avec le corps réel, ces canons tombent à plat. Et l’envie d’un corps, la sexualité, restent dans le cadre de l’intime.”

Malgré tout, les personnes dénudées choquent encore. “Chaque saison, les premiers soirs, c’est toujours pareil : les voisins (Le centre international de séjour de Paris se situe juste en face de la piscine, ndlr) observent ce qui se trame dans la piscine puis au bout d’une semaine, il n’y a plus personne aux fenêtres”, rassure Lawrence.  Mais d’après, Baptiste*, habitué depuis un an, ce voisinage ne voit pas forcément d’un bon œil les naturistes. “La police a fait une descente en pleine séance d’aquagym, il y a un peu plus de cinq ans, alerté par un appel anonyme provenant de l’immeuble d’en face.” Laurent, lui, se souvient du tournoi de bowling organisé porte de Champerret, en février dernier, où plus de 100 naturistes avaient répondu présent. “On a commandé des pizzas. Les livreurs sont arrivés et, les yeux écarquillés, ils ont bloqué pendant quelques minutes avant d’entrer. Pour eux, c’était la quatrième dimension.” À l’ANP, on l’assure : au Bois de Vincennes, “une charte sera affichée autour de l’espace réservé pour que les promeneurs et les joggeurs soient prévenus”.

*Les prénoms ont été modifiés

Textes et photos : Florent Reyne


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

DRU

Dans le sens du poil

C’est une sorte de petite révolution qui prend forme depuis un certain temps déjà. En 2016, une Américaine de 16 à 24 ans sur quatre ne s’épilait pas les aisselles. Et pourtant, celles qui exposent leurs dessous de bras velus, dans la rue, sur les réseaux sociaux ou sur les tapis rouge, continuent de déchaîner critiques, injures et parfois menaces de mort. Qui s’en fout ? Elles. Et de plus en plus d'autres.
Laura De.

Laura De a décidé de ne plus s’épiler. “Ça m’arrive encore pour de rares occasions, des soirées un peu guindées où je ne connais personne, par exemple.” Mais c’est tout. Parce que c’est douloureux, parce que ça coûte cher, parce que ça prend du temps. Et parce que c’est comme ça. Elle a fait ce choix il y a trois ans et demi et de ce choix une fierté l’année dernière.
En août 2016, l’étudiante belge, qui ne se maquille pas non plus et laisse ses cheveux vivre leur vie, publie une photo d’elle sur Facebook, les bras levés, aisselles au naturel. Une manière d’inciter ses amis à soulever le débat parce que “parfois, [elle a] l’impression que les mecs pensent que les meufs n’ont pas de poils. [Elle] voulai[t] leur montrer”. La publication soulève un tollé. Reprise sur un groupe “Vie de merde”, elle provoque en quelques minutes une trentaine d’insultes. “‘Va te raser’, ‘T’es dégueulasse’, ‘Butez-la!’ et autres commentaires tous plus raffinés qu’un clip de 50 cent, énumère Laura. Je ne pensais pas que de simples poils pouvaient susciter autant de haine.” Elle contacte alors celui qui a posté sa photo de profil sur le groupe et reçoit une réponse sans équivoque : “Nous vivons dans un monde de normes, si tu en sors et que tu t’exposes au public, c’est légitime qu’on vienne t’agresser.” Rien qui ne puisse arrêter Laura De, au contraire. Elle relate l’histoire sur sa page Facebook et ce sont 25 000 likes, partages et commentaires qui suivront. Des messages encourageants, qui la poussent à continuer.

“Respectez-vous, bande de crasseuses”

Laura De n’est pas la première. Dès 1999, Julia Roberts se montrait sur le tapis rouge de Coup de foudre à Notting Hill, poils sous les bras. En 2014, Madonna s’affichait sur Instagram le bras levé, fière de sa pilosité. Alicia Keys, Kelly Rolland ou Lola Kirke leur ont emboîté le pas.

Long hair…… Don’t Care!!!!!! #artforfreedom #rebelheart #revolutionoflove

Une publication partagée par Madonna (@madonna) le

Laura De n’est pas la dernière non plus. Encore cette semaine, Paris Jackson revendiquait son droit à ne pas s’épiler. Car le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. En 2016, une Américaine sur quatre âgée de 16 à 24 ans ne s’épilait pas les aisselles, selon l’agence Mintel. Alors qu’elles étaient seulement 5% à avoir renoncé à cette pratique trois ans plus tôt. Sur les réseaux sociaux, plusieurs mouvements émergent. En 2014, bloggeuses, anonymes et people ont même teint et exposé leurs poils d’aisselles sur Instagram. Mais quand on parle de poils, les réactions sont toujours vives. En juillet 2016, Adele Labo, 17 ans, lance, elle, le hashtag #lesprincessesontdespoils. “En l’espace d’une nuit, il a rejoint les top trends sur Twitter.” Des milliers de retweets, souvent accompagnés des commentaires désespérément usuels : “Respectez-vous”, “bande de crasseuses”… La jeune fille brune a souffert de sa puberté précoce. “À la piscine, quand j’étais en primaire, on me disait que j’étais un gorille, que je n’étais pas une vraie fille parce que j’avais des poils.” Alors elle s’est épilée pendant quelque temps, lorsqu’elle était au collège, puis elle a totalement arrêté. Face à ces révolutionnaires du poil campent les obsédées de la pince à épiler. “L’une de mes meilleures amies ne sort jamais sans, confie Pauline Roland, dessinatrice qui a tourné en dérision le rituel de l’épilation. Elle passe des soirées entières à discuter, boire un coup et traquer ses bras ou ses jambes à la recherche du moindre bulbe en croissance.” Certaines vont jusqu’à s’épiler les poils du nez, l’influenceuse beauté Makeupbysepi ayant même partagé son expérience avec sa communauté. Une bonne idée quand on sait qu’ils servent à faire barrière contre les odeurs et la poussière…  

“Les femmes pensaient s’émanciper, finalement, c’était tout le contraire”

En France, les reines de la crème dépilatoire conservent largement le pouvoir. Le marché de l’épilation féminine pesait 163 millions d’euros en 2014. Et malgré son coût –jusqu’à 4 000 euros pour les jambes entières–, l’épilation définitive se démocratise. Les traitements à la lumière pulsée, à domicile, permettent d’étendre encore plus le marché. Et si la norme du corps glabre est aussi ancrée, c’est parce que la guerre contre les poils ne date pas d’hier. L’histoire remonterait au moins à l’Antiquité. “À cette époque, l’épilation des jambes existait déjà”, raconte Marine Gasc, bloggeuse qui s’est intéressée à l’histoire des poils. Puis, sous l’influence des religions, les corps se sont couverts.
En France, il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que les bras se dénudent et que les robes rétrécissent. Dans les années 1970, l’épilation

Le marché de l’épilation féminine pesait 163 millions d’euros en 2014
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s’étend à toutes les couches de la société avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail. “Les femmes pensaient s’émanciper. Finalement, c’était tout le contraire”, constate Marine Gasc.

“Se libérer des diktats de la beauté”, c’est aujourd’hui ce que cherchent les pro-poils. Mais s’afficher sur les réseaux sociaux, touffes au vent, est souvent taxé de militantisme féministe. Pamela Dumont, comédienne québécoise de 23 ans, a lancé le mouvement Maipoils en mai dernier. Inspiré de Movember (www.fr.movember.com), il incite les femmes et les hommes à ne pas s’épiler pendant un mois. “Si l’on veut éveiller les consciences et amener les femmes à se demander pour qui et pour quoi elles s’épilent, on n’a pas le choix, on est obligé de s’afficher.” L’objectif est donc d’éduquer et sensibiliser. “Nous sommes castrés et aseptisés par les codes de la beauté.” Car l’épilation aurait un impact sur l’estime de soi. “Cela traduit l’idée qu’on est imparfait, qu’on doit sans cesse travailler pour s’améliorer”, explique Pamela Dumont.

Mais pour s’affranchir des normes et laisser ses poils vivre leur vie, le processus est long. “J’ai mis plusieurs mois à m’accepter avec des poils sur les jambes, confie Laura De, l’étudiante belge. Au départ, t’es complètement parano, t’as l’impression que tout le monde te regarde. Tu te remets en question sans cesse parce qu’on t’a appris à haïr le moindre sourcil qui dépasse.” Quand elle a commencé à se demander pourquoi elle s’arrachait les poils, sa première réaction a été de se dire que c’était plus hygiénique. “En faisant quelques recherches, je me suis rendu compte que c’était complètement faux. Le rasage provoque des microcoupures qui peuvent s’infecter. Et c’est pire avec la combinaison déodorant-plaies récentes.” Pour la jeune Belge, l’épilation est clairement de “l’automutilation. On maltraite sa propre peau. On paye pour se mutiler puis on paye pour soigner cette mutilation avec des soins après-rasage”. Elle soupire : “L’incohérence totale.”

L’épilation, une dictature comme les autres

L’épilation pubienne multiplie quant à elle par deux le risque de MST comme l’herpès, le chlamydia ou le VIH, selon le British Medical Journal. À cela s’ajoutent les poils incarnés, mycoses, cystites, furoncles et autres infections à éviter de googliser à l’heure du dîner. Amoureux du poil pubien, Stéphane Rose, journaliste et écrivain,  a cherché à savoir pourquoi il avait disparu. Il y a six ans, j’ai écrit Défense du poil, contre la dictature de l’épilation intime. À chaque

Le glabre, c’est aussi l’apologie de la femme-enfant. “Il y a un côté : ‘Viens là, papa va te faire jouir’”
Stéphane Rose

rendez-vous galant, je me retrouvais avec une femme complètement épilée alors que j’aime les poils.” L’écrivain à la barbe épaisse, aux petites lunettes rondes et au parler franc résume : “En 1970, les femmes avaient encore de belles chattes bien touffues. Dans les années 80, elles ont commencé à s’épiler le maillot. En 90, elles ont laissé un ticket de métro. Puis en 2000, plus rien.”
Les films porno et la pression masculine auraient poussé les filles à être imberbes. Perçu comme masculin, le poil effrayerait les hommes. “Ils préfèrent une femme qui ne revendique pas sa sauvagerie pour la maîtriser plus facilement.”, soupire Stéphane Rose. Le glabre, c’est aussi l’apologie de la femme-enfant. “Il y a un côté : ‘Viens là, papa va te faire jouir.’” Et ça va encore plus loin. “Après s’être épilées intégralement, certaines femmes se font même couper les petites lèvres pour que rien ne dépasse.” On parle de nymphoplastie. “Une fois qu’on a enlevé le poil, qu’est ce qui sépare la pénétration de l’orifice ? On veut des femmes qui ne soient plus que des orifices prêts à accueillir l’homme. C’est l’hypersexualisation de notre société qui veut ça.” Après la publication de son bouquin, Stéphane Rose a lui aussi reçu des critiques de la part des “garants de la dictature anti-poils” : “Laissez-nous le droit de nous épiler sale fétichiste !” L’écrivain l’assure : “Le poil rend complètement fou.”

Par Jéromine Doux / Photos : Florence Lecloux


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

PORTRAIT

Docteur Monboul

Vingt ans avant Anaconda de Nicki Minaj, Raul Gonzalez révolutionnait les fesses. Depuis, ce chirurgien a permis à des milliers de femmes d’obtenir celles de leurs rêves.

L’histoire en a vu passer des révolutionnaires. Et pour chacun d’entre eux, elle a réservé un jour qui n’a souvent de particulier que d’avoir changé leur vie, et par la même occasion la face du monde. Le jour de Raul Gonzalez commence comme tous les autres depuis que ce jeune docteur en chirurgie plastique a été titularisé. Les années 80 battent leur plein, il fait beau à Ribeirao Preto, au Brésil. Dans sa clinique, il enfile une blouse blanche par-dessus sa chemise bleu ciel laissant apercevoir la chaîne en or massif gravée d’un grand “R” qu’il porte autour du cou. Puis il va retrouver sa patiente, loin de s’attendre à ce qui l’amène : elle souhaite qu’il utilise sa technique de lipofilling, alors à ses balbutiements, pour faire gonfler ses fesses. Un vœu atypique, mais que Raul Gonzalez exauce avec talent. “J’ai été le premier à le faire, et les résultats étaient très convaincants !” assure celui qui est aujourd’hui devenu un chirurgien aguerri, avec “une expérience qu’il est difficile d’égaler comptant plus de 2 000 opérations pour des

Dans les années 80, au Brésil, on fabriquait moins de 200 implants fessiers par an. En 2015, près de 26 000 patients ont été opérés
Raul Gonzalez

implants, 7 000 lipofillings (injection de sa propre graisse dans une autre partie du corps, ndlr) et environ 14 000 liposuccions”. 

Son combat contre les culs plats commence alors. Et prend de plus en plus de place dans sa carrière, tant les demandes se multiplient. Problème : “Elles [sont] de plus en plus exigeantes. Mais le lipofilling, ce n’est pas possible pour tout le monde. Une jeune fille très mince n’aura pas assez de graisse à prélever, par exemple. Et ça ne donne pas toujours un résultat parfait lorsqu’on a les fesses très plates de nature.” Raul Gonzalez planche sur un système qui mettrait K.O. les derrières aplatis : l’implant fessier. Celui-ci est déjà utilisé depuis la fin des années 60, mais avec des résultats limités. Pour le chirurgien, le défaut vient de l’endroit où est placé la prothèse : entre la peau et le muscle grand-fessier. “Ça rendait la forme du postérieur exagérée, le volume ne se situait que dans la partie basse et l’implant risquait de se déplacer”, décrit-il en mimant avec de grands gestes une fesse tombante. Penché sur des dizaines de cadavres allongés sur le ventre, il étudie à fond la région anatomique pour trouver la solution. Avant d’arriver, en 1996, à sa conclusion : l’implant doit se placer derrière le muscle grand-fessier. “La prothèse doit être mise exactement comme un sandwich pour ne pas bouger à la moindre contraction du muscle”, explique-t-il.
Rapidement, partage ses avancées dans des revues médicales, en parle dans des congrès dédiés à la profession. Et il ne laisse pas le reste du monde indifférent. Il est interviewé par des magazines reconnus tels Marie Claire ou Paris Match, passe à la télévision…

Naissance d’une industrie

“Au Brésil, les demandes de modifications corporelles sont très courantes. Avec la plage à proximité, où l’on montre beaucoup plus son corps qu’en France.” Mais c’est une nouvelle ère qui s’ouvre pour la fesse, à l’international. Raul Gonzalez diffuse sa recette pour obtenir un cul de rêve aux quatre coins du monde et la résume en 2007 dans un livre, Buttocks Reshaping –traduit en cinq langues depuis–, destiné aux chirurgiens plastiques. Et ses innovations vont littéralement bouleverser le petit univers des implants fessiers. “Dans les années 80, au Brésil, on fabriquait moins de 200 implants du genre par an, dont la moitié étaient utilisés par moi-même, se souvient-il. Puis, dans les années 90, on est passé à un millier de

Le lipofilling, ce n’est pas possible pour tout le monde. Une jeune fille très mince n’aura pas assez de graisse à prélever, par exemple. Et ça ne donne pas toujours un résultat parfait lorsqu’on a les fesses très plates de nature
Raul Gonzalez

prothèses. La publication de mes recherches dans les années 2000 a fait tripler la demande et on a atteint 3 000 prothèses vendues par an. En 2015, selon les dernières statistiques, près de 26 000 patients ont été opérés !” Grâce à la technique du chirurgien, 10% des prothèses utilisées au Brésil le sont pour des implants fessiers.

Le business de Raul Gonzalez explose, et les poches arrière des jeans avec. Des patientes accourent du monde entier, sur recommandation d’autres chirurgiens plastiques, conscients de son savoir-faire. Aujourd’hui, deux profils se partagent son billard : les quinquagénaires regrettant les fesses de leur jeunesse et des filles dans la vingtaine complexées par leur manque de formes. Parmi elles, des célébrités. Mannequins italiens, actrices américaines… “mes patientes sont souvent de grandes stars des médias”, glisse doucement Raul, tenu au secret médical. À 60 ans, il a vu défiler des milliers de culs trop mous, trop plats, trop gros, pas assez cambrés, manquant de galbe… Mais le chirurgien en redemande encore. “Les fesses contribuent à la beauté du corps de la femme. Elles définissent la ceinture, la courbe, la cambrure, les cuisses. Un ensemble très agréable à regarder se balancer sensuellement, de droite à gauche”, imagine-t-il, tout en déplaçant lascivement la main dans un éternel mouvement de balancier. Un ensemble qui prend de plus en plus de place, en tout cas.

Par Jeanne Massé


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

NSFW

Cul-lte

Jamais les salles de sport n'avaient accueilli autant d'amatrices de squats. Jamais Kim Kardashian et ses soeurs n'avaient été aussi riches. Jamais l'on avait vu autant de filles user de la pose très naturelle dite "des héroïnes de jeux vidéo", à savoir celle qui permet de montrer à la fois son visage, ses seins et, surtout, ses fesses. Et pour cause : le postérieur a assis sa puissance, s’affichant partout sur les réseaux sociaux, plus que jamais rebondi, musclé et généreux. Une manière de dire adieu aux complexes et aux diktats de la beauté ? Plutôt de les redéfinir, en fait. Surtout quand la chirurgie rôde non loin de là.

Ce matin-là, Phéliane s’est promis que ce serait le dernier. Le dernier matin où elle détournerait les yeux de son reflet, dégoûtée par sa silhouette amaigrie. Debout devant son miroir, la jeune fille de 19 ans aux cheveux de jais observe d’un œil assassin ce corps affaibli par deux ans d’anorexie. Ces joues creusées, ces jambes filiformes, mais surtout ces fesses plates, sans forme. Ce matin-là, son reflet lui fait l’effet d’un électrochoc. “Pour moi les fesses, c’est la partie la plus importante chez une femme. Là, ce n’était vraiment plus possible”, raconte, deux ans plus tard, celle qui a depuis lancé le compte Instagram Biticii_ dédié au fitness et suivi par plus de 10 000 personnes. Aujourd’hui, Phéliane est fitness girl –ou fit-girl– le jour et barmaid la nuit ; elle se lève avec entrain, et peut admirer dans le miroir sa silhouette musclée et ses jambes sveltes, surmontées de jolies fesses rebondies, entretenues avec ardeur à la salle de sport où elle se rend trois fois par semaine –contre six lorsqu’elle ne travaillait pas. “Je me focalise énormément sur mon fessier. C’est ce qui m’a le plus gênée quand j’étais maigre, et c’est ce qui se voit tout de suite lorsque je perds un peu de masse musculaire, confie d’une voix douce la jeune femme, avouant convoiter les formes de l’influenceuse américaine Sommer Ray, 20 ans, 15 millions d’abonnés et un postérieur qui fait tout autant d’envieuses. J’essaye vraiment de le faire grossir, au maximum.”

Plein de gens de dos.
Plein de gens de dos.

Car en 2017, pour faire gonfler son nombre d’abonnés sur Instagram, mieux vaut aussi faire gonfler son fessier. Les fesses et l’emoji pêche, qui les représente, se sont unis pour régner sur le réseau social et introniser le belfie, variante diamétralement opposée du selfie, soit un cliché où l’arrière-train est mis en avant. Pour se rendre compte de l’importance du phénomène, il suffit de rechercher le hashtag #Ass sur Instagram : ce sont au moins 6 millions de paires

Aujourd’hui, les filles qui ont du succès sur Instagram, elles ont toute un gros boule!
Poppée, fleuriste envieuse

de fesses qui s’afficheront sur votre téléphone ; 1,4 million avec son synonyme #Butt, et près de 200 000 pour sa traduction française (#Fesses, donc) et dérivés (#Fessesbombees, #Fessesmusclees, #Toutdanslesfesses, etc.). Et que dire des comptes les plus suivis sur le réseau en 2016 ? Dans le top 10, pas moins de quatre personnalités connues et reconnues pour leur fessier (Beyoncé, Kim Kardashian, Kylie Jenner, Nicky Minaj). Un coup d’œil chez les fitness girl les plus influentes, Jen Selter, Michelle_Lewin, AnaCheri, Anllela_Sagra (autant de comptes qui frôlent ou dépassent les 10 millions d’abonnés) permet de voir à quel point la fesse est travaillée, entretenue et mise en valeur dans des poses sensuelles récoltant plusieurs centaines de milliers de likes. Ces nouvelles idoles virtuelles obéissent aux lois édictées par leurs grandes sœurs et écrites à coups d’évènements pop : le twerk de Miley Cyrus aux MTV Music Awards (2013), le belfie de Kim Kardashian en maillot de bain blanc (2014) puis sa couverture du magazine Paper, le clip Anaconda de Nicki Minaj (2014) ou, avant ça, l’avènement d’immense stars telles que Jennifer Lopez ou Beyoncé. “Elles sont les symboles, les locomotives du mouvement, mais ce ne sont pas elles qui l’on inventé, il y a une profondeur historique qui dépasse les personnes”, ajuste Jean-Claude Kauffman, sociologue, auteur de La Guerre des fesses (2013), qui rappelle que les gros postérieurs sont adulés depuis des centaines d’années dans les cultures latines et sud-africaines.

À la recherche du booty de J. Lo

Pour parler cul in real life, direction le club Elephant Paname, à Paris. Au cœur du quartier Opéra, l’établissement chic accueille pour le mois de juillet le stage “J. Lo Booty Challenge”, une session de cours intensifs brandissant la promesse de repartir avec les muscles fessiers de la pop star. Tout cela a lieu dans un studio de danse aux plafonds vertigineux, surmonté d’une verrière qui illumine la pièce d’un doux halo. Mais pas le temps d’admirer le parquet d’époque : l’endroit se transforme vite en salle de torture aux allures de boot-camp, piloté d’une main de fer par le coach Réda. Au programme : tentative d’enchaîner pompes et squats en un seul saut qui se veut souple et tonique. Une fois la torture terminée, Poppée, fleuriste de 29 ans, peau diaphane et tenue moulante, met en scène son franc-parler rafraîchissant : “Ah moi je veux un gros cul c’est sûr !” Petite, déjà, elle se déhanchait sur du Beyoncé ou du J. Lo. “Ne serait-ce qu’en écoutant certaines chansons, tu comprends que tu ne peux pas être sexy si tu n’as pas des fesses proéminentes. Et aujourd’hui, les filles qui ont du succès sur Instagram, elles ont toute un gros boule !” Elle le promet : pour atteindre le cul de ses rêves, elle reviendra tout le mois de juillet.

Mais pourquoi ? Pour qui ? Phéliane l’assure : si ses fesses plantureuses, devenues les stars de son compte, sont mises en scène dans de nombreuses photos et vidéos où l’on ne peut que contempler leur parfaite élasticité, ce n’est certainement pas pour plaire aux hommes. “Ce n’est en aucun cas un atout séduction”, déclare, catégorique, la jolie brune, qui s’amuse des commentaires “parfois un peu hard” de certains garçons. Même chose pour Beverley, étudiante rémoise qui a commencé le sport de manière intensive il y a un peu plus d’un an. Pudique, elle s’est pourtant un jour décidé à poster une photo de son postérieur qui commence à s’arrondir, mais a fait machine arrière. “Je me suis mis à recevoir plein de messages de mecs qui me faisaient des compliments du style : ‘C’est super sexy’, mais ce n’est pas du tout ce que je recherche !” Les garçons envoûtés par les arrière-trains parfaits de ces fit-girl, non merci : Beverley les bloque sans plus de préavis. Car la fesse n’a ici pas vocation à séduire, simplement à montrer le degré de contrôle de son corps, estime Isabelle Queval, ancienne sportive de haut niveau et philosophe. “Maîtriser son corps, c’est se maîtriser. Et poster tout cela sur les réseaux sociaux permet de montrer ses efforts pour en modeler telle ou telle partie. Celles qui sont dans la séduction vont préférer d’autres moyens… C’est la différence entre la culture du muscle et de la chirurgie esthétique.”

Toujours un gros problème ça, la transpiration excessive.
Toujours un gros problème ça, la transpiration excessive.

Arti-fesses

Vous avez rendez-vous ?” À l’accueil de cette clinique esthétique parisienne, une jeune femme au sourire figé indique la direction de la salle d’attente. À l’intérieur, de grands fauteuils en cuir gris accueillent femmes d’âge mûr à la peau bronzée perchées sur de hauts talons et jeunes filles au regard timide, baskets au pied. De grands écrans accrochés aux murs blancs aseptisés vantent les mérites du lifting facial ou des injections de botox. Dans le bureau du chirurgien, la sentence tombe en peu de temps : une fesse dans chaque main, l’expert estime que “ça manque vraiment de volume”. Avec le regard indifférent de celui qui en a vu d’autres, il énumère les endroits –insoupçonnés– où il serait possible de prélever de la graisse pour la réinjecter dans le postérieur, afin de lui donner le galbe et la cambrure attendus. C’est l’une des méthodes les plus utilisées pour apporter du volume aux culs plats désespérés : le lipofilling, qui consiste à utiliser la graisse du patient. Lilyane, 50 ans, l’a testée après une perte de poids drastique en décembre 2016 : “Je me suis fait réinjecter 500 grammes dans chaque fesse. Je voulais juste que mon corps soit plus harmonieux, explique celle qui confie aussi être passé sur le billard pour son ventre et sa poitrine. Aujourd’hui, ça me permet d’avoir une jolie cambrure, ce n’est pas provocateur mais on voit que j’ai des fesses.” Quant à Beya, Tunisienne de 29 ans, l’opération est prévue dans quelques mois sur envie de son mari. La prochaine d’une longue liste qui inclut le nez, la poitrine, les injections dans les pommettes, les cernes ou encore les lèvres. “Quand j’étais plus jeune, mes proches me complexaient à mort. Ils me faisaient des critiques sur mon physique mais en même temps, ils étaient contre l’idée que je me le fasse refaire ! Bien sûr, la chirurgie ce n’est jamais un miracle, mais on peut améliorer des choses existantes qui ne plaisent pas”, analyse la jeune femme.

En matière de fesses, celles –ou ceux– qui veulent quand même tenter le miracle, une autre solution existe, sous la forme d’objets ronds, translucides, souples et résistants : les implants glutéaux (comprendre postérieur dans le langage médical). Ils s’insèrent parfaitement sous le muscle grand-fessier selon la technique développée depuis une vingtaine d’années par le chirurgien brésilien

Selon le médecin, l’opération des fesses tend à se généraliser pour son côté “beaucoup moins artificiel” que l’augmentation mammaire
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Raul Gonzalez. Il est même possible d’allier implants et lipofilling pour un résultat optimal, comme le montrent les photos avant/après que le chirurgien fait défiler sur son ordinateur. Un corps de rêve 2017 qui a un prix : compter entre 4 500 et 6 000 euros pour le lipofilling ; de 6 000 à 7 000 euros pour les implants. La technique chirurgicale a beau être jeune, notre médecin parisien semble convaincu que l’opération tend à se généraliser pour son côté “beaucoup moins artificiel” que l’augmentation mammaire. Le business est en plein boom pour cette chirurgie encore jeune : en 2016 aux États-Unis, les demandes pour le lipofilling ou les implants fessiers ont augmenté de 26%*. L’augmentation mammaire reste l’opération la plus demandée, mais n’observe une augmentation des demandes que de 4% la même année. S’il n’y a pas de chiffres précis pour l’Hexagone, la chirurgie esthétique représentait 7,5 milliards d’euros l’année dernière, soit une croissance de 8,5% par rapport à 2015.

La fesse comme étendard social ?

Un verre de rosé à la main, une silhouette élancée vêtue d’un bikini rouge pétant effectue quelques pas de danse sur un clip de rap dans un grand jardin. La caméra tourne autour de la jeune fille pour laisser entrevoir un ventre très plat, des hanches fluettes, et deux fesses arrondies. Elle éclate de rire, secoue ses cheveux châtains et la vidéo se lance dans une nouvelle boucle. Alexis Ren a 9 millions d’abonnés sur Instagram, une vie de rêve passée aux quatre coins du monde et un corps qui réunit à lui seul tous les nouveaux diktats de la beauté féminine : la minceur extrême et le postérieur proéminent. Sous ses photos, les internautes l’accusent tour à tour de faire la promotion de l’anorexie, puis d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique. L’influenceuse est l’incarnation vivante d’une injonction qui pèse toujours sur le corps des femmes : se conformer au culte en vigueur ou changer. “En réalité, nous sommes aujourd’hui partagés entre deux modèles contradictoires, et l’avenir reste ouvert pour savoir si l’un des deux va s’imposer et lequel, analyse Jean-Claude Kauffman Au-delà des modèles de beauté, ce sont des valeurs, des manières d’être qui sont en jeu, des philosophies de la vie.” Plus ou moins photogéniques.

 

*American Society of Plastic Surgeon, rapport de 2016

Lire : le portrait de Raul Gonzalez, spécialiste de la chirurgie plastique des fesses

Par Jeanne Massé


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

TROP SOIN

“Une détenue m’a demandé de lui redonner forme humaine”

Masser le corps pour détendre l’esprit, tailler une barbe pour mettre de l’ordre dans la tête ou parfaire une manucure pour permettre de mieux s’accrocher à la vie : Sylvie Marini, présidente de l’association des socio-esthéticien(ne)s d’Île-de-France Tact’il, intervient dans des structures médico-sociales auprès de personnes sans domicile fixe, malades physique ou psychique, anciens détenus en réinsertion, prostituées, toxicomanes… Et continue, chaque jour depuis 20 ans, de décoder le langage corporel.  

Vous avez organisé pendant seize ans des séances de socio-esthétique pour les femmes à la prison de Fresnes. À quoi ça sert de se repoudrer le nez avant de retrouver sa cellule ?

C’est une manière d’exister en tant que femme. Quand on arrive à la maison d’arrêt, on laisse son identité, et donc sa féminité, derrière la porte. Les détenues ont des vêtements confortables mais informes. Il faut leur redonner envie de se sentir bien et de conserver une image d’elles-mêmes la plus positive possible. Lorsqu’elles envoient des photos à leurs enfants ou si elles les retrouvent au parloir, les mères ont vraiment le souci d’avoir bonne mine. Je faisais un travail dans la continuité, à raison d’une journée complète par semaine. Dans leur cellule, elles ont un petit miroir et ne voient que leur visage. Pendant l’atelier, elles découvraient les transformations physiques car on disposait d’un miroir en pied. J’ai vu une femme dont les cheveux ont blanchi d’une semaine sur l’autre. La perte de contact avec les autres et l’absence du toucher entraînent parfois des problèmes cutanés comme le psoriasis et l’eczéma. J’ai le souvenir d’une personne qui m’a demandé de lui “redonner forme humaine”. J’avais carte blanche : elle voulait juste “ressembler à quelqu’un”.

Vous vous occupez également de femmes qui se prostituent. Le maquillage fait partie de leur uniforme de travail.

Je les aide à se réapproprier leur corps, qu’elles considèrent comme un objet.

L’objectif est de renvoyer une meilleure image et d’améliorer la représentation de soi dans cette société où l’apparence a pris une proportion complètement démesurée
Sylvie Marini

Elles prennent le temps de se poser et de déposer leurs souffrances. Elles découvrent un autre style de maquillage que celui servant à attirer les clients sur les boulevards. Je donne beaucoup de conseils pour le camouflage de tatouages et cicatrices, car elles sont souvent victimes de violence, pour leur permettre de prendre les transports, d’assister à un rendez-vous administratif ou d’aller voir leurs enfants sans être montrées du doigt. Il y a très longtemps, certaines m’ont demandé de les maquiller pour le boulot… De toute façon, si j’avais refusé, elles l’auraient fait de leur côté en mettant des couches et des couches de fond de teint sans aucune crème hydratante en dessous. Je préférais encore limiter les dégâts.

En quelque sorte, vous maquillez l’exclusion ?

Ce n’est peut être pas tout à fait le terme approprié. Le maquillage a une connotation féminine. Or, je m’occupe également des hommes. Je parlerais plutôt de restauration de l’image pour permettre à la personne de récupérer un peu de dignité en tant qu’être humain, quelle que soit sa situation. Par exemple, l’autre jour, un ancien alcoolique, abstinent depuis six mois, est venu me voir dans l’une des structures médico-sociales où j’interviens. La peau de son visage était abîmée. Je lui ai conseillé une eau micellaire de bonne qualité et peu onéreuse car il se lavait toute la tête avec un gel douche bourré de produits chimiques. Mon champ d’action est vaste : faire une manucure, un soin de peau, masser des épaules… Plus on a de cordes à son arc, mieux c’est ! L’objectif est de renvoyer une meilleure image et d’améliorer la représentation de soi dans cette société où l’apparence a pris une proportion complètement démesurée. Je peux aussi les conseiller en termes de tenue vestimentaire en leur apprenant notamment à accorder les couleurs ensemble. Par exemple, il est facile d’épingler une veste trop grande avec un simple travail de retoucherie. Chacun peut se mettre en valeur avec peu de moyens.

En quoi le corps est-il le reflet de l’esprit ?

Quand on ne va pas bien dans sa tête, on a des signes. Tout ce qui n’est pas

Dans le milieu carcéral, la transformation physique négative du corps est souvent très rapide. Quand on a perdu le lien avec un médecin depuis longtemps, la socio-esthétique est une vraie passerelle pour s’occuper de sa santé
Sylvie Marini

exprimé par la parole s’imprime sur le corps : une expression figée, des tensions, des somatisations voire des maladies. Par exemple, dans le milieu carcéral, la transformation physique négative du corps est souvent très rapide. Quand on a perdu le lien avec un médecin depuis longtemps, la socio-esthétique est une vraie passerelle pour s’occuper de sa santé : c’est un maillon de la chaîne thérapeutique. Je suis toujours en lien avec les médecins et l’équipe socio-éducative. Les séances libèrent souvent la parole. C’est peut-être la seule activité où on parle vraiment du corps sans aucun complexe. J’essaye de livrer des astuces pour leur inculquer des automatismes afin qu’ils puissent voler de leurs propres ailes. J’organise notamment des ateliers éducatifs et ludiques pour fabriquer du gel douche, de la crème solaire ou du parfum. Une manière de les sensibiliser à l’hygiène.

En rendez-vous, vous dites régulièrement : “Chaque chose en son temps.”

J’aide les personnes à se réapproprier leur corps. Souvent, elles veulent aller trop vite : maigrir, changer de coiffure, avoir de nouveaux vêtements, soigner une douleur… Les demandes sont parfois massives, et on se retrouve dans  quelque chose de très négatif, finalement. Il faut avoir un discours rassurant en recensant les évolutions positives et prendre les choses les unes après les autres. À chaque jour suffit sa peine. 

Texte et photo : Marie-Sarah Bouleau

Cosmos

“L’Europe a le copyright de la modernité”

Voir les changements historiques depuis l’espace aide-t-il à mieux les comprendre ? En 1995, Andrei Ujica réalisait Out of the Present –ressorti en salle dernièrement–, l’histoire d’un cosmonaute quittant l’URSS pour la station Mir et qui atterrit dix mois plus tard… en Russie. Le réalisateur roumain continue aujourd'hui de porter un regard singulier sur les changements politiques en Europe. Entretien.

Dans votre film, là-haut, on sent la solitude et le mystère, contrairement à l’expérience de Thomas Pesquet, qui donnait plutôt l’impression de vivre dans une sorte d’appartement dans l’espace…

Oui, le vol vers une station spatiale aujourd’hui est comme un ticket pour le futur, mais pendant le séjour dans l’espace, les cosmonautes découvrent la conscience écologique et la fragilité de la Terre, qui est de l’ordre d’une expérience intime. Tous les cosmonautes avec qui j’ai discuté m’ont dit la même chose. À l’époque où j’ai fait le film, je suis entré complètement dans la psychologie du voyageur dans l’espace. J’ai ressenti moi-même l’isolement, la solitude à la frontière de l’infini. La beauté de la Terre vient de là aussi, c’est la seule oasis qu’on voit autour de nous, dans un désert noir et froid. À la fin, le film se présente comme un message des cosmonautes de l’époque, ayant pourtant un certain degré d’abstraction. De nos jours, avec les progrès des moyens de transport et de communication, c’est plus simple. Mais en 1991 déjà, Krikalev communiquait depuis la station Mir par radio, comme les astronautes de l’ISS le font maintenant avec leurs admirateurs via Skype. Thomas Pesquet est une sorte de Krikalev français. Il part de la France de Hollande et revient dans celle de Macron. Apparemment, on a affaire ici aussi à un changement d’époque, avec les partis traditionnels qui touchent à leur fin. Un ami français m’a dit qu’en deux mois seulement, la rhétorique des partis politiques est devenue complètement anachronique, inaudible, de l’ordre du passé. C’est intéressant.

La novlangue politique proposée désormais est très pauvre, personne ne se souvient des discours de Macron. Il y a des changements concrets dans la manière de gouverner…

Sur ce point, c’est un peu le phénomène Obama, une nouvelle rhétorique influencée par les réseaux sociaux, qui est plutôt éphémère. Il s’agit seulement d’attirer l’attention à un moment donné, atteindre un maximum d’horizontalité. En discutant à Karlsruhe avec mes amis Peter Sloterdijk et Peter Weibel, j’ai pu conclure que la nouveauté de la formule française avec Macron est qu’il propose un modèle post-partis.

En 1991 déjà, Krikalev communiquait depuis la station Mir par radio, comme les astronautes de l’ISS le font maintenant avec leurs admirateurs via Skype

Je crois que la réalité du futur est ici, et pas dans la continuation d’un débat entre la gauche et la droite, qui est dépassé et qui ne mène nulle part, cela aussi parce que les programmes des partis traditionnels sont vidés de sens car ils sont accomplis. Les sociaux-démocrates ont réussi à obtenir la journée de travail de sept heures, une semaine de cinq jours, l’égalité homme-femme, la sécurité sociale, etc. Même chose pour les libéraux: la mondialisation est un processus économique qui ne peut pas être arrêté, et il est irréversible. Les réactions protectionnistes, mêmes isolationnistes comme avec Trump en Amérique n’y changeront rien. Il y aura toujours des catégories sociales perdantes et gagnantes.

La réponse d’extrême gauche, comme celle de Corbyn ou de Mélenchon, ne vous parle pas ?

Je ne connais pas suffisamment Corbyn pour dire quelque chose d’acceptable. Mais pour Mélenchon, comme pour le FN, par ailleurs, c’est le même bazar : celui dans lequel se retrouve les résidus de ressentiments du conflit droite-gauche après l’implosion du communisme en 1989, d’une part, et la grande crise financière du néolibéralisme de 2008, de l’autre. La pensée de ces gens-là n’est pas significative dans le tableau social. Il ne reste que des minorités qui profitent d’une surmédiatisation. Cela parce que les médias récompensent tout type de provocation.

Le monde post-partis, vous y croyez comme une solution d’avenir ?

Je crois qu’une construction politique comme l’Union européenne a, à la fin, besoin non pas d’une gouvernance politique mais d’un management efficace. Et je ne pense pas que ce soit par hasard qu’un pays justement aussi mûr du point de vue historique, telle la France propose maintenant un nouveau modèle. Le futur de la politique doit se voir comme l’affaire de régler les choses publiques, et ça passe par le management: on a besoin d’un management administratif, pas de politiciens. C’est ainsi qu’il revient à la sphère culturelle l’obligation de reprendre entièrement le discours politique.

Mais ça, c’est un monde vu par les yeux d’un artiste, de séparer aussi radicalement la création et les affaires courantes qu’on administre…

Il n’y a pas très longtemps, Peter Sloterdijk a utilisé cette belle formule : ‘Puisque l’Église n’est plus aujourd’hui forcée à faire la synthèse sociale, elle peut se consacrer enfin à la poésie de l‘être.’ Je dirais la même chose. Les politiciens libérés de la tâche de gérer les affaires publiques peuvent enfin se pencher sur la philosophie de l’État.

La réponse européenne est-elle la seule possible face au grand retour des empires de Russie et de Chine ?

C’est un monde qui se réorganise, mais l’Europe a le copyright de la modernité. L’Amérique est un produit européen, d’abord une conséquence de l’époque des grandes découvertes géographiques, ensuite de l’export de la Révolution française, et enfin d’un ensemble de communautés liées par leur origine européenne et le christianisme. C’est donc logique que l’Europe propose un nouveau modèle démocratique dans le sens où la politique ne va pas être portée par des partis.

Macron a choisi de travailler très étroitement avec l’Allemagne. Vous comprenez que La France insoumise, Podemos ou Diem 20 proposent de trouver une solution en dehors de l’Eurogroupe ? Est-ce une autre option possible pour vous ?

Je comprends cette logique mais c’est toujours une rhétorique prisonnière de ses conflits traditionnels, cette approche gauche-droite, ce ressentiment contre je-ne-sais-quoi, avec des accents populistes nationalistes. Avec un peu d’objectivité et de distance, on peut remarquer que Merkel, dans sa médiocrité pragmatique, a réalisé beaucoup plus. Elle a réussi une social-démocratisation de son parti. C’est pour ça que le Parti social-démocrate allemand est pris au piège : tout ce qui est dans son programme actuel, elle l’a déjà mis en œuvre, elle l’a vidé de son sens. Avec des moyens politiques, elle a réalisé la même chose que Macron. Merkel est entrée dans une réalité post-politique, voire, dans son cas, de fake politique.

Par Brieux Férot

Au large

Sur le pont

Le 25 juin dernier –soit 100 ans après le débarquement américain lors de la Première Guerre mondiale–, le Queen Mary 2 quittait le port de Saint-Nazaire. Le but : rejoindre la baie de New York avant les quatre trimarans engagés dans la course. À bord du deuxième plus gros paquebot du monde, des centaines d’entrepreneurs venus réseauter, participant ainsi au tentaculaire projet “The Bridge”. Reportage embarqué.
Le Queen Mary 2 arrive à New York, le 1er juillet dernier. © Th.Martinez

La sirène du Queen Mary 2 retentit dans le port de Saint-Nazaire pour la première fois depuis 2003. Il fait beau ce dimanche 25 juin. Au sol, des milliers de personnes sont venues saluer la fierté locale. À bord, plus de 2 000 passagers agitent drapeaux français et américain : le mot laissé dans leur cabine conseillait de “pousser des cris de joie pour remercier la ville de Saint-Nazaire”. Les 150 000 tonnes du paquebot quitte la forme Joubert des chantiers de l’Atlantique, cernés par les quatre trimarans qui lui feront la course sur les 5 815 kilomètres qui séparent Saint-Nazaire de New York. TF1, BFM-TV, France Bleu, France 2 sont en direct. Thierry Martinez, le célèbre photographe nautique, officie depuis un hélicoptère. Pour parfaire cette image en noir et blanc digne des années 20, la voix chaude de Louis Armstrong retentit sur le pont principal. La Vie en rose s’achève à peine lorsque le jazz est recouvert d’un bruit sourd de moteur qui fait lever les yeux de cette masse de passagers en marinière. Sur le pont, on parle de “moment historique”, les mains se serrent, l’entreprenariat du grand Ouest français se retrouve, se salue, n’en finit plus de se présenter dans un grand speed dating professionnel qui durera six jours. Mais ce dimanche à 19h, un enthousiasme enfantin prend le pas sur les obligations professionnelles : on murmure que le skipper Thomas Coville, vainqueur du tour du monde en solitaire, a quelque peu loupé son départ sur son maxi-trimaran Sodebo. Peu importe, il ne verra bientôt plus le Queen Mary 2, qui trace à une moyenne de 24 nœuds vers le pont Verrazano de Brooklyn.

Entre l’excitation et l’émotion suscitées par le retour du mythique paquebot à Saint-Nazaire, la course contre les meilleurs skippers du circuit, les inévitables mondanités, il est facile d’oublier ce que l’on commémore ici : les 100 ans du premier débarquement américain. Celui que tout le monde a oublié. À 7h, le 26 juin 1917, quatre bateaux américains débarquaient à Saint-Nazaire. En l’espace de 18 mois, deux millions de soldats transiteront par le port français. Si 30 000 Américains ont cohabité avec 35 000 Nazairiens pendant deux ans, la France préfère penser qu’elle a gagné cette guerre seule et ce débarquement ne restera qu’une note de bas de page dans les manuels scolaires. Ce fut pourtant la première incursion de la culture américaine en Europe –Nantes connut cette année-là le premier concert de jazz de l’histoire du continent. Les passagers aussi l’ont vite oublié : c’est qu’il y a beaucoup à faire sur le Queen Mary 2.

“J’avais l’intuition que ramener le Queen Mary 2 ici serait une émotion forte pout tout le monde”
Damien Grimont, créateur de The Bridge

Le lundi 26 juin à midi, heure à laquelle le capitaine Christopher Wells s’adresse aux passagers de son accent british, le paquebot a parcouru 395 milles marins, a passé le canyon de la Petite sole, du Trèfle et du roi Arthur, et se trouve désormais au sud-ouest de la mer Celtique, vent force 3. Le France Actualités, quotidien fait maison destiné à signifier aux passagers que le monde ne s’est pas arrêté de tourner, vient de tomber dans les cabines : la faillite de Tati, les affaires du président Macron en Ukraine, la Gay Pride. Difficile de s’intéresser, aujourd’hui on diffuse deux documentaires, assiste à trois conférences et deux concerts de jazz. L’ancienne cantatrice Natalie Dessay, le pianiste de jazz Paul Lay, et l’ensemble classique Matheus, dirigé par Jean-Christophe Spinosi, sont chargés d’assurer le spectacle les six soirs de la traversée. Sans oublier que le Queen Mary 2 abrite un casino, une boîte de nuit, une bibliothèque, un spa, un simulateur de golf, quatre piscines, huit jacuzzis, dix restaurants et sept bars. Le deuxième jour, les trimarans partent vers l’ouest après les Îles britanniques afin de contourner un anticyclone dans le golfe de Gascogne. François Gabart, sur le bateau Macif, et Francis Joyon, sur l’IDEC Sport, se disputent toujours la tête de la course à plus de 30 nœuds, alors que Thomas Coville est à la ramasse 85 milles derrière depuis la nuit précédente. La seule chose que le QM2 perd de son côté, c’est une heure chaque jour. Le programme des festivités quotidien le rappelle chaque matin à ses passagers : il faut remonter sa montre d’une heure chaque soir.

Coup de poker et Club des 100 

Souriant, salué à chaque détour de couloir, Damien Grimont, l’homme à l’origine de ce projet, se souvient cependant que le chemin n’a pas été facile. Pendant plusieurs mois, le jeune quinquagénaire, qui s’est endetté à hauteur de huit millions d’euros, se demande s’il n’a pas fait une connerie, si cette fois il n’est pas allé un peu trop loin. Damien a affrété l’un des plus gros paquebots du monde. Le Queen Mary 2 abrite 1 140 cabines –qu’il va bien falloir remplir. Parce que Cunard, la compagnie anglaise qui gère le navire, lui a refusé la location de 500 cabines, Damien Grimont a fait tapis. Un coup de poker qui a permis aux Anglais de mieux comprendre à qui ils avaient affaire. Si on ne veut pas lui allouer une partie du bateau pour son projet évènementiel, il le réservera tout entier. “Je m’étais dit que si un jour on faisait un évènement ici, il fallait que ce soit lié à l’identité de la ville, et Saint-Nazaire, c’est les paquebots. Et quand on pense paquebot, on pense Queen Mary 2, raconte-t-il aujourd’hui dans la suite 9060. Aucun paquebot construit dans les chantiers de l’Atlantique –le France, le Sovereign of the Seas, l’Harmony of the Seas– n’est jamais revenu au port. Et pour Damien, comme pour les habitants de Saint-Nazaire, le Queen Mary 2 n’est pas n’importe quel paquebot. “Ce bateau, c’est un million d’heures de travail, c’est à la fois la fierté locale et le vecteur de la douleur liée à l’accident de la passerelle qui a tué seize personnes (le 15 novembre 2003, la passerelle reliant le QM2 au quai avait cédé, ndlr). J’avais l’intuition que ramener le Queen Mary 2 ici serait une émotion forte pout tout le monde.” Mais à six semaines du départ, le déficit financier est toujours là, béant, inévitable. “Quand on est passés à 130 entreprises engagées en mars, tout le monde a commencé à se dire que c’était génial, que ça allait vraiment se faire. Et moi, je me suis dit : ‘Ouais, ça va se faire et moi je vais y laisser ma boutique ! Tout le monde sera content et moi je vais rester sur le quai !’ Aujourd’hui, Damien en rit. Le teint hâlé, en chemise bleue en lin, jean et baskets, il a tout le loisir de se détendre sur un balcon filant s’ouvrant sur l’infini de l’Atlantique, tutoie tout le monde parce que “c’est la règle de l’océan”. Le bateau est parti, direction New York. Il peut enfin respirer. “Un mois et demi avant le départ, Fincantieri, la société de construction navale italienne, est venu combler le déficit de l’association.” Le 25 juin, Damien Grimont ouvre le champagne sur l’un des 17 ponts du Queen Mary 2 : il a réussi à réunir 2 646 personnes autour d’un voyage impossible et d’un séminaire sur le monde du futur. Sur son téléphone, il apprend que les images télévisées du départ ont été autant reprises que celles de La Route du rhum. Alors que le Queen Mary 2 s’éloignait lentement du port de Saint-Nazaire, entouré d’hélicoptères, de bateaux, de badauds, Damien, lui, jubilait avec une bonne moitié de son équipe dans la piscine, habillé, une coupe de champagne à la main.

Saint-Nazaire, samedi 24 Juin 2017, Damien Grimont est fier de présenter son projet. (c) Yvan Zedda
Saint-Nazaire, samedi 24 juin 2017, Damien Grimont est fier de présenter son projet. (c) Yvan Zedda

À bord, pas de claquettes, peu d’enfants qui crient et un dress code “casual chic” obligatoire après 18h. La population actuelle du Queen Mary 2 n’a en effet pas grand-chose à voir avec l’idée que l’on se fait des croisiéristes classiques. Parce qu’en réalité, personne à bord n’est vraiment en vacances. The Bridge n’est pas seulement une course, une traversée transatlantique, une commémoration historique, c’est aussi et surtout un séminaire professionnel géant sur six jours. “Ce qui fait la force du projet, c’est qu’on s’est dit qu’on y arriverait uniquement avec des entreprises et des gens avertis, et on s’y est tenus.” Des gens avertis, cela veut dire les membres du “Club des 100” –un regroupement d’entreprises de l’Ouest– et leurs invités, eux-mêmes des entrepreneurs installés dans la région, ou des jeunes créateurs de start-up ambitieux venus présenter leur projet. Au programme de ce séminaire sur “le monde de demain” : conférences, dîners thématiques, rencontres, organisés autour de quatre thématiques : l’environnement, la géopolitique, la technologie et le rapport à soi et aux autres. Avec douze heures de programmation par jour, le réseautage est partout : de la séance de yoga matinal au speed dating de 14h, en passant par le terrain de tennis et les transats de l’obervation deck, voire au bar du nightclub G32. Autour d’un déjeuner gastronomique, il est possible d’écouter le philosophe Vincent Cespedes disserter sur le thème cryptique de “la passion”. Dans le jacuzzi, il n’est pas surprenant de discuter intelligence artificielle ou big data. On parle de “bienveillance”, “d’innovation” ou de “savoir faire la différence entre un Chinois, un Japonais et un Coréen”. Si le vocabulaire de la France post-mai 2017 est bien là, difficile de ne pas remarquer une démographie plus qu’homogène, même si quelques entrepreneurs de moins de 35 ans se cachent parmi la foule. “La moyenne d’âge tourne en effet plutôt autour des 55-60 ans, admet l’un d’eux. On a rencontré plein de gens, on a même retrouvé des amis de l’école. C’est parfait pour se faire des contacts, savoir ce à quoi ils s’intéressent, qui investit dans quoi, ça donne des idées. Qu’importe finalement si on ne se retrouve pas forcément dans toutes les conversations… Au déjeuner, c’était plutôt Fillon que Macron !”

Gingembre et champagne

Le meilleur moyen de changer de schéma démographique sur le Queen Mary 2, c’est encore de passer en-dessous du niveau de l’eau. Au sous-sol, le paquebot de luxe se transforme en labyrinthe de couloirs blancs, où des silhouettes pressées s’agitent afin que les passagers ne manquent de rien. La plupart sont Philippins ou Sri Lankais, certains font toute leur carrière chez Cunard. Rex est responsable des réserves de nourriture : dans six chambres froides à -18 degrés, il supervise l’acheminement quotidien des 6 000 œufs frais, des 100 litres de bière, des 300 kilos de homard ou des 700 à 800 bouteilles de champagne. À 30 minutes du premier service du déjeuner, tout est pourtant calme. “La clé, c’est l’organisation”, affirme Santosh Seebchurrun, un Mauricien à la toque blanche et à l’insigne “White Star Service”. C’est le chef anglais Nicholas Oldroyd qui supervise les 6 000 plats à envoyer par jour. Il n’a pas de femme dans sa brigade. Elles sont en réalité un étage plus bas, à la laverie, un autre monde immaculé où la vapeur et la chaleur humide remplacent le doux confort des étages.

Au départ de Saint-Nazaire, le 24 juin 2017. (c) Yvan Zedda
Au départ de Saint-Nazaire, le 24 juin 2017. (c) Yvan Zedda

Ce jeudi 29 juin, le Queen Mary 2 a parcouru 2 160 milles marins, il n’en reste plus que 900 pour atteindre New York. À 2h, le paquebot passait non loin du point de chute du Titanic, coulé dans ces eaux glacées en 1912. Le Queen Mary 2, malgré ses 150 000 tonnes, peut faire demi-tour en moins d’un kilomètre, assure Christopher Wells. Ce vieil anglais très british reçoit dans la prestigieuse passerelle du capitaine, à 41 mètres de la surface de l’eau. Ce poste de pilotage permet de voir à 22 kilomètres, mais le Capitaine Wells n’a que faire des baleines qui passent en arrière-plan, il est d’ailleurs “plus polar suédois que Moby Dick. Capitaine chez Cunard depuis 25 ans, Wells a 40 ans d’expérience en mer. Il promet que l’on ne heurtera pas d’iceberg. Pourtant, un scandale a éclaté dans la nuit : le Queen Mary 2 aurait dérivé de sa trajectoire, coupé au plus court sur ces dernières 24 heures “en traversant outrageusement la zone d’exclusion des glaces”, écrit Guillaume Combescure depuis le trimaran Macif. “Le jury de la course n’aura aucun mal à juger du caractère intentionnel de cette erreur et du gain de temps dont a ainsi joui le commandant et son équipage de 2 000 hommes ! Il paraît que certains le qualifient désormais de pirate, d’autres s’insurgent et réclament même une pénalité de trois jours”, plaisante le skipper. L’accusation fait sourire Christopher Wells. “Je lui donne trois heures de plus à l’arrivée”, lâche-t-il. Dans son uniforme blanc, il jette de temps en temps un œil à l’infini bleu, et parle toujours de son navire au féminin : “Elle est très forte, très pointue, construite pour traverser l’océan sans problème en six jours. Avec la robustesse du bateau et les équipements modernes que nous avons, s’il y a un problème, cela vient toujours d’un humain. Toujours.” Sur un dernier conseil –“Le gingembre résout tous les problèmes sur un bateau”–, l’Anglais s’échappe, appelé quelques ponts plus bas pour un cocktail en costume trois pièces.

“La moyenne d’âge tourne en effet plutôt autour des 55-60 ans. C’est parfait pour se faire des contacts. Qu’importe finalement si on ne se retrouve pas forcément dans toutes les conversations. Au déjeuner, c’était plutôt Fillon que Macron !”
Un jeune entrepreneur

À 2h ce samedi 1er juillet, on aperçoit de très loin les premières lueurs de New York. “Pour une surprise, c’en fût une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire”, écrivait Céline dans Voyage au bout de la nuit. Bien que prévenus depuis six jours, les passagers de The Bridge ont semble-t-il le même sentiment que l’écrivain : lorsqu’à 5h10, la cheminée rouge du Queen Mary 2 passe seulement quatre mètres en-dessous du pont Verrazano, la brume se lève, entraînant un silence admiratif. François Gabart est toujours sur son trimaran Macif, à encore à 897 milles de la côte américaine. Joyon, Coville et Le Blevec le suivent à respectivement 92, 110 et 415 milles. Sur le Queen Mary 2, personne n’est couché à 5h30. Le paquebot glisse lentement dans les eaux calmes de la baie. Alors que le “chœur des 100”, qui s’est entraîné toute la semaine sous la baguette de Jean-Christophe Spinosi, entonne Amazing Grace, le soleil se lève derrière les buildings de Manhattan. Tous traquent la même chose, celle qui passera à bâbord, puis à tribord : la statue de la Liberté. Le chœur murmure maintenant une Marseillaise en forme de point final de cette traversée, les drapeaux français et américains s’agitent à nouveau fièrement. Un arc en ciel apparaît. Cette fois, Damien Grimont, les traits tirés mais le sourire ému, n’y est pour rien.

Par Hélène Coutard

GRISANT

Retraite et bigoudis

Tous les mercredis, Gladys Octau coiffe les habitants de la résidence Castagnary, une maison de retraite située dans le XVe arrondissement de Paris. Entre la coupe et le brushing, elle s’efforce d’apporter de la joie dans la vie des résidents.

“–Votre dernier shampooing remonte à quand ?  –Trois semaines. –Alors on va en faire deux !” Gladys fait couler doucement l’eau sur la tête de Madame L. “Vous préférez un brushing ou une mise en plis ?” interroge-t-elle en faisant mousser les cheveux. Madame L. prend un petit temps de réflexion avant de répondre : “En vérité, j’avais une mauvaise sensation avant de venir. J’ai fait mon AVC deux jours après être allée chez le coiffeur…” Gladys lui sourit tendrement dans le miroir, et la rassure : “Vous allez voir, ils sont très gentils ici.” Ici, à la résidence Castagnary, un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).

Cela fait 20 ans que Gladys Octau est coiffeuse. Couleur, coupe, extensions, lissage brésilien ou encore perruquerie, elle a eu le temps de multiplier les spécialisations pour être polyvalente avant de rejoindre l’entreprise Freesia, en février dernier. Depuis 2011, cette société propose des prestations de socio-esthétique pour hommes et femmes dans les maisons de retraite, hôpitaux et cliniques. En juin, elle disposait de 50 bulles de beauté en Île-de-France et atteignait presque un million d’euros de chiffre d’affaires.
Chaque jour de la semaine, Gladys se rend en uniforme noir et doré dans un établissement différent aux quatre coins de la capitale. Et le mercredi, la trentenaire aux cheveux courts blond platine arpente les couloirs de la résidence Castagnary. Elle est attendue de pied ferme au salon de coiffure situé au sixième étage. “C’est important de leur permettre de changer de décor et de ne pas les coiffer à leur chevet”, assure le directeur de l’Ehpad, Khaled Touri, pour qui, lors de la construction de la maison de retraite, il était primordial de créer un espace dédié au soin du cheveu. Une petite salle entièrement optimisée : casque pour la mise en plis, lavabos, miroir, sèche-cheveux et produits de beauté, Gladys dispose de l’équipement complet, comme dans un salon de coiffure classique.

Booster les troupes

Dans la pratique, les prestations diffèrent. Les résidents de la résidence Castagnary ont la particularité d’être dépendants et fragiles, parfois atteints de maladies, handicaps ou troubles cognitifs. Les moins autonomes d’entre eux comptent sur Gladys, ne serait-ce que pour se laver les cheveux une fois par semaine. “On tisse des liens avec les résidents. Et on les voit partir aussi…” lance la coiffeuse, avant d’ajouter en chuchotant : “Ce n’est pas évident tous les jours.” Au début de la journée, elle fait son “tour de piste”. Les rendez-vous sont programmés par les tuteurs et familles qui règlent la prestation (coupe de cheveux à partir de 22,50 euros pour les hommes et 39 euros pour les femmes). Certains résidents s’inscrivent toutes les semaines. En fonction de sa liste, elle passe voir les inscrits pour confirmer : “Il y a des jours où tout va bien et d’autres où c’est la fin du monde pour eux. On ne peut pas les forcer.” Souvent, elle pousse des portes supplémentaires pour saluer des visages familiers. “Ce sont presque des assistantes sociales”, constate Corinne Perrot, responsable d’exploitation chez Freesia.

Gladys glisse son index sur sa liste du jour et s’arrête brusquement, soucieuse. Demi-tour. Toc toc toc. Pas de réponse. Elle entre dans la chambre. “Bonjour

Certaines coiffeuses viennent tout droit de l’univers des paillettes et doivent tout à coup faire face à la relation avec la mort
Clémence Souquet, créatrice de Freesia

Madame B. Alors, ces agrafes ?” La résidente, assise dans son fauteuil roulant, ne réagit pas. Elle attend patiemment, habillée, sac à main posé sur les genoux, prête à partir. Gladys se penche vers le haut de son crâne et jette un œil à son cuir chevelu “Ah non, toujours pas, je ne peux pas vous coiffer.” Madame B. s’est récemment ouvert le crâne en chutant. Gladys lui promet de repasser la voir la semaine suivante et referme la porte. “Il faut toujours être dans le positif et prendre beaucoup de recul. On est là pour leur apporter de la joie et les booster.” Mais elle le reconnaît : “Humainement, on donne beaucoup de notre personne. Ça m’arrive de flancher, de pleurer, et là j’appelle Clémence Souquet. Elle est toujours à l’écoute pour nous permettre d’évacuer”. De l’autre côté du téléphone, la fondatrice de Freesia éponge les difficultés : “Certaines coiffeuses viennent tout droit de l’univers des paillettes et doivent tout à coup faire face à la relation avec la mort.”

Loin des clichés de l’esthétique

Ouverte en octobre 2016, la résidence Castagnary ne renvoie pas l’image d’une maison de retraite classique. “Ces salles d’attente de la mort”, comme les appelle Clémence Souquet. En plus de leur offrir des équipements de qualité, elle met un point d’honneur à assurer le bien-être des résidents, comme ne manque pas de le répéter Khaled Touri : “Nous n’avons pas une cantine mais un vrai restaurant ouvert aux familles. Aucune personne ne veut descendre en pyjama. À partir du jeudi, on a beaucoup de réservations car de nombreux résidents, notamment des femmes, sont passés voir Gladys le mercredi et sont fiers de recevoir leur entourage.”

En fin de matinée, Gladys part chercher Madame S. et l’emmène au sixième étage. Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent, la coiffeuse échange quelques mots avec Anaïs Lopvip, l’esthéticienne qui l’accompagne une fois par mois dans cet Ehpad, occupée à poser avec minutie le pinceau d’un vernis rose nacré très discret sur les ongles d’une vieille dame. La jeune femme travaille chez Freesia depuis le début de l’année, après des études pour devenir traductrice : “J’ai toujours été attirée par l’esthétique mais je me souciais des préjugés autour de cette profession.” D’où sa volonté de se spécialiser dans le milieu médical. Après un stage en oncologie, elle poursuit en gériatrie… et craque dès le premier jour. Elle s’accroche, “par vocation”.

Après avoir coiffé puis ramené Madame S. dans sa chambre, Gladys passe devant la chambre double de Monsieur et Madame C. Elle confie à voix basse : “La dernière fois je n’ai pas pu les coiffer car ils se faisaient des bisous !” Et les bisous valent bien un deuxième shampooing.

Par Marie-Sarah Bouleau / Photo : Freesia


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

CIAO

Pierre Ducarne, l’effronté

Pierre Ducarne a-t-il été écarté du Front national à cause de son homosexualité ? Ou les bâtons mis dans ses roues ont-ils été placés là pour des raisons plus floues ? Ce qui est sûr c'est qu'à 26 ans, en pleine désillusion, cet ancien militant désormais animateur d'une émission politique à la radio est bien décidé à laisser le parti surfer sur la vague bleue Marine sans lui.
Pierre Ducasque.

“I have a dream…” Samplé sur une musique électronique très convenue, le discours de Martin Luther King en faveur des droits sociaux pour les Noirs américains sert de jingle à l’émission Droit de parole que présente Pierre Ducarne, tous les mardis, sur Radio Caraib Nancy. Dans le studio d’enregistrement du Haut-du-Lièvre, au Nord de la ville, le jeune présentateur de 26 ans, par ailleurs maître d’internat, tient l’antenne pendant une heure consacrée à l’actualité politique et sociétale sur une radio qui, selon lui, est “plutôt orientée à gauche”. L’anchorman Meurthe-et-Mosellan y reçoit des personnalités de tous bords à la renommée locale ou nationale. Il discute d’éducation avec Natacha Polony, ex-chroniqueuse pour Laurent Ruquier, ou de droits d’auteur avec Isabelle Attard, ex-députée du Calvados, sans étiquette mais longtemps écologiste. Pas certain, donc, que l’émission réalise ses meilleures audiences auprès des sympathisants du Front national ou des jeunesses identitaires.

Pourtant, Pierre Ducarne est un nom qui a plus fait causer dans les sphères frontistes que dans le milieu du journalisme. En mars 2014, à 22 ans, il était propulsé candidat à la mairie de Nancy par le parti de Marine Le Pen après seulement deux ans de militantisme. Il rassemblait, au premier tour, 6,93% des suffrages. Un score modeste pour le FN, mais pas ridicule au regard de la campagne difficile qu’il a dû mener, dans une ville où aucun candidat n’avait représenté la flamme bleu-blanc-rouge depuis 1989. Pierre Ducarne ne correspond pas vraiment aux canons du candidat d’extrême droite. Il est homosexuel et partage sa vie avec son compagnon, ce qui n’est pas du goût de tout le monde au sein du parti créé par Jean-Marie Le Pen en 1972. Quelques mois après les élections, en septembre 2014, il sera torpillé en interne, convoqué en procédure disciplinaire après une polémique lancée par Bruno Gollnisch, candidat à la présidence du parti en 2011, battu par Marine Le Pen.

“Je me vois plus comme un gaulliste social”

“Quand je me suis engagé au Front, je pensais vraiment que le parti était en train de muter”, confesse aujourd’hui Pierre. Conscient de la candeur qui l’animait à l’époque, il réfute tout engagement basé sur les thèmes de l’immigration : il se décrit volontiers comme souverainiste mais a “toujours été progressiste sur les questions sociales”. Des convictions, parfois contradictoires, forgées à force de débattre avec ses parents : un père de gauche “qui a toujours voté PS” et une mère “plutôt de droite”. Ses camarades de classe au lycée Fabert de Metz se souviennent de lui comme de quelqu’un de discret mais souvent jovial, affublé d’une bonhommie certaine. Un visage rond d’enfant masqué par des lunettes à gros foyer qui lui donnaient un air parfois éteint. Pas le genre d’étudiant à faire des frasques. Après un baccalauréat scientifique obtenu en 2009 et une année de médecine peu concluante, Pierre s’engage en politique dans le micro parti de Dominique de Villepin, République Solidaire. Il le quitte rapidement, après que le parti a pris position en faveur de l’intégration européenne.

C’est à ce moment que Pierre Ducarne se rapproche du Front national. En 2011, il entend un discours de Marine Le Pen, fraîchement élue présidente du parti. “C’était un discours d’ouverture, loin de la position dure de son père”, se souvient-

“Le Front national, c’est l’auberge espagnole”
Pierre Ducarne

il. La dynamique de dédiabolisation lancée au Front résonne dans l’esprit du jeune étudiant qui squatte désormais les bancs de la fac de Droit de Nancy. Il s’engage peu à peu dans le parti, accompagné d’une bande d’amis chevènementistes. Il distribue ses premiers tracts à l’occasion de la campagne présidentielle de 2012. Dans les mois qui suivent, sous l’impulsion de Steeve Briois, actuel maire d’Hénin-Beaumont, Pierre se retrouve chargé de structurer et rassembler les fédérations de jeunes frontistes en Meurthe-et-Moselle.

“J’ai rapidement grimpé les échelons mais ça s’explique vu l’état du FN à l’époque.” Pierre explique qu’en 2011, au moment où Marine Le Pen accède à la présidence du parti, “l’état des finances est au plus bas. Beaucoup de cadres proches de Jean-Marie Le Pen désertent et il y a de la place pour d’autres sensibilités”. Rapidement, plusieurs courants émergent. Florian Philippot, dont Pierre se sentait “très proche dans les idées”, incarne la nouvelle génération de 2011 mise en avant par Marine Le Pen. Mais de l’autre côté, la branche dure du parti tient bon. Autour de Bruno Gollnisch, le “Front national du Sud”, refuse le mouvement “d’ouverture” relative qui s’initie. C’est dans ce contexte que Pierre Ducarne creuse son sillon. “Personne ne se battait pour être candidat FN aux municipales, se souvient-il. Moi, j’étais jeune, étudiant en droit et volontaire, ça a suffi.” S’il ne se faisait guère d’illusions quant à ses chances de victoire, Pierre Ducarne était cependant pressé par une ambition personnelle qui lui a fait croire, à tort, qu’il pourrait révolutionner le parti.

L’acceptation, puis les reproches, puis les menaces

Résumer la tempête que traverse Pierre Ducarne en 2014 à sa seule homosexualité est une erreur. “Il y a beaucoup de gays au Front national, ça n’est plus forcément un obstacle au militantisme”, constate-t-il aujourd’hui. L’orientation sexuelle du jeune candidat à la mairie de Nancy n’a effectivement pas posé de problème, en tous cas pas dans un premier temps. “Au Front national, je ne cachais pas mon homosexualité. Personne ne m’a attaqué sur ce sujet, jusqu’à ce que j’entame la campagne des municipales.” La médiatisation locale qui s’opère autour de Pierre Ducarne à partir de janvier 2014 révèle aux yeux de la frange identitaire du parti un candidat pour le moins atypique. “J’ai toujours refusé de faire campagne sur le thème de l’immigration. Je parlais d’impôts locaux, d’accès aux marchés publics, de stationnement…”, se souvient le candidat du rassemblement bleu Marine. La version édulcorée des thèmes du FN abordés par le prétendant à la mairie déplaît au sein du parti. “On commence à me reprocher mon homosexualité à ce moment-là. D’abord par des bruits de couloir, on me dit que Jean-Luc Manoury, le secrétaire départemental du parti, est opposé à ma candidature pour des raisons floues. Et puis, rapidement, je suis victime de menaces.” Les persécutions qui vont viser Pierre Ducarne ne viennent pas directement du Front national, mais de groupuscules identitaires “qui entretiennent des liens étroits avec le parti”. C’est le GUD, un mouvement étudiant d’extrême droite bien implanté à la faculté de droit de Nancy où étudie le candidat, qui va passer à l’action. “J’ai reçu plusieurs menaces de mort. Des membres du GUD sont venus jusque sous mes fenêtres, la nuit, pour me menacer. Je les ai reconnus parce qu’on se croisait à la fac, se rappelle Pierre. On a aussi créé des faux profils sur des sites de rencontre gays. Des inconnus à qui on donnait rendez-vous en mon nom.” Sans preuve formelle et étant toujours candidat, Pierre se refuse à porter plainte mais dépose plusieurs mains courantes. Il termine sa campagne chaotique en prenant sur lui.

Après les élections municipales viennent les européennes. Fatigué, Pierre Ducarne décide de se mettre en retrait du parti. Au mois de septembre 2014, une polémique lancée par Equinoxe, une association LGBT de gauche, va le ramener sur le devant de la scène. “J’étais à Nancy avec mon copain. Tous les deux ans s’y

Au FN, je ne cachais pas mon homosexualité. Personne ne m’a attaqué sur ce sujet, jusqu’à ce que j’entame la campagne des municipales
Pierre Ducarne

organise une réunion publique d’associations, dont des associations LGBT. Je me suis arrêté au stand du Kreuji, une association proche de la mairie, et des membres d’Equinoxe nous ont alors pris en photo. Les clichés ont été publiés sur leur site, pointant un rapprochement entre la mairie de Nancy et le Front national.” La publication de l’association va très vite être relayée dans la fachosphère et remonter jusqu’à Bruno Gollnisch. Le député européen, membre du bureau national du FN, va se fendre d’un article sur son blog, mettant en cause Pierre Ducarne. Le frontiste lyonnais considérait que la proximité entre les milieux LGBT et l’ex-candidat à la mairie était contraire à la ligne défendue par le parti, opposé au mariage gay. “J’ai vraiment été choqué par cet article et j’ai tout de suite répondu par communiqué. Pour moi, Gollnisch s’en prenait à ma vie privée”, se rappelle amèrement le jeune Lorrain. Mais l’ancien prof de droit a le bras long : “Quelques jours après, j’ai reçu une lettre de convocation en commission des conflits du FN, au motif que je faisais l’apologie du communautarisme et que j’avais insulté un cadre du parti.” La convocation sera finalement annulée par la direction du parti, Florian Philippot étant intervenu au soutien de l’étudiant. Mais l’histoire aura fait assez de bruit pour qu’un article soit publié dans les colonnes de l’Est Républicain, sous le titre “Nancy : Pierre Ducarne, trop gay pour le FN”, obligeant l’étudiant à assumer publiquement son homosexualité. “Mes parents n’étaient pas encore au courant”, lâche-t-il, un peu gêné.

Aujourd’hui, trois ans après les faits, sa passion pour la radio lui permet de garder un lien avec la politique, loin des partis : “Je pense que je ne suis pas fait pour être militant, je préfère assumer mes propres opinions”, constate-t-il. En parallèle de son émission, Pierre Ducarne anime également XY, un programme LGBT. “On y fait surtout de la prévention et on parle des problèmes rencontrés par les gays dans la société”, explique-t-il. Son expérience politique lui permet de tenir un jugement sévère sur le Front national : “Finalement, la dédiabolisation, elle est en partie cosmétique. Depuis 2011, des personnalités comme Marion-Maréchal Le Pen sont arrivées pour renforcer les rangs des plus extrémistes.” Au premier tour de l’élection présidentielle, Pierre Ducarne a voté Jean-Luc Mélenchon “surtout pour son programme en matière d’écologie et d’Europe.” Il s’est abstenu au second tour. Pour le vétéran nancéien, il n’est pas question de retourner au Front.

 

Par Maxime Jacob

POILUS

Et ma barbe, tu l’aimes ma barbe ?

Beardilizer, une marque de produits d’entretien pour la toison masculine, a lancé cette année le premier championnat de France de la barbe. Immersion au poil !

25 centimètres. C’est la taille de celle de “Ludo”, en partant du menton. “Ludo” – Ludovic Dupont pour les moins intimes– porte la barbe depuis ses 18 ans, il y a 20 ans. Ce Normand d’origine, qui en impose par sa taille, mais aussi son calme et son look – casquette plate vissée sur la tête, chemise noire, bretelles rouges et Doc Martens aux couleurs de la Grande-Bretagne – a “toujours trouvé que la barbe dessinait un visage, et [il] fai[t] évoluer [s]on style en fonction de la [s]ienne. Le phénomène de mode [lui] a permis de la porter plus longue. [S]a femme n’était pas vraiment pour. En plus, dans [s]on métier, le poil, on l’enlève pour l’aérodynamisme.”  “Ludo” est nageur.

La compétition pour laquelle il est là aujourd’hui demande un entraînement bien loin de la brasse et du crawl, mais c’est “un entretien au quotidien”. Pour atteindre son but, il lui a fallu deux ans de patience. Vingt minutes chaque matin à s’occuper de son impériale, avec un rituel bien précis. “C’est un peu comme une femme avec ses cheveux, compare-t-il.  Je sors du lit et je pars sous la douche. Je la shampouine, avec un produit spécial. Ensuite, je l’essore, je mets un sérum démêlant,  je la sèche, je l’enduis d’huile, je la coiffe avec un peigne en bois, pour éviter qu’elle ne rebique. Enfin, je la mets en forme suivant mon envie. Mais ce matin, exceptionnellement, pour la compétition, j’étais chez mon barbier, pour un brushing.” Car aujourd’hui, Ludovic participe au championnat du monde de barbe.

Ah oui, quand même.

C’est pas (forcément) la taille qui compte

Ludovic connaît la plupart de ses concurrents : “On fait partie d’un groupe sur Facebook, où l’on se donne nos astuces pour s’occuper des poils rebelles.” Rockeurs, dandys, camionneurs, hispters… Tous les styles liés, de près ou de loin, à l’univers de la barbe trouvent ici leurs représentants. Ils sont une trentaine à

La barbe est un accessoire de mode, comme une paire de lunettes, elle doit être en osmose avec le visage
Sélim Niederhoffer, écrivain et expert de la barbe

s’être retrouvés en plein cœur de Paris, au Lieu Privé, un espace dédié aux soirées d’entreprise, expositions et autres jeux en tournoi. Dans quelques heures, ces poilus vont confronter leurs attributs virils dans un espace aux allures de bar lounge. Dans une salle, un bain à remous éclairé à la bougie (qui ne sera pas utilisé de la soirée) et dans une autre, un photocall à l’effigie d’une marque de produits qui augmenteraient la pilosité faciale. Ça sent la testostérone à la lavande, cette histoire. Plusieurs catégories sont à l’honneur ce soir : Freestyle, Garibaldi (barbe rectangulaire et fournie), Verdi (moustache cirée et séparée du reste de la toison) et, la plus impressionnante, la barbe supérieure à 20 centimètres.
Le favori de la catégorie “barbe longue” s’appelle Julien Voeltzel. Son pire ennemi : le rasoir, qu’il a utilisé pour la dernière fois en février 2015. Sa motivation : “la flemme.  J’ai toujours eu une barbe d’un mois”. L’entretien ne lui prend d’ailleurs que dix minutes par jour, son poil est raide et souple, sa barbe se rapproche d’une crinière et l’ensemble a l’apparence d’une chevelure. “Des barbes raides comme celle-là, c’est assez rare.” Le regard perçant, le crâne rasé, Julien caresse ses poils de visage de 27 centimètres avec le calme de Maître Po. “Je pense que j’ai encore du chemin jusqu’à Jeff Langum, le champion du monde”, regrette-t-il un peu, en pointant du doigt la photo en noir et blanc d’un homme à la barbe immense, solaire. Qui ressemble à un cyprès inversé.

Un défilé comme un autre

Après quelques cidres bruts –ou cocktails au whisky pour les plus–,  la compétition démarre à la manière d’un défilé de Miss sur fond d’electro assourdissante. Malgré l’air détendu des candidats, dans cette ambiance d’afterwork, la tension est palpable. Ils montent sur l’estrade, chacun leur tour, catégorie après catégorie. Le premier barbu s’avance de quelques pas, se présente d’abord au public et prend la pose.  Demi-tour sur la gauche, il se retrouve face au jury, met un coup de peigne en bois sous son menton, ce qui permet de présenter la densité de sa toison et la vitalité du poil. Le jury d’experts, composé entre autres de Magali Bertin, chef de rubrique “Beauté digital” chez GQ, et Sélim Niederhoffer, écrivain et expert de la barbe, prend quelques notes et observe scrupuleusement qu’aucun poil ne dépasse de la forêt brune ou grise qui se dessine sur le bas de chaque mâchoire. Qualité indéniable d’un gagnant ? La barbe doit compléter le style du candidat. “C’est un accessoire de mode, comme une paire de lunettes, elle doit être en osmose avec le visage”, explique Sélim Niederhoffer.

Au bout d’une heure de va-et-vient, le verdict tombe. Julien est sacré champion dans sa catégorie et Ludovic second (de manière non officielle). En guise de trophée, les gagnants reçoivent un diplôme nominatif, une paire de lunettes de soleil, une entrée pour le “cabaret aphrodisiaque” Secret Square, des accessoires de mode tels des chaussettes, un coffret de produits d’entretien pour la barbe et quelques bouteilles d’alcool. C’est donc les bras bardés de cadeaux que Julien teinte sa victoire d’amertume : il ne représentera pas la France dans les compétitions internationales. Le coup de cœur du jury, élu “Best in Show” pour la qualité de sa barbe, sa coupe et son style, c’est le Lensois Denis-Pierre Cariou. Pourtant, personne n’aurait misé sur ses dix centimètres de toison poivre et sel de diablotin et son sourire angélique. À part sa femme peut-être : “Ma victoire, c’est à ma moitié que je la dois, elle me brosse la barbe chaque matin.”

Par Florent Reyne / Photos : Florent Reyne & KFStudio157


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

MANGA

On est allé visiter la Japan Expo

Ces quatre derniers jours, le Japon tout entier s'est invité à Villepinte via la bien connue Japan Expo. Déambulation dans la moiteur du parc des expositions, entre les panneaux “Free Hugs”, les tables de jeu de go, les onigiri, les stands de chats qui bougent la patte grâce à l'énergie solaire et les plus ou moins bien réussis mais néanmoins nombreux Monkey D. Luffy de One Piece.
De gauche à droite : un cosplayeur, un cosplayeur et un cosplayeur.

Cette petite écolière sexy qui quitte sourire aux lèvres l’espace réservé aux dédicaces, c’est Franck. Chapeau noir délicatement posé sur une perruque longue et blanche, chemisier blanc, gilet noir sans manches, nœud rouge, jupe courte et chaussettes montantes, Franck est un inconditionnel de j-pop, la variété japonaise, et il est venu rencontrer les World Standard, un groupe dont il est fan depuis sa création, en 2015. Tombé dans la potion manga dans les années Club Dorothée, l’informaticien de 32 ans s’est naturellement intéressé à tout ce qui touche à la culture nippone, séduit par “son côté exotique” : “J’ai commencé à écouter de la musique japonaise avec les animés, et de fil en aiguille je suis arrivé sur la j-pop. C’est très différent de ce qu’on a chez nous, c’est vraiment spécifique au Japon et à l’Asie.” Ce que Franck préfère, ce sont les groupes kawaii (qui signifie “mignon”), dont les World Standards sont de fières représentantes. Et il n’est pas le seul. D’ailleurs, son accoutrement surréaliste dans un environnement familial devient d’une banalité déconcertante à la Japan Expo.

Comme quoi, on s’habitue à tout. Même à ces nouveaux bouchons Cristaline.

Modernité et traditions

Cent trente cinq mille mètres carrés répartis dans quatre halls, environ 800 exposants, près de 250 000 visiteurs, la Japan Expo est pendant quatre jours une enclave japonaise posée en pleine Seine-Saint-Denis. Depuis Paris, un tour de RER B direction le Parc des expositions de Paris-Nord, à Villepinte, donne l’impression d’avoir parcouru les 9 849,63 kilomètres qui séparent la France du pays du Soleil-Levant. Paradis des Otakus, les fans de culture japonaise, le salon met un point d’honneur à rassembler tout ce qui pourrait les rassasier jusqu’à sa prochaine édition. Au fil des nombreuses allées, les stands de mangas côtoient

Le panier moyen du salon est évalué à 200 euros

ceux de porcelaine. Les DVD d’animés font face à diverses sortes de thé. La trentaine d’ordinateurs mis à la disposition des geeks pour qu’ils se perfectionnent sur la dernière édition de Final Fantasy rivalisent avec le ring de lucharesu, une sorte de catch japonais. Les takoyaki et autres gyoza se dégustent en sirotant du bubble tea. Et c’est ce mélange un peu foutraque, qui fait le charme de la culture japonaise, d’après Romuald, 35 ans, habitué des lieux depuis dix ans : “C’est une culture qui montre que l’on peut conserver des traditions en faisant des choses extrêmement modernes. Et que l’on peut être moderne sans être forcément américanisé ou européanisé.”

Open Space.
Open Space.

Les visiteurs de la “JapEx” apprécient d’y trouver des produits rares en France, que beaucoup se procurent en temps normal via Internet. Et il faut bien le dire : le côté traditionnel laisse ici quand même pas mal de place au côté mercantile. Venus du Nord pour la journée, Cyprien, jeune chevalier Sith de 15 ans, et son père ont prévu un budget achat de 150 euros. Tout comme Franck, l’écolière de 32 ans, qui chaque année depuis 2009 prévoit “un budget de 100 à 150 euros pour les quatre jours, consacré à l’achat d’articles pour les dédicaces, de figurines, de mangas, d’animés…” Et d’après l’agence en charge de la communication du salon, ces trois-là ne sont pas les plus dépensiers, le panier moyen du salon étant évalué à 200 euros. Sans compter le prix de l’entrée : entre 12 (en prévente) et 25 euros la journée, 56 euros le pass 4 jours, 100 euros le billet zen. De quoi faire trembler n’importe quel livret A.

“On y fait de belles rencontres”

Mais plus que les gadgets, les stars de la Japan Expo, ce sont bien les cosplayeurs, qui convient à la fête en les incarnant Pikachu, Haruhi Suzumiya, Marty McFly,

J’ai commencé à écouter de la musique japonaise avec les animés, et de fil en aiguille je suis arrivé sur la j-pop. C’est très différent de ce qu’on a chez nous, c’est vraiment spécifique au Japon et à l’Asie
Franck, fan

Naruto, Mario et son fidèle complice Luigi, Kirito, Tetsuya Kuroko ou encore Sangoku. Et cette année, même Jésus a fait le déplacement. Jésus, c’est Patrice, qui officie au quotidien en tant qu’accessoiriste et décorateur pour le cinéma. Vêtu comme le Messie, couronne d’épines posée sur une chevelure abondante aussi naturelle que sa barbe, l’homme déambule ainsi dans le salon pour relever un défi lancé par une amie, sans que personne ne semble s’en émouvoir – ni relever le fait que ça n’a pas grand-chose à voir avec le Japon, finalement, même si Patrice a entendu parler de mangas traitant de la vie du Christ, “qui est tout de même le plus ancien des super-héros”. Dans ce royaume d’exubérance, sa pancarte “Fuck me I’m Jesus” ne choque pas, à son plus grand bonheur. Car s’il avoue être fan de jeux Nintendo, Patrice de Nazareth explique dans un prêche plein d’amour, que s’il s’est déplacé dans le 9-3, “c’est avant tout pour l’ambiance. Ici, on est entourés de gens qui sont passionnés, tout le monde est dans le partage. On y fait de belles rencontres”. Amen.

Patrice de Nazareth.
Patrice de Nazareth.

Plus loin, Élodie, 23 ans, venue tout droit du Brabant wallon pour l’occasion, est engoncée dans sa tenue de Ciel Phantomhive, un personnage du manga Black Butler, qui relate l’histoire d’un jeune aristocrate orphelin ayant fait du diable son majordome. Cosplayeuse depuis cinq ans, Élodie rêve de devenir une star de la discipline, comme il en existe au Japon, mais est bien consciente que la route est encore longue. Car si elle se considère “forte en costumes” – en témoigne sa robe, qu’elle a mis trois nuits blanches à confectionner –, elle sait qu’elle pèche encore dans la prestation. Et que son projet d’ouverture d’une boutique consacrée aux peluches inspirées de la série Mon petit poney est plus raisonnable. En attendant, la demoiselle a profité se son séjour en France pour visiter le parc Astérix. Mais en tenue de ville. “Je n’y suis pas allée cosplayée parce que c’est interdit, de peur que quelqu’un se déguise en un personnage de l’univers d’Astérix. On pourrait le confondre avec un employé du parc.” Imparable.

On ne dirait pas comme ça, mais il faisait très chaud.
On ne dirait pas comme ça, mais il faisait très chaud.

Sur le bout de pelouse en plein air du Parc des expositions qui sert de point de rassemblement aux cosplayers et aux fumeurs, Éloïse et Tamara enchaînent les pauses devant les objectifs des visiteurs. Car le principe du cosplay, c’est aussi cela : se faire remarquer le plus possible, et remporter le concours non-officiel du plus grand nombre de clichés. Et à ce jeu-là, les deux copines de 21 et 17 ans son bien placées, grâce à leurs costumes de personnages de Touhou Project, “un jeu vidéo dont le principe est de buter un maximum d’ennemis”, qui impressionnent les spécialistes. Malgré la température caniculaire, les deux étudiantes prennent un malin plaisir à répondre aux nombreuses sollicitations. Tout comme ces passionnés de la saga Dragon Ball, qui ont eu le bon goût de trouver un coin d’ombre. Parmi eux, on trouve ce paysagiste de 24 ans qui a pris les traits de Gohan, le fils de Son Goku, car il apprécie les valeurs morales de la série qu’il a découverte tout jeune, grâce au Club Dorothée. Pour la vendeuse de fournitures de bureaux qui prend la pause à ses côtés, c’est le charisme des personnages qui a fait la différence. Ce qui l’a poussée à se cosplayer en Kibitoshin. “Une fusion entre un Kaio Shin et son apprenti, dont le but est de montrer comment on peut fusionner grâce à des Potaras, ses fameuses boucles d’oreilles magiques, pour protéger la Terre”, récite la jeune femme, alors que de fortes effluves de cannabis envahissent le carré de pelouse.

Au fond du hall 5, Franck semble errer sans but. La perruque est mal ajustée, la chaussette droite est baissée. Les World Standard lui manquent déjà. Poliment, il refuse qu’on le prenne en photo. “Par rapport à mon boulot, ça craint, quand même.”

Textes et photos : Maeva Alliche et Mathias Edwards

SANTÉ PUBLIQUE

“Donald Trump semble ne pas vouloir aider les gens atteints du VIH”

Le mois dernier, six experts chargés de conseiller Donald Trump sur la question du sida démissionnaient de leur fonction. En cause : le désintérêt apparent du président américain pour leur travail. Ulysses Burley, un des démissionnaires, s’explique.
Ulysses Burley.

Quelle est la situation du sida aux États-Unis aujourd’hui ?

Actuellement, 1,1 million de personnes vivent avec le VIH à travers le pays. On a constaté une baisse de l’infection ces dix dernières années, et cela a été rendu possible grâce à la mise en place de Medicare. Les gens malades ont eu accès à des traitements et des visites chez le médecin que certains d’entre eux ne pouvaient pas se permettre auparavant. Même si le VIH est en baisse, il continue de frapper de manière plus importante les Noirs, les homosexuels, les jeunes entre 13 et 24 ans ainsi que les habitants des États du Sud. On reste bien loin des problèmes auxquels font face d’autres régions comme l’Afrique, mais la maladie est encore bien présente dans notre pays.

Vous avez fait partie du PACHA, le Conseil consultatif présidentiel sur le sida. Qu’est-ce que c’est, exactement ?

Le PACHA est un comité chargé de conseiller le gouvernement américain sur toutes les questions liées au sida, instauré sous la présidence Bill Clinton, puis renouvelé par les présidents Bush et Obama. Il est constitué de chercheurs, de médecins, de représentants d’associations, d’avocats et même de personnes atteintes du virus afin de réellement représenter tous les aspects et les enjeux autour de cette maladie.

Et vous avez donc décidé de démissionner le mois dernier. Qu’est ce qui vous a poussé à prendre cette décision ?

Le Parti républicain a voté le texte d’abrogation et de remplacement de l’Obamacare. C’est là que nous avons réalisé que Donald Trump ne s’intéressait absolument pas au VIH et à ses dangers
Ulysses Burley

Cela s’est fait en plusieurs étapes : nous étions à la base 22 membres au sein du Conseil. Au moment de l’élection de Donald Trump, un membre a démissionné d’emblée. Moi et les autres avons préféré attendre, voir comment les choses allaient se passer. Après plusieurs mois sans résultats, le Parti républicain a voté le 4 mai dernier à la Chambre des représentants le texte d’abrogation et de remplacement de l’Obamacare. C’est à ce moment-là que nous avons réalisé que Donald Trump ne s’intéressait absolument pas au VIH et à ses dangers. Scott Schoettes, un membre du Conseil, nous a alors contactés en nous disant : “OK, j’en ai assez. Je ne peux plus rester ici. Qui est avec moi ?” Nous avons débattu, discuté. Devions-nous rester ? Partir ? Finalement, nous sommes cinq à avoir décidé de le suivre en protestation contre la politique de Donald Trump.

Comment était-ce de travailler sous l’administration Trump ?

En général, quand un nouveau président est élu, le Conseil rencontre un représentant du gouvernement quatre fois par an. Notre première rencontre a eu lieu en mars, et ça a été la seule et unique. Nous avons pris le temps de nous présenter à l’administration Trump, d’accueillir le président et le secrétaire à la Santé, Tom Price, de leur présenter ce que nous avions accompli ces dernières années. Nous leur avons fait des recommandations sur les actions que nous aimerions voir perdurer. Nous leur avons même écrit une lettre. Leur réponse a été très légère et complètement impersonnelle.

Quelle était cette réponse ?

“Nous avons bien reçu votre lettre, merci.” Ils ne répondaient pas précisément à nos questions et recommandations sur le sujet. L’abrogation et le remplacement de l’Obamacare ont confirmé que le président ne s’intéressait pas du tout à notre expertise et à nos recommandations. Nous ne pouvions plus faire semblant de travailler dans de telles conditions.

Vous pensez donc être plus utile en dehors de la Maison-Blanche qu’à l’intérieur ?

Complètement, oui. Nous sommes des bâtisseurs, nous essayons d’apporter nos connaissances sur le VIH et les moyens d’y remédier, pour que le gouvernement prenne des mesures. Mais si on nous enlève nos outils, ça ne sert à rien.

Quels outils ?

Nous voulons attirer l’attention sur la mauvaise direction qu’est en train de prendre le gouvernement Trump vis-à-vis de la réforme de la santé
Ulysses Burley

Je pense à l’Office of National Aids Policy, un département spécifiquement dédié à la question qui écoutait nos conseils. Depuis l’élection de Trump, ce service a été supprimé de la Maison-Blanche. Medicare aussi : il aide des dizaines de milliers de malades, particulièrement dans les États du Sud. Pareil pour le Planning familial : avec l’abrogation de Trump, les fonds alloués à ce service seraient entièrement coupés pendant au moins un an.

Vous êtes inquiet pour la lutte contre le VIH sous le président Trump ?

Pour l’instant, vraiment, oui. La réforme de santé qu’il propose et ses coupures budgétaires vont dramatiquement impacter les gens atteints du VIH. Il y a énormément de signes qui montrent que Trump se préoccupe peu de ces questions et notre travail effectué ces dix dernières années pourrait bel et bien disparaître : c’est symbolique, mais la section dédiée au sujet sur le site internet du gouvernement a purement et simplement été supprimé. Et surtout, il n’y a plus de service dédié à cette question à la Maison-Blanche.

 

La place dédiée
La page dédiée à l’Office of National AIDS Policy sur le site de la Maison-Blanche sous Obama.

 

La place dédiée
La page dédiée à l’Office of National AIDS Policy sur le site de la Maison-Blanche sous Trump.

Qu’est-ce qui vous était possible de faire sous l’administration Obama et qui ne l’est plus aujourd’hui ?

Le gouvernement Obama était un gouvernement basé sur les faits, qui accordait de l’importance aux conseils d’experts, et l’administration Trump est en train de faire tout le contraire. Et ce n’est pas un problème de parti politique : George W. Bush a été un défenseur de cette cause, il a instauré un fonds global dédié aux victimes du VIH, le PEPFAR, et il était lui aussi républicain.

Finalement, cette démission est-elle un moyen d’attirer l’attention sur tous ces problèmes ?

Parfaitement : nous n’avons aucun intérêt à nous faire un coup de pub personnel, nous sommes déjà reconnus dans le milieu. Ce que nous voulons, c’est attirer l’attention sur la mauvaise direction qu’est en train de prendre le gouvernement Trump vis-à-vis de la réforme de la santé. Pas moins de 40% des malades du sida aux États-Unis ont une assurance Medicaid (assurance maladie pour les personnes à faibles revenus dont Trump veut réduire le budget, ndlr) et les coupures budgétaires souhaitées par Trump auraient des effets incommensurables sur ces personnes.

Par Brice Bossavie