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Salvador, damné

Juan Martinez D’aubuisson est anthropologue et l’un des auteurs de non-fiction les plus prometteurs du moment. Après le récit d’un an au sein du gang de la Mara Salvatrucha, il revient avec l’histoire d’un sicario, El Niño de Hollywood. Mais certains voudraient aujourd’hui le faire taire.

Ce lundi 1er octobre, Juan Martinez D’aubuisson s’est rendu dans le bureau des douanes du Salvador pour récupérer les premiers exemplaires de son nouveau livre, El Niño de Hollywood, un roman de non-fiction écrit en duo avec son frère Oscar. C’est peu dire qu’il l’attendait: il travaillait dessus depuis plus de six ans et a plusieurs fois risqué sa vie pour cette histoire. Sur place, tout ne s’est pas passé comme prévu. “Un fonctionnaire des douanes, un certain Chicas, m’a dit, avec l’aval de deux supérieurs, que le livre ne passerait pas, pour cause de ‘contenu pernicieux’, confie aujourd’hui Juan, la voix éraillée. L’écrivain a alors sorti son téléphone portable pour filmer le fonctionnaire des douanes justifiant la censure. Deux policiers sont intervenus, menaçant de le conduire en prison s’il ne supprimait pas l’enregistrement. “Ils se sont montrés très agressifs, poursuit Juan Martinez. À ce moment-là, Chicas, qui est un monsieur d’un certain âge, m’a dit : ‘Attention ! Si je retrouve ça sur les réseaux sociaux, je viendrai chez vous.’ ‘Et une fois chez moi, vous ferez quoi ?’ je lui ai demandé. ‘Discuter avec vous’, il m’a répondu! Cela m’a beaucoup fait rire. Mais en vérité, c’est très triste.”

Juan Martinez D’aubuissson n’est pas un écrivain comme les autres. Anthropologue de formation, il s’est spécialisé depuis 2008 dans l’étude des maras, ces gangs qui ravagent le Salvador et s’entretuent depuis maintenant deux décennies. À 32 ans, il est l’un des chercheurs les plus brillants du continent. Mais Juan Martinez D’aubuisson est un anthropologue allergique aux salles de classe, une dégaine de rocker des années 80 plus que d’universitaire. Pour comprendre les pandilleros, considère-t-il, il faut vivre où ils vivent. Manger ce qu’ils mangent. Voir ce qu’ils voient. Lui a infiltré pendant près d’un an la Mara Salvatrucha, l’un des trois gangs principaux du Salvador. Il a interrogé des chefs de la MS, des sicarios de la MS, des petits assassins, des ennemis de la MS. Tous l’ont ensuite condamné à mort. Lui en a tiré un livre remarquable, publié en 2015: Ver, oir y callar. (Voir, entendre et se taire, non traduit en français). Dans celui-ci, il décrivait les parcours parallèles de Little Down, Moxy, el Destino, Noche, El Ajedrez et les autres dans le labyrinthe de la violence, dans une langue chirurgicale, avec le sens de la rigueur universitaire et le rythme des récits pandilleros. Juan Martinez D’aubuisson n’est pas fasciné par la violence des maras : elle le dégoûte moralement, le rend furieux politiquement. La violence est, dit-il, le résultat de décisions politiques, sociales et économiques prises par les différents gouvernements salvadoriens et américains.

“J’ai vécu avec lui quand il était un assassin”

C’est justement le projet de El Niño de Hollywood, explique-t-il. Décrypter les conséquences de choix politiques et macroéconomiques sur le destin d’un homme, Miguel Ángel Tobar. Miguel Ángel Tobar est un assassin de la Mara Salvatrucha. Lors de son entrée dans le gang, on l’appelait “El Payaso” (“le

La violence est le résultat de décisions politiques, sociales et économiques prises par les différents gouvernements salvadoriens et américains
Juan Martinez D’aubuisson

Clown”), jusqu’à ce qu’il arrache le cœur d’une de ses victimes un jour de 2005. Il est alors devenu “El Niño”, sicario pour la branche Hollywood de la Salvatrucha. Selon ses propres comptes, il a tué de sang-froid 56 personnes. Arrêté par la police en 2009, il est surtout devenu un précieux informateur dont le témoignage a permis de mettre derrière les barreaux une trentaine de haut dirigeants de la Salvatrucha. À partir de ce moment, tout le Salvador – la police, ses anciens amis, ses ennemis – voulait la peau de Miguel Angel Tobar, et a fini par l’avoir, le 21 novembre 2014. De tous, Juan Martinez est sans doute celui qui a le mieux compris les Maras, et certainement celui qui a le mieux connu El Niño. “J’ai vécu avec lui quand il était un assassin de la Salvatrucha, j’ai vécu avec lui quand il était recherché par la police, puis quand il était recherché par tout le monde et que l’on se rencontrait à l’arrière de voitures, le moteur en marche. J’ai parlé avec sa famille, sa femme, et sans doute avec son assassin ou ses assassins.” Il était aussi là le jour de son enterrement. Il y a senti le regard suspicieux des nombreux pandilleros présents, alors il a quitté le cimetière précipitamment puis il s’est mis à écrire.

Juan Martinez D’aubuisson ne sait pas pourquoi les douanes ont empêché l’entrée sur le territoire salvadorien des premiers exemplaires d’El Niño de Hollywood. On considère en Amérique latine qu’il est possible d’écrire sur les gangs, de dénoncer la corruption politique, ou celle de la police, mais que relier les trois est une condamnation à mort. Il le croit aussi. “Le livre met en relation des processus historiques et politiques, menés par les gouvernements du FMLN, et la formation de la Mara Salvatrucha. Je supose pque c’est la raison de cette censure. Mais c’est une interprétation.” El Niño de Hollywood doit prochainement être publié aux États-Unis, au Mexique, en Espagne, et en France, aux éditions Métailié. Mais peut-être pas au Salvador. “Cela me rend triste, solde Juan Martinez D’aubuisson, car je l’ai d’abord écrit pour que les Salvadoriens le lisent.”  

Par Pierre Boisson

RÉVOLTE

“Cette grève de la faim fait de moi un robot sans âme”

“Anne, Jean-Yves, Thomas, Manos, Bruno, Marc-Alexandre et moi.” Lui, c’est Marc-Aurélien Ducourtil, aide-soignant au centre psychiatrique de Saint-Étienne-du-Rouvray. Cet homme de 34 ans fait partie des quatre employés qui ont décidé de faire une grève de la faim dans la banlieue de Rouen il y a douze jours, après une grève classique entamée le 22 mars et avant d’être rejoints dans leur action par trois collègues. Aujourd’hui, ces sept-là sont tous dans le même bateau : celui de ceux qui ont accepté de mettre en danger leur santé en espérant que le gouvernement finisse par les entendre. Car au centre psychiatrique du Rouvray, qui compte aujourd'hui 1 900 employés, les conditions de travail ont largement dépassé le stade de l’indécence. Les octogénaires hébergés dans des placards et les adolescents violés par d’autres patients majeurs sont là pour le prouver. Entre autres.

 

Vous avez entamé il y a douze jours avec trois de vos collègues –avant d’être rejoints par trois autres – une grève de la faim, après deux mois de grève classique. Que réclamez-vous ?

On réclame trois choses. Déjà, la création d’une unité pour adolescents. Aujourd’hui, tel que les choses sont faites, un garçon de 12 ans qui déprime peut très bien se retrouver dans la même chambre qu’un pervers sexuel de 40 ans. Sur la dernière année, on a eu quatre plaintes pour viol sur mineur(e). On veut aussi la fermeture de ce que l’on appelle les « lits supplémentaires ». Puisqu’on a de plus en plus de patients et qu’il n’y a aucune embauche et peu de moyens mis à notre disposition, on est contraints d’entasser les patients n’importe comment. Il y a des personnes de 80 balais qui dorment dans des placards, sur des matelas de quatre centimètres, ou dans des pièces qui ne ferment pas à clé… On réclame enfin la création de 52 postes. Sur nos premiers tracts, on réclamait 197 postes. On est descendus petit à petit, on a revu ça à la baisse, mais on ne peut pas descendre en dessous de 52. Moins, ça ne servirait à rien par rapport à nos besoins. Et 52 nouveaux postes, ça coûterait 2 millions d’euros par an, ce qui n’est pas grand-chose.

Le centre psychiatrique du Rouvray est le troisième plus important de France en termes de nombre de patients mais ne bénéficie que du vingtième budget. Comment l’ARS et le ministère justifient-ils le fait de ne pas augmenter votre enveloppe ?

Avant d’en arriver à la grève de la faim, il y a eu d’autres étapes. On a d’abord entamé une grève classique le 22 mars. Puis on a sollicité l’ARS (Agence régionale

On réclame trois choses : la création d’une unité pour adolescents, la fermeture de ce que l’on appelle les « lits supplémentaires » et la création de 52 postes
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de santé, ndlr), mais sa directrice, Christine Gardel, nous a opposé son mépris en nous disant simplement qu’il n’y avait pas d’argent. On a ensuite profité de la venue au CHU de Rouen d’Emmanuel Macron, qui était là pour parler d’autisme, pour interpeller le directeur de cabinet d’Agnès Buzyn. Mais ces gens-là sont plus dans le dénigrement que dans la compassion. Ils n’ont pas le temps pour l’empathie. Tu sens limite que tu les déranges. Ce sont des administrateurs, pas des gens du milieu médical. Ils te répondent à tout avec des chiffres. On nous a répondu un truc bidon : qu’au regard du nombre de soignants par rapport au nombre d’habitants dans la région, d’autres établissements étaient prioritaires par rapport à nous.

Où en sont vos échanges avec Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé ?

On n’a de nouvelles d’elle que par le biais de communiqués. La dernière chose que l’on nous a dite, c’est qu’il y aurait un énième audit mercredi prochain pour venir constater nos conditions de travail. Sauf qu’il y a déjà eu un audit l’année dernière et un autre l’année d’avant. Et que le résultat a à chaque fois relevé la même chose : un énorme manque de personnel qui ne nous permet pas de pratiquer notre métier. Sauf que malgré ces évidences, il n’y a eu aucune embauche derrière. Ça nous paraît inhumain de nous infliger un nouvel audit. On a l’impression que ça ne la gêne pas de voir des gens ne plus s’alimenter. On ressent un mépris énorme à tous les étages : de notre direction au ministère, en passant par l’ARS.

Valérie Fourneyron est médecin, ex-maire de Rouen et ancienne ministre des Sports. Quel était le but de sa visite vendredi après-midi ?

Sachant qu’elle n’a aucun mandat politique, elle est venue en tant que soutien et aussi en tant que médecin, car elle a conscience que la santé de sept personnes est en jeu. Son fils, Nicolas, est infirmier chez nous. Il fait partie des gens qui sont là tous les jours auprès de nous. Lors de sa venue, il n’y avait pas de micro, pas de mise en scène médiatique. On était dans une pièce, nous sept et elle, et on a parlé. Je ne vais pas dire qu’en discutant avec Valérie Fourneyron, on espère atteindre les hautes sphères politiques, mais on a l’impression que ça a une autre portée que quand c’est le voisin du coin qui passe nous voir.

Benoît Hamon vous a lui aussi rendu visite trois jours auparavant. Même s’il n’est pas au gouvernement lui non plus, le fait de voir doucement défiler des personnalités politiques est-il un signe encourageant quant à l’issue de votre action ?

Oui ! Tous les soutiens sont bons à prendre. À la différence de Valérie Fourneyron, Benoît Hamon est peut-être venu se faire un peu de pub. Mais tant qu’il nous en fait aussi un peu à nous, ça nous va ! On est dans une situation où on ne peut pas se permettre de refuser le moindre geste de soutien. Car tous les jours sont compliqués. Le moral est fluctuant. Moi, le matin, je suis en forme, mais le soir, je ne vais pas bien du tout. C’est l’inverse des autres, qui accusent le coup en début de journée et vont un peu mieux à la fin. En fait, il n’y a pas de vérité scientifique, les corps ne gèrent pas tous de la même manière une grève de la faim.

Combien de temps pouvez-vous tenir cette grève de la faim ?

Forcément, on s’est un peu renseignés. Au début des années 80, les Irlandais ont fait 70 jours et dix d’entre eux sont morts. Les Kurdes, c’est particulier parce qu’ils ont droit au sucre dans une certaine mesure. Ils ont tenu une quarantaine de jours. L’année dernière, à l’hôpital de Limoges, ils ont obtenu des postes au bout de cinq jours. Nous, ça fait douze jours. Je pensais que le ministère de la Santé se souciait un peu plus de la santé de ses agents… Ici, le moral peut varier d’une seconde à l’autre. Un communiqué de l’ARS qui rappelle à quel point elle nous snobe a le pouvoir de nous détruire. Puis, quand on apprend qu’un média va parler de nous, on s’arrête de pleurer.

Vous pleurez beaucoup ?

Il y en a énormément d’entre nous qui chialent. Des crises de larmes, des coups d’énervement…  Tous les matins, on sort devant l’hôpital et une centaine de collègues sont là pour nous applaudir. C’est émouvant, non ? Les six autres ont les larmes aux yeux. Moi, c’est le contraire. Je ne ressens plus rien. Je dois vite voir un psychologue parce que ça m’inquiète. Cette grève de la faim fait de moi un robot sans âme. Et je ne dis pas que je suis quelqu’un de forcément dur de manière générale. Dans la vraie vie, je chiale facilement. J’ai même lâché une larme à la fin d’Avengers.

Qu’est-ce qui vous manque le plus au niveau de la nourriture ?

Les autorités sont plus dans le dénigrement que dans la compassion. Elles n’ont pas le temps pour l’empathie. Ce sont des administrateurs qui te répondent à tout avec des chiffres
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L’envie de bouffe est là en permanence… Koh-Lanta, je le fais facile ! Moi, ce qui me manque le plus, depuis le premier jour, c’est de croquer dans une part de pizza. Le bout pointu, là, où il y a le moins de pâte… Plein d’huile, plein de fromage… Je pense à cette bouchée de pizza une fois par minute. Et le pire, c’est que quand cette action sera terminée, on passera par une phase d’alimentation à base de bouillons et tout ça, le temps que notre corps se réadapte. Les médecins nous ont bien alertés sur ça, en prenant l’exemple de la guerre : des juifs qui, à la sortie des camps, sont allés naturellement manger à leur faim sont morts deux jours plus tard parce que leur corps n’était pas préparé à cela.

Un médecin qui vous a auscultés a constaté que certains d’entre vous n’avaient pas bien abordé ce jeûne. Et il vous a rappelé que le manque de potassium pouvait mener à l’infarctus…

Tout cela est vrai. On le savait déjà, mais le médecin nous a rappelé que le potassium est primordial pour tous les muscles. Et le cœur est un muscle… Quand on sait ça, on comprend les risques qui se présentent à nous. Deux collègues sont déjà allés au CHU de Rouen pour se remettre d’aplomb. Mais ils sont aussitôt revenus poursuivre l’action avec nous. On fait des prises de sang tous les jours pour savoir où on en est. Pour l’instant, moi, ça va, je tiens, même si je deviens une crevette. J’ai perdu sept kilos. J’en faisais 71, je suis passé à 64. J’étais pas mal musclé – je fais du football américain en club – mais là, j’ai tout perdu. Je sais déjà que je vais devoir attendre quelques mois avant de reprendre le sport.

L’humour a-t-il sa place dans votre quotidien ?

Entre nous sept, on se l’autorise. On se vanne sur la bouffe, sur nos physiques. Rire, c’est obligatoire.

Envisagez-vous de tout plaquer pour changer de voie ?

Pas un seul instant ! Si je fais ce métier, c’est parce que c’est une vocation. Parce que j’adore ça. Parce que soigner des gens en leur parlant, même si ce sont des fous, ça me paraît simple. C’est ce que je sais faire de mieux. Je suis fait pour ça : parler avec les patients. Et là, je n’ai pas le temps de le faire parce qu’on n’est pas assez. Avant, parfois, je prenais un ballon et deux ou trois patients qui n’allaient pas bien, et on allait jouer au foot. Ça les aidait à penser à autre chose. Je ne l’ai plus fait depuis un an et demi.

Vous avez vu beaucoup de collègues partir en dépression ces derniers mois ?

J’ai un chiffre : par rapport à l’année dernière, il y a eu une augmentation de 40% des arrêts maladie. Ça inclut les petits arrêts maladie de rien du tout, les

Je travaille là depuis sept ans, un collègue depuis 29 ans. J’ai déjà assez de recul pour avoir vu les conditions se détériorer. Alors lui…
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classiques, mais aussi, évidemment, les dépressions, les troubles anxieux, les blessures physiques… Bah oui, quand on n’est pas assez par rapport au boulot qu’il y a à faire, les patients le ressentent. Les plus violents pètent les plombs plus facilement. C’est pour ça qu’il faut que l’on soit assez, pour avoir le temps de discuter avec eux. Pour empêcher l’escalade de l’agressivité, il faut du temps. Parfois, mon boulot consiste à parler toute une matinée avec un seul patient qui me répète en boucle qu’il est en pleine conversation avec Dieu. Quand il y en a 30 autres qui m’attendent derrière, forcément, je n’ai le temps de rien… J’ai arrêté de compter les collègues qui se sont fait casser la gueule par des patients qui sentent qu’on est de moins en moins capables de les aider. Ce sont peut-être des fous, mais ça, ils le comprennent très bien.

Depuis quand bossez-vous là-bas ?

Sept ans. Parmi nous sept, je suis celui qui a le moins d’ancienneté. Un collègue est là depuis 29 ans. J’ai déjà assez de recul pour avoir vu les conditions se détériorer. Alors lui…

Comment votre entourage vit-il cette situation ?

Ma mère appelle tous les jours la direction en pleurant et en demandant s’ils comptent vraiment me laisser crever.

Par Matthieu Pécot

HOMMAGE

Tom Wolfe : “Plein de gens sont de bien meilleurs écrivains quand ils écrivent une lettre à un ami”

Il a été romancier, reporter, essayiste, icône accidentelle de la mode. A fréquenté les hippies des années 60, les astronautes de la NASA, les oubliés de l’Amérique profonde, s’est moqué des critiques d’art de Park Avenue, puis a dépeint l’Amérique des 50 dernières années en quatre romans monstres. Tom Wolfe, le père fondateur du Nouveau Journalisme et auteur notamment du Bûcher des vanités, est décédé hier, à l'âge de 87 ans. Il y a quelques mois, il nous recevait chez lui pour raconter ses mille vies, à l'occasion de la sortie de ce qui sera sa dernière œuvre, Le Règne du langage –alors qu'il avait “encore peut-être huit idées de livres”. En costume blanc et le sourire en coin, fidèle à sa légende.

Vous êtes arrivé de votre Virginie natale à New York en 1962, pour travailler au Herald Tribune. C’était comment?

À l’époque, je vivais dans un petit hôtel miteux. Chaque matin, je me levais, j’achetais une part de tarte, et je marchais jusqu’au journal. Je me sentais un peu seul, mais courageux et noble. Et puis un soir, je croise une fille que je n’avais pas vue depuis la fac et qui me dit: ‘Je vais à une fête, viens.’ L’appartement était situé à l’ouest de la ville, c’était celui d’un homme très riche, parti pour l’été. La bossa nova commençait juste à être à la mode. Lors de la soirée, un homme lance à un autre: ‘Allez, joue-nous un truc!’ Le type attrape sa guitare et se met à jouer The Girl from Ipanema. C’était Antônio Carlos Jobim lui-même! Cette nuit-là, en rentrant, j’ai pris un taxi mais je n’avais que 99 cents en poche. Je me suis dit que j’allais arrêter la voiture quand le montant serait atteint et finir à pied. Mais je me suis endormi et le taxi a roulé jusqu’à chez moi. Quand il s’est arrêté, j’ai donné tout ce que j’avais au chauffeur et je suis parti en sens inverse de la circulation, pour ne pas qu’il me poursuive. Trente secondes après, j’entendais la voiture s’arrêter à ma hauteur et le chauffeur me hurler: ‘Hey! Tu m’as donné neuf cents en trop!’ Il m’a balancé la monnaie par la fenêtre. C’était ça, New York.

C’est lors de ce même été que vous écrivez votre premier article de ‘Nouveau Journalisme’, pour Esquire…

Le Herald Tribune m’a envoyé couvrir une petite course de voitures customisées en Californie. C’étaient des jeunes hommes qui récupéraient des vieilles bagnoles et les bricolaient, avec des designs complètement fous. C’était juste un petit article de news, mais je me suis dit qu’il y avait un sujet plus important à faire. J’ai donc proposé l’idée à Esquire, qui a accepté de me renvoyer en Californie parce qu’on était en pleine grève des journalistes et qu’ils avaient besoin de monde. Au début de la grève, il y avait sept journaux à New York ; à la fin, il n’y en avait plus que trois –merci les syndicats! Byron Dobell, le rédacteur en chef d’Esquire à l’époque, connaissait vaguement mon nom pour une brève que j’avais écrite sur la visite à Coney Island de Robert M. Morgenthau, un candidat démocrate au poste de gouverneur de New York. Il y a une tradition démocrate qui veut que tous les candidats soient obligés de venir manger un hot dog chez Nathan’s à Coney Island pour montrer que ce sont des hommes proches du peuple. Mais Robert M. Morgenthau venait d’une famille très riche et il avait été complètement dégoûté à la vue de ces hot dogs. Il avait écourté la visite. Je l’avais suivi jusqu’à sa voiture, où son fils de 5 ans était en train de s’enfiler un hot dog

J’ai une théorie qui s’appelle ‘l’information compulsive’: je pense que quand on demande à quelqu’un une information qu’il détient, il aura forcément cette pulsion de nous la donner
Tom Wolfe

sur la banquette arrière. J’avais conclu en écrivant: ‘Quelque part, la politique, c’est dans le sang.’ Bref, ça avait plu à Dobell et il m’a donc renvoyé en Californie pour écrire cet article sur les voitures customisées. J’étais logé dans un hôtel chic, et j’ai parlé à tous les acteurs de cette scène. Puis je suis revenu à New York. Mais quand j’ai essayé d’écrire l’article, malgré toutes mes notes, je n’y suis pas arrivé. Je n’avais jamais écrit pour un magazine avant, seulement pour des quotidiens. Alors j’ai traîné, traîné… jusqu’à ce que Dobell m’appelle pour me réclamer son dû. Je lui dis que je n’y arrive pas, et lui me répond que le magazine a dépensé 10 000 dollars dans des photos en couleurs pour illustrer l’article et qu’il faut absolument que je rende quelque chose. Puis, il me dit: ‘Bon, OK, envoie-moi tes notes, on va prendre un mec qui sait écrire’ –la pire chose qu’on m’ait jamais dite de ma vie. Alors, je m’assois devant ma machine à écrire vers 23h pour lui écrire une lettre et lui recopier mes notes. Je commence ainsi: ‘Cher Byron, la première fois que j’ai vu des voitures customisées, c’était à un évènement qui s’appelait le Teen Fair à Burbank, bla-bla-bla.’ Et j’ai écrit comme ça pendant une heure, jusqu’à ce que je me dise: ‘Eh mais en fait, c’est pas mal!’ Lorsque j’ai arrêté d’écrire, il était 6h ou 7h du matin. J’avais noirci 48 pages. C’était tout en scènes et en dialogues. Un style très différent de ce que j’aurais fait pour un article, puisque j’écrivais à un ami. Mais plein de gens sont de bien meilleurs écrivains quand ils écrivent une lettre à un ami. Finalement, ils ont enlevé le ‘Cher Byron’ et ils l’ont publié tel quel. J’avais 32 ans, c’était mon premier article de magazine.

Vous avez fini par théoriser ce genre, le Nouveau Journalisme, dans un livre paru en 1973.

C’était une aventure très excitante, qui a commencé avec un petit nombre de personnes. L’une d’elles était Gay Talese, qui écrivait sur le sport à l’origine. Moi, j’étais au Herald Tribune, lui au New York Times, on était plus ou moins dans la même sphère. Gay pensait que le Times ne lui offrait pas assez de liberté, alors il écrivait aussi pour Esquire, dans l’espoir que le Times trouve ça si formidable qu’on lui laisse faire ce qu’il voulait dans ses colonnes. Mais le Times a juste pensé qu’il se la racontait. En juin 1962, il a écrit pour Esquire ce papier, ‘The King as a Middle-Aged Man’, sur le boxeur Joe Louis. Ça commençait par le retour en avion de Joe Louis, alors âgé de 50 ans, de New York à Los Angeles. Sa femme l’attend à l’aéroport. Quand elle le voit, elle lui dit quelque chose du style: ‘Joe, tu n’as pas ta cravate!’ –ce qui, à l’époque, était plus important qu’aujourd’hui– et lui, il répond: ‘Oh chérie, je me suis couché tard!’ Et cela continue: ‘Évidemment, quand tu es à New York tu as 25 ans, et quand tu reviens ici, tu en as 75!’ Quand j’ai lu cela, je me suis dit: ‘Gay a dû inventer ce dialogue, ce n’est pas possible.’ En réalité, il s’était débrouillé pour prendre l’avion avec Joe Louis, et il était là quand cela s’est passé. Et j’ai alors réalisé tout ce que l’on pouvait obtenir en faisant cinq fois, huit fois plus de reportages que les autres. Que si on faisait cela, on finissait simplement par être là quand les choses se passent. Jimmy Breslin (célèbre journaliste new-yorkais, ami de Norman Mailer, dont les titres de gloire furent d’avoir été passé à tabac par la mafia italoaméricaine et d’avoir reçu des lettres du serial killer David Berkowitz, ndlr), qui est mort en mars dernier, travaillait comme ça lui aussi. J’ai donc commencé à me dire: ‘Il se passe quelque chose.’

Quelle définition donneriez-vous d’un article de Nouveau Journalisme?

C’est un article qui emprunte quatre caractéristiques généralement utilisées dans la fiction: des descriptions, des retranscriptions de dialogues, des changements de point de vue et la présence de tous les petits détails qui indiquent, par exemple, le statut de quelqu’un. Le cinéma fait ça de manière évidente: dans Le Parrain, on nous fait comprendre que le personnage du producteur de cinéma est très riche rien qu’en montrant son immense maison, ses cheveux, ses draps, etc. À l’écrit, bien sûr, on ne peut pas voir ces choses du premier coup d’oeil. Alors, si deux hommes portent deux costumes différents, que l’un n’est pas cher et que l’autre est un Gucci, il faut l’écrire. Bref, toutes ces caractéristiques étaient utilisées dans la fiction, et je ne voyais pas pourquoi on ne pouvait pas les utiliser dans le journalisme.

Dans The New Journalism, vous regroupez sous ce label des gens comme Gay Talese, donc, mais aussi Joan Didion, Hunter S. Thompson ou Norman Mailer. Certains n’ont pas franchement apprécié cette étiquette de new journalist.

Non, ils n’ont pas aimé que quelqu’un d’autre donne un nom à ce qu’ils faisaient. Hunter Thompson, par exemple, refusait d’accepter le terme et répétait juste: ‘Mon travail est GONZO’ (rires) Tous les journalistes ont des techniques différentes. Breslin était agressif. George Plimpton (journaliste américain spécialisé dans le sport, qui a notamment écrit Paper Lion ou Out of My League sur ses reportages en immersion, ndlr), lui, était très discret. Il attendait que les joueurs lui proposent de venir s’entraîner avec eux. Et après cela, il les suivait

Je ne connais pas un chroniqueur actuel qui soit qualifié pour donner son opinion. Mais ils ont tellement envie de la donner…
Tom Wolfe

partout, sur le terrain, dans les vestiaires. Moi, j’utilisais une technique encore différente: ce que j’appelle ‘la technique de l’homme de Mars’. J’arrivais et je disais: ‘Wahou, ça a l’air vraiment intéressant ce que vous faites! Mais j’arrive de Mars, je ne connais rien, qu’est-ce que c’est?’ Et ça marchait? Il faut savoir que j’ai une théorie, qui est d’ailleurs ma seule contribution à la psychologie, et qui s’appelle ‘l’information compulsive’. C’est-à-dire que je pense que quand on demande à quelqu’un une information qu’il détient, il aura forcément cette pulsion de nous la donner. Si quelqu’un me demande sa route, par exemple, et que je ne connais pas la réponse, cela va m’énerver et je vais lui dire quelque chose comme: ‘Vous me prenez pour qui, l’office du tourisme?’ Mais si je connais le chemin, je vais lui dire: ‘Mais oui, bien sûr, il faut aller tout droit, prendre la troisième, attention pas la deuxième, la troisième sur la gauche, puis…’ Voilà la théorie. C’est peut-être plus difficile maintenant, parce que les gens sont plus méfiants envers les journalistes qu’ils ne l’étaient avant. À mon époque, les bureaux du Herald étaient à Times Square. On descendait poser des questions à des gens dans la rue, et on ne rencontrait aucun problème. Aujourd’hui, il est difficile d’obtenir un nom. Mais il n’y a pas d’alternative: il faut continuer à descendre dans la rue.

On vous a beaucoup reproché la façon dont, au milieu d’un article, vous pouviez vous mettre à parler à la place d’un personnage, comme si vous étiez lui, ce que vous avez fait par exemple avec Phil Spector. Des écrivains comme J. D. Salinger, notamment, ont critiqué votre travail sur ce point. Cela vous a-t-il touché?

J’ai souvent prétendu que non, mais en fait si. J’estime, à tort ou à raison, que si l’on passe assez de temps avec quelqu’un, et que cette personne s’ouvre assez sur sa vie, on devient qualifié pour écrire de cette façon, comme si on était dans sa tête. C’est une forme de narration extrêmement efficace. Je comprends que l’on s’y oppose, et il ne faut pas en abuser bien sûr, mais les personnages sur lesquels j’ai écrit de cette manière ne se sont jamais plaints. Et puis, il faut oser. Beaucoup de journalistes n’osent pas écrire ce qu’ils pensent, souvent parce que le personnage sur qui porte leur article les a aidés et qu’ils ne veulent pas avoir l’air de le trahir. Mais si on n’écrit pas ce que l’on pense vrai, on fait des RP, pas du journalisme.

À l’époque, vous pensiez que ce Nouveau Journalisme allait remplacer la tradition du grand roman américain?

Si vous voulez mon avis, ça l’a remplacé, mais beaucoup ne sont pas d’accord (rires). Il y a eu une période en littérature américaine, entre 1900 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, où le réalisme était la règle. C’est l’époque des auteurs comme Ernest Hemingway ou Sinclair Lewis. Puis soudainement, après la guerre, les écrivains ont pris des manières européennes et se sont mis à écrire beaucoup de romans centrés sur la psychologie. Les auteurs français, notamment, sont devenus terriblement populaires dans les universités américaines. Le réalisme n’était plus à la mode. On était à la recherche de quelque chose de plus sophistiqué, où l’auteur s’arrête au milieu d’une histoire pour dire: Je suis assis à mon bureau à Paris et bla-bla-bla.’ Ce qui peut être intéressant pendant dix minutes, mais qui, passé ce temps, ne fait que tuer l’histoire. Moi, j’aime Zola, même s’il est un peu démodé, et Balzac. Je crois qu’ils sont imbattables. À l’inverse, je n’aime pas beaucoup ces romans psychologiques où toutes les émotions viennent de la famille, de relations passées… Je ne sais pas, ce n’est pas comme ça la vie. Ou peut-être que si. J’ai peut-être tort.

Au fur et à mesure des années, vous avez eu tendance à abandonner l’écriture à la première personne. Pourquoi?

Parce que, finalement, je pense que si vous n’êtes pas acteur dans l’action, mais seulement observateur, la première personne ne marche pas très bien. Dans mon premier papier sur les voitures customisées, dont on parlait tout à l’heure, j’ai écrit à la première personne. C’est une manière de sous-entendre que le journaliste fait partie du coeur de l’évènement. Mais à la relecture, ça ne fonctionne pas vraiment.

Le maximalisme.
Le maximalisme.

Vous voulez dire que contrairement à des gens comme Hunter S. Thompson ou Norman Mailer, voire Truman Capote, vous ne vouliez pas être votre propre sujet?

Mailer écrivait à la première personne, mais c’était parce qu’il n’était jamais prêt à se mettre au second plan (rires). C’est marrant, parce qu’on a tous les deux écrit sur le programme spatial (Norman Mailer avec Of a Fire on the Moon en 1970 sur la mission Apollo 11, et Wolfe avec L’Étoffe des héros en 1979 sur les astronautes de la NASA, ndlr). Son livre à lui était sur Mailer, Mailer, Mailer. On se demandait s’il n’était pas chef de la NASA (rires). Le mien est différent. Hunter Thompson, lui, a fini par devenir très conscient de ce que l’on attendait de lui. Je me souviens d’une fois où il avait écrit un long passage de descriptions, assez direct pour une fois, et puis soudain il s’arrête dans son texte et il écrit: ‘Eh ben alors, qu’est-ce qui arrive à Hunter? Il a perdu son sens de l’humour, c’est terrible!’ Pour moi, c’était une erreur, parce qu’il écrivait tellement bien. Quand sa santé a commencé à décliner, ça ne ressemblait tellement pas à son personnage qu’il nous a annoncé, à quelques-uns de ses amis, qu’il allait se suicider, et il nous a invités à ses funérailles. Et en effet, il s’est suicidé. Son dernier souhait était que l’on envoie ses cendres avec des canons dans l’espace. Je ne pense pas que ses cendres aient atteint l’espace, mais c’était un sacré spectacle.

Vous trouvez que le journalisme a beaucoup changé depuis ces années-là?

Oui. Maintenant, quand je veux acheter un magazine, j’attends qu’il fasse nuit pour que personne ne me voie (rires). Les gens lisent sur Internet aujourd’hui. Mais je pense que vous ne pouvez pas lire autant de longs articles sur écran. Je pense qu’après 1 000 mots, vous perdez les gens. Je peux me tromper, bien sûr. Mais… Le phénomène des blogs est étrange aussi. Les gens ne vérifient plus rien, mais les lecteurs les croient quand même. C’est de là que viennent les fake news. En 1968, Marshall McLuhan avait prédit que la génération née avec la télévision retournerait à une sensibilité primitive et croirait tout ce qu’on lui susurre à l’oreille. Il avait raison.

À la fin des années 60, vous avez aussi passé du temps avec Ken Kesey et ses ‘Pranksters’, ce qui vous a donné matière à un livre, Acid Test. Est-ce que Ken Kesey vous a fait passer son ‘test du cool’?

Oui, il testait tout le monde. Il a demandé à conduire ma voiture et il conduisait comme un dingue sur les trottoirs juste pour voir ma réaction. Je ne voulais pas prendre de LSD avec lui, c’était un genre de test aussi. Même avec lui, je portais une veste, avec une pochette, et il me disait: ‘C’est ta cravate que t’as pliée là pour que personne ne la voie, hein?’ Il était très drôle, très charismatique. Et il avait du recul sur cette notion de ‘cool’ de l’époque. J’aurais pu faire de ce livre un roman, et pas un livre de non-fiction comme je l’ai fait, mais on m’aurait dit: ‘Tu inventes.’ C’était une histoire trop folle pour être un sujet de fiction.

Vous avez attendu 56 ans pour écrire votre premier roman, Le Bûcher des vanités. C’était en 1987. Pourquoi si tard?

J’ai écrit un roman juste parce que les gens disaient: ‘Oh oui, il fait son Nouveau Journalisme, mais il ne s’attaque pas au gros challenge.’ J’ai donc écrit Le Bûcher des vanités, et je ne voulais pas forcément en écrire d’autres derrière, parce que je considérais plutôt le roman comme une forme d’écriture inférieure. Mais le livre s’est avéré être un succès, et je me suis laissé emporter.

Est-ce que votre façon de travailler à vos romans est la même que celle que vous utilisez dans vos articles?

J’ai écrit un roman juste parce que les gens disaient: ‘Il fait son Nouveau Journalisme, mais il ne s’attaque pas au gros challenge.’ J’ai donc écrit Le Bûcher des vanités
Tom Wolfe

Tout à fait. Je fais les mêmes recherches. Pour mon dernier roman, par exemple, Bloody Miami, qui parle de la communauté cubaine et de ce phénomène culturel unique dans le pays –une communauté étrangère qui prend le pouvoir dans une ville–, j’ai passé du temps en Floride. Je ne connaissais pas de Cubains, alors j’ai passé beaucoup de temps à essayer de les comprendre. Pour Moi, Charlotte Simmons (qui se passe dans une université américaine fictionnelle, ndlr), je suis allé à Stanford et d’autres universités, j’ai suivi des cours, je suis allé à des fêtes, etc. Je me souviens d’ailleurs de l’une d’elles, lors de laquelle les étudiants ont appris je ne sais comment que la police du campus arrivait, et où tout le monde s’est mis à partir en courant. Je me rappelle m’être demandé: ‘Est-ce que je dois rester?’ Mais j’aurais été seul sur les lieux au moment de l’arrivée de la police, alors j’ai couru aussi. Avec dignité.

Vous n’avez presque rien écrit qui se rapproche d’un sujet politique depuis Radical Chic en 1970, dans lequel vous racontez une soirée organisée par le chef d’orchestre Leonard Bernstein en l’honneur des Black Panthers. La dernière présidentielle américaine et l’élection de Trump ne vous ont pas donné envie de réécrire sur le sujet?

Je pense que c’est stupide d’écrire en essayant de démontrer une opinion politique, je déteste ça. Les journalistes gâchent leurs carrières à essayer de pousser tel ou tel parti, défendre Trump, attaquer Trump… C’est vraiment la solution de facilité. Prenez le New York Times: il n’y a plus que des tribunes. Toutes ces pages qui pourraient être utilisées pour informer! Et non, ils expriment tous des opinions… Mais ça intéresse qui? Je ne connais pas un chroniqueur actuel qui soit qualifié pour donner son opinion. Mais ils ont tellement envie de la donner…

Dans votre livre Un homme, un vrai, paru en 1998, l’un des personnages principaux est Charles Croker, un riche magnat de l’immobilier d’Atlanta très endetté. Vous n’avez pas été inspiré par Donald Trump?

(Rires) Non, ce n’était personne en particulier! Pour parler de Trump, il n’a évidemment aucune expérience politique, mais je le trouve drôle. Les gens très riches font généralement profil bas sur la question, alors que lui a ce comportement enfantin, il dit à tout le monde que son nom ‘vaut cinq milliards’. Et je crois que beaucoup de gens l’aiment justement parce que personne ne l’aime. J’ai de moins en moins confiance dans les sondages, mais d’après eux, il n’aurait d’ailleurs pas perdu tant de popularité que ça depuis qu’il est président.

Dans Le Bûcher des vanités, le personnage de Sherman McCoy, trader dans une grosse banque, est présenté comme l’un des ‘maîtres de l’univers’. Qui seraient les maîtres de l’univers aujourd’hui, selon vous?

Pas les traders, en tout cas. Le trading informatisé a créé des machines incroyables qui calculent beaucoup plus vite que les hommes. Aujourd’hui, je pense que ce serait plutôt les gens de la Silicon Valley. Très peu de gens qui ont réussi dans ce milieu sont nés avant 1970, je n’arrive pas à trouver le nom d’une seule personne âgée dans ce milieu… C’est fascinant. Mon sujet favori reste d’ailleurs le statut et comment les gens s’y prennent pour l’obtenir. À ce sujet, j’ai lu quelque chose de très intéressant récemment sur une tribu au Brésil: les Piraha. Ils n’ont aucune figure d’autorité, un peu comme une communauté hippie. Aucune règle, aucun statut, aucune ambition sociale particulière, aucune motivation. Ils n’ont personne qui leur dit quoi faire en se pensant supérieur. La grande histoire du statut social reste à écrire.

Ce sera votre prochain livre?

Je travaille actuellement sur un livre de non-fiction. Je viens juste de commencer la partie reportage, les recherches. Je ne peux pas en parler parce que c’est un sujet tellement évident, et pourtant personne ne le regarde! Le reportage va prendre un peu de temps, même si je ne peux plus y consacrer autant de temps qu’avant. Et puis après tout, Zola avait tout fini en deux mois. Et j’ai encore peut-être huit idées de livres! Bien sûr, certaines d’entre elles ont peut-être des dates de péremption… Mais à mon âge, c’est mieux d’ignorer la péremption.

PAR HÉLÈNE COUTARD, À NEW YORK / PHOTOS: ROGER KISBY POUR SOCIETY

CANNES 2018

La dernière bouillabaisse de Martin Scorsese

Pour les 50 ans de la Quinzaine des réalisateurs, Martin Scorsese était de retour à Cannes pour une grande masterclass. Contre toute attente, le cinéaste américain n'y a pas du tout raconté l'histoire de sa dernière bouillabaisse sur la route du Cap d’Antibes. Un épisode qu’il n’a pourtant toujours pas digéré.
Très belle imitation de Steve Carell par Martin Scorsese.

“Monsieur Scorsese, impossible, impossible ! De Niro ? Plus jamais, plus d’invitation. Plus jamais. Impossible.” La scène se déroule en 1997. Le propriétaire de Tétou est clair quand il barre la route au critique américain Roger Ebert et sa femme, tous deux invités par Martin Scorsese dans ce petit restaurant coincé entre une voie rapide et la Méditerranée, où l’on sert la bouillabaisse la plus chère du monde. Scorsese a réservé pour 22h. Il est maintenant 22h15. Pas moyen. De Niro n’est pas attendu, apparemment. Les Ebert décident tout de même de s’installer autour de la grande table pour dix personnes, en attendant Monsieur Scorsese. Autour, les serveurs leur envoient des œillades fumantes. Chaud devant. “Désolé, impossible, vous devez sortir maintenant, reprend le propriétaire. Les gens qui attendent sont très en colère. Je ne peux plus les faire attendre ! Impossible ! Monsieur Scorsese, plus tard ! Monsieur De Niro, etc.” Bien. Les Ebert sont mis à la porte du restaurant pour piétiner devant la route qui relie Cannes à Antibes. Puis Scorsese débarque. Mais trop tard, la table a été donnée à un groupe de Français qui attendaient là depuis très longtemps, paraît-il. “Mon

Claude Lelouch ! Ils ont donné ma table à Claude Lelouch ! Eh bien, on est en France
Martin Scorsese

Dieu, qu’est-ce qu’on a, quinze minutes de retard ?” Il jette un œil à la grande table. “Claude Lelouch ! Ils ont donné ma table à Claude Lelouch, souffle-t-il. Eh bien, on est en France.
Martin Scorsese tombe de haut. Il est un habitué de chez Tétou. Il faut dire que depuis la présentation de Mean Streets à la Quinzaine des réalisateurs il y a 44 ans, le cinéaste a eu le temps d’arpenter Cannes à chacun de ses séjours. “Quand vous y allez chaque année, vous arrivez à un point où vous pouvez vous y promener les yeux fermés”, écrit-il dans la préface du livre Two Weeks in the Midday Sun, de Roger Ebert. Décrivant ce qu’il appelle le “Cannes State of Mind”. “À moins que vous soyez français ou italien, vous êtes en plein jetlag. À droite du Palais, le centre nerveux, il y a la Quinzaine, les hôtels, le Majestic, le Grand Hôtel, le Carlton, le Martinez et les plages privées. À gauche, les restaurants, le port et la vieille ville, si vous vous sentez de marcher (…) Il y a une forme de folie, avec les journalistes et les critiques qui se précipitent d’une salle à l’autre, tous les rendez-vous dans les cafés et les restaurants. Les files d’attente pour les projections, les festivaliers qui guettent la moindre star, les paparazzi qui crient leurs noms. Le feu d’artifice des flashs des photographes au moment de monter les marches. Des gens, des gens et encore d’autres gens. Ah, et ils y montrent aussi des films !”

“Je n’avais pas assez de monnaie pour donner un pourboire”

De ses années cannoises, le cinéaste conserve quelques bons souvenirs de projections. Celle de Mean Streats, en 1974, puis de Taxi Driver, deux ans plus tard, après laquelle le président du jury, Tennessee Williams, avait laissé entendre qu’il n’y avait aucune chance que le film remporte quoi que ce soit. Martin Scorsese avait alors décidé de rentrer au pays, apprenant la décision du jury de lui décerner la Palme d’or à l’autre bout du monde. Il y a aussi la projection de son documentaire La Dernière Valse. “Le seul moment où vous pouvez faire un test technique, c’est à 2h ou 3h du matin”, se souvient le cinéaste américain, qui s’était rendu dans la salle au milieu de la nuit, accompagné de l’attaché de presse Jean-Pierre Vincent et de Marcello Mastroianni, pour tester le son et l’image avec le projectionniste. Avant de quitter les lieux sans se retourner. “Des années plus tard, Jean-Pierre m’a dit qu’il s’était réveillé à 6h avec la tête de Marcello Mastroianni sur son épaule, dans le noir, au milieu de la salle vide. On les avait oubliés.”


Retour en 1997. Bloqué devant la porte de Tétou, le groupe mené par Scorsese se tasse autour de quelques tables dispersées dans les coins du restaurant et commence à s’impatienter. “Je connais le propriétaire depuis des années, remet Marty. La dernière fois que je suis venu, c’était en 1989. Je n’avais pas assez de monnaie pour donner un pourboire, je me demande s’il s’en souvient.” Sa menace de quitter le restaurant pour se rendre dans celui d’à côté, tenu par le frère du propriétaire de Tétou, fait mouche : une table de dix vient de se libérer.
Dans la salle, il y a le Tout-Hollywood. Rob Friedman, le ponte de la Paramount, Woody Harrelson, qui explique qu’il a fait la fête jusqu’au petit matin. À ses côtés, Milos Forman. En face, Sydney Pollack et John Boorman. Martin Scorsese ne passe pas une très bonne soirée. En plus d’être réalisateur, Boorman tient aussi la revue de cinéma Projections. “Dans l’un de ses premiers numéros, il a publié un article disant que Les Affranchis était un film moralement irresponsable. Irresponsable ! Vous imaginez ?” Il est maintenant minuit passé. Les bols de soupe et les assiettes de poisson débarquent à table. Un peu plus loin, Harvey Weinstein est là. Asia Argento aussi. Et Woody Harrelson somnole dans son coin, les yeux ouverts comme dans un état de transe. “Zut ! Alors !” crie le restaurateur. Ze restaurant it iz close. Terminé. Vous devez partir maintenant. Au revoir !” Bien. Ils partent. “Dites-lui que je ne lui ai pas donné de pourboire en 1989.” Réponse du serveur: un “pouf”, désabusé. Sans rancune, apparemment. Mais une chose est sûre, Scorsese n’ira pas cette année. Depuis quelques mois, Tétou, qui avait empiété illégalement sur le littoral, a fermé ses portes et a été démoli. Terminé.  Tous propos tirés de Two Weeks in the Midday Sun, de Roger Ebert

Par Arthur Cerf / avec le CNC, à Cannes

EN COURS

“Ce qui a le plus surpris les migrants en France, ce sont les champignons”

À la manière de Entre les murs, le livre de François Bégaudeau qui racontait le quotidien d’un professeur en dehors des clous dans une classe de ZEP, Marie-France Etchegoin retrace dans J’apprends le français son expérience de journaliste-écrivaine “un peu bobo” qui donne des cours de français à des migrants logés dans un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile du Nord-Est de Paris. A priori vu et revu. Sauf que, dénuée de pathos, de pitié, de bonne conscience et de l’habituel procès en angélisme, la rencontre éprouve autant les migrants que l’auteure sur les complexités de notre langue et le rapport à l’altérité.

Pourquoi avez-vous eu envie de devenir, comme vous l’écrivez, une “bénévole”?

Quand est survenue ce que l’on a appelé “la crise des migrants” en 2015, ce lycée du XIXe arrondissement de Paris a été occupé par des associations de soutien aux réfugiés. À un moment, il y avait à peu près 1 300 personnes, et cela augmentait de jour en jour, avec de plus en plus de problèmes de voisinage, parce que des riverains protestaient, parce que les conditions d’hygiène devenaient difficiles, avec des gens qui vivaient dehors… Sans parler de toutes les bagarres internes, entre les associations un peu radicales ou les habitants qui voulaient juste donner un coup de main. Tout ça sous le regard éberlué des migrants. Tous les jours, je me disais : “Vas-y, c’est à côté de chez toi, va au-moins voir.” À l’époque, j’avais deux livres à terminer. Quand j’ai eu un peu de temps, j’ai frappé à la porte, je me suis présentée. La personne en charge des activités a dû penser en me voyant arriver : “Tiens, encore une bobo du quartier qui vient faire ses bonnes œuvres.”

À ce moment-là, vous n’aviez pas l’idée d’en faire un livre ?

Quand on est journaliste ou écrivain, on est souvent en surplomb des choses, protégé par sa fonction. De fait, il y a toujours cette distance. Même quand on peut faire passer sa subjectivité, on est à côté. Quand j’ai commencé les cours,

La personne en charge des activités a dû penser en me voyant arriver : “Tiens, encore une bobo du quartier qui vient faire ses bonnes œuvres”
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plusieurs journaux m’ont demandé d’écrire là-dessus. Mais je n’ai pas voulu. Parce que, justement, je voulais sortir de ma zone de confort, de mon petit milieu médiatique et éditorial. Jouer le jeu à fond et ne pas être polluée par la grille journalistique. Je donnais des cours de français aux migrants, je n’avais pas le temps ni la volonté de les interviewer. Je ne prenais pas de notes. Je l’ai fait plus tard, quand, au bout d’un an, j’ai eu un déclic. Dans un premier temps, j’ai voulu ouvrir un blog. Pour raconter les cours et mettre en relation les résidents avec des Parisiens, pour qu’ils soient parrainés, que plus de cours soient organisés, ou même que les second prennent une heure pour aller boire un café, avoir une conversation. Puis mon éditrice m’a dit : “Fais-en un livre.” J’ai hésité. Comment parler de ça ?

Comment s’est déroulé le premier cours ?

Quand je suis arrivée, j’étais plus intimidée qu’eux. Je n’ai pas eu de formation – si tant est qu’une formation pertinente puisse exister dans ce cadre particulier–, je me suis lancée sans filet puisqu’il y avait besoin de bras. Il a alors fallu que je me présente. “Bonjour, je suis Marie.” Je n’ai pas osé dire “Marie-France”. Je l’ai dit une fois mais j’ai vu leur interrogation. “France ?”  Avec cette langue, tout est problème… “LA France”, “LE Soudan”. Pourquoi ? “Marie, “marié” ? Pourquoi ? J’essayais de simplifier au maximum. Je n’ai pas non plus voulu dire “je m’appelle”, parce que cela amène d’autres complexités, comme les verbes transitifs. Donc j’ai commencé par “je suis Marie, je suis française”. Ainsi, j’ai exprimé une affirmation de soi qui est particulièrement évidente, sauf dans les périodes de profonde déprime. Se réapproprier un prénom, un pays de provenance, une identité flottante, c’est important. Parce qu’ils traversent un moment de vie en suspens. Il leur a fallu un courage ou une folie énorme pour quitter leur pays et arriver jusqu’ici. Quand ils arrivent, ils sont fatigués, intimidés, ils ont dormi dehors… J’étais là avec mon “je suis Marie” et je leur faisais répéter leur prénom. Ils étaient recroquevillés sur leur chaise, avec une forme d’embarras, mais petit à petit, ils se sont affirmés. C’était quelque chose de fort.

Pourquoi avoir été intimidée ?

Parce que j’imagine ce qu’ils ont vécu avant d’arriver ici. J’en ai parfaitement conscience. Et je sais très bien que si on parle de leur passé, il va y avoir des choses très dures qui vont ressurgir. Au début, j’y allais tout doucement, et puis en enseignant les temps du passé, j’ai été bien obligée d’aller plus loin. Je m’en suis rendu compte quand j’ai expliqué le mot “bateau”. J’ai dessiné mon bateau, et je me suis dit : “Qu’est-ce que tu fais, là ?” Certains m’ont raconté leur périple, mais je ne voulais pas les faire chier avec ça, leur demander de raconter dans quelles conditions ils avaient traversé. Ils sont dans un moment de vie entre parenthèses mais aussi dans une projection vers l’avenir. Je devais oublier mon rôle de journaliste et les questions qui vont avec. Rester sur ma mission, en essayant de la cadrer.

Ce matin, un lapin s'est lavé le ventre avec du savon. C'était un lapin qui n'avait pas de fusil.
Ce matin, un lapin s’est lavé le ventre avec du savon. C’était un lapin qui n’avait pas de fusil.

Qui sont les gens que vous avez eus en face de vous ?

C’était un groupe très hétéroclite. Certains n’étaient jamais allés à l’école, d’autres avaient suivi des cours à l’université et parlaient l’anglais.

En voyant le chemin qu’il leur restait à parcourir avant de suffisamment maîtriser le français, pour pouvoir travailler par exemple, vous ne vous êtes jamais dit qu’ils n’allaient jamais y arriver ?

Certains progressent très vite –comme diraient un prof en salle des profs. C’est un petit contentement. Pour d’autres, souvent plus âgés, c’est très laborieux. Il y a un Soudanais qui vient d’arriver, il est étonnant. Il ne parle pas un mot d’anglais,

C’est aussi lors de ces cours de langue qu’ils établissent les premiers liens avec la France. Des liens autres que les secours d’urgence ou les associations
MFE

il est analphabète. Il s’alphabétise pour la première fois en alphabet latin. Je lui ai dit : “Il y a des cours le matin pour les débutants mais vous êtes le bienvenu.” Il s’accroche, c’est hallucinant ! Il recopie tous les cours et répète dans mon dos tout ce que je dis. Il invente sa propre méthode. À la fin du cours, il vient avec son téléphone, me demande de lire les mots et m’enregistre. Il utilise des applications français/arabe d’une complexité folle. Là, il commence à pouvoir échanger. Ce qui ne m’empêche pas de voir toutes les difficultés qu’il y a à maîtriser complètement cette langue. Qui est aussi importante qu’un travail, un logement, des papiers, finalement. Ils n’apprennent jamais aussi vite le français que quand ils ont un travail. C’est le cas pour certains qui ont obtenu des papiers. C’est aussi lors de ces cours de langue qu’ils établissent les premiers liens avec la France. Des liens autres que les secours d’urgence ou les associations. Donc j’essaye de faire passer une partie de notre culture, des clés pour comprendre la société française.

Comment ?

Par exemple, un jour, je leur ai demandé de faire une phrase avec “et”. Un Afghan a dit : “Je mange un cochon et je bois un Coca-Cola.” Alors, je l’ai félicité, puis je lui ai expliqué qu’en France, le cochon, c’est l’animal, que l’on dit plutôt : “Je mange du porc.” Sauf si l’on est un ogre. Ou “je ne mange pas de porc”, d’ailleurs. Cela peut arriver. Je leur ai dit aussi que certains de mes amis musulmans ou juifs mangeaient du porc, que l’on peut avoir la foi sans respecter toutes les règles à lettre. Il y en a un qui m’a dit : “Oui, la religion, c’est dans le cœur.” J’ai continué en expliquant que le cochon, en France, était un animal très important, que l’on mange tout, même la queue, le groin, etc., que mes grands-parents avaient une ferme et qu’une fois par an, on tuait un cochon et cela permettait de manger toute l’année. Ils étaient très contents d’apprendre tout ça. On a fini avec le dicton : “Tout est bon dans le cochon.” C’est toujours le début d’une conversation et d’un échange. Un jour, je leur ai demandé ce qui les avait le plus surpris en France. L’un d’eux m’a répondu : “Les champignons.” J’ai répondu que l’on en est tellement fous ici que l’on achète des truffes 700 euros le kilo. J’ai expliqué comment on les trouve, donc retour du cochon et de son importance dans notre culture.

Peu de gens se posent des questions sur la construction de leur langue maternelle. Qu’est-ce que cela vous a appris de devoir expliquer la logique du français ?

Il y a des moments où j’en rigole. Cette langue, c’est monstrueux ! Par exemple, je ne mettais pas les accents circonflexes, pour simplifier le travail et la compréhension. Certains, au bout d’un moment, me l’ont fait remarquer. Toute langue est compliquée. En anglais, la plupart des lettres se prononcent ; en français, beaucoup de lettres ne se prononcent pas. Pourquoi ? Ensuite, vous avez tous les double-sens. Les pièges. Un jour, j’ai écrit : “Je fais un pas.” Eh bien l’Afghan qui a compris que la négation se construit avec “ne/pas”, il ne comprend plus rien. Parfois, je me lançais dans des explications, puis je me disais : Forget it, c’est trop compliqué pour l’instant.”

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Un peu de sérieux.

Y a-t-il d’autres acquis culturels pour nous qui ne sont pas évidents pour des gens qui ont évolué au sein d’une autre culture ?

Un jour, je me rends au lycée et là, personne. Aucun élève. C’était la première fois. J’en croise un dans le couloir, Suleiman. Je lui dis : “Le cours va commencer. Tu viens ?” Il me répond : “J’arrive.” J’attends une demi-heure, personne ne vient. Avant de quitter la salle, j’écris sur le tableau : “Marie est venue, Marie a attendu jusqu’à 18h30, Marie est partie.” Là, Suleiman arrive. Pour la première fois, je lui dis : “Tu exagères. Je t’ai vu il y a 20 minutes.” Il me répond : “On peut quand même faire cours.” Donc je lui donne un cours particulier. Et là, j’ai réalisé qu’il n’avait pas compris que 18h, c’était 6h du soir. Comme la plupart d’entre eux. Parce qu’ils connaissent l’heure dans leur langue ou à la manière anglo-saxonne, donc “6pm”. J’ai passé une heure là-dessus. Un autre jour, j’ai découvert que certains ne connaissaient pas le mot “musée”. Ils ne savaient pas à quoi correspondait le concept.

L’Assemblée nationale vient d’adopter une nouvelle loi sur l’asile et l’immigration. Malgré les discours de rupture avec le passé, comment expliquez-vous cette constance de tous les partis en France à mener une politique à la fois inhumaine et inefficace ?

C’est très complexe. La France qui a été championne du droit d’asile pendant longtemps et celle qui a le moins accueilli ces dernières années. Depuis Hollande, qui a fait moins bien que Sarkozy. Bon, il y a eu les attentats et le rétablissement des contrôles aux frontières. Et puis la crise migratoire qui est, selon les spécialistes, plus une crise du droit d’asile. La France a accueilli beaucoup moins que l’Allemagne ou même l’Italie qui voit arriver tous les bateaux qui partent de Libye. Aujourd’hui, beaucoup de ces “Dublinés” ne veulent pas retourner dans ces pays qui ont déjà pris leur part. Mais la France continue de se comparer à l’Allemagne. Sauf que les Allemands ont accueilli un million de personnes ! Il y a un manque de courage de nos politiques, parce qu’on estime que le langage de vérité ne sera pas payant électoralement. Il y a bientôt des élections européennes, Gérard Collomb est l’un des ministres les plus populaires, la France a peur depuis les attentats. Même à gauche, les Insoumis, ils s’en foutent. Il reste que la France reste un des pays les plus généreux en matière de regroupement familial. Beaucoup de gens confondent ce droit avec celui des réfugiés.

Lire : J’apprends le français, de Marie-France Etchegoin (JC Lattès) 

Par Joachim Barbier / Photos : Renaud Bouchez pour Society

ALERTE

“Edward Snowden est un héros”

En juin 2013, alors qu'il est l'homme le plus recherché de la planète, Edward Snowden se planque dans les bas-fonds de Hong Kong. Il passe plusieurs nuits dans l'appartement de Vanessa Rodel, une demandeuse d'asile originaire des Philippines. Depuis, l'ancien employé de la NSA a trouvé refuge en Russie. Vanessa, elle, vit toujours dans l'ancienne colonie britannique et se bat contre la justice hongkongaise. L'aide portée au lanceur d'alertes lui vaut de sérieux ennuis judiciaires. Elle se retrouve en situation irrégulière, menacée d'expulsion et risque de perdre la garde de sa fille âgée de 6 ans.

Où en est votre combat judiciaire ? Avez-vous obtenu une demande d’asile ?

Ma demande auprès des autorités hongkongaises a été rejetée. J’attends la décision en appel. Ma fille et moi sommes expulsables. On peut se faire arrêter à tout moment. On risque d’être séparées, et moi d’être reconduite aux Philippines. Ma fille est apatride. Notre avenir à toutes les deux est très incertain.

Lors de votre arrivée à Hong-Kong, vous travailliez comme femme de ménage. Depuis votre demande d’asile, vous avez cessé toute activité. De quoi vivez-vous désormais ?

Je n’ai pas le droit de travailler. Les autorités de Hong-Kong l’interdisent. C’est le cas pour tous les demandeurs d’asile, ici. Si on se fait arrêter, on risque 22 mois de prison ferme. C’est la règle. Les demandeurs d’asile doivent rester chez eux. Je ne fais rien. Je suis énervée, ça me déprime.

De quoi vivez-vous, alors ?

Nos seules ressources proviennent des donations de l’association For the Refugees, qui nous vient en aide, à moi et aux deux autres familles qui ont hébergé Edward Snowden. Des particuliers font des dons sur le site internet.

Comment expliquez-vous la situation à votre fille ?

Je lui dis que l’on vit un moment difficile mais que l’on va s’en sortir. Elle a la chance d’aller dans une bonne école, une très bonne école même. On est épaulées. On a de bons amis parmi les réfugiés. J’aimerais que ma fille aille à l’université, fasse des études, obtienne un bon travail. Elle aimerait être pilote d’avion.

Ce que je souhaite, c’est la sécurité pour ma fille et moi. Légalement parlant, on n’est pas en sécurité à Hong Kong. L’ambassade des Philippines ne nous est d’aucune aide
Vanessa Rodel

Les autorités hongkongaises vous accusent de mensonge. Selon elles, vous n’avez jamais rencontré Edward Snowden. Que leur répondez-vous ?

Ces gens se fichent de la vérité. Quand ils ont rejeté mon cas en première instance, ils m’avaient fait comprendre le contraire. Que parce que j’avais aidé M. Snowden, je devais servir d’exemple. Maintenant, ils me traitent de menteuse…

Que souhaitez-vous ? Où voulez-vous vivre à l’avenir ?

Ce que je souhaite, c’est la sécurité pour ma fille et moi. Légalement parlant, on n’est pas en sécurité à Hong Kong. L’ambassade des Philippines ne nous est d’aucune aide. Elle n’a aucun intérêt à m’aider. J’aimerais partir au Canada. On fait une demande d’asile auprès des autorités canadiennes, j’espère que cela va aboutir.

Regrettez-vous d’avoir aidé Edward Snowden ? Lui avoir ouvert la porte vous a surtout attiré un paquet d’ennuis…

Jamais. Surtout pas ! Je ne regrette rien. Edward Snowden m’a toujours aidée. Il n’a jamais arrêté d’afficher son soutien. Pour moi, c’est un héros. Il a changé ma vie, pour le mieux.

Par Pierre-Philippe Berson / Photo : Emmanuel Serna

LIVE

Les Victoires de la musique, le liVe

Enfin !!!! Après 52 semaines d'attente, les Grammy Awards façon Daphné Bürki déboulent ce soir dans votre service public pour une soirée haut de gamme en direct de Boulogne-Billancourt. Le suspense est à son comble: à quelle heure Orelsan va-t-il recevoir sa première Victoire ?
All white everything.
Par Maxime Chamoux et Sylvain Gouverneur

TOUCHDOWN

Le foot US gagne du terrain en Hongrie

Cette nuit, les New England Patriots et les Philadelphia Eagles s’affronteront pour s’adjuger le Super Bowl, l’événement sportif le plus regardé de la planète, à 3,8 millions de dollars les 30 secondes de pub. À 9 000 kilomètres de là, sur les terres de Viktor Orbán, tandis que le ballon rond perd des fans au fil des défaites de l’équipe nationale, le football américain, lui, ne cesse d’attirer de nouveaux adeptes.

Facile de savoir qui Gábor Boda supportera cette nuit devant le Super Bowl, vu le rapace qui orne sa casquette verte dissimulant son crâne déplumé. Le costaud président de la Fédération hongroise de football américain et coach des Budapest Eagles observe l’entraînement de ses troupes dans un gymnase scolaire du neuvième arrondissement de la capitale hongroise réquisitionné deux fois par semaine, et il respire la sérénité. Ayant accompagné l’émergence du football américain en Hongrie après la chute du communisme, l’ancien défenseur savoure la popularité grandissante de son sport chéri dans son pays. “Quand j’étais jeune, on écrasait la D3 autrichienne en 93-94 avec mes potes des Budapest Star Force, se souvient-il. Les entraîneurs américains toquaient au portillon mais il a fallu attendre jusqu’en 2004 pour que la mayonnaise prenne, grâce à la première diffusion en live d’un Super Bowl commenté par Attila Árpa (un journaliste hongrois, ndlr). Le succès a été tel qu’une vraie fédé hongroise s’est montée l’année suivante. Aujourd’hui, le pays compte 22 clubs pro, la finale du championnat réunit 5 000 spectateurs, soit trois fois plus que n’importe quel match d’OTP Bank Liga (le championnat hongrois de football, ndlr) et notre sélection monte en puissance.”

Merci “Ricsi”

Budapest Cowbells, Debrecen Gladiators, Dunaújváros Gorillaz, Eger Heroes, Fehérvár Enthroners, Győr Sharks, Miskolc Renegades, Nyíregyháza Tigers, Szombathely Crushers, Tatabánya Mustangs… Bien qu’il faille emprunter des gazons réservés au ballon rond pour jouer et qu’aucune subvention ou presque n’aide le foot US sauce goulash, chaque grande ville hongroise a désormais son équipe locale et vibre en voyant des casques se télescoper. Celle de Székesfehérvár s’est d’ailleurs impliquée en finançant un stade entièrement

Nous sommes encore loin des États-Unis mais l’intérêt grandit vraiment ici
Márk Bencsics, quaterback des Budapest Wolves

dédié à l’ovale ocre. Le terrain de 120 yards inauguré en avril 2016 accueillera les Mondiaux universitaires dans deux ans.
Une telle perspective n’aurait sans doute jamais été envisageable sans un certain Richárd Faragó. Commentateur sur la chaîne câblée Sport 2 et fan des Kansas City Chiefs, il répand depuis une décennie la NFL (la ligue américaine) chez les Magyars et captive des milliers de téléspectateurs chaque dimanche. Impossible de parler football américain en Hongrie sans que le nom de “Ricsi” ne surgisse quelque part, tant ses explications claires et détaillées ont sorti de l’anonymat ce sport jadis extrêmement discret à Budapest. Grâce à lui, le pays s’est familiarisé avec Tom Brady, Peyton Manning, les touchdown et les field goal. “Ricsi est l’ambassadeur numéro un. Il m’a proposé de le rejoindre en cabine en 2009 et je ne pouvais pas refuser même si je flippais”, confirme le quarterback des Budapest Wolves et consultant Márk Bencsics, suivant Faragó ce week-end au 52e Super Bowl. L’an dernier, j’étais avec lui à Houston quand les Pats ont conquis le trophée 34-28 en prolongations contre les Falcons alors qu’ils perdaient 28-3. L’ambiance était si démentielle que j’ai enlevé mon casque quelques secondes pour l’apprécier ! Nous sommes encore loin des États-Unis mais l’intérêt grandit vraiment ici.”

Vrai. Car au-delà du succès télévisé impulsé par “Ricsi”, nombreux sont les quidams budapestois arborant t-shirt, maillot, hoodie, bonnet ou porte-clés à l’effigie de leur équipe américaine préférée. Des goodies vendus en pagaille au magasin spécialisé Touchdown Store situé près de la place Boráros. L’unique boutique 100% foot américain de la capitale hongroise accueille les clients entre parquet pelouse, ambiance vestiaire et reproduction d’un cabinet médical où trônent les crèmes et onguents. Aficionados enrichissant leur collection et joueurs en quête d’équipement s’y croisent régulièrement.

“Une vraie communauté”

Si la Hongrie de Bencsics rivalise difficilement avec le bien meilleur voisin autrichien, elle propose un cursus d’entraîneur de football US ouvert depuis 2007 par l’université du sport de Budapest et dispense une formation pointue des arbitres saluée dans toute l’Europe centrale. Ses arbitres officient à Vienne comme en Allemagne ou bien encore en Serbie sur demande expresse des fédérations amies. La littérature locale sur le sujet n’est pas en reste. Le livre sur la NFL coécrit par “Ricsi”, l’autobiographie traduite du receveur Robert Gronkowski étanchent la soif des mordus, tout comme le magazine Touchdown. “Nous avons environ 30 000 lecteurs et ne comptons en aucun cas nous arrêter en si bon chemin”, se réjouit son rédacteur en chef Ádám Galambos, également éditeur du bouquin sur Bob Gronkowski. Une vraie communauté s’est construite en six années d’existence et les meilleurs experts hongrois mettent la main à la pâte sur les papiers. Je coordonne en parallèle des publications sur les fléchettes et le hockey mais Touchdown est la seule à susciter autant d’engouement. Depuis le premier numéro en 2012, l’effectif s’est renforcé et nous sommes désormais quinze à bosser dessus.”

Adam
Ádám Galambos.

Underground malgré tout, le football américain peine encore à séduire les annonceurs et à se faufiler dans les arcanes du pouvoir. Un stade spécifique comme celui de Székesfehérvár devait voir le jour dans le quinzième arrondissement de Budapest mais le chantier fut brutalement interrompu faute de soutien municipal. Pas de quoi désespérer Gábor Boda pour autant: “Nous avons transformé cette curiosité en sport structuré séduisant tous les âges. Je suis certain que les politiques en comprendront l’intérêt un jour.”

Texte et photos : Joël Le Pavous

RÉVOLUTION

Mec-up

En août dernier, Emmanuel Macron se retrouvait au cœur d’une polémique : pour ses trois premiers mois à l’Élysée, le président aurait dépensé 26 000 euros en prestation make-up. Polémique essentiellement budgétaire. Preuve que, même en dehors des plateaux de cinéma et de télévision, où personne n'a jamais rien trouvé à redire, le maquillage des hommes est (de nouveau) accepté ? Pas vraiment, non. Du moins, pas encore.
Jordan, on air et on fleek.

Après avoir hydraté sa peau, on commence évidemment par appliquer une base pour fixer le maquillage et resserrer les pores.” Cheveux noirs bien coiffés et sourcils on fleek, Jordan a tout de la youtubeuse beauté classique, à un détail près : c’est un homme. Pinceau en main, il mélange les fards et les applique sur son visage. “On n’oublie pas de faire son petit color correcting pour enlever les rougeurs”, précise-t-il, face à sa caméra et ses lumières. Installé dans un coin de son salon, son studio improvisé lui permet d’enregistrer son prochain tutoriel. Sa chaîne YouTube, Beautyction, est suivie par plus de 6 300 abonnés, avec lesquels il s’amuse, voix chantante et mimiques marrantes.
Passionné par le maquillage, Jordan est aussi make-up artist pour la marque de cosmétiques Zoeva. “À la base, j’étais photographe de mode. J’ai commencé à vouloir faire mes maquillages moi-même pour les shootings et je suis tombé dans l’univers de la beauté”, raconte-t-il. Ensuite, il décide de faire de sa passion son métier et devient maquilleur, notamment pour Mac Cosmetics et Tom Ford. Désormais, il propose des vidéos pour réaliser un smoky eye, un teint bronzé ou encore un maquillage spécial pour l’automne.

Jordan n’est pas seul. Sur YouTube, les chaînes tenues par des hommes maquillés sont de plus en plus nombreuses. Ils s’appellent James Warden, Jeffree Star, James Charles, Manny Guttierez ou encore Patrick Starrr et comptent des millions d’abonnés les ayant élevés au rang de star. Sur Instagram, le hashtag #makeupboy recense plus de 28 000 photos de visages masculins fardés ; #makeuphasnogender (“le maquillage n’a pas de genre”) a, lui, été repris près de 9 000 fois. Ce slogan, plus qu’un hashtag, a été lancé par Jack. Enfin, plutôt par la mère de Jack. À 10 ans seulement, ce très jeune Anglais bat des faux cils sur le compte MakeuupbyJack, suivi par plus de 375 000 personnes qui voient en lui un militant anti-genre.

Le maquillage comme arme

Il fut un temps où Jordan, Jack et les autres n’auraient pas vu leur passion considérée comme féminine. À l’époque où la mouche sublimait les visages de la cour et de la bourgeoisie, collée sur les joues, les lèvres, les tempes ou le front, “les rois se maquillaient énormément. Ils portaient de la poudre et des parfums à outrance, pour camoufler la crasse et les odeurs”, explique Martine Tardy, auteure du livre Histoire du maquillage : des Égyptiens à nos jours. Selon la spécialiste, c’est à la fin de la Première Guerre mondiale que les hommes ont laissé tomber les artifices. Il faut se montrer viril, on se laisse pousser la

Un jour, quelqu’un m’a pointé du doigt en déclarant : ‘Encore un pédé, Hitler n’en a pas tué assez.” C’est très violent
Adantko, youtubeur beauté

moustache. Aujourd’hui, les hommes s’imposent de plus en plus sur un marché devenu exclusivement féminin. Jordan précise que ses tutoriels beauté sont destinés à tout le monde. “Je fais des vidéos pour transmettre ma passion de la beauté, mais j’ai aussi des messages importants à véhiculer”, assure-t-il. Et ce combat est justifié.

En pénétrant dans un milieu généralement réservé aux femmes, les “make-up boys” chamboulent les codes et doivent affronter l’intolérance. Début 2017, Matt Walsh, journaliste américain et conservateur chrétien, publiait une photo du maquilleur professionnel Manny Gutierrez accompagnée de la légende suivante :  “Pères, voici pourquoi vous devez éduquer vos fils.” Le post avait suscité une vive polémique, et le make-up artist avait répondu au chroniqueur que, selon lui, un homme ne se définissait pas par le fait d’être solide ou masculin.
“Il y a un gros travail à faire du côté de la tolérance”, appuie Adrien, make-up artist pour Lancôme et lui aussi youtubeur, plus connu sous le nom d’Adantko. Sur sa chaîne, Adrien reçoit régulièrement “des messages homophobes, parfois très agressifs”. “En général, je me contente simplement d’effacer le message, de signaler le compte en question et ensuite de le bloquer, dit-il, dégoûté. Un jour, quelqu’un m’a pointé du doigt en déclarant : ‘Encore un pédé, Hitler n’en a pas tué assez.” C’est très violent.” La question du genre revient sans cesse dès que l’on aborde le sujet des hommes maquillés. Sont-ils gays ? Sont-ils transgenres ? À terme, souhaitent-ils devenir des femmes ? Pour eux, le maquillage ne devrait pas remettre en question leur genre ni leur sexualité : “Les gens ne peuvent pas s’empêcher de mettre tout le monde dans des cases et font constamment l’amalgame entre le maquillage et l’homosexualité, qui sont deux choses complètement différentes”, estime Jordan. Durant mon adolescence, je mettais beaucoup de fond de teint pour camoufler mon acné. Lors d’un repas, un membre de ma famille m’a clairement dit : ‘Tu n’as pas compris que le maquillage, c’était pour les filles ? Regarde-toi, on ne voit que ça ! Essaie d’être un garçon, quand même.’ Mais j’ai la chance d’avoir une communauté bienveillante.” Adrien s’adresse “aux personnes qui aiment se maquiller, c’est tout”.

Une opportunité marketing

Devant ce phénomène grandissant, l’industrie du make-up réagit. Quelques marques américaines, comme 4Voo, Myego ou encore Mënaji se sont lancées dans les produits de maquillage dédiés aux hommes : poudre, correcteur, anticernes, eye liner, mascara transparent, etc. En France, on les retrouve sur des

C’est à la fin de la Première Guerre mondiale que les hommes ont laissé tomber les artifices. Il faut se montrer viril, on se laisse pousser la moustache
Martine Tardy, auteure du livre Histoire du maquillage : des Égyptiens à nos jours

sites spécialisés dans la beauté de l’homme, comme MenCorner ou Un jour, un homme, qui proposent un onglet dédié au maquillage. “Depuis 2008, nous vendons des articles de maquillage masculins, explique Jean-Christophe Jacquet, dirigeant du site Darkly Handsome Cosmetics etauteur du livre Le guide pratique des soins pour hommeÀ la base, on voulait surtout proposer quelque chose que les autres n’avaient pas, du point de vue marketing. Aujourd’hui, le maquillage se démocratise.” Depuis l’été dernier, Asos, le géant britannique de la vente en ligne, commercialise une ligne de make-up pour les hommes. Baptisée MMUK MAN, la gamme propose des fonds de teint, des crayons, des pinceaux, etc. “Chez Asos, nous sommes persuadés que le maquillage est destiné à tout le monde et n’est pas défini par un genre. Dès le lancement de la marque sur le site, nous avons eu un très bon retour puisque certains produits ont été liquidés en quelques semaines”, précise l’intéressé. Mais certaines marques vont plus loin. Fin 2016, pour la première fois, la firme de maquillage Cover Girl choisissait un homme comme égérie : James Charles, 17 ans à l’époque. Manny Gutierez a, lui, tourné deux vidéos pour le lancement du mascara Big Shoot de Maybelline. D’autres, comme Jeffree Star, ont même lancé leur propre collection de maquillage.

Dans une interview pour le Telegraph, Vismay Sharma, directeur britannique de L’Oréal a assuré que des corners de maquillage pour homme pourraient voir le jour d’ici cinq ou sept ans. Selon lui, la demande ne fait qu’augmenter. Mais pour Adrien, comme pour beaucoup d’autres, ce qui ressemble à une initiative révolutionnaire n’est pas forcément une bonne idée. “Je ne crois pas que des produits uniquement dédiés aux hommes plairaient davantage à la gent masculine. Le maquillage n’a pas à être genré, il est pour tout le monde.”

Par Victoria Lasserre


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

+18

Des chiffres et des fesses

Comme Renault pour entretenir votre Renault, qui mieux que Monsieur Poulpe pour analyser un site de courts métrages pour adultes ? Le présentateur de Crac Crac, la nouvelle émission de Canal+ qui s'est fixé comme mission de décrypter la société à travers le sexe, donne son avis éclairé sur les statistiques Pornhub. Avec délicatesse, toujours.
Mister Octopus.

Rentrons directement dans le vif du sujet : 76% du trafic de Pornhub provient de téléphones et tablettes, contre seulement 24% pour les ordinateurs. Tu aurais une autre preuve que ce n’est pas la taille qui compte ?

Ce n’est pas la taille qui compte, mais le goût. On peut le vérifier avec une tablette et un ordinateur : le gout de la tablette est plus salé.

Entrée remarquée pour le dessin animé Rick et Morty qui se place en 2e position des mots clés les plus recherchés sur la plateforme en 2017. C’est un peu inquiétant ces générations qui sont de plus en plus précoces, non ?

Je trouve ça bien que les générations soient de plus en plus connectées. Plus elles seront sur leur ordinateur, moins elles feront de sport. Je pourrai donc continuer à taper des jeunes sans qu’ils puissent se défendre, même quand j’aurai 70 ans.

Continuons dans l’excentricité : la 3e recherche la plus effectuée sur Pornhub en 2017 est “fidgetspinner”, la version anglophone de notre hand spinner. La routourne aurait-elle enfin tourné ?

Alors là, j’avoue que du hand spinner dans le porn… Je ne visualise pas du tout le kink en question. Éclairez-moi Society, s’il vous plaît, faites un dossier de fond.

Avec 120 millions de votes sur ses vidéos en seulement 365 jours et plus de 60% d’internautes âgés de 18 à 34 ans, Pornhub semble avoir redonné le goût de la démocratie aux jeunes citoyens. Aurais-tu un conseil à donner à nos politiques pour remettre nos compatriotes sur le chemin des urnes ?

Hélas, les politiques tentent de draguer les 18-25 en allant sur le terrain des réseaux sociaux, et c’est quasiment toujours un bon gros seum. J’ai hâte de voir débarquer les filtres Snapchat de candidats. Ce jour-là, on s’immolera tous, OK ?

La durée moyenne d’une session sur Pornhub est de 13 minutes et 28 secondes pour les Philippin(e)s, alors qu’elle n’est que de 7 minutes et 41 secondes chez les Russes. Encore un coup du réchauffement climatique ?

Je ne me vautrerai pas dans du racisme minable en disant que les Philippins ont besoin de plus de temps que les autres pour retrouver leur queue dans leur pantalon, ce serait vraiment nul de ma part.

Avec toutes ces statistiques folles qu’il affiche, on oublie de préciser que le site Pornhub fête seulement ses 10 ans. T’en étais où niveau cul toi à cet âge-là ?

Je frottais fort mes GI Joe. La capitaine rousse prenait cher au milieu des commandos. Mais je crois que deux ou trois ninjas se suçaient mutuellement aussi.

Depuis sa création, la plateforme a reçu près de 6,9 millions de commentaires sur ses vidéos. Une explication au pourquoi des comments ?

J’ai une vraie passion de la lecture de commentaires sur les sites porno. Les mecs qui écrivent “SUCE-MOI LAETITA VIXXEN” me fascinent. C’est une sorte de cri du cœur désespéré, une bouteille à la mer avec un peu de jute dedans. C’est crépusculaire.

Le 15 février 2017, la finale du Super Bowl a fait chuter les connexions sur Pornhub aux États-Unis de 24% quand la finale de l’Eurovision du 13 mai n’a infligé qu’une baisse de 10% aux visites du site en Europe. Qu’est-ce que ça dit de nos sociétés ?

C’est beau, ça veut dire qu’on peut jouir intellectuellement. On peut avoir un orgasme en regardant un chanteur estonien en justaucorps à paillette avec une coupe mulet chanter de l’eurodance. La science n’a pas fini de nous étonner !

En 2017, 3 732 petabytes de vidéos porno ont été uploadés sur Pornhub, soit assez de data pour remplir intégralement la mémoire de tous les iPhone en circulation dans le monde actuellement. Beats by Dre, bitcoin, Petabytes, y en a pas marre de cette phallocratie ?

Mec, j’ai rien pigé. Laisse-moi tranquille.

Le samedi 13 janvier à 8h07, les habitants de Hawaii reçoivent un message les prévenant d’une attaque au missile nucléaire. Dans la foulée les connexions à Pornhub baissent de 77%. À 8h45, on leur confirme que c’est une fausse alerte. Le trafic sur le site redécolle et dépassent de près de 50% la moyenne habituelle pendant la demi-heure qui suit. Tu penses que c’est de là que provient l’expression “branle bas de combat” ?

Ce ne serait pas là la meilleure illustration de “faites l’amour, pas la guerre” ? Avec un Mai Tai.

Dans le top 5 des pornstars les plus recherchées par les Français en 2017 on retrouve Clara Morgane, Vic Alouqua et Katsuni. Est-ce qu’on peut y voir un certain succès d’Arnaud Montebourg et son Made in France ?

C’est beau, cet amour du patrimoine. J’en profite pour embrasser fort Clara et Katsuni, deux très bonnes amies. Moi, ce qui me fait plaisir, c’est que l’actrice porno la plus recherchée sur Pornhub Monde, c’est Lisa Ann, et c’est le sosie de mon associée dans ma boîte de prod, Ninja&Associés.

Les Français sont, en proportion, les plus gros consommateurs de sexe anal de la plateforme. Est-ce que c’est une façon pour nous, le pays des Lumières, de lutter contre l’obscurantisme ?

Le #anal n°1 en France me fait vraiment plaisir parce que cela prouve que nous sommes encore un pays de rebelles. L’anal représente la transgression, le sulfureux tabou sexuel. J’aime savoir que mon pays est encore composé d’irréductibles rabelaisiens voués à la chair.

 

VoirCrac Crac,  chaque deuxième jeudi du mois en deuxième partie de soirée, sur Canal+ Décalé.

Par Nicolas Fresco / Photo : Nicolas du Pasquier pour Society

EN MARGE !

S’habiller sans voir

Trouver des vêtements qui nous plaisent n'est pas toujours simple. Le faire sans les voir l'est encore moins. Alors des initiatives naissent un peu partout, sous forme de chaînes YouTube, de marques de vêtements spécialisées ou d'associations comme Un regard pour toi, pour aider les malvoyants à soigner leur apparence.

Mardi après-midi, 14h. Céline*, 50 ans, se rend au centre commercial des Halles, au cœur de Paris, pour une séance shopping. Objectif : trouver une robe-pull, un gilet long noir et un legging avant la fermeture des boutiques. “J’ai le même style depuis des années, je veux le garder, mais je suis aussi ouverte à d’autres vêtements”, explique Céline. Direction Calzedonia, marque spécialisée dans les bas et collants, avant de faire un tour chez Zara. Bref, une séance shopping classique. Sauf que Céline est malvoyante. Et cette fois, elle est accompagnée de Mylène Pereira, 29 ans, bénévole de l’association Un regard pour toi qui, depuis 2014, conseille les déficients visuels dans leurs achats vestimentaires. La présidente, Hayette Louail, 30 ans, est elle-même atteinte de cécité. “J’ai toujours été soucieuse de mon apparence et nous vivons dans une société d’image, dit-elle. Quand on est déficient visuel, il est difficile de savoir quelle image on renvoie aux autres. J’ai donc voulu aider ces personnes à pouvoir suivre la mode, car c’était pour moi très important.” Depuis peu au chômage et passionnée de mode, Mylène Pereira voulait, elle, s’engager dans une association pour donner de son temps. Quoi de mieux alors que de “faire du shopping par procuration” ?

Associations, vêtements dédiés et chaînes YouTube

En France, 1,7 million de personnes sont atteintes de troubles de la vision, selon la Fédération des aveugles et amblyopes de France. Les déficients visuels, souvent dépendants de leurs proches, sont aussi entourés par plusieurs associations qui les aident à vivre simplement, à profiter de chaque activité,

En France,
1,7 million de personnes sont atteintes de troubles de la vision, selon la Fédération des aveugles et amblyopes de France

sportive, ludique ou professionnelle. “Un regard pour toi leur permet de s’émanciper par rapport à leur famille ou à leurs amis qui les habillent souvent selon leurs propres goûts. Ils ont peur d’avoir un style vieillot”, détaille Stéphane Garrido, qui fait partie de l’association. Ce stewart de 42 ans prend son rôle très à cœur : “Je vois des tendances différentes dans chaque pays où je vais, ça m’inspire beaucoup et je pense parfois aux adhérents, je me dit que tel ou tel article pourrait leur plaire.” Sandya Sandanakichenin, une autre bénévole de 24 ans, se souvient : “Pendant une séance shopping, j’ai voulu expliquer à une adhérente ce qu’était un cropped top. Je lui ai dit que c’était comme un t-shirt mais qui s’arrêtait au-dessus du nombril. Ça a été un bon moment de rigolade car elle ne comprenait pas l’intérêt de montrer son ventre.”

Ainsi, on voit naître de plus en plus d’initiatives dédiées à accompagner les malvoyants, stylistiquement parlant. Les frères Bryan et Bradford Manning, atteints d’une déformation génétique de la rétine et donc bien conscients que le toucher est pour certains primordial dans leurs choix vestimentaires, se sont lancés en 2016 dans l’élaboration de vêtements pour lesquels le tissu prime, mais pas au détriment du style. Leur marque, Two Blind Brothers, basée à New York, propose aux déficients visuels des basiques féminins et masculins fabriqués à partir de coton ou de bambou. L’objectif, résumé avec le slogan “Sentez la différence”, est d’obtenir un toucher doux. De jeunes malvoyantes ont également lancé leur chaîne YouTube de conseils beauté et mode. Parmi elles, la Britannique Lucy Edwards et la Canadienne Molly Burke. Toutes deux âgées d’une vingtaine d’années, elles passent plus de dix minutes par vidéo à détailler leur routine maquillage ou shopping. Molly Burke, égérie Dove, a plus de 195 000 abonnés et approche en moyenne les 15 000 vues à chaque nouvelle vidéo. Dans l’une d’elle, la jeune femme fait l’inventaire de ses derniers achats. Casquette, collier, ceinture, jean… tout y passe. “Ce top noir, aux manches longues, avec un imprimé rouge à lèvres ira parfaitement avec le collier que je vous ai montré et avec un jean.” Les youtubeuses s’adressent aux filles partageant le même handicap, mais pas seulement. Dans les commentaires, des jeunes filles, malvoyantes ou non, remercient Molly Burke pour ses conseils, lui demandent son avis pour l’achat de vêtements et l’encouragent.

“Montrez-moi, que je touche”

Aux Halles, Céline est un peu déçue. Il ne reste plus que deux leggings du modèle qu’elle affectionne chez Calzedonia, alors qu’elle en aurait voulu trois. Le vendeur lui en propose un autre, plus épais. “Montrez-moi, que je touche”, demande-t-elle. L’inspection commence. L’acheteuse tâte, longe les coutures, fait glisser le vêtement entre ses doigts. “Non, ça n’ira pas.”  On lui en apporte un autre, en similicuir cette fois. “La ceinture est plus fine et la matière ressemble plus à ce que je porte. » Céline veut bien essayer. Mais elle est dubitative. Mylène aussi. Céline passera pour cette fois. Chez Zara, la bénévole trouve un long gilet

Nous ne devons pas calquer le style des adhérents sur le nôtre, ils ont leur propre personnalité, nous devons juste être des assistants
Sandya, bénévole d’Un regard pour toi

noir. Une minute suffit à Céline pour affirmer que ce n’est pas la bonne taille : “Il est trop petit, il n’y a pas la taille au-dessus ?” Elle ne voit pas les vêtements, elle les ressent. Une manière de vivre la mode bien loin des habitudes des voyants – qui n’a pas déjà craqué pour une couleur ou un motif au détriment de la matière ? Au moindre doute, Mylène est là pour lui donner un avis neutre et objectif, c’est son rôle. Sandya détaille : “Nous ne devons pas calquer le style des adhérents sur le nôtre, ils ont leur propre personnalité, nous devons juste être des assistants.”  Un avis partagé par Stéphane : “Nous pouvons aimer un modèle qu’ils n’aiment pas et inversement. Il m’est arrivé qu’une adhérente flashe sur un t-shirt. Elle le trouvait agréable à porter mais il y avait une énorme tête de tigre dessus, jusque sur les manches. Je lui ai donc expliqué qu’elle ne pouvait pas aller travailler avec ce type de vêtement.”

Vers 16h, Céline met enfin la main sur un gilet noir long, mais au style plus sophistiqué que ce qu’elle recherchait. En fait, c’est Mylène qui l’a trouvé, et a tenté quand même : “Il est ouvert sur le devant comme tu le veux et les finitions sur le col et le haut des poches sont en similicuir, comme le legging de tout à l’heure.” Tournant le dos au miroir, Céline s’exclame dans un large sourire : “C’est joli !”

*le prénom a été changé

Par Lucile Deprez / Photo : association Un regard pour toi


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

EN MARGE !

Minimalisme : non, rien

Les minimalistes étaient d’accord pour se débarrasser des objets et accéder à un état de conscience supérieur. Ils ont créé des communautés, écrit des livres et empêché leurs invités de s’asseoir sur des chaises. Mais la spiritualité à l’heure de Facebook et YouTube n’est pas aisée, et la quête de la pureté se confond souvent avec celle de l’image.

La première chose qui frappe dans l’appartement de Jenny Mustard, c’est l’écho. Les pièces, vides, et les murs, dépourvus de décoration, font rebondir la voix comme dans une église. Tableaux, canapé, tabourets, tables, tapis, affiches, livres, vaisselle, chaussures, vêtements, rideaux ou armoire de la grand-mère ont disparu. Jenny Mustard, 31 ans, a décidé de débarrasser son appartement de tous les objets inutiles pour “se concentrer sur ce qui est joyeux et important”. Elle a aussi choisi de se raser les sourcils chaque matin et de ne porter que des habits monochromes. Jenny Mustard est minimaliste. Et pas n’importe laquelle. Avec sa chaîne YouTube qui compte 280 000 abonnés, elle est une icône du rejet des biens matériels nommé  “minimalisme”.
Après avoir touché la musique et la mode, cette tendance a envahi les appartements, mais aussi les réseaux sociaux et les livres, qui relaient à l’envi des messages tels que “less is more”, “apprendre à jeter pour simplifier sa vie” ou “libérez-vous du superflu, reprenez le contrôle”. “Asseyez-vous dans une pièce et regardez tous les objets qui s’y trouvent. Imaginez qu’ils sont tous reliés à vous par une corde. […] Essayez de vous lever et de vous déplacer avec tous ces trucs qui traînent, cognent, s’entrechoquent. Pas facile, hein ?” écrit par exemple Francine Jay, dans une publication Facebook. Avec le Japonais Fumio Sasaki, l’Américain Josha Becker ou la Française Dominique Loreau, elle est l’une des penseurs de ce mode de vie qui voient dans les objets un obstacle à une plus grande liberté, une meilleure connaissance de soi et un temps retrouvé.   

“Se détacher du matériel pour ne vivre qu’avec ce dont on a besoin”

Sur Facebook, des groupes dédiés très actifs ont fleuri, “Les Licornes pailletées du 71”, “Gestion budgétaire, entraide et minimalisme” ou encore “Les Apprentis minimalistes”. Mino Rakotozandriny est l’administratrice de ce dernier, qui compte 13 000 membres. Née à Madagascar, elle raconte son chemin vers le minimalisme : «“Quand je suis arrivée en France, j’ai découvert la société de consommation. J’ai commencé à beaucoup acheter. Le samedi, j’allais dans les centres commerciaux. Cela a continué avec mon mariage et l’arrivée de mon premier enfant.” C’est à l’occasion du déménagement dans un appartement dépourvu de cave qu’elle se met à tout jeter. “On se fie aux publicités, à ce que la société nous dit de faire. Il y a une forme de course à la nouveauté, et on se retrouve avec plein d’affaires inutiles. Je me suis débarrassée de ma bibliothèque pour ne

On se fie aux publicités, à ce que la société nous dit de faire. Il y a une forme de course à la nouveauté, et on se retrouve avec plein d’affaires inutiles
Mino Rakotozandriny

garder que quelques livres. Je ne fais presque plus d’achats coup de cœur. Le minimalisme, c’est se détacher du matériel pour ne vivre qu’avec ce dont on a besoin.”
Son groupe se veut une communauté d’entraide pour atteindre ce nouvel anticonsumérisme. Les minimalistes en herbe y échangent retours d’expérience et conseils dans un esprit bienveillant. Ici, une jeune fille vient “partager son expérience de matelas au sol”, quand une autre informe qu’elle “croule totalement sous les chaussettes” ; une modératrice, ailleurs, relaie un article du site espritminimaliste.com en concédant “qu’avec toute la bonne volonté du monde, on rencontre parfois un obstacle majeur vers une vie plus simple : notre conjoint”. Mais les publications les plus appréciées, celles qui peuvent entraîner une avalanche de likes et de commentaires, sont les photos d’appartements minimalistes. “Instit’ Coton” demande ainsi à la communauté “[s]on avis sur son salon, j’aimerais savoir s’il est minimaliste. En quoi pensez-vous qu’il puisse être amélioré ?” et joint les photos d’un appartement aux tons blanc et noir, rideaux tirés. Deux lampes dévoilent un parquet flottant nu, un écran plasma 30 pouces fixé au mur, quatre tabourets rouges et une plante verte. Les réactions sont plutôt positives : “J’aime beaucoup, ça a l’air tout doux”, pense Maud, alors que Jeanne remarque une “petite touche de rouge Feng Shui” dans les tabourets, pas du goût de Stéphanie qui trouve que leur couleur “casse l’harmonie”.
À l’origine, le groupe n’était pas centré sur le partage de photos d’appartement, et nous avons un vrai problème avec ça, reconnaît Mino. Les membres sont trop focalisés sur le désencombrement matériel, nous sommes obligés de les recadrer. Parfois, nous relevons des profils extrêmes. Je me souviens de Paul, qui avait posté une photo de son séjour avec juste une chaise.” Pour qu’ils ne perdent pas le nord, Mino propose sur son site un programme “Je simplifie ma vie” en treize étapes pour “reprendre sa maison en main” et amorcer “un nouveau départ”, facturé 157 euros.

“J’aime le côté vaisseau spatial de ce WC”

Puisque alléger sa vie ne semble décidément pas facile, de nombreuses youtubeuses se chargent aussi de vous montrer la voie. Outre-manche, Silke Dewulf, professeure de yoga, propose une visite virtuelle de son logis, annoncée par le titre “New London Apartment Tour / Vegan Minimalist Apartment”. Le deux pièces respire la lumière. Les murs bleu ciel sont vierges. Au sol, une plante

Pas de chaise : “Mes amis et moi trouvons cela très confortable de nous asseoir par terre”
Silke Dewulf

Monstera, une table basse où reposent un ordinateur portable et un smartphone griffés d’une pomme. Pas de chaise : “Mes amis et moi trouvons cela très confortable de nous asseoir par terre”, dit Silke. Finalement, le seul engin qui dépasse le mètre trente est le purificateur d’eau autonome. Placé au centre de la pièce, haut de 76 centimètres et de forme cylindrique, il serait “le système idéal en cas d’urgence ou de désastre naturel”, selon le fabricant, qui en demande 250,10 euros. Pour Silke, le passage vers le minimalisme s’est fait après une période de sa vie où quand elle s’ennuyait, elle faisait du shopping. “J’étais une acheteuse compulsive. Mais je ne me servais jamais des objets ou vêtements acquis.” C’est grâce à des vidéos sur Internet que se produit le déclic. Silke passe de 20 paires de chaussures à deux. Pour elle, il y a différentes interprétations du minimalisme, mais la sienne tient à “être averti de ce que l’on achète, notamment sur la qualité. Je serai minimaliste toute ma vie. Je pense que ce n’est pas une mode, mais que cela va devenir un mouvement encore plus grand”.

Jenny Mustard présente elle aussi ses appartements simplifiés, dans pas moins de quatre vidéos dédiées, qui totalisent 1,6 million de vues. Certaines pièces sont agencées selon un thème (“intérieur scandinave moderne”, par exemple), d’autres sont presque totalement vides. Leur point commun ? L’absence de couleur et le soin porté au choix de l’objet. Chacun bénéficie d’un arrêt sur image, et le nom de la marque apparaît. Au fil des visites, on découvre la chaise acapulco par Ok Design, le placard “réservé aux vêtements noirs” et le “siège des WC qui ressemble à un vaisseau spatial”.  Jenny reconnaît qu’elle n’a “pas toujours vécu dans des lieux blancs et porté des vêtements monochromes. Cela a été un cheminement, ma recherche de la beauté passant par différentes phases”. La quête du beau fut le point de départ : “J’ai commencé le minimalisme comme une démarche esthétique. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai compris que la simplicité était un concept applicable à la totalité de mon style de vie, et pas seulement à son apparence.”

Les minimalistes cacheraient des choses sous leur tapis imaginaire

L’apparence. C’est ce que reproche Dominique Loreau à cette ébullition minimaliste. L’essayiste française, qui vit au Japon depuis 38 ans, a façonné malgré elle le mouvement avec un ouvrage paru dès 2005, L’Art de la simplicité. Elle y explique que certains associent l’image qu’ils ont d’eux aux biens qu’ils détiennent, et que tout ce que nous possédons devrait être transportable dans un sac de voyage. Mme Loreau, dont la photo de profil WhatsApp est une tasse de thé, regarde pourtant avec tristesse les pratiques actuelles de désencombrement : “Je ne me reconnais pas du tout dans le terme ‘minimalisme’. Je prône la simplicité,

Ils sont esclaves de leur minimalisme. C’est devenu une mode déplorable, un business. Les visites d’appartement, c’est d’un ridicule, c’est creux. Il est possible d’être très simple en étant entouré de beaucoup de biens matériels
Dominique Loreau

qui ne se résume pas à compter le nombre de petites cuillères que l’on possède. C’est à l’opposé du m’as-tu-vu.” Pour elle, les minimalistes peuplant les blogs et les réseaux sociaux “chérissent l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. Ils sont esclaves de leur minimalisme. C’est devenu une mode déplorable, un business. Les visites d’appartement, c’est d’un ridicule, c’est creux. Il est possible d’être très simple en étant entouré de beaucoup de biens matériels.” À l’écouter, les minimalistes extrêmes, aux appartements quasi vierges, cacheraient même des choses sous le tapis à supposer qu’ils en aient un : “Vivre avec trois fois rien, c’est faux. Les gens qui prônent cela ne nous montrent pas tout.” Et de prendre en exemple le très couru Fumio Sasaki, dont le livre Goodbye Things a été publié en quatorze langues, et qui se serait remis à accumuler des objets. Pour Dominique Loreau, le minimalisme extrême touche au religieux. Au Japon, il est pratiqué par les bonze zen, des prêtes bouddhistes vivant avec très peu. “Des gens comme Fumio Sasaki, il y en peut-être dix au Japon, prévient l’essayiste. Ils ont tellement influencé les jeunes que plusieurs ont fini dans des hôpitaux psychiatriques. Ils se sont consumés de l’intérieur.”

Comment, alors, trouver la voie vers le bonheur, le temps, l’ataraxie, si ce n’est en se débarrassant du matériel ? Florie Buecheler, romancière installée à Paris, a bien une idée : «“Le but n’est pas de se lancer dans la course à celui qui aura le moins d’objets possible, parce que le travers est le même que dans la consommation : l’objet est placé au centre.” Au contraire, avance t-elle, “c’est en questionnant le sens émotionnel que l’objet a pour nous, en le détachant de notre identité, en acceptant qu’il n’apporte pas la réponse à nos questions, que l’on peut atteindre ses buts et se retrouver. Ce n’est pas posséder une GoPro qui fera de vous un aventurier.” Mission peut-être accomplie pour Florie, qui pense avoir ainsi “retrouvé le plaisir des objets”. Dominique Loreau va encore plus loin : “Il faut se détacher du monde virtuel. Je ne sais pas ce que les gens font toute la journée avec leur portable. Et la vraie simplicité, c’est de rejeter son ego.” Ah, voilà, on savait que ce n’était pas si facile.

Par Aymeric Guittet


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

RÉVOLUTION

Signé d’un Z qui veut dire… ZCash

Le 9 janvier dernier, l'Autorité des marchés financiers rappelait à la star de télé-réalité Nabilla que “le Bitcoin c'est très risqué ! On peut perdre toute sa mise. Pas de placement miracle. Restez à l'écart”. Un peu plus de quatre mois plus tôt, le 30 septembre, le lanceur d’alerte Edward Snowden remettait lui aussi en question le Bitcoin. Mais cette fois, en mettant en lumière une autre cryptomonnaie, le ZCash, qui a depuis vu son cours grimper et suscité l’intérêt d’une grande banque américaine, JP Morgan Chase, et d’un groupe de hackers très influent, les Shadow Brokers.

“À la prochaine crise financière, le Bitcoin s’imposera comme une monnaie à part entière. Les autres ne tiendront pas le choc.” Sofiane Bouhaddi est sûr de lui. Tellement que dans son bar, le Sof’s Bar, situé en plein cœur de Paris, il organise des meet-up plusieurs fois par mois, où des aficionados du Bitcoin, âgés de 25 à 40 ans, travaillant dans la finance et l’informatique, viennent discuter de l’avenir de la cryptomonnaie créée en 2008 par un Japonais contre le système bancaire traditionnel. Et lors de ces rendez-vous, le pub affiche toujours complet. Il faut dire que, malgré la bulle spéculative qui l’entoure, la pionnière et la plus médiatique des monnaies virtuelles se retrouve à un niveau jamais atteint auparavant : un Bitcoin vaut aujourd’hui 11 500 euros. Devant un tel succès, des centaines d’autres monnaies virtuelles ont vu le jour. Comme le Ripple, qui a connu une croissance de 36 000 % en 2017, soit la plus grosse augmentation. Mais aussi le ZCash qui, depuis octobre 2016, truste le haut du classement des cryptomonnaies les plus en vogue.

La confidentialité, pierre angulaire du ZCash

Créé par l’Américain Zooko Wilcox, le ZCash se base sur ce qui a fait le succès du Bitcoin : être une monnaie virtuelle, ne dépendre d’aucun État et s’autoréguler automatiquement. Mais il inclut un volet de confidentialité en plus. À la différence du Bitcoin, pour lequel chaque transaction est inscrite dans une immense base de données, la blockchain, l’équipe de développeurs à l’origine du ZCash a réussi à intégrer une technologie, le zk-SNARK, qui rend les transactions entre les utilisateurs totalement anonymes. Fabrice Marchal, ingénieur et co-créateur de la communauté francophone du ZCash, s’est laissé séduire par cette

La banque JP Morgan Chase, plus grande banque des États-Unis, a intégré, le 17 octobre dernier, la technologie de confidentialité du ZCash, le zk-SNARK, à son système de transaction
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monnaie. Elle permet, selon lui, de revenir à ce qui fait l’essence d’un moyen de paiement basique tout en pariant sur l’avenir. “En réalité, cette confidentialité revient au cheminement d’un billet de banque en liquide. Lorsqu’on effectue un achat avec un billet, aucune donnée n’est enregistrée concernant l’émetteur, le destinataire et la valeur fiduciaire, confie l’homme de 28 ans. Pour le ZCash, c’est le même principe. La seule différence est que la monnaie n’est pas matérielle, tout est virtuel. Et si on peut gagner plus que ce que qu’on a injecté, c’est tentant d’essayer » Le féru d’informatique, DUT informatique et école d’ingénieur en poche, utilise et rembourse de temps en temps un ami en ZCash. « Il y a trois mois, j’ai taché la chemise d’un pote, Maxime. Je lui ai remboursé le pressing, une somme de 20 euros qu’il avait avancée, en ZCash. Aujourd’hui, avec le cours actuel, il possède 90 euros en monnaie virtuelle (11 600 euros désormais, le cours du ZCash ayant grimpé depuis, ndlr). En rigolant, je lui ai dit que je pouvais tacher sa chemise encore plusieurs fois.” Car un ZCash vaut aujourd’hui 580 euros. Une somme qu’un détenteur de ZCash peut retirer à tout moment à la Maison du Bitcoin, à Paris, ou sur le site internet coinhouse.co.

La banque JP Morgan Chase, plus grande banque des États-Unis, a intégré, le 17 octobre dernier, la technologie de confidentialité du ZCash, le zk-SNARK, à son système de transaction pour masquer toutes les informations identifiables, tout en permettant au réseau la possibilité de vérifier les échanges. La monnaie virtuelle a alors vu son cours doubler en quelques heures, puis ne plus cesser d’augmenter. Un groupe de hackers américains, les Shadow Brokers (les courtiers de l’ombre, en français), a offert en mai 2017 la possibilité à des personnes de lire des informations confidentielles de la NSA contre l’équivalent de 22 000 euros à payer en ZCash. Une bonne publicité pour la monnaie, comme le certifie Renaud Lifchitz, ingénieur expert sécurité à Digital Security : “C’est bénéfique pour le ZCash. Plus on parle de quelque chose, plus on suscite l’intérêt et plus le cours de la monnaie monte. C’est exactement le même principe que sur les marchés boursiers. À chaque annonce, on a assisté à une montée du cours.

Minage à trois

Un potentiel qui attire de plus en plus de gens, donc. Et si certains achètent juste de la monnaie, d’autres ont pris le pari de “miner”, ce qui signifie “créer de la monnaie” dans le monde des monnaies virtuelles, car pour que la monnaie maintienne son cours, il faut produire de la valeur. Pour cela, il est nécessaire

Un paiement en ZCash n’est pas encore possible sur un smartphone. Le système est complexe. Il ne faut pas oublier que c’est une cryptomonnaie récente. Il faut lui laisser encore un peu de temps. Le Bitcoin a mis cinq ans pour se démocratiser en France
Renaud Lifchitz

d’investir dans du matériel informatique : plusieurs cartes graphiques, un peu bruyantes à cause des ventilateurs ; une carte mère ; un disque dur ; une connexion à Internet ; et des palettes en bois, sur lesquelles poser le tout. Cependant, le minage n’est pas à la portée de tous. Pour installer et faire démarrer le procédé, de très bonnes connaissances en informatique sont requises. Le minage peut se révéler coûteux. “Même si l’on trouve le matériel nécessaire dans n’importe quelle boutique d’informatique, les prix sont un peu élevés, assure Fabrice Marchal, qui fait partie de ceux qui ont préféré créer plutôt qu’acheter. Il faut compter 350 euros pour une carte graphique correcte et au minimum 350 euros encore pour le reste de l’équipement. Comme je ne disposais pas de l’argent nécessaire, nous sommes trois à partager un rig de minage. J’ai installé le matériel dans une petite chambre, dans mon appartement. Nous produisons au total 0,012 ZCash par jour (soit 7,02 euros sur le cours actuel, ndlr). Si la somme peut paraître faible, le cours de la cryptomonnaie varie et certaines périodes se montrent plus intéressantes financièrement que d’autres, comme l’explique l’ingénieur. “Je mine toute l’année. En hiver, c’est encore plus profitable parce que l’énergie qu’utilisent les cartes graphiques permet de chauffer les pièces de l’appartement. Je ne dépense pas d’argent dans l’électricité. Et ça rapporte de l’argent, contrairement à un radiateur”, s’amuse-t-il, dans sa doudoune sans manches. 

Payer en ZCash d’ici cinq ans ?

Cependant, s’il est présenté comme une bonne alternative, le ZCash montre quelques limites. Après un peu plus d’un an d’existence, il est encore peu démocratisé, que ce soit sur le web et dans les établissements. Pour Renaud Lifchitz, la cryptomonnaie n’est pas encore assez facile à utiliser pour plaire au plus grand nombre. “Un paiement en ZCash n’est pas encore possible sur un smartphone. Le système est complexe. Il ne faut pas oublier que c’est une cryptomonnaie récente. Il faut lui laisser encore un peu de temps. Le Bitcoin a mis cinq ans pour se démocratiser en France”, précise l’ingénieur de 35 ans. D’autant qu’un concurrent lui donne du fil à retordre : l’Ether. Créé en mai 2015, il est la deuxième cryptomonnaie la plus utilisée après le Bitcoin, exploitée par une trentaine de grandes entreprises comme BP, Intel, ING et Microsoft. Selon Victor Abraham, fondateur du site d’actualité sur les cryptomonnaies CryptoActu, voir le ZCash s’imposer peut prendre du temps. Il est compliqué pour un commerçant de proposer un produit dont le prix affiché ne vaudrait pas la même chose d’une heure à l’autre, et pour un utilisateur de ne pas savoir si l’argent qu’il possède vaudra assez le lendemain pour faire ses courses, assure l’étudiant de 20 ans en ingénierie informatique. La stabilité est un réel pari à surmonter pour une cryptomonnaie comme le ZCash, dans l’idée de remplacer les monnaies fiduciaires. Le défi est compliqué à résoudre, personne ne semble avoir la solution aujourd’hui.” Fabrice Marchal, lui, y croit dur comme fer : d’ici cinq ans, le ZCash s’imposera comme une monnaie à part entière. En attendant, il aura bien d’autres occasions de tacher la chemise de Maxime.

Par Cyril Coantiec


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

RÉVOLUTION

Quoi de neuf, docteur ?

Aujourd'hui, on a les applis de santé sur smartphone et la télémédecine. Mais quelles seront les prochaines innovations majeures de la médecine ?

 

Les pansements soigneront

En Angleterre, le Dr Amber Young et des chimistes ont mis au point un pansement qui devient fluorescent en cas d’attaque bactérienne. Le but : éviter les infections, parfois fatales chez les enfants gravement brûlés. En France, les laboratoires Urgo ont développé un bandage porteur de composants électroniques surveillant les paramètres physiologiques d’une plaie. La société planche également sur des pansements révolutionnaires qui pourraient nettoyer et traiter les blessures, afin de favoriser et accélérer la cicatrisation. Ils devraient voir le jour d’ici dix ans.

On greffera de la peau par impression 3D

À l’aide de bio-imprimantes laser, la société française de biotechnologie Poietis est capable d’imprimer des tissus humains en trois dimensions. Les impulsions laser de l’imprimante projettent un mélange de cellules humaines et de collagène en différents points, jusqu’à reproduire un épiderme. Avec cette technologie, l’entreprise espère pouvoir, dans les dix prochaines années, reconstituer des greffons de peau afin de soigner des patients.

On soignera les embryons

Guérir avant même que la maladie ne se déclare ? C’est possible. Une équipe de chercheurs chinois a récemment réussi à soigner des embryons humains contre la thalassémie, une maladie du sang. Avec une sorte de chirurgie de l’ADN, l’équipe a pu modifier la mutation d’un gène. Cette technique permet ainsi d’éviter une maladie chez un futur enfant avant qu’il ne soit un fœtus. Problème : cela pourrait ouvrir la porte à l’eugénisme (l’amélioration du patrimoine génétique de l’humain) sans aucune motivation médicale.

Les paraplégiques marcheront

Les paraplégiques pourraient un jour troquer leur fauteuil roulant contre un exosquelette, qui les ferait marcher à nouveau. Plusieurs modèles existent déjà. En France, le Centre de médecine physique et de réadaptation de Pionsat, dans le Puy-de-Dôme, participera cette année à l’expérimentation d’un nouvel exosquelette par 35 paraplégiques. Nouveauté : ce modèle sera le premier à ne pas nécessiter l’utilisation de béquilles par son porteur, qui aura donc les mains libres.

Les sourds entendront

Soigner la surdité. Oui vous avez bien lu. Sensorion, une société française, s’est lancée sur le marché du traitement des maladies de l’audition. La biotech développe actuellement plusieurs médicaments. L’un d’eux, le Sens 401, pourrait empêcher les pertes d’auditions irréversibles consécutives à une surdité immédiate.

Par Stéphane Lancelot


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

EN MARGE !

Béni, vidi, vici

Robe décolletée, paupières dorées et barbe teinte, le tout surmonté d'un voile ou d'une cornette, les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence battent le pavé depuis 1979 avec un objectif : faire tomber les tabous. Partout dans le monde, ces nonnes un peu particulières "font le trottoir" pour répandre leurs paillettes, leur autodérision et leur ouverture d'esprit afin de lutter contre le sida, mais aussi et surtout pour une sexualité joyeuse et une éducation sexuelle digne de ce nom.

“Sous la très haute et très sainte bénédiction de nos saints protecteurs ; Saint-Latex, Saint-Fermidon, Saint-Gel-Aqueux, Sainte-Digue-Dentaire, Sainte-Seringue-À-Usage-Unique, prenez du plaisir à aller vers nos ouailles des bars et des rues !” Sur le trottoir de la rue des Archives, dans le Xe arrondissement de Paris, six bénévoles se font bénir avant de partir en maraude. Ce 21 octobre, la mission revient à Sœur Maria-Cullas et Novice Zora-des-Pâquerettes, ainsi qu’à Sœur Turlutecia, qui envoie des poignées de paillettes et des larges sourires. Une

Leur dada, c’est “faire le trottoir”. “On est une association très concrète, avec des actions sur le terrain. Ce n’est pas juste de la théorie”, explique Sœur Rose-de-la-Foi-de-ta-Mère
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particularité devenue un rituel. Un samedi sur deux, les membres de l’association Solidarité Sida sont en effet accompagnés par de drôles de nonnes : les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. Ces sœurs ont pour particularité de porter la cornette (pour les sœurs) ou le voile (pour les novices), mais accessoirisé(e) d’une tenue et d’un maquillage extraordinaires, chacune s’étant façonné un personnage selon sa personnalité –“On est comme les arcs-en-ciel, y en n’a pas deux pareil !” Le pantalon noir à pattes d’éléphant de Sœur Maria-Culass, un sexagénaire à la barbe teinte en orange et aux paupières dorées qui fait partie de l’Ordre depuis six ans, moule ses longues jambes fines. Novice Zora-des-Pâquerettes porte, elle, une minijupe bleue, assortie à sa barbe et ses yeux et, comme ses comparses, a passé environ deux heures à se maquiller. Une extravagance qui étonne, voire qui choque, au service de leurs objectifs : libérer la parole et défendre les droits LGBT. Sans aucun tabou.

Voilà près de 40 ans que les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence battent le pavé pour aller à la rencontre des autres. Au départ, pourtant, l’idée ressemblait surtout à un coup de tête. Un dimanche de Pâques 1979 à San Francisco, des amis artistes décident de faire un happening pour dénoncer le machisme ambiant envers la communauté gay. L’un d’entre eux se rappelle avoir gardé dans une vieille malle des costumes de religieuse. Ils investissent alors les lieux gays emblématiques de la ville, vêtus de leurs habits de nonne. Leur première apparition est un succès. Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence sont nées. Et le couvent de San Francisco s’inscrit comme la première association à organiser une soirée au profit de la lutte contre le sida.

Le Schtroumpf coquet.
Le Schtroumpf coquet.

“Un ordre pauvre, agnostique et dérisoire de folles radicales”

Depuis, cette association militante LGBT s’est déployée dans le monde entier. Au Royaume-Uni, en Colombie, en Uruguay, au Canada, en Allemagne, mais aussi en France. Aujourd’hui, l’Hexagone compte une soixantaine de sœurs réparties dans neuf couvents non religieux à Lille, Marseille, Poitiers, Paris… Tous ont gardé l’esprit originel de San Francisco : l’écoute et l’accueil. “Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence sont un ordre pauvre, agnostique et dérisoire de folles radicales qui promulgue la joie multiverselle et expie la honte culpabilisatrice”, répètent-elles comme une chansonnette à qui veut l’entendre.
Leur dada, c’est “faire le trottoir”. “On est une association très concrète, avec des

“Act Up est une très bonne école, mais depuis les années 2000, le travail de cette asso est devenu un travail de fond, de connaissance des dossiers, de lobbying, avec beaucoup de réunions pour discuter de la virgule”
Sœur Rose

actions sur le terrain. On est en contact direct avec les gens. Ce n’est pas juste de la théorie”, explique Sœur Rose-de-la-Foi-de-ta-Mère, membre du couvent parisien depuis onze ans. Éclats de rire, phrases d’accroche, démarche assumée… Ces bonnes sœurs savent comment investir la rue et lui communiquer leur joie de vivre. Une qualité qui en fait d’ailleurs un mouvement militant LGBT singulier au regard des plus traditionnels, comme Act Up. Plusieurs sœurs sont d’ailleurs passées par l’association de lutte contre le sida. Mais toutes ont fini par opter pour un militantisme différent. “C’est une très bonne école, mais depuis les années 2000, le travail de cette asso est devenu un travail de fond, de connaissance des dossiers, de lobbying, avec beaucoup de réunions pour discuter de la virgule, se souvient Sœur Rose. Et puis, j’ai connu les sœurs, avec qui on fait passer des messages dans la rue en filant des capotes, des câlins ou juste une oreille attentive.” Sur le terrain, pas question de se presser. Quand les sœurs sortent, elles se préparent à de longues heures d’échange. Une discussion sur la contraception peut vite amener à des confessions intimes. Sœur Rose se souvient de la Marche des Fiertés à Montréal : “Une dame est venue me voir et m’a raconté toute sa vie de but en blanc, notamment qu’elle avait été violée plusieurs fois. J’étais abasourdie, je ne lui avais rien demandé.”

La proximité avec le public est essentielle. Les sœurs se méfient toujours des grandes campagnes, un peu éloignées des intéressées et “souvent contre-productives”. Sœur Rose a en tête cette fois où Marisol Touraine, alors ministre de la Santé, a autorisé la prophylaxie pré-exposition, plus connue sous le nom de PrEP : “Elle l’a utilisée comme un étendard sur les plateaux télé. À l’époque, elle parlait de cette pilule comme ‘plus efficace que la capote’, se remémore t-elle. Sauf que cela a créé une fausse idée comme quoi la capote n’était plus utile, surtout chez les plus jeunes. La PrEP est un outil complémentaire à la capote qui protège du sida mais pas des autres IST et qui s’inscrit à l’intérieur d’un parcours de prévention !”

L’humour : leur plus grande arme

Avec l’expérience, leur façon d’informer a évolué. “On a un peu arrêté de se présenter comme une association de lutte contre le sida mais plutôt pour une sexualité joyeuse et de l’éducation sexuelle. Il y a quelques années, on s’est rendu compte que lorsqu’on arrivait quelque part avec les capotes, les gens avaient

Une à deux fois par an, les nonnes emmènent une quinzaine de personnes séropositives et leurs proches en vacances pour les sortir d’un quotidien rythmé par les rendez- vous hospitaliers
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l’impression de tout savoir sur le sida. On ne pouvait plus entrer dans une vraie discussion”, se rappelle Sœur Rose. Désormais, ces nonnes ouvrent la discussion en “parlant de cul”. Rue des Archives, Novice Zora-des-Pâquerettes aborde un jeune homme à la barbe parfaitement taillée : “Tu veux des capotes ? Internes ou externes ?” Un côté brut de décoffrage et une autodérision à toute épreuve qui permettent de dédramatiser la situation, l’humour entrant dans leur démarche aussi via les éléments constitutifs du catholicisme, évidemment. Malgré leur critique des dogmes religieux, elles aiment se définir comme des “bonnes sœurs”. “On est les petites sœurs de ceux qui se reconnaissent dans nos valeurs. C’est notre dénominateur commun.
Mais militer, c’est aussi savoir se confronter aux opinions des autres. “Vous êtes des femmes à barbe ? s’interroge naïvement un senior. Rires. Mais si certaines interventions sont parfois maladroites, d’autres sont réellement mal intentionnées. Sœur Rose s’est déjà fait agresser lors d’une marche des Fiertés à Paris. Sœur Maria-Cullas devant un bar gay. Une autre encore dans la Cour carrée du Louvre. Elles ont désormais établi un principe indiscutable : aucune sœur ne part seule en maraude.

Le contouring, c'est so 2017.
Le contouring, c’est so 2017.

Une association sans subventions

L’association vivant sans subventions –“On peut se payer le luxe de cette indépendance”–, les sœurs récoltent des dons lors de différents événements. Solidays, Fête de l’Huma, mais aussi enterrements, mariages ou baptêmes. Des cérémonies pendant lesquelles elles peuvent “faire la kekette” pour récolter un peu de sous. “Tout l’argent que l’on ramasse part en séjour de ressourcement”. Ces temps de repos sont la spécialité des sœurs françaises. Depuis 1993, une à deux fois par an, les nonnes emmènent une quinzaine de personnes séropositives et leurs proches à la mer, à la campagne, à la montagne… L’idée ? Les sortir d’un quotidien rythmé par les rendez- vous hospitaliers. “Ce n’est pas du tout un séjour médical, on n’est pas des infirmières et encore moins des chamans !” précise Sœur Rose. Pendant quelques jours, ces bonnes fées proposent des activités à leur image : des ateliers d’écriture, du chant ou des balades. Elles sont même régulièrement formées aux massages par des kinésithérapeutes. Avec le temps, elles ont su se remettre en question et s’adapter aux évolutions de leurs combats. Avec comme rêve ultime de “ne plus avoir de raison d’être.

Texte et photos : Chloé Joudrier


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

EN MARGE !

Parasexual activity

Il en existe de toutes les formes, de toutes les couleurs et à destination de toutes les orientations sexuelles. D’après l’IFOP, un Français sur quatre a utilisé un sextoy au moins une fois au cours de l’année 2016, pour un plaisir solitaire ou en couple. Pourtant, ils sont 2,3 millions à en être (presque) privés. Ils sont invalides, amputés, paraplégiques, tétraplégiques et à ce jour, il n’existe que deux dispositifs pensés pour eux. Rencontre avec ceux qui veulent d’un monde où le sexe est un droit fondamental.
L’IntimateRider.

“Il faut arrêter de penser que toutes les personnes en fauteuil sont impuissantes !” Vincent* est énervé. Paraplégique depuis presque trois ans à la suite d’un AVC, il a les jambes et le côté gauche du corps paralysés. Mais il n’est pas impuissant ! Même si un corps abîmé amène toutefois quelques nouvelles contraintes. “La première chose à laquelle vous pensez quand vous vous réveillez après l’accident, c’est: ‘J’ai failli mourir’, confie-t-il. Puis, vous vous demandez si vous êtes toujours humain. Vous n’avez plus vos érections matinales. On vous aide à pisser. On vous lave le gland. Tout est humiliant.Ce qui, bien sûr, engendre quelques changements sous la couette. “Dans l’acte, les hommes doivent parfois être dominants. Mais je ne peux plus. J’ai la chance d’avoir une femme qui a accepté la situation. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Dans le centre de rééducation où j’étais, la moitié des couples se sont séparés.” Alors pour éviter l’issue fatale, Vincent et sa femme ont décidé de réapprivoiser leurs propres ébats. Et pour les pimenter un peu, ils utilisent parfois un sextoy connecté à un smartphone. Lui peut gérer l’intensité de la vibration à distance avec sa main pendant qu’elle prend son pied. Un petit appareil destiné surtout aux personnes en couple et ayant l’usage de leurs mains. Ce qui n’est pas le cas de toutes les personnes en situation de handicap.

Le HandyLover.

Seulement deux dispositifs dédiés

Cette problématique, Rodolphe Brichet s’y est attaqué, et propose HandyLover, un dispositif destiné aux personnes à mobilité réduite qui prend la forme d’un rail sur lequel est installé un support mobile où l’on peut s’asseoir ou s’allonger. Il est possible d’y fixer un ou deux sextoys phalliques ou un masturbateur masculin afin de simuler une relation sexuelle. Il convient aux hommes comme aux femmes, de toutes orientations sexuelles, seul(e)s ou en couple. “C’est le premier produit testé avec des personnes en situation de handicap”, souligne l’ancien champion de véhicule à propulsion humaine, vantant la modularité du produit, adaptable en fonction des envies et des besoins de chacun.
Comme ceux de Renaud Bertolin, par exemple. Invalide et contraint de marcher avec des béquilles, cet homme à l’accent du Sud a testé le HandyLover. Et son bilan est bon : “Même avec une mobilité restreinte, cela permet une masturbation. C’est une énorme avancée !” Selon lui, l’intérêt est encore plus grand en couple. “On ne subit plus la prise en charge par le ou la partenaire. On redevient actif. Et on peut retrouver 75% des pratiques sexuelles classiques”, s’enthousiasme-t-il. Comme la levrette, position préférée d’un français sur trois (source : Zava).

HandyLover est le premier –et le seul– dispositif français du genre. Et s’il “n’est qu’à 10% de ses capacités (il n’est pas motorisé et nécessite donc que l’utilisateur puisse générer un mouvement, ce qui est compliqué pour les paralysies les plus

Vous parlez de sexualité et de handicap. Ce sont deux choses qu’il est compliqué d’évoquer dans notre pays.
Nathalie Giraud Desforges, sexothérapeute

sévères), son créateur l’assure : tout est déjà pensé et breveté pour la suite. Ne manque que de la trésorerie. Jusqu’ici, la seule solution au plaisir sexuel des personnes handicapées était l’IntimateRider, un siège qui permet de reproduire un mouvement de va-et-vient grâce à un système de balancier contrôlé par un hochement de la tête, importé en France par Damien Letulle, ancien champion de tir à l’arc devenu tétraplégique à la suite d’une chute. Nathalie Giraud Desforges, sexothérapeute, travaille régulièrement avec des personnes en situation de handicap et traite le sujet sur son blog consacré à la sexualité. Pour elle, le tabou est double : “Vous parlez de sexualité et de handicap. Ce sont deux choses qu’il est compliqué d’évoquer dans notre pays. On pense souvent qu’une personne en situation de handicap est une personne privée de la capacité à avoir du plaisir. Il y a un mystère et une ignorance qui entoure cette sexualité.”

Combien ça coûte ?

Et ce tabou a un prix. À 369 euros l’IntimateRider et 650 euros à plus de 1 000 euros le Handylover, coucher comme les autres n’est pas donné à tout le monde.“Pour les handicapés tout est supercher et nous, on n’a pas de sous, se plaint Alexandre, un quadragénaire paraplégique depuis 2013. Quand on bosse, on n’est pas forcément très bien payés et les pensions d’invalidité sont insuffisantes !” Pour lui, la question des sextoys adaptés est un “serpent qui se mord la queue” : “C’est bien mais le problème, c’est qu’il faut les développer. Le fabricant a besoin que son produit soit rentable donc le prix est élevé. Mais derrière, on ne peut pas se l’acheter.”
Comment briser ce cercle vicieux ? Une implication financière de la Sécurité sociale ? “Que l’on rembourse déjà nos fauteuils ! réagit Alexandre. Sur 4 000 euros, vous savez combien ils remboursent ? À peine 500 ! Juridiquement, rien ne contraint l’État à soutenir financièrement ce genre d’initiative, le plaisir sexuel n’étant pas considéré comme thérapeutique. D’un autre côté, la Sécurité sociale rembourse le Ferticare, un masturbateur à hautes fréquences qui aide les hommes à avoir une éjaculation. La différence ? Le Ferticare, vendu un demi-millier d’euros, est conçu pour la procréation et, à ce titre, considéré comme thérapeutique.
Pour Nathalie Giraud, la sexothérapeute, “c’est aux associations de prendre leurs responsabilités. L’une des solutions est qu’elles achètent un HandyLover et le louent.” Cette solution, Rodolphe Brichet y a déjà pensé. Mais il pense que celle de la prise en charge par l’État est, à terme, la meilleure. “J’espère qu’avec la reconnaissance institutionnelle et médicale du HandyLover, ce sera effectif un jour”, conclut l’entrepreneur.

Tout le monde a droit au Kamasutra.
Tout le monde a droit au Kamasutra.

Briculage

En attendant, certains bidouillent. Comme Clément Chaderon, paraplégique depuis huit ans : J’achète des sextoys du commerce, je les démonte et j’enlève les interrupteurs pour en installer des plus accessibles, puis je fais une ‘rallonge’ ou une grosse roue que l’on peut actionner avec la paume de la main et les sticks de fauteuils, par exemple.” Tout ça, bénévolement. Pour des “copains”, surtout. Mais

Pour Alexandre, paraplégique, la question des sextoys adaptés est un “serpent qui se mord la queue” : “C’est bien mais le problème, c’est qu’il faut les développer. Le fabricant a besoin que son produit soit rentable donc le prix est élevé. Mais derrière, on ne peut pas se l’acheter”
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ça ne l’empêche pas d’avoir parfois des demandes… étonnantes. Et niveau bricole, Clément a de la suite dans les idées. “Une femme tétraplégique souhaitait un dispositif pour pouvoir se masturber. J’ai fabriqué une sorte de main avec un doigt en silicone fixé sur une rallonge en bois pour le tenir dans la bouche et donner accès aux grandes lèvres de madame”, détaille-t-il. L’industrialisation n’est pas compliquée, selon lui. “Une fois que l’on a bidouillé quinze sextoys pour des handicaps différents, on peut rapidement proposer une gamme assez complète et accessible”, assure-t-il, avant d’avouer ne pas avoir le temps de concrétiser ce projet ni l’envie de monter une entreprise dans ce domaine.
Reste le cas des personnes les plus lourdement handicapées. Marcel Nuss, qui n’a de son corps que l’usage d’une main et de la parole, a écrit plusieurs livres sur un combat qu’il mène depuis de nombreuses années : la libération sexuelle des handicapés. Et il est formel : “Quand une personne est totalement immobilisée, comment voulez-vous qu’elle utilise des sextoys ? Sans parler de la discrimination envers les personnes qui ne sont pas en couple. On estime que le sexe est accessoire alors même que ceux qui décident cela sont des gens qui ont des relations sexuelles. Avec son Association pour la promotion de l’accompagnement sexuel (APPAS), il forme des assistants sexuels. Une pratique illégale en France mais autorisée dans plusieurs pays d’Europe comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique ou encore le Danemark. C’est d’ailleurs son assistante sexuelle qui est devenue sa femme. Il n’attend qu’une chose : se faire attaquer en justice pour faire entendre son combat. Il n’est pas inquiet des sanctions judiciaires. “On pourrait même obtenir gain de cause!”

En 2018, deux évènements dédiés au sexe et au handicap vont tenter de faire évoluer les choses et les mentalités. D’abord, le festival Ma sexualité n’est pas un handicap, “fait par et pour des personnes en situation de handicap” comme le rappelle l’organisateur, Jean-Luc Letellier, se tiendra les 28, 29 et 30 juin à Paris. Puis le salon AmourS & HandicapS, organisé par l’Association des paralysés de France (APF) du Var en collaboration avec l’ADAPEI, devrait avoir lieu les 19 et 20 octobre à Hyères. Astrid Simoneau-Planes anime le groupe de parole Vie affective, sentimentale et sexuelle de l’APF du Var. Une fois par an, j’apporte un gros carton avec plein de sextoys que je montre aux personnes présentes”, explique-t-elle, pour appuyer son ambition d’aménager un espace dédié aux sextoys lors de ce salon. Car selon elle, parler de sexualité revient à se mettre face à sa propre sexualité “et pour beaucoup de personnes, c’est compliqué. Il y a un travail d’éducation à faire”. Ce n’est pas Alexandre qui dira le contraire. Lui qui a régulièrement de nouvelles partenaires –valides– constate souvent une grande méconnaissance. “Depuis le film Intouchable, toutes les filles me massent les oreilles. Mais moi, ça ne me fait aucun effet!”

*Le prénom a été changé

Par Thomas REMILLERET


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

RÉVOLUTION

Alexia Cassar : “Les chirurgiens sont d’accord pour dire qu’avec mon tatouage, je viens magnifier leur chirurgie”

Son compte Instagram a récemment été suspendu pour cause de nudité. Et cela l'a mise en colère. Parce que la mission qu'elle s'est donnée, c'est justement que les tétons se voient. À 40 ans, Alexia Cassar, ancienne chercheuse en oncologie (l'étude des tumeurs), a décidé de se reconvertir et d'ouvrir le premier salon européen spécialisé dans le tatouage 3D à Marly-la-Ville, près de Paris, pour aider les femmes cherchant à se reconstruire, elles et leur poitrine, après un cancer du sein. Car si la médecine offre des solutions pour la reconstitution des aréoles et mamelons (greffe de peau, tatouage médical), les résultats ne sont pas toujours satisfaisants.

On entend peu parler du tatouage 3D, et plus spécifiquement quand il s’agit de reconstitution mammaire. Comment ça se passe ?

La technique du tatouage 3D joue avec les ombres et les lumières pour donner un côté réaliste. J’utilise la même encre que pour le tatouage traditionnel pour que le résultat soit définitif, contrairement au tatouage médical qui disparaît avec le temps. La première séance dure deux heures. La patiente garde ensuite un pansement transparent pendant trois jours et elle revient trois mois après pour les retouches. Lors de cette dernière séance, je vois déjà un changement. Quand elles reviennent, les patientes sont allées chez le coiffeur, elles ont perdu du poids, elles ont changé leur manière de s’habiller. Elles ont retrouvé leur féminité et l’envie de prendre soin d’elles.

Pourquoi choisissent-elles cette option, sachant qu’il existe des procédés médicaux de reconstruction ?

Je suis face à des femmes qui ont subi un processus très lourd. Elles s’adressent à

Je n’étais ni médecin ni infirmière mais j’avais la volonté de soigner autrement
Alexia Cassar

moi pour différentes raisons. Par exemple, je me souviens d’avoir tatoué une jeune femme qui venait d’avoir un bébé. Elle n’avait pas envie de se faire réopérer. Elle voulait juste en finir avec tout ça. Le tatouage de téton n’est pas un geste qu’il faut faire en 20 minutes entre deux tables. L’idée est d’accompagner ces femmes qui ne demandent qu’à passer à autre chose, à partir du moment où elles ont fait le deuil du relief du mamelon. Il faut les accueillir dans un lieu dédié, parce qu’elles n’auraient jamais poussé les portes ni d’un salon de tatouage classique ni d’un cabinet esthétique. Nous ne pouvons pas discuter d’une reconstruction émotionnelle après une épreuve comme le cancer au milieu de femmes qui se font poser des masques sur le visage ou épiler les mollets.

La dimension psychologique est très présente dans votre quotidien. Comment avez-vous appréhendé cet aspect du métier ?

J’ai déjà travaillé avec des malades auparavant. Ça s’est donc fait naturellement. Il ne faut pas avoir une empathie dégoulinante en pleurant sur le sort des patientes , il faut garder une marge de manœuvre. Mais je n’ai pas de problème à pleurer de joie avec elles quand elles sont satisfaites du résultat, par exemple. Je leur consacre au moins trois heures lors de la première consultation pour discuter de ce qui est possible, en fonction de la contrainte physique. J’ai déjà eu une patiente pour qui le tatouage n’a pas pris la première fois, une grande partie avait disparu parce que la cicatrice l’avait absorbé. Il a fallu recommencer et ça a fonctionné. Je ne veux pas leur faire de fausse promesse. Je dois être objective pour qu’elles puissent accepter leur sein reconstruit. Je sais aussi refuser quand je vois que la peau est trop abîmée. Je leur conseille alors un tatouage temporaire.

Instagram : _alx_c_
Instagram : _alx_c_

Comment expliquez-vous être la seule en France et en Europe à pratiquer cette activité, courante aux États-Unis ?

Aucun tatoueur n’a choisi ce créneau-là. Certains ont été sollicités par des femmes et ont répondu à leur demande mais ils ne sont pas spécialisés. Beaucoup refusent, et c’est plutôt à leur crédit, car ils ne maîtrisent pas bien cette technique.  Il n’est pas facile de tatouer sur une peau qui a subi de la radiothérapie, de la chimiothérapie, sur laquelle il y a des cicatrices. J’ai choisi de me lancer après avoir suffisamment acquis de connaissances.

Pourquoi avez-vous choisi d’apprendre cette technique, et comment s’y forme-t-on puisque c’est encore inexistant dans notre pays ?

Quand j’ai fait de la recherche en clinique, j’ai pu être en contact direct avec des

Cette technique coûte trois à quatre fois moins cher qu’une reconstitution chirurgicale, qui se chiffre en milliers d’euros
Alexia Cassar

patients, engager un vrai dialogue, jusqu’à accompagner leur fin de vie. Cette relation me manquait. Je suis tombée sur la vidéo du travail de Vinnie Myers (la référence en tatouage 3D de reconstruction mammaire, ndlr), c’est alors devenu une obsession. Je n’étais ni médecin ni infirmière mais j’avais la volonté de soigner autrement. Le tatouage s’enseigne par apprentissage avec un formateur. Je me souviens d’avoir commencé à tatouer des pattes de chat, des signes infinis, des étoiles… Chaque petit dessin me rapprochait de mon objectif. Pour exercer ce métier, il faut avoir une bonne fibre artistique, conjuguée à une super technique. Et une connaissance de la reconstruction mammaire.

Comment votre démarche est-elle reçue dans le milieu médical ?

Il a fallu travailler en collaboration avec le milieu médical au départ fermé, inquiet quant à l’innocuité du geste. J’ai pu créer un lien et introduire le tatouage grâce à mon passé de scientifique. J’ai dû rassurer sur mon travail pour prouver qu’il y a bien un suivi et des résultats. Je veux aussi montrer que c’est une alternative économique. Cette technique coûte trois à quatre fois moins cher (il faut compter 400 euros pour le tatouage d’un sein ndlr) qu’une reconstitution chirurgicale, qui se chiffre en milliers d’euros. Aujourd’hui, le tatouage n’est pas pris en charge mais la situation est en train d’évoluer. Les médecins se mobilisent aussi et les chirurgiens m’invitent à leurs conférences. C’est très encourageant. Ils sont d’accord pour dire que je viens magnifier leur chirurgie.

Quel est l’avenir de cette pratique ? Pensez-vous qu’elle puisse servir dans d’autres domaines ?

L’idée, bien sûr, est de former d’autres tatoueurs sur un modèle bien précis, avec un type d’accueil et de prise en charge particulier. Je pense qu’il n’en faut pas 50. Il en faut juste un nombre raisonnable pour que les femmes n’aient pas à aller trop loin pour accéder à ce service. C’est aussi un plaisir d’imaginer appliquer la technique à d’autres besoins. Nous pouvons pratiquer le tatouage 3D à la suite d’une augmentation ou d’une réduction mammaire ou pour les grands brûlés, au niveau du torse. Nous imaginons aussi reconstruire des nombrils après une plastie abdominale ou des ongles sur un doigt amputé. En réalité, la technique peut s’appliquer à tout ce qui fait appel au réalisme. J’ai d’ailleurs été contactée par des transsexuels. Ils ont besoin de se créer une nouvelle identité avec une poitrine adaptée à leur nouveau genre.

Par Lucile Deprez


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

EN MARGE !

Les petits papiers

En 2014, accusé de ne pas avoir déclaré ses revenus en 2012 et de l’avoir fait hors des délais prescrits pour les années 2009 et 2013, Thomas Thévenoud, qui venait alors d'être nommé secrétaire d'État, était raillé sur la place publique. Parce qu'il n'avait pas respecté les règles, mais aussi parce que pour se justifier, il avait invoqué une peur un peu spéciale : la phobie administrative. Un mal dont certains souffrent au quotidien.
Comment c’est loin

« Vous vous sentez comme un lapin face aux phares d’un semi-remorque. Il suffirait de faire un pas de côté, mais vous attendez le choc. » Voilà six ans que Thierry* laisse s’accumuler la paperasse dans sa boîte aux lettres. Il est atteint de phobie administrative. Pour cet ingénieur parisien, les problèmes ont commencé avec une déclaration d’impôts mal remplie. Pas de quoi s’inquiéter, a priori. Mais tout s’est vite enchaîné. Un soir, le quinquagénaire s’est retrouvé à cacher les centaines de lettres accumulées dans des sacs poubelle, direction la cave.

Être phobique administratif, c’est plus que repousser le moment où l’on va payer

La bureaucratie détruit le sens que les gens donnent aux choses
Nicolas Bichot, psychologue

sa facture ou appeler son banquier. C’est tout simplement l’ignorer. Ce que vivent Thierry, Violette*, Benjamin* ou encore Adrien* est loin d’être imaginaire. Même s’ils admettent volontiers une tendance plus forte que la moyenne à la procrastination, ils sont bien sujets à une phobie, que l’on peut diagnostiquer d’après trois éléments selon Nicolas Bichot, psychologue clinicien. « une peur déraisonnée, un aspect comportemental comme un évitement et une manifestation physique comme la crise de panique ». Selon ce spécialiste, la bureaucratie « détruit le sens que les gens donnent aux choses ». Pour Adrien, phobique administratif mais également atteint du syndrome d’Asperger, « c’est une machine dont les rouages sont des êtres humains. Chaque fois, j’ai comme l’impression de me livrer à une espèce de culte, un dieu auquel je ne crois pas ».

Ennemi numéro un : la boîte aux lettres

Tous ont pu identifier un élément déclencheur les amenant à un tel dégoût. Pour Violette, tout a commencé après son divorce. En 2000, elle se retrouve alors avec son travail, son foyer et sa fille à gérer. C’en est trop. D’un revers de la main, elle balaye le pan administratif de sa vie : « Il fallait bien que je fasse des impasses sur les contraintes qui étaient les miennes. » Pour Benjamin, le calvaire a débuté quand il a voulu monter sa boîte : « Il a fallu que je me crée un statut d’auto-

Pendant ses séances, la psychologue
réhabitue d’abord le patient à ouvrir une enveloppe, puis deux et chaque jour un peu plus
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entrepreneur. Le drame. J’ai du tout déclarer sauf que je n’y connaissais rien. À la fin de l’année, j’ai vu que je devais un peu d’argent et puis ça s’est empiré. » Aujourd’hui, ce trentenaire rembourse ses impôts de 2014. En quatre ans de négligence administrative, il a accumulé 15 à 20 000 euros de dette. S’il est depuis devenu  « très carré et très ordonné » dans son boulot, il songe tout de même à passer salarié, « pour avoir moins de paperasse à remplir ».
Quand on est phobique administratif, de fil en aiguille, la boîte aux lettres devient l’objet de toutes les angoisses. Benjamin, artiste trentenaire, n’a même pas les clefs de la sienne. « Sinon, je serais sans cesse en train de m’angoisser en me disant qu’il faut que j’aille voir. » Si certains ne font que la snober, d’autres établissent des stratégies d’évitement. « Une de mes patientes allait jusqu’à changer de chemin pour ne pas passer devant, se rappelle Nathalie Aulbert-Bailly, psychologue. La vision et parfois la simple pensée de l’objet peut ramener à cette peur et provoquer des crises de panique. »

Certains ont entrepris de se faire aider. Thierry a consulté un psychologue. « Il faut travailler sur la relation entre les pensées et les comportements pour arriver à une restructuration cognitive et une remise en cause de la pensée », explique Nathalie Aulbert-Bailly, psychologue. Pendant ses séances, elle réhabitue d’abord le patient à ouvrir une enveloppe, puis deux et chaque jour un peu plus. D’autres se font épauler par des professionnels du rangement. C’est le cas de Violette, qui a fait appel à FamilyZen, une agence d’assistance administrative. « Mentalement, cela me prenait un temps démesuré, dit-elle. Désormais, Adeline (son assistante, ndlr) s’occupe de tout et me fait des comptes rendus que je ne lis d’ailleurs pas, sauf s’il est écrit “urgent” dans l’objet du mail . »

Par Chloé Joudrier


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".

SORTIE

Lire aux éclats

Sophie-Marie Larrouy a débarqué dans la Matinale de Canal+ en 2010, avec dans ses bagages un diplôme d’une des meilleures écoles de journalisme de France, un passé de galère en Alsace, son personnage parodique Vaness la Bomba et un syndrome de l’imposteur gros comme ça. Elle y est restée deux ans, avant de faire mille autres choses, comme par exemple du cinéma ou un guide pour ne pas devenir un vieux con. Elle vient de publier son premier roman, L’Art de la guerre 2. Deux cent vingt-quatre pages qui permettent de mieux regarder la vie.
Sophie-Marie Larrouge

Saint-Louis est une ville du Haut-Rhin, dans le Grand-Est, qui a fêté cette année ses 333 ans et compte pas moins de 20 200 Ludoviciens pouvant profiter à leur guise d’une médiathèque, d’un espace d’art contemporain, ainsi que d’une situation privilégiée, au carrefour de trois pays : la France, la Suisse et l’Allemagne. Mais Sophie-Marie Larrouy préfère dire qu’elle vient de Mulhouse, “parce que Saint-Louis, tout le monde s’en fout. Et quand les gens ne s’en foutent pas, ça veut dire qu’ils connaissent parce que c’est une plateforme de trafic de drogue, donc bon”. Elle veut bien redorer le blason de sa région d’origine –“Je me suis tellement foutu de sa gueule que j’ai une dette envers elle”–, mais il y a des limites.
Sophie-Marie Larrouy, c’est cette fille qui est allée chercher son bac L en combo tailleur blanc/borsalino à bords rouges en pensant qu’elle était “au max”. Puis qui

C’est un truc de milieu populaire de prendre du recul sur tout, de se dire : ‘C’est pas grave. Si ça marche, ça marche ; mais si ça ne se fait pas, c’est que ça ne devait pas se faire.’ C’est faux, c’est juste qu’on n’ose pas se dire qu’on a envie que ça marche
SML

a été caissière “au Géant Cas’ de Saint-Louis” entre une inscription classée sans suite en licence de médiation culturelle et communication et un début de carrière en tant que loueuse de voitures à l’aéroport –“Je travaillais douze heures par jour en talons de 10 parce que ces connards te disent : ‘C’est mieux en talons!’ Bien sûr, c’est mieux en talons, bah mets-en alors!”–, le tout en traînant “comment dire… bah une dépression”. Mais Sophie-Marie Larrouy, c’est aussi cette fille qui a passé un peu de sa vingtaine enfermée chez elle tous les jours de 8h à 21h à « faire des fiches sur tout, comme Carrie Mathison » pour entrer à l’École supérieure de journalisme de Lille par pur devoir de revanche après qu’on lui a dit lors d’un entretien qu’elle n’avait pas assez de culture générale. “À l’ESJ, ils ne me calculaient pas, se souvient-elle. Pour eux, j’étais ‘Machine qui fait des vidéos sur Internet’ parce que j’étais en alternance chez Madmoizelle.com et que j’avais créé Vaness la Bomba (une parodie de blogueuse qui chantait et se maquillait trop en total look Loana by La Halle, ndlr). Mais c’était marrant. Eux étaient tous à La Voix du Nord à Dunkerque, Calais, Wambrechies… Ils en chiaient des ronds de chapeaux.” Elle aussi les a passés, les entretiens face aux rédacteurs en chef de La Voix du Nord, sur la Grand-Place de Lille. Mais quand ils lui ont demandé pourquoi ils devraient l’embaucher, elle a répondu, qu’en fait, ils ne devraient pas. “Bah n’empêche qu’aujourd’hui, j’ai du travail.”

De Géant Cas’ à Canal+

Aujourd’hui, elle fait tomber les tabous sur la sexualité dans L’Émifion, un podcast bimensuel, en plus d’animer le sien, À bientôt de te revoir, où elle donne la parole à qui elle veut, tout simplement. Avant, elle a zigzagué. On l’a lue dans Brain, Fluide.G, Muteen. Elle a fait “un peu de web, quelques livres, un peu de cinéma”, notamment 20 ans d’écart avec Virginie Efira et Pierre Niney de la Comédie française. On l’a vue dans la Matinale de Canal+. On l’a écoutée sur France Inter –“mais il fallait faire court, précis, si possible tacler un peu le gouvernement et je m’en fous de faire des blagues politiques.” Elle s’est aussi offert un one-woman-show en 2013, intitulé Sapin le jour, ogre la nuit, écrit et joué par elle-même, pour que celui dont elle était folle amoureuse et qui l’avait quittée la regrette. “Des trucs super, j’en ai fait plein, mais je m’en foutais, appuie-t-elle en précisant qu’elle a mis longtemps à estimer qu’elle avait le droit d’écrire, de produire, de jouer, et encore quelques années de plus à parer ce droit de fierté.

Si je n’avais pas perdu de temps, je n’aurais rien à raconter
SML

À Canal, j’écrivais mes textes à 7h50 dans un couloir, pour passer à 8h05. Je n’avais pas conscience de la responsabilité qui était la mienne en ces lieux.” Mais pourquoi ? “C’est un truc de milieu populaire de prendre du recul sur tout, de se dire : ‘C’est pas grave. Si ça marche, ça marche ; mais si ça ne se fait pas, c’est que ça ne devait pas se faire.’ C’est faux, c’est juste qu’on n’ose pas se dire qu’on a envie que ça marche.” Puis, elle ajoute : “Je pourrais dire que j’ai perdu du temps pour rien, mais non. Si je n’avais pas perdu de temps, je n’aurais rien à raconter. Sur comment tu te sabordes toi-même, et les raisons marrantes qui font que tu te sabordes.” Sophie-Marie Larrouy vient donc de mettre à profit tout ce temps pas vraiment perdu en publiant son premier roman, L’Art de la guerre 2, dans lequel elle parle d’elle en se doutant bien que ça parlera à d’autres.
Et elle veut leur “montrer que c’est possible”, en commençant par ne plus avoir honte d’occuper l’espace public. “À 20 ans, je me sentais vraiment toute seule, et ce sentiment de solitude me glace encore. C’est aussi pour ça que j’avais envie de faire un truc public, je crois. De régler mes problèmes mais pas toute seule. Désormais, je me sens hypersereine, et si quelqu’un, quelque part, voit ou lit ce que je fais et que ça peut lui faire oublier pendant dix minutes que c’est la merde en général, c’est vraiment cool. C’est un peu égocentrique, hein. Je suis quand même comédienne aussi, faut pas l’oublier…” Même que son tout premier rôle au théâtre, alors qu’elle ne parlait pas trop bien encore, c’était le chat de la mère Michel. Un signe parmi tant d’autres que rien n’est jamais vraiment perdu.

“Je suis vénère et j’ai pas le temps” 

Pour écrire L’Art de la guerre 2, Sophie-Marie Larrouy est partie d’un constat simple : « Je suis vénère et j’ai pas le temps.” Une colère pressée qui vient peut-être de ce sentiment qui l’a souvent empêchée de ne reculer devant rien : « Je savais que je pouvais faire mieux, mais je n’avais aucune volonté.” Ou de tous ces matins à se lever en pleurant parce que la vie, ça va être long. À moins que ce ne soit « ce truc du syndrome de l’imposteur”. Toujours est-il que “SML” a juste eu à poser ce qui s’est passé et comment elle a ressenti toutes ces années à observer les autres s’efforcer de profiter, persuadée qu’elle valait mieux mais sans savoir pourquoi ni comment faire pour que ça se voie. Les voisins qui visitent sa grand-mère à l’improviste, ses amies avec qui elle sèche les cours pour aller inventer des chorés sous un pont, la prof de sport qui s’assoit toujours à l’avant du bus et pose toujours son bras sur le siège de devant ou le plan cul minable qui tarde à envoyer le texto tardif qu’elle attend quand même parce qu’un peu d’amour quel qu’il soit pourquoi pas.

Une autobiographie –“Je n’aime pas parler d’autobiographie, à 33 ans, ça fait pompeux”–, ce sont des souvenirs. Les souvenirs de Sophie-Marie Larrouy sont ceux des enfants pas aisés du tout, ceux des gens de l’Est, ceux des filles, ceux des femmes, ceux des provinciaux qui débarquent à Paris et s’habillent mal bien pour aller en soirée, ceux des jeunes adultes qui ne savent pas trop comment être ce qu’ils sont… Bref. De celles et ceux dont on ne parle pas, ou alors avec un peu de condescendance. « Je suis née dans les Vosges dans la montagne. Quand on était petits, avec mes quarante mille cousins, on jouait dehors toute la journée et on rentrait quand on avait faim, et notre grand-mère nous faisait des beignets à la myrtille. Donc ça va comme début d’histoire.” La suite : un déménagement pour

“Je déteste les Beatles.”  Heureusement pour elle, le fond sonore familial, c’est plutôt Johnny Hallyday
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cause de licenciement de son père. Direction l’Alsace. “J’avais 5 ans, je n’en avais pas conscience, mais on est partis sans avoir de point de chute. Donc pendant cinq mois, on a vécu dans un camping. Moi, j’étais contente, j’étais avec ma famille, on dormait tous ensemble dans une tente, c’était trop bien. Ce que je n’avais pas compris, c’est qu’on était SDF, en fait.” Une période dont elle garde une seule séquelle : “Je déteste les Beatles. C’était le mois de septembre, on était en Alsace, donc il faisait vraiment mauvais. Et quand il y avait de l’eau dans la tente, on me mettait dans la voiture le temps de vider, de ranger les trucs avec une seule cassette qui tournait en boucle dans le poste: les Beatles.” Heureusement pour elle, le fond sonore familial, c’est plutôt Johnny Hallyday, « ou Nostalgie parfois, mais parce que sur Nostalgie, ils passent beaucoup Johnny”. Cette base faite de sucre, d’humidité et de variété française, Sophie-Marie Larrouy s’en est servie pour commencer à exister. Au début de sa vie, d’abord. Et puis en écrivant ce livre au sein duquel elle grandit et qui lui ressemble beaucoup, quoique peut-être un peu moins maintenant qu’il est publié et qu’il l’a “apaisée, libérée d’un truc” : il rend le triste drôle et le drôle émouvant, il est “tout doux, délicat, sensible et gentil mais avec une envie de se battre tout le temps, une dimension de guerre”. D’où le titre : L’Art de la guerre 2. Tel un pseudo Msn, L’Art de la guerre 1 était déjà pris. Pour un traité de stratégie militaire ; celui de Sun Tzu, qui a “vraiment écrit un bel ouvrage, admet Sophie-Marie Larrouy sans rancune. C’est hyper-rapide à lire, c’est très beau, il y a des punchlines, c’est marrant.” Si Sun Tzu était là, du haut de ses 2 561 ans, il pourrait dire exactement la même chose de ce deuxième tome.

 

Lire : L’Art de la guerre 2, de Sophie-Marie Larrouy (Flammarion)

Voir : le chapitre 6, adapté en court métrage

Par Noémie Pennacino / Photo : Laura Gilli

INTERRO-NEGATIVE

Sophie-Marie Larrouy : “Le free jazz, on dirait une grippe”

Tout ce qu'elle est, Sophie-Marie Larrouy vient de le mettre dans son premier roman, L'Art de la guerre 2. Mais qu'est-ce qu'elle n'est pas ?

Qu’est-ce que tu n’es pas ?

Une meuf de L’Île-d’Yeu (dans son livre, les “meufs de L’Île-d’Yeu” sont celles à qui tout réussit, ndlr).

Qu’est-ce que tu n’as pas ?

Je ne sais pas décorer, je suis une tarte. La dernière chose que j’ai voulu décorer, c’était mon appart. En guise de canapé, j’ai mis une baignoire avec des coussins dedans. Bah c’est vraiment pas confortable.

Qu’est-ce que tu n’aimes pas ?

À part les Rita Mitsouko, tu veux dire ? Les gens qui te disent un truc, puis reformulent juste après pour être sûrs que tu as bien compris.

Qu’est-ce qui ne te manque pas ?

À part mes ex, tu veux dire ? De savoir dessiner. C’est pas grave.

Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

Mais c’est OÙ Internet ?
Ça, et les imprimantes 3D. Comment on peut imprimer une pizza.

Quel métier ne voulais-tu pas faire étant petite ?

Bouchère. C’est dégueulasse.

Quelle actrice ne pourrait pas jouer ton rôle dans ton biopic ?

Isabelle Carré ou Karine Viard. Elles, ce sont vraiment “des meufs de L’Île-d’Yeu”. Sinon, une actrice qui ne prononce pas le “r” de Paris ou de navrée, et qui n’en fout pas à côté quand elle boit dans un verre à cosmo.

Qu’est-ce que tu ne veux pas savoir ?

Comment les gens qui font des films d’horreur en ont eu l’idée.

Qu’est-ce que la vie ne t’a pas appris ?

À dépenser mon argent correctement.

Quelle musique n’écoutes-tu pas ?

Du jazz. Non, du free jazz. Je crois que c’est le Malin qui s’est immiscé en ces personnes, les jazzmen. “Skibalibalibaloum.” Le free jazz, on dirait une grippe.

Qu’est-ce que tu fais pour ne pas sauver la planète ?

Plein de choses mais notamment prendre des taxis et des Uber, et pas les green.

Sur quel site internet est-ce que tu ne vas pas ?

Il y a quinze ans, j’aurais dit Rotten. Mais aujourd’hui, Doctissimo. C’est trop de problèmes.

Qu’est-ce que ton style ne dit pas de toi ?

Que je suis loyale. C’est rond, c’est coloré, on ne voit pas qu’on peut compter sur moi.

Qu’est-ce qui ne te fais pas rire ?

Les blagues scatophiles.

Quel pseudo n’as-tu jamais pris ?

“Soso” suivi de mon département d’habitation.

Qu’est-ce que tu ne likes pas sur les réseaux sociaux ?

Alors, il y a deux choses : les “RIP Grand-artiste-machin » suivis de « j’ai rencontré Grand-artiste-machin en 2001, nous avions eu une entrevue solaire » ; et les statuts cryptiques. En revanche, j’ai liké tous les #metoo !

Pourquoi est-ce qu’il ne faut pas lire ton livre ?

Si tu n’as pas pris ton magnésium. Ou si tu n’es pas prêt(e) à être en paix.

 

LireL’Art de la guerre 2, de Sophie-Marie Larrouy (Flammarion)

Lire aussiSophie-Marie Larrouy, Lire aux éclats

Voir : le chapitre 6, adapté en court métrage

Par Noémie Pennacino / Photo : Laura Gilli

PERMANENTE

Because I’m nappy

En 2017 encore, la coupe afro est parfois comparée, dans la presse féminine notamment, à "un dessous de bras" ou "un caniche", quand elle n'est pas complètement effacée grâce à Photoshop. Alors pour les femmes noires, refuser le défrisage et se laisser pousser les cheveux au naturel deviennent un "long travail d'acceptation de soi", voire prennent la forme d'une "revendication".

“Salut ma belle. Une petite coupe ?” La réponse est non. Pour Hawa, étudiante de 21 ans, il n’est plus question de remettre les pieds dans un de ces salons de coiffure afro disposés les uns à côté des autres et qui réalisent tressages, tissages et défrisages. Et ce, depuis déjà trois ans. “J’ai eu le déclic quand mon crâne a été à moitié brûlé lors d’un énième défrisage”, confie celle qui cache encore aujourd’hui ses cheveux sous une perruque tressée, “le temps qu’ils repoussent”. Le responsable de ce carnage ? Un défrisant composé d’actifs très agressifs tels que la soude, seul produit de coiffure chimique disponible à la vente en grande surface. Posé longuement sur la chevelure des adultes comme des enfants, il altère la nature même du cheveu et le fragilise. Alopécies ou brûlures sont monnaie courante. Si les conséquences des défrisants au niveau capillaire sont connues, ses effets au niveau sanitaire moins. Une étude parue en janvier 2012 dans l’American Journal of Epidemiology établit un lien entre l’usage de ces produits et les risques de développer un fibrome utérin (tumeurs bénignes situées sur la paroi de l’utérus), des problèmes urinaires ou une puberté précoce. En cause, dans ce cas précis, des composants œstrogéniques interférant avec le système hormonal.

En école de coiffure, on apprend seulement à défriser le cheveu crépu. On n’apprend pas la manière de le démêler ou de le coiffer. Ce cheveu n’existe pas
Aline Tacite, coiffeuse experte en cheveux afro-métissés naturels

Pourtant, la pression est forte sur les femmes noires. En ce samedi après-midi de juin, boulevard de Strasbourg, dans le Xe arrondissement de Paris, elles sont beaucoup à profiter du week-end pour se refaire une beauté. Imitant les pop stars afro-américaines en vogue, elles viennent ici pour changer volontairement l’aspect crépu de leurs cheveux. Selon une étude de l’agence d’ethnomarketing AK-A datant de 2012, en France, 61% des femmes noires se défriseraient les cheveux au moins une fois par an, dépensant jusqu’à neuf fois plus d’argent que les autres. Un marché capillaire –tous “soins” confondus– dont le chiffre d’affaires était estimé à 7,7 millions d’euros en 2013 (selon l’estimation des fabricants) et dominé par trois marques : Dark and Lovely, du groupe SoftSheen-Carson, Activilong, des Laboratoires Mai, et Laura Sim’s, du groupe Ceda. Dark and Lovely revendique même la place de leader mondial du défrisage. De 8 à 18 ans, Hawa optait pour le défrisage à domicile plutôt qu’en salon. Elle se souvient : “Je détestais me défriser les cheveux, mais c’est ma mère qui le voulait. Selon elle, c’était beaucoup plus simple ensuite pour les coiffer.” Malgré la douleur et la conscience des risques, ce geste est devenu banal, transmis de mère en fille.

Naturel et heureux

Cependant, à la suite de désastres capillaires similaires à celui d’Hawa, de plus en plus de femmes noires, partout dans le monde, se sont ralliées à un mouvement connu sous le terme de nappy, signifiant “crépu”, qu’elles se sont réapproprié avec la contraction de natural and happy, “naturel et heureux”. Le but étant de revendiquer son cheveu d’origine. Aline Tacite, 43 ans, coiffeuse experte en cheveux afro-métissés naturels, se bat, elle, depuis quinze ans en France pour que les femmes noires retrouvent leurs cheveux crépus et en soient fières. En 2005, avec sa sœur Marina, elle crée l’association Boucles d’ébène, devenue ensuite salon-événement dont la 6e édition a eu lieu en mai dernier à la Cité des sciences et de l’industrie. “On en avait marre de ne pas voir des cheveux crépus dans notre entourage et dans les médias », raconte-t-elle à la terrasse d’un café parisien, non loin du quartier de Château d’Eau, qu’elle appelle “le ghetto de la coiffure”. “Je suis moi aussi passée par le défrisage, bien sûr… Au bout d’un moment, on ne sait même plus pourquoi on le fait. C’est comme une drogue.” Avec Boucles d’ébène, Aline cherche à faire prendre conscience aux femmes qu’il y a d’autres alternatives : “Nos chevaux de bataille sont la transmission et la valorisation… Parfois, les parents ont même des mots très durs pour qualifier les cheveux de leurs enfants. C’est dramatique”, s’attriste Aline. Lors du salon, plus de 8 000 visiteurs ont droit à un diagnostic des cheveux et de la peau avec des coiffeurs et des dermatologues, peuvent assister à une trentaine de conférence, découvrir des marques de beauté et participer à des ateliers mamans-enfants.

Pour Jessie Ekila, auteure du Guide de survie des cheveux crépus ou frisés paru en 2015, le problème réside en grande partie au sein de la communauté noire. “Les Noirs se critiquent entre eux”, assure-t-elle. Hawa confirme : “Les pires réactions viennent des hommes de ma communauté.” Pour se soutenir, les femmes qui décident de franchir le pas vers les cheveux naturels se retrouvent sur les réseaux sociaux. Les blogueuses

Au bout d’un moment, on ne sait même plus pourquoi on se défrise les cheveux. C’est comme une drogue
Aline Tacite

sont devenues le fer de lance du mouvement. Sur leurs blogs, elles conseillent, donnent leur avis sur différents produits et montrent des exemples de coiffure. Âgée de 20 ans, Eva, étudiante en communication, a créé le compte Twitter @Beautesafro “pour aider les personnes à accepter leur nature de cheveux”. Sur le réseau social, elle interpelle directement ses 8 230 abonnés via des sondages, comme “Pensez-vous que la classification selon l’échelle d’André Walker (du type 1 –cheveu lisse– au type 4 –cheveu crépu) est source de discrimination envers le cheveu crépu ?” Réponse de la communauté à 72 % : “Non pas du tout.” Pour Aline Tacite, cette classification est une aberration. “D’ailleurs, en école de coiffure, on apprend seulement à défriser le cheveu crépu. On n’apprend pas la manière de le démêler ou de le coiffer. Ce cheveu n’existe pas.” Elle ajoute : “Dans un livre de cours de référence en coiffure –Cours de Biologie BP coiffure, de l’auteure Simone Viale, édité en 2010 chez Casteilla–, le cheveu crépu est classé dans le chapitre ‘Les anomalies et affections du cheveu’ et il est écrit : ‘Les cheveux laineux. Cheveux crépus sur l’ensemble du cuir chevelu. Affection congénitale ou héréditaire’ ! 

Aline Tacite voit aussi un problème de représentation de la femme aux cheveux crépus : “L’absence de modèles depuis des années empêche les femmes de se défaire du défrisage.” Si les blogueuses ont boosté et boostent encore la promotion de ces cheveux, rares sont les stars qui arborent une coupe afro. Hawa admet d’ailleurs qu’elle voulait avoir des cheveux lisses “pour faire comme Beyoncé ou Rihanna”. “C’est un vrai problème qui commence peu à peu à être résolu. Quelques stars comme Solange Knowles vont assumer leur texture naturelle de cheveux, positive Aline. Mais, c’est vrai que ce choix est toujours présenté comme une revendication.” La journaliste et écrivaine Rokhaya Diallo a tenté d’offrir des modèles avec son livre Afro !, qu’elle a coécrit avec la photographe Brigitte Sombié. Elle y a dressé le portrait de plus d’une centaine de Parisiens d’origines diverses, et les a questionnés sur leurs cheveux crépus, frisés, tressés, au naturel. “J’ai voulu donner plus de visibilité aux personnes qui ont fait ce choix dans l’espoir que cela inspire. Ce n’est pas un bouquin antidéfrisage pour autant. Je n’ai pas envie de stigmatiser. Chacun fait ce qu’il veut.”

Crêpage de chignon

Ce type de propos, Juliette Sméralda ne le supporte plus. La sociologue française est considérée comme la pionnière du mouvement en France, notamment grâce à son premier ouvrage sur le sujet sorti en 2004, Peau noire, cheveu crépu, l’histoire d’une aliénation –présenté en 2005 lors du tout premier salon Boucles d’ébène, le livre a beaucoup fait parler de lui. Selon son analyse, aujourd’hui encore, les Blancs dirigent les Noirs, par le biais du défrisage notamment. “Le peuple noir adopte une pratique que les maîtres blancs veulent les voir accepter.” Pour elle, “ceux qui créent des produits chimiques qui détruisent nos cheveux ne peuvent pas nous aimer”. Samantha JB, créatrice de l’association Nappy Party dont le mot d’ordre est “Aimer sa chevelure crépue est aussi un acte militant”, a remarqué, commeJuliette Sméralda, que le discours identitaire avait été atténué, “de

Samantha JB, créatrice de l’association Nappy Party a également remarqué que le discours identitaire avait été atténué, “de peur, notamment, de perdre des contrats avec des marques”
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peur, notamment, de perdre des contrats avec des marques”. Rokhaya Diallo se défend : “Je suis absolument opposée aux marques et produits chimiques, mais je ne me sens pas en position de donner des leçons.“ Et elle n’est pas la seule. L’auteure Jessie Ekila partage cet avis et rappelle : “Il y a avant tout dans le choix de revenir au naturel quelque chose de très personnel : c’est un long travail d’acceptation de soi.” Hawa est exactement dans cette phase de transition, et, effectivement, vit cette étape de sa vie de façon intime. Mais l’idée de recouvrement de son identité ne semble pas être sa motivation première : “Si je veux retrouver mes cheveux au naturel, c’est surtout pour moi.”

Une chose est sûre, le mouvement nappy s’intensifie. “De plus en plus de femmes sautent le pas”, se réjouit Aline Tacite. Les parts de marché du défrisage sont en chute libre.” Même L’Oréal a racheté, il y a deux ans, l’une des plus grosses marques pour cheveux naturels crépus, frisés, bouclés, Carol’s Daughter. “C’est bien la preuve qu’ils se repositionnent là où la demande est forte.” 

Par Martin Vienne, à Paris


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

AMBIANCE

“Je rêve d’un monde sans emploi !”

Chaque mois ou presque, c'est la même histoire : le chômage augmente. Et si ce n’était qu’un début ? Et si dans les années à venir, la situation s’aggravait à cause des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle ? Et si l’emploi allait tout simplement emprunter la voie de la disparition ? C’est bien l’avis de la journaliste et auteure Tiffany Blandin qui, dans son dernier livre, Un monde sans travail ?, prédit un futur où l’homme aura beaucoup de temps libre.

Le monde a déjà connu plusieurs révolutions technologiques, notamment avec la robotisation des usines, mais aujourd’hui, les “cols bleus” ne sont plus les seuls menacés par ces nouveautés, les “cols blancs” aussi.

Exactement. La grande nouveauté, c’est que l’on ne parle plus de l’automatisation des tâches physiques comme c’était le cas dans les usines, mais de l’automatisation des tâches intellectuelles. On n’est plus dans la robotisation, mais dans l’intelligence artificielle. Prenez par exemple le métier d’avocat. Certes, on aura toujours besoin d’un avocat pour aller plaider à la cour –les métiers qui risquent d’être à 100% automatisés sont très rares–, mais tout le travail préparatoire comme consulter les affaires passées, les jurisprudences, habituellement fait par des jeunes avocats, sera automatisé. Il sera réalisé par des technologies, des ordinateurs. Même chose chez les secrétaires. Les technologies sont capables de prendre des notes de réunion, de faire de la reconnaissance vocale, de caler des rendez-vous… Bien sûr, les secrétaires ne servent pas qu’à cela, mais c’est une partie de leur métier, et si on automatise 50% de leur travail, au lieu d’avoir besoin de deux secrétaires, on n’en aura besoin que d’une. Au niveau macroéconomique, il y aura des suppressions d’emploi partout. Selon l’OCDE, qui fait partie des plus optimistes, seulement 9% des emplois dans le monde seraient aujourd’hui automatisables, ce qui est déjà énorme. McKinsey & Company, un des leaders mondiaux du conseil en stratégie, évoque 1,16 milliard d’emplois – 47% des emplois en Europe, 46% aux États-Unis, 51% en Chine, 52% en Chine et 56% au Japon.

Il existe bien des métiers intouchables, non ? Par exemple, les journalistes pourraient-ils être complètement remplacés par des machines ou des nouvelles technologies ?

Il y a déjà un logiciel qui existe aux États-Unis, qui s’appelle Quill et qui écrit tout seul. Alors, ce n’est pour le moment que de la dépêche, de l’information brute, cela n’écrira pas des articles de magazine, mais il y a plein de journalistes dont le métier est de bâtonner de la dépêche ! Aujourd’hui, il y a encore des humains derrière ces technologies, mais uniquement pour vérifier qu’il n’y a pas de faute dans la brève, et en une minute l’affaire est réglée. Les humains seront de plus en plus là uniquement pour vérifier et valider ou non le raisonnement de la machine. À chaque correction, les machines s’améliorent, c’est ce que l’on appelle le deep learning : les algorithmes apprennent à travers les expériences vécues, plus ils sont entraînés, plus ils sont bons.

Les seuls emplois qui seront créés dans le futur –pour concevoir des robots ou des algorithmes– seront donc réservés à une certaine élite ?

Il faut que la société évolue, il faut que l’on arrête de regarder celui qui n’a pas d’emploi comme un perdant
Tiffany Blandin

Oui, et on est sur du très haut niveau, du post-doctorat, ce n’est pas du petit bac+5. Ce que les experts craignent c’est que l’on ait une élite de la technologie qui gagne des salaires très élevés et qu’à côté de cela, tous les autres secteurs soient complètement déclassés. Il y aura inévitablement de moins en moins d’emplois, donc de plus en plus de gens qui veulent travailler, donc de plus en plus de gens prêts à accepter n’importe quelles conditions y compris des salaires très bas. On aura des inégalités hallucinantes entre ces deux classes-là et une chose qui fait consensus dans tous les cabinets de recherche : la disparition des classes moyennes.

Parmi les chefs d’entreprise avec lesquels vous avez discuté durant votre enquête, certains avaient-ils des scrupules à remplacer leurs employés par des technologies ?

Ils ont un peu le cul entre deux chaises. Ils voient que ces nouvelles technologies fonctionnent, et qu’ils peuvent éventuellement faire d’énormes économies. Par exemple, il y a ce géant mondial de la restauration qui est en train de tester des caméras intelligentes d’Augustin Marty, ce sont des appareils qui détectent les plats sur votre plateau et déterminent votre addition. Le coût d’installation complet est de 30 000 euros. Un caissier au SMIC coûte à l’employeur 18 000 euros par an, donc au bout de 21 mois, le matériel est déjà rentabilisé. Si vous partez du principe que les 50 000 caissiers en France perçoivent le SMIC, l’économie pourrait s’élever à 940 000 euros par an. On voit bien que du point de vue du business, c’est une super solution. Mais là où cela devient compliqué, c’est au niveau de l’image. Vous ne pouvez pas virer tant de personnes sans en pâtir un peu. Du coup, la plupart du temps, quand quelqu’un part à la retraite ou dans une autre entreprise, il n’est pas remplacé. Puis il y a aussi des situations comme celle d’Intermarché. L’enseigne a fait appel à au cabinet Eurodecision, spécialisé dans l’optimisation logistique. Celui-ci a calculé comment rendre plus rentable les magasins Intermarché en s’appuyant sur des algorithmes. Résultat: les entrepôts dans le Gers ont fermé puis ont tous été regroupés 80 kilomètres plus loin, dans un centre automatisé, et 200 personnes ont été licenciées. Celles qui ont accepté d’aller dans le nouvel entrepôt font les mêmes gestes tous les jours, à une vitesse folle. Elles sont elles-mêmes robotisées.

Finalement, lorsqu’on voit leur situation, que l’on sait que 480 000 personnes souffrent de travail, que le burn-out est devenu un phénomène courant, est-ce qu’un monde sans emploi ne serait pas plus bénéfique ?

Je rêve d’un monde sans emploi ! Il suffit de regarder autour de soi, les gens n’en peuvent plus, il y des burn-out à la chaîne comme vous dites,  du harcèlement et des conditions de travail qui sont de pire en pire avec les nouvelles techniques de management, donc oui ce serait génial que tout cela disparaisse. Après, de nombreux sociologues vont diront que le travail vous encadre, que certaines personnes arriveraient à faire des choses dans ce genre de monde alors que d’autres en seraient incapables et se morfondraient dans leur canapé. Le problème aujourd’hui est que les gens se définissent par leur travail, c’est le prestige social. C’est pour cela que l’on se sent si mal au chômage. Il faut que la société évolue, il faut que l’on arrête de regarder celui qui n’a pas d’emploi comme un perdant. Si notre société du futur est une société qui regarde de haut ces gens-là, cela posera un problème. L’autre souci, c’est notre système actuel : dans le monde et l’économie tels qu’ils sont organisés, il est inconcevable de vivre sans salaire, la rémunération est ce qui fait vivre les gens.

On en revient au revenu universel.

Le plein emploi n’existe plus depuis 30 ans et cela va empirer. Mais comment dire aux Français que dans dix ans il y a aura 10% de chômeurs en plus, que dans vingt ans il y en aura 20% de plus, etc. ?
Tiffany Blandin

Il faut aussi faire attention au revenu universel, cela peut être très bien si c’est suffisamment élevé, mais on peut le voir aussi comme une manière de dire: “On donne quelques euros aux pauvres et ils se taisent.” Une façon d’acheter la paix sociale. Et puis admettons qu’on ait un revenu universel à 3 000 dollars par mois, est-ce que cela est juste si on a 10% de privilégiés qui gagnent 30 000 ? Une minorité de la population va s’accaparer toutes les richesses créées par les technologies et ne laisser que des miettes aux autres. Même si on n’a pas encore les solutions, il faut en parler, car le risque est réel. Beaucoup d’études le montrent, les chercheurs disent que les emplois vont disparaître, les gens de la Silicon Valley et les chefs d’entreprise aussi. Aux États-Unis, Obama avait commandé avant la fin de son mandat plusieurs études sur l’intelligence artificielle. Il en avait parlé dans Wired, le magazine tech’ américain, où il disait que c’était maintenant qu’il fallait se poser ces questions-là. Et pourtant, en France, les gens rigolent quand on leur parle du revenu universel ; il n’y a qu’à voir comment Benoît Hamon a été tourné en ridicule. C’est un vieux concept, mais il ne se justifie que s’il n’y a plus d’emploi pour tout le monde, et il est donc nécessaire d’être en accord avec cette théorie de la disparition des emplois.

Ce qui n’est pas vraiment le cas des politiciens…

À la fin de l’enquête, je regardais le débat à cinq pendant la présidentielle, il y en avait quatre qui expliquaient comment ils allaient rétablir le plein emploi, et moi je me disais : “Oh mon dieu.” On sait que c’est impossible, les chercheurs le savent : le plein emploi n’existe plus depuis 30 ans et cela va empirer. Et pourtant, les quatre le promettent. Les politiques sont à la masse, mais en même temps comment dire aux Français –et Hamon est l’un des rares à avoir eu le courage de le faire– que dans dix ans il y a aura 10% de chômeurs en plus, que dans vingt ans, il y en aura 20% de plus, etc. ? Plus le temps passe, plus il y a de métiers automatisables. Reste à savoir quand les entreprises vont vraiment s’y mettre.

Par William Thorp / Photo : Astrid Di Crollalanza

TURFU

Elisabeth de Senneville : “Il faudrait un Macron de la mode pour faire bouger les maisons de couture !”

Elisabeth de Senneville, 70 ans dont 40 de carrière, est devenue une référence en matière de mode futuristes. Bien avant l’émergence des vêtements connectés, celle qui se définit comme une “techno designer” avait déjà compris qu’elle pouvait révolutionner le secteur en utilisant les nouvelles technologies. Ses vêtements antipollution, photovoltaïques ou même antistress continuent d’inspirer les jeunes start-up. Elle collabore même avec le prestigieux Massachussetts Institute of Technology (MIT) pour développer de nouveaux tissus. Créatrice visionnaire, elle livre ici son avis sur les innovations émergentes de ces dernières années.

Vous êtes une pionnière de l’intégration des nouvelles technologies dans les vêtements. Comment en êtes-vous venue à la mode futuriste ?

À 18 ans, en 1964, juste après mon bac, j’ai commencé à travailler chez Dior. Dix ans plus tard, je me suis intéressée aux nouvelles technologies. Je voulais faire des choses différentes de ce qui existait sur le marché, des choses étonnantes. Par exemple, en 1975, j’ai créé un tissu photoluminescent pour un défilé à Tokyo, lors du lancement au Japon de ma marque créée la même année. Je me suis aussi inspirée des textiles utilisés dans l’aéronautique. Dans les années 80, j’utilisais du plastique, des techniques de soudage… Mais c’est surtout au début des années 2000 que je me suis concentrée sur les fibres optiques, puis sur les vêtements antipollution en 2005 et sur la photoluminescence en 2010.

Avez-vous été critiquée, par des professionnels de la mode ou par le public ?

Bien sûr, comme c’est souvent le cas quand on fait quelque chose de nouveau ! En 2000, j’avais fait un défilé uniquement basé sur les innovations, on m’avait dit que j’avais perdu la tête ! Cela m’avait contrariée. À l’époque, on faisait avec les standards du passé. Quinze ans plus tard, tout le monde me copiait ! Cela montre bien qu’il faut du temps avant que les technologies intéressent les créateurs.

Comment votre travail s’organise-t-il ?

Cela peut surprendre car c’est une marque plutôt destinée aux personnes âgées, mais Damart est à la pointe de la technologie !
Elisabeth de Senneville

Je travaille en équipe, je fais appel à des laboratoires et à des entreprises spécialisées. Par exemple, mes premières plaques photovoltaïques, avec lesquelles on peut charger son portable de manière autonome, ont été fabriquées en Italie, et les secondes, plus souples, à Prague. Je me rends dans les usines pour mettre au point les plaques avec les industriels. Ils me les fabriquent et je fais ensuite moi-même le montage final sur les tissus conçus avec mon équipe de couturiers. Je collabore aussi avec le Massachussetts Institute of Technology pour mes recherches sur les vêtements intelligents.

Des entreprises font-elles appel à votre expertise pour concevoir leurs vêtements ?

Oui, Damart par exemple. Cela peut surprendre car c’est une marque plutôt destinée aux personnes âgées, mais en fait, elle est à la pointe de la technologie ! Elle a notamment créé des gilets intelligents (avec des fibres isolantes contre le froid, respirantes contre la chaleur ou déperlantes contre la pluie, ndlr). Pour France Télécom/Orange, j’ai aussi conçu des vêtements portant des écrans où apparaissent des images ou des messages, et qui peuvent se charger à distance.

Doudoune déperlante Damart.
Doudoune déperlante Damart.

Comment faites-vous pour anticiper les besoins des clients et des consommateurs ?

Je pars souvent de constats personnels. Par exemple, l’idée du vêtement antipollution m’est venue alors que je voyageais en Inde. À Delhi, dans la rue, je ne voyais pas les gens à plus de cinq mètres à cause de la pollution ! Il faut beaucoup de temps avant que ces technologies n’entrent dans la consommation et ne soient pas trop chères. Pour les vêtements photovoltaïques, cela m’a pris trois ans. Il faut aller dans les usines, travailler avec des gens qui parfois n’y croient pas.

Aujourd’hui, des start-up vont dans ce sens, comme Wair, qui crée des foulards antipollution. Pensez-vous que votre idée est en train de se démocratiser ? Que dans quelques années, tout le monde pourra porter de tels vêtements ?

Tant mieux si cela arrive ! J’ai 70 ans, j’aime transmettre mon savoir-faire. Ce n’est pas non plus comme ça que l’on arrivera à se protéger totalement de la pollution. Cette idée du vêtement antipollution, c’était surtout pour que les gens prennent conscience de ce problème environnemental.

La plupart des vêtements innovants ou connectés créés ces dernières années ont un but médical, comme le t-shirt de la start-up Akiros qui corrige les mauvaises postures du dos. Cela signifie-t-il que le paraître rimera de plus en plus avec le bien-être ?

Sûrement. Je pense que les vêtements connectés ont plus de sens dans le milieu médical. Sinon, ce ne sont que des applications gadgets. Il y a plusieurs façons de protéger sa santé. Par exemple, la biocéramique, une poudre de roche volcanique réduite en microparticules, que l’on imprime sur le tissu et dont le but est de récupérer la chaleur du corps et du soleil pour défatiguer les muscles. Elle capte aussi les rayons infrarouges du soleil pour apporter de l’énergie. Je vends ainsi des jeans en biocéramique qui permettent de ne plus avoir mal aux jambes.

Vous faites également de la recherche. Quels sont les enjeux de l’innovation textile aujourd’hui ?

Tout va très vite. Aujourd’hui, on travaille beaucoup sur le “piézo”, une technologie qui permet au vêtement de produire de l’électricité à partir de l’énergie issue des mouvements du corps. Afin de recharger une batterie, par exemple. Le piézo va devenir important, et le photovoltaïque prendre de plus en plus d’ampleur. J’ai passé un an à faire de la recherche sur l’électromagnétique, j’ai vu à quel point c’était dangereux, donc j’ai créé des vêtements anti-ondes

Aujourd’hui, on travaille beaucoup sur le “piézo”, une technologie qui permet au vêtement de produire de l’électricité à partir de l’énergie issue des mouvements du corps. Afin de recharger une batterie, par exemple
Elisabeth de Senneville

électromagnétiques. Dans la fashion tech, beaucoup travaillent avec des LED connectées pour rendre les vêtements lumineux. Mais pas les grandes maisons de couture. Elles ne veulent pas se positionner sur l’innovation technologique, de peur de perdre leurs clients.

Pourquoi ?

Il y a trois ans, j’ai été convoquée chez Gucci, à Milan, pour présenter mes créations devant les responsables des marques du groupe (Saint Laurent, Balenciaga, Sergio Rossi, etc., ndlr). Je pensais qu’il y aurait une collaboration. Ils les ont regardées, mais ne les ont finalement pas prises. C’était encore trop tôt pour eux. Lancer des innovations, cela devrait être leur rôle, vu qu’ils ont beaucoup de moyens. Mais c’est une question de stratégie commerciale. Les clients sont trop attachés à l’image d’une marque, donc les grands créateurs de mode ne veulent pas prendre de risques. Il y a un fossé entre les maisons de haute-couture qui ont de l’argent et les jeunes stylistes sans le sou qui cherchent à innover. Ces nouveaux créateurs de 25 ans font beaucoup de bruit avec leurs vêtements intelligents et connectés. Donc d’ici quelques années, peut-être cinq ans, les directeurs des grandes collections seront bien obligés de s’intéresser à la fashion tech. Il faudrait un Macron de la mode pour faire bouger les maisons de couture !

Avez-vous une idée de ce que seront les tendances dans dix, vingt ans ?

Le mot “tendance” est à bannir, j’y suis allergique ! Les tendances n’existent plus aujourd’hui. Il y en avait encore dans les années 1950-1980. Mais la mode n’est plus que l’expression personnelle de chaque créateur. Les grandes marques industrielles comme Zara ou H&M sont obligées d’avoir un bureau de style car ce sont de gros investissements. Mais dans la haute-couture, plus personne ne suit les tendances. Les jeunes privilégient les créations plus personnelles. Iris van Herpen, qui utilise l’impression 3D, crée des trucs incroyables qui n’avaient jamais été faits auparavant ! Les stylistes que l’on voit au festival de Hyères (le festival international de la Mode et de la Photographie, dont la 32e édition a eu lieu fin mai, à Hyères dans le Var, donc, ndlr), par exemple, sont hors-tendances. Avec leurs nouvelles créations, ils apportent un air frais. Moi-même, j’ai toujours voulu être hors-tendances, avoir une identité forte.

Iris Van Herpen.
Iris Van Herpen.

Comment les gens s’habilleront-ils dans vingt ans ? Avec quelles matières ?

Je ne pense pas que les vêtements seront tous forcément connectés, je n’y crois pas. En revanche, l’écologie influencera la mode et sera mixée avec les nouvelles technologies, comme la photoluminescence par exemple. Dans dix, vingt ans, on devra prendre en compte l’environnement, sinon, on sera des inconscients !

Par Amélie Borgne


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

INDÉPENDANCE

Que se passe-t-il exactement en Catalogne ?

L'Espagne est en train de vivre l'une des plus grosses crises politiques de son ère démocratique. Les Catalans, qui souhaitent plus que jamais obtenir leur indépendance, organisent aujourd'hui, dimanche 1er octobre, un référendum au nom du droit d’autodétermination, illégal aux yeux de la loi espagnole. Le scrutin a démarré ce matin à 9h et des personnes font la queue pour voter depuis l'aube, entourées de policiers envoyés par le gouvernement, qui avait déjà ordonné la saisie des urnes et bulletins. Mais pourquoi ?

Comment en est-on arrivé là ?

Les relations entre le pouvoir central et la Catalogne ont toujours été plus ou moins distendues au fil de l’histoire. Au même titre que le Pays basque, la Catalogne est une région à part. Les revendications quant à la tenue d’un référendum au nom du droit d’autodétermination ne datent pas d’hier et leur fréquence s’est intensifiée depuis le début des années 2000. “Au début, ces demandes étaient formulées un peu pour le principe, en sachant que la réponse serait négative. C’était une manière de rappeler cette revendication”, note Cyril Trépier, auteur du livre Géopolitique de l’Indépendantisme en Catalogne. Après le rétablissement de la démocratie, entre 1978 et 2012, la Catalogne était gouvernée par des partisans de l’autonomie renforcée, ou des catalanistes modérés. On est

Si le non l’emporte, le courant indépendantiste catalan ne disparaîtra pas pour autant. Ses partisans sont au fait de la trajectoire de leurs homologues en Écosse ou au Québec : le non l’a emporté dans les deux cas mais le mouvement continue d’exister. Et puis, ils sont au pouvoir…
Cyril Trépier, auteur du livre Géopolitique de l’Indépendantisme en Catalogne

depuis passé à une stratégie d’affrontement. Selon Cyril Trépier, on doit la situation actuelle à l’effondrement d’idéologies historiques. “Le communisme, et surtout le socialisme catalan, qui a toujours gouverné en coalition ou seul jusqu’en 2011, se sont effondrés au profit d’un parti explicitement indépendantiste, l’ERC, entré au gouvernement fin 2003. Ses membres ont contribué à lancer le long et complexe processus de révision du statut d’autonomie catalan de 79 et revendiqué ce référendum d’autodétermination, avec évidemment la certitude d’une réponse négative de la part de Madrid. Mais c’était une manière de se démarquer de nationalisme modéré.” À cela s’ajoute l’effritement au profit de l’ERC de la base électorale du traditionnel catalanisme modéré de centre droit, partisan d’une autonomie renforcée sans pour autant entrer en guerre ouverte avec le pouvoir central. On est depuis passé à une stratégie d’affrontement. Lors des élections de 2015, l’actuel président de la Generalitat, Carles Puigdemont, avait mis l’indépendance au cœur de son programme, là où les anciens gouvernements n’en faisaient pas un enjeu prioritaire. Ce revirement s’explique en partie par le renouvellement générationnel du paysage politique. Il s’avère que la jeune génération est beaucoup plus indépendantiste que celle qui l’a précédée.

Dans le même temps, pendant que Puigdemont se faisait élire sur sa volonté de faire de sa province un état souverain à part entière, le gouvernement central a joué l’immobilisme. “Rajoy n’a jamais cru qu’ils iraient jusqu’au bout, analyse Christian Hoarau, auteur de La Catalogne dans tous ses états. Il a d’une certaine façon joué l’immobilisme et il paye ce manque de dialogue aujourd’hui. Le parlement catalan, dont la majorité absolue est composée d’indépendantistes, a fait adopter loi autorisant le référendum unilatéral. Puis, début septembre, a été votée une loi de transition juridique, qui consiste à créer un ordre juridique nouveau en violation de la constitution espagnole. Le pouvoir central s’est rendu compte que se tiendrait le premier octobre un référendum qu’il ne souhaite pas autoriser.” Depuis, le pouvoir central a utilisé toutes les pressions et moyens légaux pour faire plier le gouvernement catalan : il a donné l’ordre à la police autonomique de se mettre sous l’autorité de la guardia civil, a coupé le robinet au niveau financier, a inculpé des maires et a donné des avertissements aux directeurs d’établissements scolaires qui comptait ouvrir les portes de leurs établissements pour la tenue du scrutin.

Doit-on s’attendre à une forte participation ?

Seule certitude : au niveau national, ce référendum est illégal et ne remplit pas les critères pour que son résultat soit reconnu aux niveau des instances internationales. Mis à part Maduro, le leader vénézuélien, aucun dirigeant n’est prêt à reconnaître la Catalogne en cas de victoire du oui ce dimanche. Pour le reste, c’est le grand flou. Déjà au niveau de la tenue matérielle du scrutin. “La guardia civil fera en sorte d’empêcher les gens de voter, prédit Christian Hoarau. Quant aux urnes, on ne sait pas trop où elles sont.” Info récente : le gouvernement catalan souhaiterait utiliser des locaux relevant du département de la santé, comme des hôpitaux ou des dispensaires, pour permettre aux citoyens d’aller déposer leurs bulletins. Une fois ces contraintes évoquées, reste à savoir si les habitants oseront se déplacer. Là encore, dur de faire un pronostic. Cette désorganisation matérielle peut jouer sur la participation. En même temps, le déploiement des forces de police a mobilisé des gens qui n’étaient pas intéressés

Ce référendum est illégal et ne remplit pas les critères pour que son résultat soit reconnu aux niveau des instances internationales. Mis à part Maduro, le leader vénézuélien, aucun dirigeant n’est prêt à reconnaître la Catalogne en cas de victoire du oui ce dimanche
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par la question à la base. “Des catalans peuvent très bien aller voter, même non, juste pour montrer qu’ils ne se laisseront pas faire par Madrid”, appuie Christian Hoarau. Il paraît donc extrêmement difficile de savoir si la participation sera supérieure ou inférieure au chiffre de 68% annoncé par le dernier sondage en date sondage qui date de juin. Selon lui, si le oui espère l’emporter, la participation ne doit pas excéder la barre des 70%. “Au-delà, ça signifierait que ce sont les gens qui sont contre l’indépendance qui se sont mobilisées en masse.” Les sondages sont ce qu’ils sont mais en effet, malgré l’extrême détermination du pouvoir parlementaire local, le oui ne semble pas favori. “Sauf que les opposants à l’indépendance n’appellent pas à voter non mais à boycotter ce scrutin illégitime et inconstitutionnel. Donc il est possible que seuls les indépendantistes convaincus se déplacent”, avance Cyril Trépier. Hormis le CUP, Junts Pel Si et Podemos, qui se déclare neutre, tous les partis politiques de droite comme de gauche ont donné le non comme consigne de vote. Au-delà du débat sur l’indépendance de la Catalogne, ces partis se sentent bafoués par le processus de référendum enclenchés par les nationalistes, qu’ils considèrent illégal, anticonstitutionnel et pas vraiment démocratique. Cela semble mal parti pour les partisans d’une Catalogne indépendante, donc, d’autant qu’entre 2013 et 2016, cette idée a reculé de dix points dans les sondages et ne motive plus qu’un tiers des habitants selon une dernière étude (35% pour être précis, alors que 22% estiment que la Catalogne doit être un état au sein d’une Espagne fédérale et 31% souhaitent le statu quo). “Si le non l’emporte, le courant indépendantiste catalan ne disparaîtra pas pour autant, prévient néanmoins Cyril Trépier. Ses partisans sont au fait de la trajectoire de leurs homologues en Écosse ou au Québec : le non l’a emporté dans les deux cas mais le mouvement continue d’exister. Et puis, ils sont au pouvoir…

Y a t-il une sociologie du vote pro indépendance ?

Barcelone étant une “ville-monde”, la Catalogne intérieure et le monde paysan semblent plus indépendantistes que la population de la capitale. Toutefois, Gérone, ville d’envergure, est une zone à majorité indépendantiste. “Dans les banlieues rouges barcelonaises, historiquement socialistes, on constate que 46% de la population est pour le maintien du statut de communauté autonome en Espagne”, relate Christian Hoarau. Il apparaît également que le soutien ou non à l’indépendance dépend de l’origine sociale et économique. Le soutien est ainsi plus massif chez les Catalans ayant des parents et grands-parents catalans et disposant de revenus au dessus de la moyenne. Chez les personnes disposant de plus de 4000 euros par mois, le oui à l’indépendance atteint 54%, tandis que le non atteint 59% dans la tranche 900-1200 euros. Christian Hoarau : “Il y a deux facteurs explicatifs à la relation soutien à l’indépendance et niveau de revenu: une aversion au risque du processus d’indépendance chez les personnes les plus en difficultés économiquement d’une part et le facteur sécurité d’autre part. Les Catalans nés hors de Catalogne sont moins indépendantistes car ils ont peur d’être mal considérés.” Logique : les catalans les plus modestes sont souvent ceux qui parlent le moins catalan de manière spontanée. Dans tous les cas, la frontière en termes de revenus semble fixée à 1800 euros par mois. Entre 1200 et 1800 euros mensuels, le Non atteint 51%. Dans la fourchette 1800/2400 euros de salaire, le Oui atteint 53%.

Par Marc Hervez

PINK

“On pense que le rose pour les filles est ‘traditionnel’ et ‘naturel’, ce n’est pas le cas”

Nous sommes en 2017 et il y a encore des gens qui se demandent si les hommes peuvent porter du rose. Puis, après un inventaire des personnalités qui ont sauté le pas, souvent, la dramatique sentence tombe : ce n’est qu’un phénomène de mode destiné à s’estomper. Parce que, en 2017, le rose est toujours une couleur “de fille”. Pourtant, ce ne sont pas les initiatives qui manquent. Fin 2016, les associations Osez le féminisme ! et Les Chiennes de garde lançaient la campagne “Marre du rose” destinée à combattre la segmentation colorée –les éternels rose et bleu– et la chaîne néerlandaise Hema a récemment décidé de ne plus faire de distinction de ses rayons par genre. Trois expertes reviennent sur l’histoire du rose, “une couleur plus sournoise qu’il n’y paraît”.
Myriam Klink.

Casting :

Anne Dafflon Novelle, docteur en psychologie sociale et spécialiste de la socialisation différenciée entre les filles et les garçons

Annie Mollard-Desfour, linguiste-lexicographe et chercheuse au CNRS, auteure de dictionnaires de mots et expressions de couleur

Jo B. Paoletti, auteure américaine, notamment du livre Pink and Blue : Telling the Girls from the Boys in America et spécialiste des questions de genre et de l’apparence

Le rose est-il par nature une couleur “féminine” ?

Anne Dafflon Novelle : Le goût des petites filles pour le rose n’est pas inné. D’ailleurs, un siècle en arrière, le rose n’était pas culturellement associé aux filles. C’était même l’inverse. Le bleu était la couleur des filles et le rose celle des garçons !

Annie Mollard-Desfour : Si l’on refait un peu son histoire, le rose est d’abord associé aux garçons, oui. Il devient ensuite la couleur des peaux enfantines, puis celle des jeunes femmes et “jeunes filles en fleurs”, du féminin, du sexe et de

On sait que l’on ne trouve pas de layettes roses et bleues pour différencier les filles des garçons à la naissance avant 1920
Annie Mollard-Desfour

l’intime, des layettes, des dessous chair. C’est une couleur très ambiguë. On peut croire qu’il s’agit d’une couleur enfantine et sans danger, mais le rose est beaucoup plus sournois qu’il n’y paraît : il exprime aussi la sensualité et même la sexualité. Le mot “rose” est d’ailleurs l’anagramme de “eros”. Au cours du XXe siècle, cette couleur a vécu à travers différentes formes : le socialisme à la rose ou socialisme rose ; le motif vichy rose, choisi par Brigitte Bardot en 1958 pour sa robe de mariage avec Jacques Charrier ; les tutus roses qui, la même année, ont donné leur nom à l’affaire de mœurs pédophile dite “des ballets roses” ; le rose sexiste de Barbie, cette poupée-femme-objet caricature de la “féminitude” ; le triangle rose imposé aux détenus homosexuels dans les camps nazis, mais devenu en 90 – inversé et sur fond noir – l’emblème de la fierté homosexuelle, etc.

Jo B. Paoletti : De nos jours, on pense que le rose pour les filles –et le bleu pour les garçons– n’est pas seulement “traditionnel”, mais également “naturel”. Ce n’est évidemment pas le cas. C’est seulement quelque chose de culturel façonné par des stratégies marketing. Avant d’être associé aux filles, le rose était en réalité associé à de nombreuses idées et caractéristiques : la jeunesse ou la santé, par exemple.

Comment le rose est-il devenu une couleur pour filles ?

Annie Mollard-Desfour : C’est assez récent. On sait que l’on ne trouve pas de layettes roses et bleues pour différencier les filles des garçons à la naissance avant 1920. Au fil des années, le rose féminin s’est accentué jusqu’à devenir un code. En mai 68, en France en tout cas, ces codes-là ont été cassés : on a pu mettre des layettes de toutes les couleurs pour les deux sexes. Mais cela n’a pas duré longtemps. Le rose féminin est revenu de manière plus forte encore à cause de stratégies commerciales visant les enfants –avec la poupée Barbie notamment, très en vogue dans les années 70.

Pink, pink everywhere.
Pink, pink everywhere.

Jo B. Paoletti : Cela s’est fait très progressivement. Les fabricants et les distributeurs ont d’abord essayé de lancer cette nouvelle signification du rose, mais, sur le long terme, ce sont les clients eux-mêmes qui l’ont lentement façonné. Le rejet du rose par les féministes a contribué en réalité à solidifier son association avec la féminité traditionnelle.

Le rose féminin est-il une réalité pour l’ensemble de la population mondiale ?

Jo B. Paoletti : Le symbolisme rose/bleu s’est ancré considérablement aux États-Unis et s’est répandu avec la culture pop américaine et la mondialisation de l’industrie du vêtement.

Les garçons se réapproprient-ils le rose ?

Anne Dafflon Novelle : Non. C’est très clairement dichotomique et de plus en plus. Aujourd’hui, les enfants n’arrivent pas dans un monde unisexe, au contraire celui-ci est différencié : il y a des choses pour les filles et d’autres pour les garçons. La couleur est l’élément principal qui permet de faire la distinction.

Annie Mollard-Desfour : Aujourd’hui, les hommes –pas les petits garçons cela dit– sont de plus en plus invités à porter du rose. Mais derrière, il y a toujours l’idée de développer son ‘côté féminin’. Les joueurs de rugby du Stade Français, par exemple, portent depuis 2005 des maillots roses pour changer leur image très masculine et apporter un côté plus doux à leur sport.

La distinction garçons-filles par la couleur est-elle sur le point de changer ?

Anne Dafflon Novelle : Dans la mesure où les enjeux sont commerciaux, il me semble peu probable que cela change dans les années à venir. Les responsables

Les enfants savent qu’une fille a une vulve et qu’un garçon a un pénis, mais pour eux, ce n’est pas ça qui fait le sexe. Pour les filles, la couleur rose est bien plus parlante quand il s’agit de se revendiquer fille
Anne Dafflon Novelle

marketing utilisent sciemment le rose pour séparer les filles des garçons et ainsi doubler leurs ventes. Par exemple, il y a 30 ans, les vélos pour enfants étaient rouges et donc neutres. Tous les enfants d’une même famille apprenaient à pédaler sur le même tricycle. Désormais, en magasin, on trouve des petits vélos roses Barbie et des petits vélos bleus Spiderman. Pas question pour un garçon d’utiliser la bicyclette de sa sœur et vice-versa. Les parents doivent donc acheter deux vélos si cette famille a deux enfants de sexes différents ! Une partie de la population mondiale commence à penser que cette segmentation est ridicule, mais cela reste une minorité. Certaines marques essaient même de jouer le jeu de la neutralité dans les couleurs choisies. C’est le cas de Tim & Lou, marque de jouets mixtes lancée par la chaîne de magasins La Grande Récré il y a quelques années déjà.

Jo B. Paoletti : Je ne pense pas non plus que quoi que ce soit change dans l’immédiat ou dans les années à venir. Mais avec le temps, si. Par exemple, le noir a longtemps symbolisé le deuil. Aujourd’hui, si quelqu’un s’habille en noir, personne ne lui demandera qui est mort. De même, le blanc n’est utilisé pour les robes de mariée que depuis peu de temps. C’est la reine Victoria qui a lancé ce nouveau code en 1840 quand elle s’est mariée en portant une simple robe blanche. Jusqu’alors les couleurs étaient la norme et ce choix a donc été jugé comme très conservateur.

Annie Mollard-Desfour : Cela peut évoluer. Il y a déjà eu par le passé des renversements extraordinaires. Et puis, des codes culturels autres que les nôtres peuvent arriver jusqu’à nous. Cela se fait parfois lentement et il y a même des retours en arrière, mais de toutes façons, les couleurs n’ont plus un seul code. Il y a des sens multiples.

Les enfants sont-ils condamnés à reproduire ce schéma ?

Anne Dafflon Novelle : La société de consommation et leur éducation les poussent en ce sens. Cela crée même chez eux un désir d’exposer leur identité sexuelle. Les enfants savent qu’une fille a une vulve et qu’un garçon a un pénis, mais pour eux, ce n’est pas ça qui fait le sexe. Pour les filles, la couleur rose est bien plus parlante quand il s’agit de se revendiquer fille.

Jo B. Paoletti : En ce qui concerne les distinctions de genre, cela va même au-delà du rose et du bleu. Il peut y avoir moins de rose dans les objets qui sont destinés aux filles, mais y avoir plus de paillettes, de volants et d’autres signifiants.

Le rose est-il également la couleur des femmes adultes ?

Jo B. Paoletti : En fait, dès la fin de l’enfance, les filles peuvent rejeter cette couleur. Quand elles sont assez grandes pour comprendre que les vêtements indiquent un genre, mais ne le déterminent pas. Elles deviennent, tout comme les garçons, moins rigides dans l’expression de leur genre.

Annie Mollard-Desfour : Les filles, en grandissant, et plus globalement les femmes, rejettent la couleur rose car elles la considèrent désormais comme trop girly ou trop enfantine.

Jo B. Paoletti : Si chez les petites filles il est important pour exprimer leur identité et chez les petits garçons quelque chose à éviter pour absolument ne pas être pris pour une fille, chez les adultes –pour certains d’entre eux du moins– le rose peut être une couleur comme une autre, que l’on peut aimer, ne pas aimer ou même détester. Tout est possible.

Par Martin Vienne / Photo : Renaud Bouchez


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

GORILLE

Gardes à vous

C’est la nouvelle tendance chez les “nobody” qui ont les moyens : le garde du corps, qui serait "comme une Rolex : un gage de richesse". Après la limousine, la sécurité rapprochée se loue pour une soirée et se montre sur les réseaux sociaux. Et les premiers concernés ne sont pas forcément ravis...
Une personne normale et ses gardes du corps.

Lunettes de soleil fixées sur le nez, chemise ouverte de moitié, veste noire scintillante, confortablement installé dans sa limousine, il lâche dans une vidéo YouTube : “Vous vous rendez pas compte, je suis parfait. Je serai élu l’homme le plus sexy du monde.” Nous sommes en 2006 et le monde vient de faire connaissance avec un certain Mickaël Vendetta. Peu de temps après, fort de plusieurs buzz, l’inventeur de la “bogossitude” vante les mérites d’une soirée Nice to Meet You, face caméra, garde du corps à sa gauche.

C’était il y a onze ans. Aujourd’hui, Mickaël Vendetta l’avoue : il s’est créé un rôle sur mesure, aidé du magazine Public et de la société de production Trendy Prod. “Quand j’ai façonné mon personnage arrogant et sûr de lui, Public m’a payé des limousines et des gardes du corps. À l’époque, l’objectif est simple : se faire remarquer et participer à des émissions télé. Pari gagné. La Méthode Cauet, Sept à huit, La Ferme célébrités, Les Anges de la télé-réalité… Il passe partout.  “Quand les gens me voyaient arriver avec un ou deux gardes du corps, ils se demandaient qui j’étais. Je me suis fait repérer comme ça et je me suis fais pas mal de contacts, ça a bien fonctionné.”
Les officiers de sécurité personnels ne seraient alors plus une conséquence de la célébrité mais bien un tremplin vers celle-ci. Et à l’heure où l’image est au cœur de la société, où les profils sur les réseaux sociaux doivent refléter une vie parfaite, la nouvelle génération n’hésite pas à se montrer en compagnie de personnes payées pour assurer sa survie. “Je connais deux, trois anonymes qui en utilisent pour frimer, en club ou au restaurant, livre Vendetta, désormais DJ. Ce sont des fils à papa, arrogants, qui tentent de draguer avec deux mecs costauds derrière.”

L’aspect sécurité ne pèse pas vraiment dans le choix

Avec ses plus de 48 000 abonnés sur Instagram, “PrinceofItaly” est le symbole de cette génération frime. La première fois qu’il a fait appel à un service de sécurité, c’était à 17 ans. Une grande soirée, qu’il organisait lui-même dans un chalet loué pour l’occasion. Des centaines d’invités, un DJ aux platines et de l’alcool. “Il y avait des agents pour filtrer l’entrée et j’avais un garde du corps. L’objectif était

Ça me permet d’aller aux toilettes plus rapidement, car mon garde pousse les gens
PrinceofItaly

d’éviter les incrustes”, explique sereinement ce fils de dirigeant d’un groupe hôtelier en Italie. Celui qui exhibe la richesse de papa sur les réseaux sociaux, usant de hashtags de gosses de riches comme #Richkidsoffrance (“Les enfants riches de France”), utilise surtout des gardes du corps “à titre personnel”, pour sortir en club, principalement à Paris, mais aussi lors d’événements comme le Grand Prix de Monaco, où il vit. “C’est surtout pour éviter de se faire bousculer. Il y a du monde, de la foule… Les agents sont là pour notre confort”, lance-t-il. Et puis ça donne une posture plus imposante, ce n’est pas désagréable.” Ce qui a au moins un avantage concret : ça lui permet “d’aller aux toilettes plus rapidement, car [s]on garde pousse les gens”. Entouré de bouteilles de Dom Pérignon et taggué dans les boîtes les plus sélect de la capitale quand il ne se montre pas sillonnant les hôtels luxueux, “PrinceofItaly” avoue que l’aspect sécurité ne pèse pas vraiment dans le choix d’avoir un garde du corps. “J’ai des amis qui en utilisent car ils sont fils d’ambassadeur, c’est normal. Avec mes potes, ça nous amuse juste de faire pareil”, lâche-t-il.

“Je suis garde du corps, pas valet”

“PrinceofItaly” n’est pas une exception. Et la société BSL Sécurité l’a bien compris. Elle a choisi de miser sur cette nouvelle mode en lançant en 2016 GettGuard, une application pour Smartphone qui permet à Monsieur et Madame Tout-le-monde de commander en un clic un garde du corps. Il suffit de s’enregistrer, de choisir une date, un lieu et le type d’agent souhaité. Costume, treillis, oreillettes, GPS… de nombreuses options –souvent payantes– peuvent ensuite être ajoutées. Un service calqué sur les applications de chauffeurs privés. Il y a dix ans, le comble du luxe et de l’ostentatoire était de traîner dans une limousine. Puis, les jeunes ont eu l’impression d’être “quelqu’un” quand leur

Les jeunes ont eu l’impression d’être “quelqu’un” quand leur chauffeur Uber sortait de sa berline noire, en costume, et qu’il leur ouvrait la portière
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chauffeur Uber sortait de sa berline noire, en costume, et qu’il leur ouvrait la portière. Et donc, aujourd’hui, le nouvel accessoire d’apparat : le garde du corps. “L’application est une belle réussite économique, se félicite le fondateur du groupe BSL, Patrick Sénior. Nous avons vocation à démocratiser la sécurité privée. Et si nous pouvons attirer cette clientèle, pourquoi pas ! Ça fait du travail aux agents disponibles.” La cible ? Les particuliers, les anonymes, les fils à papa. Les gardes assurent la sécurité d’un mariage, surveillent un domicile ou filtrent l’entrée d’une soirée. Inscrits sur l’application, ils sont salariés et ont tous suivi une formation. Selon l’entreprise, ils seraient 3 800 professionnels enregistrés, travaillant à prix cassé : 22,50 euros l’heure pour un agent de sécurité, jusqu’à 27,50 € pour un agent de protection rapprochée –contre 23 euros net l’heure travaillée ailleurs. La grande majorité des gardes du corps sont payés au forfait. Le tarif minimum pour une journée de travail : 200 euros. Dans ce secteur, les prix peuvent passer du simple au double et dépendent de la dangerosité de la mission mais aussi de la personnalité surveillée. Pour Patrick Sénior, GettGuard est une “réponse à une demande de sécurité forte notamment depuis les attentats”. Selon une étude de l’Insee, le secteur de la sécurité privée est d’ailleurs en plein essor. Le chef d’entreprise a vu son chiffre d’affaires décoller, passant de 25 millions d’euros en 2015 à environ 28 millions en 2016.
Salarié de BSL Sécurité, Malik* a 51 ans. Grand, fin, sec, il enchaîne les cafés et les cigarettes, qu’il serre lourdement entre ses dents. Malik est dans le milieu depuis ses 18 ans. Son but à l’époque : devenir garde du corps. Il a gravi les échelons, passant d’agent de sécurité, à maître chien puis à garde du corps. Il intègre la société de Patrick Sénior “assez rapidement”, et en 2016, c’est la consécration : il fait partie de la garde rapprochée du candidat Macron. “J’ai aussi pas mal bossé pour les Russes. Ils sont sympas, eux. J’ai travaillé pour Pamela Anderson et des hommes politiques”, explique-t-il, les yeux brossant les passants. C’est l’an passé, quand son entreprise lui propose de s’inscrire sur la nouvelle application, qu’il découvre une autre clientèle : la jeunesse dorée. Depuis, au milieu de son lot quotidien de people, des anonymes. “C’est des conneries. Les petits jeunes qui passent par l’application, ils réservent un garde pour les accompagner en boîte. C’est toujours pareil, un groupe de garçons, à peine majeurs, qui sortent sur les Champs. Ça fait partie de mes pires missions. T’es là, assis, à les regarder faire les beaux dans le carré VIP.” Une fois, une jeune fille a même commandé un bodyguard pour l’accompagner faire les magasins, et c’est Malik qui a eu la mission. “Elle me regarde, elle me dit : ‘Tu peux porter mes sacs ?’ Je lui ai répondu : ‘Je suis garde du corps, pas valet.’

Gage de richesse à bas prix

C’est terrible aujourd’hui, c’est le ‘show off’, la frime. Le garde du corps, c’est la nouvelle Rolex : un gage de richesse”, explique Adel*, garde du corps réputé. Ses amis ? Les starlettes et mannequins les plus en vue du moment, qu’il appelle par leur prénom : “Kendall, Bella et Gigi. Je les adore ces filles.” Mais aujourd’hui, il est remonté. Son oreillette Bluetooth collée au visage, il voit d’un mauvais œil l’expansion de GettGuard. “C’est la porte ouverte à tout et n’importe quoi,

Le professionnel se déplace au rendez-vous, sans s’être nécessairement entretenu avec le client. C’est bien pour le gardiennage, pas pour la protection rapprochée
Romain, garde du corps

j’appelle ça solder les compétences”, peste celui qui a passé 18 ans dans la Marine avant d’entrer dans la sécurité rapprochée. En cause, les tarifs très bas pratiqués. “On fait croire aux clients qu’ils peuvent avoir de la qualité pour pas cher. C’est faux !” s’exaspère-t-il. En 23 ans de protection, Adel a fait face à des situations cocasses. “On m’a proposé de faire des enterrements de vie de garçon ou de jeune fille. C’est du délire ! On est des professionnels, pas des accessoires !” Pour lui, la plus “grosse arnaque”, c’est le festival de Cannes : “C’est une cérémonie officielle. Il y a une sécurité professionnelle et beaucoup d’agents de police. Pourtant, tout le monde a des gardes du corps !” Une année, le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) avait d’ailleurs organisé un contrôle. Résultat : 80% des gardes n’avaient pas de carte professionnelle, pourtant obligatoire pour exercer. “Ils prennent ceux qui habitent à côté, ça coûte moins cher…”

Romain Guidicelli, garde du corps et président de l’Union nationale des acteurs de la protection physique de personnes  (UNA3P) qualifie, lui, ces opérations “d’alimentaires”. Des missions qui peuvent rapporter de l’argent, et où le travail est moindre. “Ça remplit le planning.” Pour lui, l’ubérisation pose question. “Pour faire son travail, il faut connaître la personne que l’on va protéger, la raison et le lieu. En passant par ces plateformes, ce n’est pas le cas. Le professionnel se déplace au rendez-vous, sans s’être nécessairement entretenu avec le client. C’est bien pour le gardiennage, pas pour la protection rapprochée.” Cette plateforme attirerait surtout les jeunes gardes sortant de formation et qui n’auraient pas de carnet d’adresses. “Les agents qui ont de la bouteille ne passeront jamais par ces applications.”

Mais le plus dangereux, ce ne sont pas forcément les anonymes qui prennent des gardes pour se faire mousser, plutôt les hommes et femmes qui suivent la formation d’agent de protection rapprochée, car ils ont eux-mêmes besoin d’exister. “Les jeunes gardes ont l’impression d’être Frank Farmer, dans Bodyguard et ça fait du bien à leur ego. Sauf que c’est quand on aime ce qu’on fait, qu’on le fait bien”, raille Romain Guidicelli. Adel, lui, a déjà rencontré des jeunes officiers de sécurité qui perdent la notion de réalité en étant confrontés à des trains de vie luxueux. “Ils pensent que c’est leur vie, leurs vacances, leurs bateaux.” Ceux qui, après leur mission, souvent tous frais payés, perdent la tête et claquent tout leur salaire dans les hôtels de luxe ou dans des restaurants étoilés. “Et quand ils n’ont plus d’argent, ils retombent.” Et font n’importe quoi.

*Les prénoms ont été modifiés

Par Charlotte Mispoulet


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

IMPUDEUR

Paris mis à nu

Naturiste urbain. Le terme semble paradoxal, et pourtant. L'Association des naturistes de Paris compte pas moins de 350 membres et affirme qu'en Île-de-France, “des milliers de personnes" pourraient être intéressées. Si bien que la Ville a décidé de permettre à ceux qui aiment se balader nus de le faire en plein cœur du Bois de Vincennes, en mettant à leur disposition une parcelle réservée pendant un mois et demi. Une autorisation qu'ils attendaient depuis longtemps, baignant leurs espoirs trois soirs par semaine dans la piscine Roger-Le-Gall.
Beaux boules de bowling.

L’été, quand le thermomètre frappe à la porte des 35 degrés, on ne rêve que d’une chose : ôter tous ses vêtements. En France, ils sont 2,5 millions à ne pas hésiter. “Plus il va faire bon et chaud, plus ça va être agréable de se balader nu, chez soi ou dans les lieux dédiés à ça, acquiesce Julien, naturiste. Le problème pour un Parisien qui n’a pas les moyens d’aller à la plage ou en camp naturiste, c’est qu’il n’y a pas d’offre pour le moment.” Enfin, ça, c’était avant. Car depuis aujourd’hui, et jusqu’au 15 octobre, il est possible de se balader complètement nu au Bois de Vincennes. Et ce, sur près de 7 300 mètres carrés.

“La France est le pays le plus populaire chez les naturiste, explique David Belliard, coprésident du groupe écologiste, à l’initiative du projet. Paris devrait être leur première destination touristique et il n’y a[vait] aucun lieu qui leur [était] dédié en plein air.” Dans l’Hexagone, on compte plus de 450 espaces naturistes, majoritairement des plages et des campings. Mais à Paris, ces jardins d’Eden sont aussi rares qu’une licorne dans un parking. Alors que nos voisins d’outre-Rhin ont plus l’habitude de croiser quelques fesses à l’air, au gré des parcs municipaux. “Là-bas, la nudité n’est pas taboue, elle est dissociée de la sexualité et fait partie des mœurs”, raconte Lawrence, le président de l’Association des naturistes de Paris (ANP), avec son accent australien.  En effet, à Berlin, depuis plus de 25 ans, les parcs du centre-ville font la part belle aux corps nus dès que les beaux jours arrivent. À Munich, la municipalité a légalisé la pratique du naturisme dans six zones spécifiques de la ville.

Un secteur qui recrute

Dans la capitale française, il y a bien eu quelques piscines naturistes qui ont fleuri dans les années 50. Cinq bastions aquatiques du nu de 33 mètres chacun, jusqu’en 1995. Il ne reste plus que Roger-Le-Gall, dans le XIIe arrondissement, une piscine olympique de 50 mètres à l’entrée de laquelle, pourtant, aucun message n’indique qu’il est possible de venir trois soirs par semaine se baigner dans le plus simple appareil.

20h45. Une petite foule de trentenaires et quelques cheveux gris se pressent

Pratiquer le sport à poil ? “Rien de plus logique!” Si l’on en croit le grec ancien, le gymnase est “le lieu où l’on s’exerce nu”
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devant cette piscine de quartier. Max*, venu pour la première fois, discute avec Pierre*, un habitué qui l’a traîné ici avant leurs vacances d’été à Barcelone. “Je pratique le naturisme sur les plages de Méditerranée, mais en pleine ville, c’est une première.” Il ne sera pas le seul. Ce soir-là, la piscine bat son record d’affluence : “170 personnes”, annonce fièrement Speedy. Ce grand brun élancé qui doit son surnom à son débit vocal digne d’une mitraillette s’occupe d’organiser des sorties de groupes : bowling, randonnée, week-end dans des termes allemands ou encore balade à vélo dans les rues de Londres. Avant d’entrer dans les vestiaires, il briefe Max et les autres nouveaux ; les “stagiaires”, comme il dit. “C’est ta première fois ? C’est gratuit. Tu as ton bonnet et une serviette ? C’est obligatoire.” Les naturistes de Paris sont constamment à la recherche de nouveaux adeptes, afin de passer le flambeau, affirme Bernard, retraité aux lunettes rondes, barbe blanche et sourire enfantin qui a dirigé l’ANP pendant plus de quinze ans. “Il y a eu une décennie où, chaque année, l’âge moyen des membres augmentait. Le plus dur était de trouver du sang neuf”, se souvient-il. Aujourd’hui, l’association mise donc sur un prix attractif. “C’est ça qui m’a motivé à tenter l’expérience, confie Bill*, 23 ans, qui ne s’est jamais retrouvé nu devant autant de personnes. À l’année, c’est 40 euros pour les moins de 25 ans, ou 3 euros la soirée. Une piscine, une salle de sport, un hammam, des cours de yoga et d’aquagym… À ce prix-là, aucun lieu sur Paris n’arrive à rivaliser!”  À titre comparatif, un cours de yoga nu à Paris coûte 20 euros minimum.

Bonnets autorisés.
Bonnets autorisés.

“Le fait d’être nus nous apporte déjà un point commun”

20h55. Dans le grand hall de Roger-Le-Gall, les derniers “textiles” – comme les appellent les membres de l’ANP – grimpent l’escalier qui mène à la sortie. Dans les vestiaires, les visiteurs nocturnes se dessapent. Se baigner nu, est-ce si étrange ? Julien répond par une question : “Quand tu prends ta douche, tu portes un maillot ?” Et pratiquer le sport à poil ? “Rien de plus logique!” Si l’on en croit le grec ancien, le gymnase est “le lieu où l’on s’exerce nu”. Les habitués discutent entre eux, se claquent la bise ; les nouveaux échangent sur leurs expériences nudistes (seul) ou naturistes (en communauté). Speedy donne les dernières instructions : “Quand tu cours sur la machine, tu mets des chaussures. Pour bronzer sur la terrasse, tu mets ta serviette. Le cours d’aquagym commence dans 30 minutes.”
Julien, caché derrière ses multiples tatouages et sa barbe de philosophe, “rappelle

Le vêtement est un signe de distinction sociale. Être nu met les hommes sur un pied d’égalité, apporte un regard bienveillant sur le corps
Julien, naturiste

que le naturisme est une pratique collective et familiale de la nudité”. Pourtant, côté mixité, on repassera. Le nombre de femmes à la piscine ne dépasse jamais la dizaine et s’il on veut remonter à la dernière fois où une famille est venue, il faut compter en années. Pour l’instant, les liens qui unissent les visiteurs sont surtout amicaux. On peut même parler de franche camaraderie. “Le fait d’être nus nous apporte déjà un point commun. La plupart de mes amis à Paris sont naturistes, c’est une communauté soudée”, explique Lawrence. Chaque deuxième vendredi du mois, à la piscine, un pot est même organisé entre les membres de l’association. Gras du bide, chauves, petits, maigres, poilus… ici tout le monde s’en fout. L’important, ce sont les valeurs de tolérance, de respect de l’environnement, d’égalité et d’acceptation de soi qui priment. Julien explique : “Le vêtement est un signe de distinction sociale. Être nu met les hommes sur un pied d’égalité, apporte un regard bienveillant sur le corps. C’est l’une des valeurs du naturisme : s’accepter en tant que corps et en tant qu’être humain. Et surtout, en tant que membre d’une collectivité, c’est l’essentiel.”

La piscine est maintenant rose de monde. Les corps se frôlent. Comment, alors, dissocier un naturiste d’un voyeur ? “En faisant la police, répond Speedy. J’ai trouvé un mec en train de se tripoter dans la piscine. Je lui ai demandé de sortir, ce n’est pas le genre de la maison.” Dès le début, Speedy avait prévenu : “Ici, c’est un hammam, pas une backroom !” Parce que non, le corps nu n’est pas forcément lié à la sexualité. Pour Julien, le naturisme passe même par la “désérotisation” du corps. “Le vêtement cache des parties qui nous font fantasmer, et nous excitent. C’est pour ça que l’on ‘déshabille quelqu’un du regard’. En revanche, quand nous sommes nus, comme toi et moi, nous sommes vrais. Nous sommes éloignés du culte du beau, de Photoshop, de la mode. Avec le corps réel, ces canons tombent à plat. Et l’envie d’un corps, la sexualité, restent dans le cadre de l’intime.”

Malgré tout, les personnes dénudées choquent encore. “Chaque saison, les premiers soirs, c’est toujours pareil : les voisins (Le centre international de séjour de Paris se situe juste en face de la piscine, ndlr) observent ce qui se trame dans la piscine puis au bout d’une semaine, il n’y a plus personne aux fenêtres”, rassure Lawrence.  Mais d’après, Baptiste*, habitué depuis un an, ce voisinage ne voit pas forcément d’un bon œil les naturistes. “La police a fait une descente en pleine séance d’aquagym, il y a un peu plus de cinq ans, alerté par un appel anonyme provenant de l’immeuble d’en face.” Laurent, lui, se souvient du tournoi de bowling organisé porte de Champerret, en février dernier, où plus de 100 naturistes avaient répondu présent. “On a commandé des pizzas. Les livreurs sont arrivés et, les yeux écarquillés, ils ont bloqué pendant quelques minutes avant d’entrer. Pour eux, c’était la quatrième dimension.” À l’ANP, on l’assure : au Bois de Vincennes, “une charte sera affichée autour de l’espace réservé pour que les promeneurs et les joggeurs soient prévenus”.

*Les prénoms ont été modifiés

Textes et photos : Florent Reyne


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

DRU

Dans le sens du poil

C’est une sorte de petite révolution qui prend forme depuis un certain temps déjà. En 2016, une Américaine de 16 à 24 ans sur quatre ne s’épilait pas les aisselles. Et pourtant, celles qui exposent leurs dessous de bras velus, dans la rue, sur les réseaux sociaux ou sur les tapis rouge, continuent de déchaîner critiques, injures et parfois menaces de mort. Qui s’en fout ? Elles. Et de plus en plus d'autres.
Laura De.

Laura De a décidé de ne plus s’épiler. “Ça m’arrive encore pour de rares occasions, des soirées un peu guindées où je ne connais personne, par exemple.” Mais c’est tout. Parce que c’est douloureux, parce que ça coûte cher, parce que ça prend du temps. Et parce que c’est comme ça. Elle a fait ce choix il y a trois ans et demi et de ce choix une fierté l’année dernière.
En août 2016, l’étudiante belge, qui ne se maquille pas non plus et laisse ses cheveux vivre leur vie, publie une photo d’elle sur Facebook, les bras levés, aisselles au naturel. Une manière d’inciter ses amis à soulever le débat parce que “parfois, [elle a] l’impression que les mecs pensent que les meufs n’ont pas de poils. [Elle] voulai[t] leur montrer”. La publication soulève un tollé. Reprise sur un groupe “Vie de merde”, elle provoque en quelques minutes une trentaine d’insultes. “‘Va te raser’, ‘T’es dégueulasse’, ‘Butez-la!’ et autres commentaires tous plus raffinés qu’un clip de 50 cent, énumère Laura. Je ne pensais pas que de simples poils pouvaient susciter autant de haine.” Elle contacte alors celui qui a posté sa photo de profil sur le groupe et reçoit une réponse sans équivoque : “Nous vivons dans un monde de normes, si tu en sors et que tu t’exposes au public, c’est légitime qu’on vienne t’agresser.” Rien qui ne puisse arrêter Laura De, au contraire. Elle relate l’histoire sur sa page Facebook et ce sont 25 000 likes, partages et commentaires qui suivront. Des messages encourageants, qui la poussent à continuer.

“Respectez-vous, bande de crasseuses”

Laura De n’est pas la première. Dès 1999, Julia Roberts se montrait sur le tapis rouge de Coup de foudre à Notting Hill, poils sous les bras. En 2014, Madonna s’affichait sur Instagram le bras levé, fière de sa pilosité. Alicia Keys, Kelly Rolland ou Lola Kirke leur ont emboîté le pas.

Long hair…… Don’t Care!!!!!! #artforfreedom #rebelheart #revolutionoflove

Une publication partagée par Madonna (@madonna) le

Laura De n’est pas la dernière non plus. Encore cette semaine, Paris Jackson revendiquait son droit à ne pas s’épiler. Car le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. En 2016, une Américaine sur quatre âgée de 16 à 24 ans ne s’épilait pas les aisselles, selon l’agence Mintel. Alors qu’elles étaient seulement 5% à avoir renoncé à cette pratique trois ans plus tôt. Sur les réseaux sociaux, plusieurs mouvements émergent. En 2014, bloggeuses, anonymes et people ont même teint et exposé leurs poils d’aisselles sur Instagram. Mais quand on parle de poils, les réactions sont toujours vives. En juillet 2016, Adele Labo, 17 ans, lance, elle, le hashtag #lesprincessesontdespoils. “En l’espace d’une nuit, il a rejoint les top trends sur Twitter.” Des milliers de retweets, souvent accompagnés des commentaires désespérément usuels : “Respectez-vous”, “bande de crasseuses”… La jeune fille brune a souffert de sa puberté précoce. “À la piscine, quand j’étais en primaire, on me disait que j’étais un gorille, que je n’étais pas une vraie fille parce que j’avais des poils.” Alors elle s’est épilée pendant quelque temps, lorsqu’elle était au collège, puis elle a totalement arrêté. Face à ces révolutionnaires du poil campent les obsédées de la pince à épiler. “L’une de mes meilleures amies ne sort jamais sans, confie Pauline Roland, dessinatrice qui a tourné en dérision le rituel de l’épilation. Elle passe des soirées entières à discuter, boire un coup et traquer ses bras ou ses jambes à la recherche du moindre bulbe en croissance.” Certaines vont jusqu’à s’épiler les poils du nez, l’influenceuse beauté Makeupbysepi ayant même partagé son expérience avec sa communauté. Une bonne idée quand on sait qu’ils servent à faire barrière contre les odeurs et la poussière…  

“Les femmes pensaient s’émanciper, finalement, c’était tout le contraire”

En France, les reines de la crème dépilatoire conservent largement le pouvoir. Le marché de l’épilation féminine pesait 163 millions d’euros en 2014. Et malgré son coût –jusqu’à 4 000 euros pour les jambes entières–, l’épilation définitive se démocratise. Les traitements à la lumière pulsée, à domicile, permettent d’étendre encore plus le marché. Et si la norme du corps glabre est aussi ancrée, c’est parce que la guerre contre les poils ne date pas d’hier. L’histoire remonterait au moins à l’Antiquité. “À cette époque, l’épilation des jambes existait déjà”, raconte Marine Gasc, bloggeuse qui s’est intéressée à l’histoire des poils. Puis, sous l’influence des religions, les corps se sont couverts.
En France, il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que les bras se dénudent et que les robes rétrécissent. Dans les années 1970, l’épilation

Le marché de l’épilation féminine pesait 163 millions d’euros en 2014
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s’étend à toutes les couches de la société avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail. “Les femmes pensaient s’émanciper. Finalement, c’était tout le contraire”, constate Marine Gasc.

“Se libérer des diktats de la beauté”, c’est aujourd’hui ce que cherchent les pro-poils. Mais s’afficher sur les réseaux sociaux, touffes au vent, est souvent taxé de militantisme féministe. Pamela Dumont, comédienne québécoise de 23 ans, a lancé le mouvement Maipoils en mai dernier. Inspiré de Movember (www.fr.movember.com), il incite les femmes et les hommes à ne pas s’épiler pendant un mois. “Si l’on veut éveiller les consciences et amener les femmes à se demander pour qui et pour quoi elles s’épilent, on n’a pas le choix, on est obligé de s’afficher.” L’objectif est donc d’éduquer et sensibiliser. “Nous sommes castrés et aseptisés par les codes de la beauté.” Car l’épilation aurait un impact sur l’estime de soi. “Cela traduit l’idée qu’on est imparfait, qu’on doit sans cesse travailler pour s’améliorer”, explique Pamela Dumont.

Mais pour s’affranchir des normes et laisser ses poils vivre leur vie, le processus est long. “J’ai mis plusieurs mois à m’accepter avec des poils sur les jambes, confie Laura De, l’étudiante belge. Au départ, t’es complètement parano, t’as l’impression que tout le monde te regarde. Tu te remets en question sans cesse parce qu’on t’a appris à haïr le moindre sourcil qui dépasse.” Quand elle a commencé à se demander pourquoi elle s’arrachait les poils, sa première réaction a été de se dire que c’était plus hygiénique. “En faisant quelques recherches, je me suis rendu compte que c’était complètement faux. Le rasage provoque des microcoupures qui peuvent s’infecter. Et c’est pire avec la combinaison déodorant-plaies récentes.” Pour la jeune Belge, l’épilation est clairement de “l’automutilation. On maltraite sa propre peau. On paye pour se mutiler puis on paye pour soigner cette mutilation avec des soins après-rasage”. Elle soupire : “L’incohérence totale.”

L’épilation, une dictature comme les autres

L’épilation pubienne multiplie quant à elle par deux le risque de MST comme l’herpès, le chlamydia ou le VIH, selon le British Medical Journal. À cela s’ajoutent les poils incarnés, mycoses, cystites, furoncles et autres infections à éviter de googliser à l’heure du dîner. Amoureux du poil pubien, Stéphane Rose, journaliste et écrivain,  a cherché à savoir pourquoi il avait disparu. Il y a six ans, j’ai écrit Défense du poil, contre la dictature de l’épilation intime. À chaque

Le glabre, c’est aussi l’apologie de la femme-enfant. “Il y a un côté : ‘Viens là, papa va te faire jouir’”
Stéphane Rose

rendez-vous galant, je me retrouvais avec une femme complètement épilée alors que j’aime les poils.” L’écrivain à la barbe épaisse, aux petites lunettes rondes et au parler franc résume : “En 1970, les femmes avaient encore de belles chattes bien touffues. Dans les années 80, elles ont commencé à s’épiler le maillot. En 90, elles ont laissé un ticket de métro. Puis en 2000, plus rien.”
Les films porno et la pression masculine auraient poussé les filles à être imberbes. Perçu comme masculin, le poil effrayerait les hommes. “Ils préfèrent une femme qui ne revendique pas sa sauvagerie pour la maîtriser plus facilement.”, soupire Stéphane Rose. Le glabre, c’est aussi l’apologie de la femme-enfant. “Il y a un côté : ‘Viens là, papa va te faire jouir.’” Et ça va encore plus loin. “Après s’être épilées intégralement, certaines femmes se font même couper les petites lèvres pour que rien ne dépasse.” On parle de nymphoplastie. “Une fois qu’on a enlevé le poil, qu’est ce qui sépare la pénétration de l’orifice ? On veut des femmes qui ne soient plus que des orifices prêts à accueillir l’homme. C’est l’hypersexualisation de notre société qui veut ça.” Après la publication de son bouquin, Stéphane Rose a lui aussi reçu des critiques de la part des “garants de la dictature anti-poils” : “Laissez-nous le droit de nous épiler sale fétichiste !” L’écrivain l’assure : “Le poil rend complètement fou.”

Par Jéromine Doux / Photos : Florence Lecloux


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

PORTRAIT

Docteur Monboul

Vingt ans avant Anaconda de Nicki Minaj, Raul Gonzalez révolutionnait les fesses. Depuis, ce chirurgien a permis à des milliers de femmes d’obtenir celles de leurs rêves.

L’histoire en a vu passer des révolutionnaires. Et pour chacun d’entre eux, elle a réservé un jour qui n’a souvent de particulier que d’avoir changé leur vie, et par la même occasion la face du monde. Le jour de Raul Gonzalez commence comme tous les autres depuis que ce jeune docteur en chirurgie plastique a été titularisé. Les années 80 battent leur plein, il fait beau à Ribeirao Preto, au Brésil. Dans sa clinique, il enfile une blouse blanche par-dessus sa chemise bleu ciel laissant apercevoir la chaîne en or massif gravée d’un grand “R” qu’il porte autour du cou. Puis il va retrouver sa patiente, loin de s’attendre à ce qui l’amène : elle souhaite qu’il utilise sa technique de lipofilling, alors à ses balbutiements, pour faire gonfler ses fesses. Un vœu atypique, mais que Raul Gonzalez exauce avec talent. “J’ai été le premier à le faire, et les résultats étaient très convaincants !” assure celui qui est aujourd’hui devenu un chirurgien aguerri, avec “une expérience qu’il est difficile d’égaler comptant plus de 2 000 opérations pour des

Dans les années 80, au Brésil, on fabriquait moins de 200 implants fessiers par an. En 2015, près de 26 000 patients ont été opérés
Raul Gonzalez

implants, 7 000 lipofillings (injection de sa propre graisse dans une autre partie du corps, ndlr) et environ 14 000 liposuccions”. 

Son combat contre les culs plats commence alors. Et prend de plus en plus de place dans sa carrière, tant les demandes se multiplient. Problème : “Elles [sont] de plus en plus exigeantes. Mais le lipofilling, ce n’est pas possible pour tout le monde. Une jeune fille très mince n’aura pas assez de graisse à prélever, par exemple. Et ça ne donne pas toujours un résultat parfait lorsqu’on a les fesses très plates de nature.” Raul Gonzalez planche sur un système qui mettrait K.O. les derrières aplatis : l’implant fessier. Celui-ci est déjà utilisé depuis la fin des années 60, mais avec des résultats limités. Pour le chirurgien, le défaut vient de l’endroit où est placé la prothèse : entre la peau et le muscle grand-fessier. “Ça rendait la forme du postérieur exagérée, le volume ne se situait que dans la partie basse et l’implant risquait de se déplacer”, décrit-il en mimant avec de grands gestes une fesse tombante. Penché sur des dizaines de cadavres allongés sur le ventre, il étudie à fond la région anatomique pour trouver la solution. Avant d’arriver, en 1996, à sa conclusion : l’implant doit se placer derrière le muscle grand-fessier. “La prothèse doit être mise exactement comme un sandwich pour ne pas bouger à la moindre contraction du muscle”, explique-t-il.
Rapidement, partage ses avancées dans des revues médicales, en parle dans des congrès dédiés à la profession. Et il ne laisse pas le reste du monde indifférent. Il est interviewé par des magazines reconnus tels Marie Claire ou Paris Match, passe à la télévision…

Naissance d’une industrie

“Au Brésil, les demandes de modifications corporelles sont très courantes. Avec la plage à proximité, où l’on montre beaucoup plus son corps qu’en France.” Mais c’est une nouvelle ère qui s’ouvre pour la fesse, à l’international. Raul Gonzalez diffuse sa recette pour obtenir un cul de rêve aux quatre coins du monde et la résume en 2007 dans un livre, Buttocks Reshaping –traduit en cinq langues depuis–, destiné aux chirurgiens plastiques. Et ses innovations vont littéralement bouleverser le petit univers des implants fessiers. “Dans les années 80, au Brésil, on fabriquait moins de 200 implants du genre par an, dont la moitié étaient utilisés par moi-même, se souvient-il. Puis, dans les années 90, on est passé à un millier de

Le lipofilling, ce n’est pas possible pour tout le monde. Une jeune fille très mince n’aura pas assez de graisse à prélever, par exemple. Et ça ne donne pas toujours un résultat parfait lorsqu’on a les fesses très plates de nature
Raul Gonzalez

prothèses. La publication de mes recherches dans les années 2000 a fait tripler la demande et on a atteint 3 000 prothèses vendues par an. En 2015, selon les dernières statistiques, près de 26 000 patients ont été opérés !” Grâce à la technique du chirurgien, 10% des prothèses utilisées au Brésil le sont pour des implants fessiers.

Le business de Raul Gonzalez explose, et les poches arrière des jeans avec. Des patientes accourent du monde entier, sur recommandation d’autres chirurgiens plastiques, conscients de son savoir-faire. Aujourd’hui, deux profils se partagent son billard : les quinquagénaires regrettant les fesses de leur jeunesse et des filles dans la vingtaine complexées par leur manque de formes. Parmi elles, des célébrités. Mannequins italiens, actrices américaines… “mes patientes sont souvent de grandes stars des médias”, glisse doucement Raul, tenu au secret médical. À 60 ans, il a vu défiler des milliers de culs trop mous, trop plats, trop gros, pas assez cambrés, manquant de galbe… Mais le chirurgien en redemande encore. “Les fesses contribuent à la beauté du corps de la femme. Elles définissent la ceinture, la courbe, la cambrure, les cuisses. Un ensemble très agréable à regarder se balancer sensuellement, de droite à gauche”, imagine-t-il, tout en déplaçant lascivement la main dans un éternel mouvement de balancier. Un ensemble qui prend de plus en plus de place, en tout cas.

Par Jeanne Massé


Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.

NSFW

Cul-lte

Jamais les salles de sport n'avaient accueilli autant d'amatrices de squats. Jamais Kim Kardashian et ses soeurs n'avaient été aussi riches. Jamais l'on avait vu autant de filles user de la pose très naturelle dite "des héroïnes de jeux vidéo", à savoir celle qui permet de montrer à la fois son visage, ses seins et, surtout, ses fesses. Et pour cause : le postérieur a assis sa puissance, s’affichant partout sur les réseaux sociaux, plus que jamais rebondi, musclé et généreux. Une manière de dire adieu aux complexes et aux diktats de la beauté ? Plutôt de les redéfinir, en fait. Surtout quand la chirurgie rôde non loin de là.

Ce matin-là, Phéliane s’est promis que ce serait le dernier. Le dernier matin où elle détournerait les yeux de son reflet, dégoûtée par sa silhouette amaigrie. Debout devant son miroir, la jeune fille de 19 ans aux cheveux de jais observe d’un œil assassin ce corps affaibli par deux ans d’anorexie. Ces joues creusées, ces jambes filiformes, mais surtout ces fesses plates, sans forme. Ce matin-là, son reflet lui fait l’effet d’un électrochoc. “Pour moi les fesses, c’est la partie la plus importante chez une femme. Là, ce n’était vraiment plus possible”, raconte, deux ans plus tard, celle qui a depuis lancé le compte Instagram Biticii_ dédié au fitness et suivi par plus de 10 000 personnes. Aujourd’hui, Phéliane est fitness girl –ou fit-girl– le jour et barmaid la nuit ; elle se lève avec entrain, et peut admirer dans le miroir sa silhouette musclée et ses jambes sveltes, surmontées de jolies fesses rebondies, entretenues avec ardeur à la salle de sport où elle se rend trois fois par semaine –contre six lorsqu’elle ne travaillait pas. “Je me focalise énormément sur mon fessier. C’est ce qui m’a le plus gênée quand j’étais maigre, et c’est ce qui se voit tout de suite lorsque je perds un peu de masse musculaire, confie d’une voix douce la jeune femme, avouant convoiter les formes de l’influenceuse américaine Sommer Ray, 20 ans, 15 millions d’abonnés et un postérieur qui fait tout autant d’envieuses. J’essaye vraiment de le faire grossir, au maximum.”

Plein de gens de dos.
Plein de gens de dos.

Car en 2017, pour faire gonfler son nombre d’abonnés sur Instagram, mieux vaut aussi faire gonfler son fessier. Les fesses et l’emoji pêche, qui les représente, se sont unis pour régner sur le réseau social et introniser le belfie, variante diamétralement opposée du selfie, soit un cliché où l’arrière-train est mis en avant. Pour se rendre compte de l’importance du phénomène, il suffit de rechercher le hashtag #Ass sur Instagram : ce sont au moins 6 millions de paires

Aujourd’hui, les filles qui ont du succès sur Instagram, elles ont toute un gros boule!
Poppée, fleuriste envieuse

de fesses qui s’afficheront sur votre téléphone ; 1,4 million avec son synonyme #Butt, et près de 200 000 pour sa traduction française (#Fesses, donc) et dérivés (#Fessesbombees, #Fessesmusclees, #Toutdanslesfesses, etc.). Et que dire des comptes les plus suivis sur le réseau en 2016 ? Dans le top 10, pas moins de quatre personnalités connues et reconnues pour leur fessier (Beyoncé, Kim Kardashian, Kylie Jenner, Nicky Minaj). Un coup d’œil chez les fitness girl les plus influentes, Jen Selter, Michelle_Lewin, AnaCheri, Anllela_Sagra (autant de comptes qui frôlent ou dépassent les 10 millions d’abonnés) permet de voir à quel point la fesse est travaillée, entretenue et mise en valeur dans des poses sensuelles récoltant plusieurs centaines de milliers de likes. Ces nouvelles idoles virtuelles obéissent aux lois édictées par leurs grandes sœurs et écrites à coups d’évènements pop : le twerk de Miley Cyrus aux MTV Music Awards (2013), le belfie de Kim Kardashian en maillot de bain blanc (2014) puis sa couverture du magazine Paper, le clip Anaconda de Nicki Minaj (2014) ou, avant ça, l’avènement d’immense stars telles que Jennifer Lopez ou Beyoncé. “Elles sont les symboles, les locomotives du mouvement, mais ce ne sont pas elles qui l’on inventé, il y a une profondeur historique qui dépasse les personnes”, ajuste Jean-Claude Kauffman, sociologue, auteur de La Guerre des fesses (2013), qui rappelle que les gros postérieurs sont adulés depuis des centaines d’années dans les cultures latines et sud-africaines.

À la recherche du booty de J. Lo

Pour parler cul in real life, direction le club Elephant Paname, à Paris. Au cœur du quartier Opéra, l’établissement chic accueille pour le mois de juillet le stage “J. Lo Booty Challenge”, une session de cours intensifs brandissant la promesse de repartir avec les muscles fessiers de la pop star. Tout cela a lieu dans un studio de danse aux plafonds vertigineux, surmonté d’une verrière qui illumine la pièce d’un doux halo. Mais pas le temps d’admirer le parquet d’époque : l’endroit se transforme vite en salle de torture aux allures de boot-camp, piloté d’une main de fer par le coach Réda. Au programme : tentative d’enchaîner pompes et squats en un seul saut qui se veut souple et tonique. Une fois la torture terminée, Poppée, fleuriste de 29 ans, peau diaphane et tenue moulante, met en scène son franc-parler rafraîchissant : “Ah moi je veux un gros cul c’est sûr !” Petite, déjà, elle se déhanchait sur du Beyoncé ou du J. Lo. “Ne serait-ce qu’en écoutant certaines chansons, tu comprends que tu ne peux pas être sexy si tu n’as pas des fesses proéminentes. Et aujourd’hui, les filles qui ont du succès sur Instagram, elles ont toute un gros boule !” Elle le promet : pour atteindre le cul de ses rêves, elle reviendra tout le mois de juillet.

Mais pourquoi ? Pour qui ? Phéliane l’assure : si ses fesses plantureuses, devenues les stars de son compte, sont mises en scène dans de nombreuses photos et vidéos où l’on ne peut que contempler leur parfaite élasticité, ce n’est certainement pas pour plaire aux hommes. “Ce n’est en aucun cas un atout séduction”, déclare, catégorique, la jolie brune, qui s’amuse des commentaires “parfois un peu hard” de certains garçons. Même chose pour Beverley, étudiante rémoise qui a commencé le sport de manière intensive il y a un peu plus d’un an. Pudique, elle s’est pourtant un jour décidé à poster une photo de son postérieur qui commence à s’arrondir, mais a fait machine arrière. “Je me suis mis à recevoir plein de messages de mecs qui me faisaient des compliments du style : ‘C’est super sexy’, mais ce n’est pas du tout ce que je recherche !” Les garçons envoûtés par les arrière-trains parfaits de ces fit-girl, non merci : Beverley les bloque sans plus de préavis. Car la fesse n’a ici pas vocation à séduire, simplement à montrer le degré de contrôle de son corps, estime Isabelle Queval, ancienne sportive de haut niveau et philosophe. “Maîtriser son corps, c’est se maîtriser. Et poster tout cela sur les réseaux sociaux permet de montrer ses efforts pour en modeler telle ou telle partie. Celles qui sont dans la séduction vont préférer d’autres moyens… C’est la différence entre la culture du muscle et de la chirurgie esthétique.”

Toujours un gros problème ça, la transpiration excessive.
Toujours un gros problème ça, la transpiration excessive.

Arti-fesses

Vous avez rendez-vous ?” À l’accueil de cette clinique esthétique parisienne, une jeune femme au sourire figé indique la direction de la salle d’attente. À l’intérieur, de grands fauteuils en cuir gris accueillent femmes d’âge mûr à la peau bronzée perchées sur de hauts talons et jeunes filles au regard timide, baskets au pied. De grands écrans accrochés aux murs blancs aseptisés vantent les mérites du lifting facial ou des injections de botox. Dans le bureau du chirurgien, la sentence tombe en peu de temps : une fesse dans chaque main, l’expert estime que “ça manque vraiment de volume”. Avec le regard indifférent de celui qui en a vu d’autres, il énumère les endroits –insoupçonnés– où il serait possible de prélever de la graisse pour la réinjecter dans le postérieur, afin de lui donner le galbe et la cambrure attendus. C’est l’une des méthodes les plus utilisées pour apporter du volume aux culs plats désespérés : le lipofilling, qui consiste à utiliser la graisse du patient. Lilyane, 50 ans, l’a testée après une perte de poids drastique en décembre 2016 : “Je me suis fait réinjecter 500 grammes dans chaque fesse. Je voulais juste que mon corps soit plus harmonieux, explique celle qui confie aussi être passé sur le billard pour son ventre et sa poitrine. Aujourd’hui, ça me permet d’avoir une jolie cambrure, ce n’est pas provocateur mais on voit que j’ai des fesses.” Quant à Beya, Tunisienne de 29 ans, l’opération est prévue dans quelques mois sur envie de son mari. La prochaine d’une longue liste qui inclut le nez, la poitrine, les injections dans les pommettes, les cernes ou encore les lèvres. “Quand j’étais plus jeune, mes proches me complexaient à mort. Ils me faisaient des critiques sur mon physique mais en même temps, ils étaient contre l’idée que je me le fasse refaire ! Bien sûr, la chirurgie ce n’est jamais un miracle, mais on peut améliorer des choses existantes qui ne plaisent pas”, analyse la jeune femme.

En matière de fesses, celles –ou ceux– qui veulent quand même tenter le miracle, une autre solution existe, sous la forme d’objets ronds, translucides, souples et résistants : les implants glutéaux (comprendre postérieur dans le langage médical). Ils s’insèrent parfaitement sous le muscle grand-fessier selon la technique développée depuis une vingtaine d’années par le chirurgien brésilien

Selon le médecin, l’opération des fesses tend à se généraliser pour son côté “beaucoup moins artificiel” que l’augmentation mammaire
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Raul Gonzalez. Il est même possible d’allier implants et lipofilling pour un résultat optimal, comme le montrent les photos avant/après que le chirurgien fait défiler sur son ordinateur. Un corps de rêve 2017 qui a un prix : compter entre 4 500 et 6 000 euros pour le lipofilling ; de 6 000 à 7 000 euros pour les implants. La technique chirurgicale a beau être jeune, notre médecin parisien semble convaincu que l’opération tend à se généraliser pour son côté “beaucoup moins artificiel” que l’augmentation mammaire. Le business est en plein boom pour cette chirurgie encore jeune : en 2016 aux États-Unis, les demandes pour le lipofilling ou les implants fessiers ont augmenté de 26%*. L’augmentation mammaire reste l’opération la plus demandée, mais n’observe une augmentation des demandes que de 4% la même année. S’il n’y a pas de chiffres précis pour l’Hexagone, la chirurgie esthétique représentait 7,5 milliards d’euros l’année dernière, soit une croissance de 8,5% par rapport à 2015.

La fesse comme étendard social ?

Un verre de rosé à la main, une silhouette élancée vêtue d’un bikini rouge pétant effectue quelques pas de danse sur un clip de rap dans un grand jardin. La caméra tourne autour de la jeune fille pour laisser entrevoir un ventre très plat, des hanches fluettes, et deux fesses arrondies. Elle éclate de rire, secoue ses cheveux châtains et la vidéo se lance dans une nouvelle boucle. Alexis Ren a 9 millions d’abonnés sur Instagram, une vie de rêve passée aux quatre coins du monde et un corps qui réunit à lui seul tous les nouveaux diktats de la beauté féminine : la minceur extrême et le postérieur proéminent. Sous ses photos, les internautes l’accusent tour à tour de faire la promotion de l’anorexie, puis d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique. L’influenceuse est l’incarnation vivante d’une injonction qui pèse toujours sur le corps des femmes : se conformer au culte en vigueur ou changer. “En réalité, nous sommes aujourd’hui partagés entre deux modèles contradictoires, et l’avenir reste ouvert pour savoir si l’un des deux va s’imposer et lequel, analyse Jean-Claude Kauffman Au-delà des modèles de beauté, ce sont des valeurs, des manières d’être qui sont en jeu, des philosophies de la vie.” Plus ou moins photogéniques.

 

*American Society of Plastic Surgeon, rapport de 2016

Lire : le portrait de Raul Gonzalez, spécialiste de la chirurgie plastique des fesses

Par Jeanne Massé


Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".