Il est l’auteur de récits remarqués sur Kanye West, Ben Rhodes –la plume de Barack Obama–, l’industrie des hits ou encore des parieurs de courses de chiens et des gangsters d’Europe de l’Est. À 51 ans, David Samuels a publié le mois dernier Seul l’amour peut te briser le cœur, un recueil de ses meilleurs articles des 20 dernières années. D’Herman Melville à Netflix, entretien autour d’une obsession : raconter des histoires.
Par Grégoire Belhoste
Quand avez-vous commencé à écrire des articles ?
C’était à l’été 1988. J’avais 19 ans. Je vivais avec ma copine à Washington. Elle était super, mais elle avait cette manie de me jeter des trucs dessus quand elle était en colère. Une nuit, après avoir bu une bouteille de vin et fait l’amour, on s’est disputés. Elle m’a jeté un cendrier au visage. Je me suis dit que je devais me tirer, qu’elle était timbrée. J’ai pensé à une amie qui vivait à la Nouvelle-Orléans. Cette année-là, la ville accueillait la Convention nationale républicaine. J’y suis allé en voiture avec une autre amie, Elizabeth Wurtzel, que je connais depuis l’enfance et qui a écrit depuis le livre Prozac Nation. Je n’avais jamais vu la Nouvelle-Orléans ni de convention républicaine. J’avais mis un smoking, grâce auquel j’ai pu aller partout. J’étais avec la famille Bush avant le discours de remerciements, par exemple. Quand je suis revenu de cette étrange expérience, je me suis dit qu’il fallait écrire là-dessus. À Washington, il y avait un journal alternatif, le Washington City Paper. Je suis allé voir le rédacteur en chef dans son bureau et lui ai parlé de mon idée. Il a accepté, en me précisant qu’il ne savait pas s’ils pourraient me payer. Finalement, ils ont mis mon sujet en couverture et j’ai gagné 300 dollars. Être un auteur publié, j’ai trouvé ça incroyable.
Vous dîtes parfois qu’écrire de la non-fiction, ou du journalisme littéraire, ce n’est pas seulement raconter une bonne histoire.
Il s’agit de la seule forme de littérature inventée par les Américains. La non-fiction –soit utiliser les techniques du journalisme pour faire de la littérature– répond à l’origine à des questions typiquement américaines comme ‘Où est la Californie ?’ et ‘Qu’est-ce qui se passe là-bas ?’ (rires) Ce qui mène naturellement à des questions du type : ‘Qui sommes-nous ? Que faisons-nous ici ? Qu’est-ce que l’Amérique ? Qu’est-ce que ça veut dire d’être américain ?’ La non-fiction joue aux États-Unis le même rôle que les romans et le théâtre ont joué en Europe. Ces œuvres racontent des mondes réduits. Même si l’univers sur lequel vous travaillez est très petit, vous écrivez en même temps sur un sujet bien plus grand. Cette dynamique entre le particulier et l’universel donne au genre son énergie. Ces histoires évoquent des personnes, des époques ou des lieux particuliers, mais elles fonctionnent comme de la littérature. Il s’agit de décrire une réalité objective et des états intérieurs mais aussi de dire quelque-chose de plus large sur ce que cela veut dire d’être américain. Les États-Unis ont toujours été un pays en mouvement, même si l’on ne sait plus trop vers quoi aujourd’hui. Au XIXe siècle, c’était un mouvement dans l’espace, à travers un continent énorme, où les frontières étaient élastiques, inconnues et même invisibles. La non-fiction est apparue comme la seule forme suffisamment dynamique pour capturer cette réalité. On le voit avec les premiers grands auteurs américains. Herman Melville a commencé par écrire des livres décrivant ses aventures en Polynésie, ses premiers romans racontent ses voyages passés à chasser la baleine. Cela a finalement donné Moby Dick, qui reste la grande déclaration d’‘américanité’ du XIXe siècle. Edgar Allan Poe a écrit dans les journaux avant d’inventer des histoires. Pareil pour Hemingway. Tous ces auteurs américains que l’on voit comme de purs écrivains ont commencé par le journalisme.
Dans une époque faite de fake news et de communication, cette forme de littérature est-elle plus que jamais nécessaire à la démocratie ?
Ces quinze dernières années, s’est opéré dans les médias une transformation à deux niveaux. La première est la destruction complète des fondations économiques de la vieille presse américaine du XIXe siècle. Comparons cela à un immeuble. Disons que ses fondations ont été détruites par Internet, qui a pris toute la publicité et l’argent. Mais l’immeuble tenait alors toujours debout, même sans ses fondations.
“La non-fiction est la seule forme de littérature inventée par les Américains. Elle joue aux États-Unis le même rôle que les romans et le théâtre ont joué en Europe”
Parce qu’aucun vent suffisamment fort pour tout détruire n’avait encore soufflé. Ce vent est arrivé récemment. Il s’agit des réseaux sociaux, qui ont vraiment explosé aux États-Unis vers 2012 ou 2013 et ont complètement éliminé la presse du XXe siècle. Désormais, lorsque nous parlons de presse, nous parlons en réalité de ces grandes plateformes possédées par des compagnies technologiques, qui ont pris tout le profit et édicté toutes les règles par lesquelles le ‘contenu’ –ce mot dégoûtant– est distribué ou visionné. (Il sort son smartphone) Ceci est un engin à deux voies : je peux envoyer et recevoir. Désormais, sur ces machines, les mots n’ont plus de valeur. Ils sont gratuits. Gratuits à produire, gratuits à consommer. Et le lecteur ne doit pas passer plus d’une seconde et demi à interagir avec le ‘contenu’ avant de passer au suivant. Est-ce que la démocratie est possible avec cette machine comme medium ? Je ne crois pas. Selon moi, le travail de l’écriture et de l’impression, tout en se rétrécissant, est devenu plus important. C’est presque devenu un genre de samizdat, ces manuscrits qui circulaient sous forme de photocopies en URSS. Les gens les lisaient et se disaient : ‘Mon Dieu, tout cela est vrai, voilà ce qu’il faut penser, voilà ce qu’il faut ressentir, c’est bien cela que nous sommes en train de vivre.’ Nous sommes entrés dans une économie underground d’auteurs et de lecteurs. Est-ce que cela me déprime ? Pas vraiment. L’idée que quelqu’un va lire ce que vous avez écrit et penser qu’il s’agit là d’une chose extrêmement importante, c’est l’émotion que recherche chaque écrivain.
Vous-même avez vécu une expérience particulière avec les réseaux sociaux : en 2016, votre portrait de Ben Rhodes, l’ancienne plume de Barack Obama, a déclenché un tollé sur Internet…
C’était une expérience extraordinaire. Ben Rhodes est un jeune auteur de fiction, entré en politique, qui se trouvait alors au centre de l’effort de communication de l’administration Obama. D’abord, je le voyais comme un simple rédacteur de discours pour le président. Mais on m’a expliqué qu’il était bien plus que ça, qu’il était celui qui ‘élaborait le message’. Tout le monde savait qu’il connaissait si bien la façon de penser d’Obama que lorsqu’il était présent dans une réunion, c’était un peu comme si le président était là. Cette histoire me semblait de plus en plus étrange, je souhaitais vraiment rencontrer cet homme. Et à ma grande surprise, il a été extrêmement ouvert avec moi. Au bout d’un moment, j’ai fini par comprendre pourquoi : Ben Rhodes se trouvait à un poste où il exerçait un pouvoir extraordinaire. Mais cette position n’est décrite nulle part, dans aucun manuel sur le fonctionnement du gouvernement américain. Si elle est devenue si importante, c’est précisément à cause des réseaux sociaux. Ben Rhodes voulait que cela soit raconté, pas seulement pour que l’on comprenne sa propre importance, mais surtout parce qu’il avait compris que ces outils étaient nouveaux et que le prochain Ben Rhodes pourrait être une mauvaise personne qui utiliserait les mêmes techniques à mauvais escient. Il voulait que j’en vois suffisamment pour comprendre qui il était et comment cela fonctionnait, comment le système de communication avait soudainement changé et combien il était désormais facile pour une institution comme la Maison-Blanche de manipuler un grand nombre de personnes à des fins politiques. Je ne suis pas un écrivain dont les préoccupations premières sont liées à la politique, mais je suis très sensible aux autres auteurs, ce qu’est Ben Rhodes. Et je m’intéresse aussi à la façon dont les histoires sont racontées, sous différentes formes.
Et donc, que s’est-il passé avec cet article ?
Quelques jours après sa publication, toute la presse de Washington est devenue folle. Car Ben Rhodes expliquait que ces journalistes-là étaient hautement manipulables, manquaient d’expérience, ou de la capacité rationnelle à prendre de la distance avec le message de la Maison-Blanche. La deuxième explosion causée par cet article était liée à la connexion que j’avais établie entre ces techniques de communication et la vente du deal sur le nucléaire iranien.
“L’idée que quelqu’un va lire ce que vous avez écrit et penser qu’il s’agit là d’une chose extrêmement importante, c’est l’émotion que recherche chaque écrivain”
Cela a déclenché un déchaînement politique hautement partisan. Je savais exactement ce que j’écrivais, ma seule erreur avait été de croire que le combat sur le deal iranien était terminé. À ce moment-là, je suis devenu le centre d’attention de la machine que j’avais décrite. Ce qui prouvait, bien sûr, l’existence de cette machine. Soudainement, on a vu des attaques coordonnées sur Internet : des milliers de personnes répétaient les mêmes deux arguments censés me discréditer. Je ne suis pas sur les réseaux, j’ai donc ignoré tout ça, mais cette affaire revenait sans cesse autour de moi via des connaissances, les parents des camarades de classe de mes enfants… J’étais au centre de la grande controverse politique de la semaine en Amérique. J’étais devenu un trending topic sur Twitter. C’était surréaliste. Au bout d’un certain temps, cela m’a énervé. J’en ai eu assez d’être la cible d’une opération politique sur les réseaux sociaux et j’ai décidé de répondre dans le New York Times, où le portrait avait été publié. Et puis Donald Trump a été élu en utilisant les mêmes techniques que j’avais décrites dans l’article. L’opposition s’est également mise à utiliser ses techniques contre Trump. J’ai compris que je n’avais pas seulement écrit sur Ben Rhodes, mais sur la société américaine en train de se ‘recâbler’ profondément. Désormais, au niveau le plus haut comme le plus banal de la vie quotidienne, les gens vivent sur leur téléphone et sur ces plateformes. Sans le savoir, j’ai écrit mon avis de décès et celui de toute ma profession.
Vous avez déjà écrit plusieurs fois sur Kanye West, notamment un long portrait après la sortie de son album Watch the Throne. Vous semblez fasciné par ce personnage. Pourquoi ?
Kanye West a compris qu’il y avait quelque chose de perturbant sur ces plateformes et dans ce monde que les ‘technologues’ disent ‘disruptif’. Je crois que la plupart des personnalités qui marchent sur ces plateformes montrent les signes de ce que l’on appelle couramment la ‘maladie mentale’. Ils sont autistes (rires). Et clairement, Kanye West est maniaco-dépressif. Il parle d’ailleurs publiquement de ce combat contre la maladie mentale. C’est quelqu’un de très émotif et très audacieux. Il essaie vraiment très fort d’être une personne créative et émotionnellement honnête, tout en vivant sur ces plateformes et en créant de l’art. Je crois que c’est un effort voué à l’échec.
Vous avez aussi publié de longs articles sur Justin Timberlake, Prince Paul ou Woodstock. Il y a dix ans, vous avez raconté l’histoire des paparazzis qui ont traqué Britney Spears. Le sujet s’est retrouvé en couverture de l’un des plus vieux magazines américains, The Atlantic, et celui-ci a dû faire face à une fronde d’abonnés, choqués par ce choix. À l’époque, était-ce compliqué pour un auteur de s’emparer de sujets pop ?
L’une de mes astuces consiste à passer de la haute culture à la culture populaire en une phrase. Un jour, un de mes éditeurs a comparé cela à un ascenseur qui peut t’emmener du premier étage au 100e en deux secondes.
“Il y a eu une formidable renaissance de la télé américaine ces dernières années, avec de super séries, qui, en fait, sont des magazines. Elles remplissent la même fonction en racontant des histoires, semaine après semaine, mois après mois”
Créer cet effet m’a pris des années de travail. Et grâce à cela, je pouvais me servir de tous ces magazines comme véhicules pour délivrer mes réflexions. Je pouvais écrire sur Britney Spears et être publié en couverture de The Atlantic. Les lecteurs se demandaient : ‘Pourquoi parler de cette vulgaire pop star qui n’a aucune revendication musicale et qui suscite l’intérêt des moins bons photographes parcourant Los Angeles pour documenter sa dépression nerveuse ?’ Cela les troublait. J’ai fait la même chose avec Kanye West, lorsque j’ai appelé mon article pour The Atlantic ‘American Mozart’. J’avais déjà joué le tour avant, donc c’était moins drôle. Mais bien sûr, cette sorte de hiérarchie culturelle a été détruite brusquement par les réseaux sociaux. Vous ne pouvez plus créer cet effet de choc. Et puis les magazines n’existent plus. Tout le système culturel sur lequel ils reposaient a été remplacé par quelque chose d’autre, qui opère en 280 caractères, où l’identité de celui qui parle n’a plus de signification puisque tout le monde parle en même temps.
Avez-vous l’impression, avec d’autres, d’avoir apporté quelque chose au journalisme musical ? Moins de critique, plus de reportage et d’immersion ?
Pour moi, c’est une seule et même chose. Quand j’écris sur Kanye West, par exemple, il s’agit de le suivre à travers l’Amérique, de sentir ce que les autres ressentent, lui renvoient, et de percevoir ce que cela fait d’être au milieu de tout ça. Je ne suis pas critique musical, ni critique littéraire, ni analyste politique. Je n’ai jamais adopté cette position. Je suis une personne qui sent les choses par le canal des émotions. Mon boulot est de prendre tout ce ressenti et de créer une forme permettant de transmettre cela aux autres. Je me sens comme l’artiste ou le fan, généralement les deux à la fois, mais je ne me sens jamais comme une personne extérieure à cette relation, qui décernerait une note. Je ne suis pas un enseignant dans une classe.
Vos sujets sont très divers : Kanye West, Britney Spears, Ben Rhodes, donc, mais aussi des reportages sur des braqueurs serbes, les Pink Panthers, ou un combattant de MMA. Quel est le point commun entre tout ça ?
Je me vois comme quelqu’un engagé dans un processus qui est toujours le même. Je m’assois dans ma chambre, je vais faire des courses, j’achète des fruits, je reviens à la maison, je joue avec mes enfants. À un moment donné, quelque chose commence à m’obséder ou à me déranger. Parfois, il s’agit de bombes nucléaires. D’autres fois de Kanye West, de courses de chiens ou du président. Peu importe. Je fais une liste de ce à quoi je pense.
En 2008, vous racontiez vouloir quitter le journalisme.
Je voulais arrêter de fumer, aussi.
Mais vous écrivez toujours dans des magazines. Pourquoi ?
Maintenant, je dois arrêter. Parce que le système n’existe plus, les magazines n’existent plus. Il y a eu une révolution technologique qui a imposé une nouvelle forme, pour laquelle je n’ai pas d’intérêt. Je n’ai aucun intérêt à être sur Twitter ou à communiquer avec des gens via Facebook. Cela me révulse. C’est comme ça, je ne peux plus continuer à écrire des articles. Cette forme n’existe plus. Maintenant, la question est : où va-t-elle migrer ? Auparavant, elle s’est déplacée dans les romans, dans la poésie, dans les livres. La fiction, c’est vers là que je vais aller, je n’ai plus le choix.
“L’une de mes astuces consiste à passer de la haute culture à la culture populaire en une phrase. Je pouvais écrire sur Britney Spears et être publié en couverture de The Atlantic”
Pourquoi je ne l’ai pas fait en 2008 ? Même si je savais déjà que c’était la bonne chose à faire, je n’avais pas vu venir les réseaux sociaux. J’ai aussi travaillé pour Hollywood ces quatre dernières années. Aujourd’hui, le dynamisme de la presse est parti vers deux directions. La première, ce sont les livres. La deuxième, la télévision. Il y a eu une formidable renaissance de la télé américaine ces dernières années, avec de super séries, qui, en fait, sont des magazines. Elles remplissent la même fonction en racontant des histoires, semaine après semaine, mois après mois. Les Soprano, The Wire, Deadwood collent plus à leur sujet que ne le font les magazines. Parce que les journaux fonctionnent selon une construction du XIXe siècle. HBO ou Netflix sont devenus les nouveaux magazines. Et à l’intérieur, vous avez des auteurs qui écrivent pour ces séries. Et ils sont excellents. Je passerai peut-être les 25 prochaines années à écrire des livres. Mais une grande partie des personnes comme moi finiront par travailler pour la télé.
Juan Martinez D’aubuisson est anthropologue et l’un des auteurs de non-fiction les plus prometteurs du moment. Après le récit d’un an au sein du gang de la Mara Salvatrucha, il revient avec l’histoire d’un sicario, El Niño de Hollywood. Mais certains voudraient aujourd’hui le faire taire.
Par Pierre Boisson
Ce lundi 1er octobre, Juan Martinez D’aubuisson s’est rendu dans le bureau des douanes du Salvador pour récupérer les premiers exemplaires de son nouveau livre, El Niño de Hollywood, un roman de non-fiction écrit en duo avec son frère Oscar. C’est peu dire qu’il l’attendait: il travaillait dessus depuis plus de six ans et a plusieurs fois risqué sa vie pour cette histoire. Sur place, tout ne s’est pas passé comme prévu. “Un fonctionnaire des douanes, un certain Chicas, m’a dit, avec l’aval de deux supérieurs, que le livre ne passerait pas, pour cause de ‘contenu pernicieux’”, confie aujourd’hui Juan, la voix éraillée. L’écrivain a alors sorti son téléphone portable pour filmer le fonctionnaire des douanes justifiant la censure. Deux policiers sont intervenus, menaçant de le conduire en prison s’il ne supprimait pas l’enregistrement. “Ils se sont montrés très agressifs, poursuit Juan Martinez. À ce moment-là, Chicas, qui est un monsieur d’un certain âge, m’a dit : ‘Attention ! Si je retrouve ça sur les réseaux sociaux, je viendrai chez vous.’ ‘Et une fois chez moi, vous ferez quoi ?’ je lui ai demandé. ‘Discuter avec vous’, il m’a répondu! Cela m’a beaucoup fait rire. Mais en vérité, c’est très triste.”
Juan Martinez D’aubuissson n’est pas un écrivain comme les autres. Anthropologue de formation, il s’est spécialisé depuis 2008 dans l’étude des maras, ces gangs qui ravagent le Salvador et s’entretuent depuis maintenant deux décennies. À 32 ans, il est l’un des chercheurs les plus brillants du continent. Mais Juan Martinez D’aubuisson est un anthropologue allergique aux salles de classe, une dégaine de rocker des années 80 plus que d’universitaire. Pour comprendre les pandilleros, considère-t-il, il faut vivre où ils vivent. Manger ce qu’ils mangent. Voir ce qu’ils voient. Lui a infiltré pendant près d’un an la Mara Salvatrucha, l’un des trois gangs principaux du Salvador. Il a interrogé des chefs de la MS, des sicarios de la MS, des petits assassins, des ennemis de la MS. Tous l’ont ensuite condamné à mort. Lui en a tiré un livre remarquable, publié en 2015: Ver, oir y callar. (Voir, entendre et se taire, non traduit en français). Dans celui-ci, il décrivait les parcours parallèles de Little Down, Moxy, el Destino, Noche, El Ajedrez et les autres dans le labyrinthe de la violence, dans une langue chirurgicale, avec le sens de la rigueur universitaire et le rythme des récits pandilleros. Juan Martinez D’aubuisson n’est pas fasciné par la violence des maras : elle le dégoûte moralement, le rend furieux politiquement. La violence est, dit-il, le résultat de décisions politiques, sociales et économiques prises par les différents gouvernements salvadoriens et américains.
“J’ai vécu avec lui quand il était un assassin”
C’est justement le projet de El Niño de Hollywood, explique-t-il. Décrypter les conséquences de choix politiques et macroéconomiques sur le destin d’un homme, Miguel Ángel Tobar. Miguel Ángel Tobar est un assassin de la Mara Salvatrucha. Lors de son entrée dans le gang, on l’appelait “El Payaso” (“le
La violence est le résultat de décisions politiques, sociales et économiques prises par les différents gouvernements salvadoriens et américains
Juan Martinez D’aubuisson
Clown”), jusqu’à ce qu’il arrache le cœur d’une de ses victimes un jour de 2005. Il est alors devenu “El Niño”, sicario pour la branche Hollywood de la Salvatrucha. Selon ses propres comptes, il a tué de sang-froid 56 personnes. Arrêté par la police en 2009, il est surtout devenu un précieux informateur dont le témoignage a permis de mettre derrière les barreaux une trentaine de haut dirigeants de la Salvatrucha. À partir de ce moment, tout le Salvador – la police, ses anciens amis, ses ennemis – voulait la peau de Miguel Angel Tobar, et a fini par l’avoir, le 21 novembre 2014. De tous, Juan Martinez est sans doute celui qui a le mieux compris les Maras, et certainement celui qui a le mieux connu El Niño. “J’ai vécu avec lui quand il était un assassin de la Salvatrucha, j’ai vécu avec lui quand il était recherché par la police, puis quand il était recherché par tout le monde et que l’on se rencontrait à l’arrière de voitures, le moteur en marche. J’ai parlé avec sa famille, sa femme, et sans doute avec son assassin ou ses assassins.” Il était aussi là le jour de son enterrement. Il y a senti le regard suspicieux des nombreux pandilleros présents, alors il a quitté le cimetière précipitamment puis il s’est mis à écrire.
Juan Martinez D’aubuisson ne sait pas pourquoi les douanes ont empêché l’entrée sur le territoire salvadorien des premiers exemplaires d’El Niño de Hollywood. On considère en Amérique latine qu’il est possible d’écrire sur les gangs, de dénoncer la corruption politique, ou celle de la police, mais que relier les trois est une condamnation à mort. Il le croit aussi. “Le livre met en relation des processus historiques et politiques, menés par les gouvernements du FMLN, et la formation de la Mara Salvatrucha. Je supose pque c’est la raison de cette censure. Mais c’est une interprétation.” El Niño de Hollywood doit prochainement être publié aux États-Unis, au Mexique, en Espagne, et en France, aux éditions Métailié. Mais peut-être pas au Salvador. “Cela me rend triste, solde Juan Martinez D’aubuisson, car je l’ai d’abord écrit pour que les Salvadoriens le lisent.”
Par Pierre Boisson
Malgré les 36 millions de personnes à mobilité réduite en Europe, l’accessibilité reste encore une illusion dans de nombreux endroits. Zoom sur Handiplanet, plateforme collaborative pour les “handivoyageurs”, lancée par Mélina et Emmanuel Kouratoras.
Par Ana Boyrie
“Voyager lorsqu’on a un handicap moteur et une mobilité réduite, c’est parfois le parcours du combattant.” Tout est parti de là. À l’été 2016, Mélina et son frère, Emmanuel, réfléchissent à leurs vacances et jettent leur dévolu sur la Grèce. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Mais les préparatifs se compliquent pour Mélina, atteinte d’une myopathie qui l’oblige à se déplacer en fauteuil roulant. “On s’est rendu compte qu’obtenir des informations fiables sur l’accessibilité était très compliqué, explique la jeune femme. Que ce soit sur les plages, les monuments, les chambres d’hôtel, les restaurants et même les toilettes.”
“L’accessibilité est notée d’une à cinq étoiles. Le nombre détermine le degré d’accessibilité et son appréciation se fait en fonction du degré de mobilité de chacun. Les utilisateurs peuvent aussi ajouter un commentaire et des photos”
Heureusement pour Mélina, son père, d’origine grecque, est alors sur place pour se rendre dans les mairies. Mais souvent, les quelques informations obtenues sont inexactes. “Pour les plages avec rampes et matériels de mise à l’eau, par exemple, il était écrit que l’équipement devait être mis en place au début de la saison, c’est-à-dire en avril. Or, on est partis en juin et rien n’était installé…”
Ça n’a pour autant pas découragé Mélina, qui est quand même partie. Mais d’autres abandonnent. Le manque d’information sur l’accessibilité est tel que l’on estime à 80% la part des personnes à mobilité réduite qui renoncent à leurs voyages. Dernier essai de Mélina: une agence spécialisée qui propose des formules pour personnes à mobilité réduite. Hélas, une fois encore, c’est un échec. Le package est hors de prix et loin d’être garanti à 100% puisque Mélina se retrouve dans un hôtel à Rome supposé être accessible, et finalement en travaux. “Il nous paraissait évident que le surcoût n’en valait pas la peine et que l’on était mieux servis par nous-mêmes”.
Plus de 2 000 adhésions
Et là, c’est le déclic. Mélina et Emmanuel imaginent une plateforme sur laquelle des personnes à mobilité réduite pourraient raconter leurs voyages afin de motiver les autres à faire de même. Six mois après la Grèce, Handiplanet voit le jour. Ce guide de voyage collaboratif made in Nantes couvre plus de quinze pays et rassemble toutes les informations pratiques, bons plans et astuces, publiés par les “handivoyageurs”, inscrits gratuitement sur le site. “L’accessibilité est notée d’une à cinq étoiles. Le nombre détermine le degré d’accessibilité et son appréciation se fait en fonction du degré de mobilité de chacun. Les utilisateurs peuvent aussi ajouter un commentaire et des photos, précise Mélina. Si toutefois un voyageur souhaite de plus amples renseignements, il peut entrer en contact avec les handivoyageurs qui ont évalué les lieux.” Handiplanet devient alors une vraie communauté où, tout comme sur les réseaux sociaux, les inscrits peuvent devenirs amis.
Après deux semaines d’existence, la plateforme compte déjà plus d’une centaine d’adhérents. “Ça plaisait tellement que l’on a décidé d’améliorer la première version.” Mélina et Emmanuel –qui depuis travaillent à plein temps sur ce projet– lancent alors un crowfunding et réunissent 12 000 euros, de quoi publier les nouveautés en février dernier. Au menu: plusieurs langues disponibles, un design amélioré et plus d’engagement. Des changements qui ont porté leurs fruits puisque aujourd’hui, Handiplanet compte plus de 2 000 adhésions. Mais le combat n’est pas terminé et la jeune femme continue sa quête de soutiens. “On est en relation avec l’APF et l’APAJH 44 (Association pour adultes et jeunes handicapés de Loire-Atlantique, ndlr), mais aussi avec des blogueurs spécialisés dans l’handivoyage, avec la société de transport Titi Floris, et nous sommes soutenus par M. Pozzo di Borgo, qui a inspiré le film Intouchables”, explique-t-elle. Dernier objectif en date: faire d’Handiplanet une application smartphone afin que leur devise devienne une bonne fois pour toute réalité: “Un monde accessible pour tous”.
Retrouvez cette rubrique en podcast sur Deezer. www.maif-deezer.com et l’ensembledes articles #ideecollaborative sur maifsocialclub.fr.
Par Ana Boyrie
Dimanche dernier, comme chaque premier dimanche d’août depuis plus de 20 ans, environ 200 personnes venues du monde entier se sont retrouvées sur le port de Moguériec, à Sibiril, dans le Finistère, pour participer au championnat international de cracher de bigorneau. Avec un record à battre, et pas mal de salive à perdre.
Par Laure Giuily
Ce dimanche 5 août, alors que la canicule sévit sur la France, un petit village de la pointe nord du Finistère résiste. À Sibiril, la température peine à dépasser les 24 degrés. Un temps idéal pour célébrer la fête du port de Moguériec. Il est 14h et les visiteurs affluent déjà. Ils sont venus du monde entier avec un objectif clair : faire tomber le record mondial de cracher de bigorneau –11,04 mètres– détenu depuis 2011 par Alain Jourden.
Cette discipline un peu loufoque serait le fruit de l’imagination de…CRS. Chargés de surveiller les baignades même par temps de pluie, ces derniers auraient pris l’habitude de cracher des bigorneaux le plus loin possible pour tuer l’ennui. “C’est ce qu’on raconte, mais est-ce que c’est vrai…” commente Monique Gestin, l’une des huit bénévoles de cette 22e édition. C’est elle qui s’occupe de ramasser les coquillages pour la compétition depuis des années. “J’essaye de prendre à peu près toutes les tailles mais l’idéal, c’est 1,5 centimètre, au-delà, on risque de s’étouffer.” Les mauvaises langues qui accusent le tenant du titre de ne pas jouer le jeu et de venir avec ses propres bigorneaux ? “C’est moi qui les ramasse, je sais que c’est faux. En revanche, il me demande toujours d’en prendre des moyens.” Après une bonne heure de pêche, le seau est plein. Quatre kilos de bigorneaux de chien, une espèce non comestible, qui seront remis en mer après la compétition. “Quand ils auront craché tout ça, on sera riches!” s’amuse Monique, avant de préciser que l’argent récolté pendant la compétition sera reversé à l’école publique de Sibiril.
Balles neuves.
Sa sœur, Michèle, est venue de Concarneau avec son mari et son fils, Gildas, pour l’aider. Dès 10h30, ils étaient sur le pont pour ratisser la piste et gonfler les ballons, avant de prendre un déjeuner léger et arrosé et de filer sur place, où la 22e édition du championnat international de lancer de bigorneau va commencer. C’est à Jean-Yves Gac que l’on doit l’internationalisation de ce concours. “C’est parti d’une déconnade et c’est devenu un buzz, précise Lévy, son compagnon. Mais on ne se prend pas au sérieux, il faut que ça reste drôle.”
Adrénaline, filet de bave et hymne italien
13h55. C’est l’heure de partir. Une fois sur place, Michèle s’occupe de la caisse et Gildas de l’animation. L’inscription coûte deux euros et chaque participant a le droit à trois bigorneaux. Le lancer le plus long est retenu. Évidemment, les concurrents peuvent tenter leur chance plusieurs fois, à condition de repasser à la caisse. Les visiteurs s’attroupent autour de la piste mais personne n’ose se lancer. Pour donner l’impulsion, Carole, une bénévole, montre l’exemple.
Le dernier jet ne sert à rien. On s’époumone. C’est sur le deuxième que tout se joue
Dominique Mastelli, un participant
Elle en profite pour révéler son petit secret. “Il faut bien mettre sa langue dans le trou du bigorneau pour créer un appel d’air.” “Comme à la maison”, enchaîne Gildas, jamais avare d’un bon trait d’esprit. 4,10 mètres. La prestation de Carole pousse les plus timides à se lancer, comme Lois et son père, venus des Yvelines. “Au début, j’avais peur de cracher à cause du monde”, raconte l’enfant de 10 ans, encore ému de sa performance. Le premier jet a été difficile, le bigorneau est resté collé à sa langue, laissant s’échapper seulement un petit filet de bave. Loin de se laisser démonter, Lois a finalement réussi à propulser le coquillage à 3,40 mètres, soit un centimètre de moins que son père, qui avoue avoir contenu son élan par “peur de perdre (s)on dentier”. Il y a les timides, et il y a ceux qui avaient prévu le coup depuis longtemps. Déçus d’avoir manqué ce rendez-vous l’année dernière, Guillaume, 36 ans, et Kévin, son beau-frère américain, sont venus en vélo du village voisin, spécialement pour ça. Cela valait le détour car avec son lancer à 6,60 mètres, Kévin prend la tête de la catégorie internationale. “On s’est entraînés à cracher toutes sortes de trucs ce matin, on est plutôt contents”, se réjouissent les deux compères, avant de partir faire un tour à la buvette.
Entre deux novices, Céline Buffet, tenante du record féminin –5,95 mètres– a tenté de passer incognito. Manque de chance, Monique et Gildas l’attendaient de pied ferme. “Elle remporte tous les titres depuis cinq ans, Céline Buffet est avec nous”, annonce Gildas dans le micro. Tonnerre d’applaudissements. 5,89 mètres. Cela suffit pour remporter le trophée dans la catégorie féminine, mais le record n’est pas battu.
Le terrain de jeu.
Le clou du spectacle a lieu à 17h avec, d’abord, Dominique Mastelli, un psychiatre brestois d’origine italienne, fervent adepte de la discipline. Dominique est venu pour faire le show. Habillé aux couleurs de l’Italie, il commence par faire résonner Fratelli d’Italia, l’hymne italien, afin de se donner un peu de courage avant de s’élancer. Selon lui, “le dernier jet ne sert à rien. On s’époumone. C’est sur le deuxième que tout se joue”. Raté. “On n’a pas gagné la Coupe du monde, alors je devais bien me rabattre sur quelque chose”, lâche-t-il, bon joueur, avant de préciser que cette compétition doit rester “quelque chose de fantasque”. Ce n’est pas vraiment l’avis d’Alain Jourden, qui vient ici chaque année “comme aux JO”. Et pour cause, il a remporté toutes les éditions depuis 2005, exceptée la dernière. Champion de lancer d’artichauts et de cracher de noyau de cerise, le Plougoulmois de 57 ans au record invaincu en connaît un rayon en concours insolites. Malheureusement, il n’est pas venu remettre son titre en jeu cette année. Le record de la journée s’élève donc à 8,18 mètres. Place donc au bal. Les 100 litres de pâte à crêpes prévus pour l’occasion ont été pratiquement écoulés et il n’y a déjà plus de sardines. Mais à défaut de bien cracher, les visiteurs ont bien dansé.
Par Laure Giuily
Avec sa nouvelle marque GoodHome, Kingfisher souhaite révolutionner l’amélioration de la maison. Sa recette : des produits design, de qualité et à des prix abordables. Pour mieux comprendre le lien émotionnel que les gens entretiennent avec leur maison, l’entreprise a collaboré avec l’Institut de recherche sur le bonheur. Meik Wiking, son président, fait le point.
Par Ana Boyrie
Qu’est-ce qui vous a amené à collaborer avec Kingfisher ?
Nous n’avions pas encore observé l’influence de la maison sur le bonheur d’un individu. Parmi les éléments d’un foyer, qu’est-ce qui nous rend heureux ? Nous avons donc posé la question à plus de 13 000 personnes venant de dix pays européens. Notre objectif était de présenter de nouveaux résultats pour tous ceux qui souhaitent améliorer leur qualité de vie, mais aussi pour les chercheurs qui travaillent sur le bonheur de manière générale. Car c’est une quête sans fin… Et jusqu’à présent, nous avions plutôt observé le bonheur à travers la situation professionnelle, sentimentale ou sociale.
Et pourtant, le bonheur est majoritairement lié à notre ‘chez-soi’…
Tout à fait, notre maison participe à 15% de notre bonheur global. C’est presque trois fois plus que ce que l’on gagne (6%), et cinq fois plus que notre statut professionnel (3%) ! L’une des raisons est qu’un foyer répond à des besoins humains fondamentaux, comme celui d’avoir un toit ou le besoin de chaleur… Ensuite, chacun crée un lien émotionnel très fort avec sa maison car elle représente un espace où baisser la garde, se relaxer et se sentir en sécurité. Et c’est aussi un lieu où nous pouvons exprimer notre personnalité en toute liberté.
En quoi notre maison reflète notre personnalité ?
Premièrement, nous affichons notre style, nos goûts, à travers le mobilier et les couleurs des murs, etc. De plus, inconsciemment, nous indiquons le contexte social dans lequel nous évoluons. Mais surtout, notre maison est le lieu où nous donnons vie à notre passé, notre présent et notre avenir. Que ce soit à travers des photos, des objets de déco ou des souvenirs rapportés de voyage… À l’inverse, si une personne se sent mal, il est assez courant de constater plus de laisser-aller dans l’entretien.
Comment savoir si l’on est heureux chez soi ?
Pour mesurer notre degré de satisfaction, nous avons relevé cinq sentiments : la fierté, le confort, l’identité, la sécurité et le contrôle. La fierté est de loin le sentiment le plus important tandis que le confort arrive en deuxième position. Nous avons également remarqué qu’un accès direct à la nature influence fortement notre bonheur et notre bien-être. Que ce soit un jardin, un champ, un parc communal ou un balcon.
Y a-t-il des pièces qui retiennent particulièrement notre attention ?
La cuisine et la salle de bains ! C’est probablement dû au fait que nous passons beaucoup de temps dans ces deux pièces. La cuisine est l’endroit où nous préparons le repas mais aussi où nous aimons nous réunir et discuter avec nos proches. Surtout aujourd’hui, avec la tendance des cuisines ouvertes sur la salle à manger ou le salon.
Étonnamment, notre sentiment de bonheur dans notre foyer se renforce après 50 ans. Comment l’expliquez-vous ?
C’est essentiellement lié à la stabilité. La plupart des quinquagénaires ont atteint une grande majorité de leurs objectifs. Nous avons ce que nous souhaitions dans la vie, à savoir des enfants, la maison de nos rêves et une situation financière relativement stable et correcte. De plus, à cet âge-là, nous sommes plus susceptibles de vouloir nous poser. Le fait d’envisager sérieusement de passer le restant de ses jours dans un lieu spécifique signifie aussi que nous sommes plus enclins à y consacrer du temps et de l’énergie. Sans surprise, donc, après 50 ans, nous observons une augmentation des travaux de rénovation.
Et pour ceux qui considèrent l’amélioration de la maison comme stressante ?
GoodHome est la solution ! La nouvelle marque de Kingfisher se déploie progressivement en ligne et dans ses points de vente français, Castorama et Brico Dépôt. Les Français vont découvrir différents produits issus entre autres de l’univers de la peinture et de la salle de bains. Grâce à des solutions innovantes et de nouveaux concepts de magasin, à commencer par un format express –mêlant expérience d’achat digitale et conseils d’experts –, GoodHome rend l’amélioration de la maison simple et accessible à tous. Ainsi, tous ressentiront ce fameux sentiment de fierté. Et plus nous sommes fiers de notre maison, plus nous sommes heureux.
Par Ana Boyrie
“Anne, Jean-Yves, Thomas, Manos, Bruno, Marc-Alexandre et moi.” Lui, c’est Marc-Aurélien Ducourtil, aide-soignant au centre psychiatrique de Saint-Étienne-du-Rouvray. Cet homme de 34 ans fait partie des quatre employés qui ont décidé de faire une grève de la faim dans la banlieue de Rouen il y a douze jours, après une grève classique entamée le 22 mars et avant d’être rejoints dans leur action par trois collègues. Aujourd’hui, ces sept-là sont tous dans le même bateau : celui de ceux qui ont accepté de mettre en danger leur santé en espérant que le gouvernement finisse par les entendre. Car au centre psychiatrique du Rouvray, qui compte aujourd'hui 1 900 employés, les conditions de travail ont largement dépassé le stade de l’indécence. Les octogénaires hébergés dans des placards et les adolescents violés par d’autres patients majeurs sont là pour le prouver. Entre autres.
Par Matthieu Pécot
Vous avez entamé il y a douze jours avec trois de vos collègues –avant d’être rejoints par trois autres – une grève de la faim, après deux mois de grève classique. Que réclamez-vous ?
On réclame trois choses. Déjà, la création d’une unité pour adolescents. Aujourd’hui, tel que les choses sont faites, un garçon de 12 ans qui déprime peut très bien se retrouver dans la même chambre qu’un pervers sexuel de 40 ans. Sur la dernière année, on a eu quatre plaintes pour viol sur mineur(e). On veut aussi la fermeture de ce que l’on appelle les « lits supplémentaires ». Puisqu’on a de plus en plus de patients et qu’il n’y a aucune embauche et peu de moyens mis à notre disposition, on est contraints d’entasser les patients n’importe comment. Il y a des personnes de 80 balais qui dorment dans des placards, sur des matelas de quatre centimètres, ou dans des pièces qui ne ferment pas à clé… On réclame enfin la création de 52 postes. Sur nos premiers tracts, on réclamait 197 postes. On est descendus petit à petit, on a revu ça à la baisse, mais on ne peut pas descendre en dessous de 52. Moins, ça ne servirait à rien par rapport à nos besoins. Et 52 nouveaux postes, ça coûterait 2 millions d’euros par an, ce qui n’est pas grand-chose.
Le centre psychiatrique du Rouvray est le troisième plus important de France en termes de nombre de patients mais ne bénéficie que du vingtième budget. Comment l’ARS et le ministère justifient-ils le fait de ne pas augmenter votre enveloppe ?
Avant d’en arriver à la grève de la faim, il y a eu d’autres étapes. On a d’abord entamé une grève classique le 22 mars. Puis on a sollicité l’ARS (Agence régionale
On réclame trois choses : la création d’une unité pour adolescents, la fermeture de ce que l’on appelle les « lits supplémentaires » et la création de 52 postes
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de santé, ndlr), mais sa directrice, Christine Gardel, nous a opposé son mépris en nous disant simplement qu’il n’y avait pas d’argent. On a ensuite profité de la venue au CHU de Rouen d’Emmanuel Macron, qui était là pour parler d’autisme, pour interpeller le directeur de cabinet d’Agnès Buzyn. Mais ces gens-là sont plus dans le dénigrement que dans la compassion. Ils n’ont pas le temps pour l’empathie. Tu sens limite que tu les déranges. Ce sont des administrateurs, pas des gens du milieu médical. Ils te répondent à tout avec des chiffres. On nous a répondu un truc bidon : qu’au regard du nombre de soignants par rapport au nombre d’habitants dans la région, d’autres établissements étaient prioritaires par rapport à nous.
Où en sont vos échanges avec Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé ?
On n’a de nouvelles d’elle que par le biais de communiqués. La dernière chose que l’on nous a dite, c’est qu’il y aurait un énième audit mercredi prochain pour venir constater nos conditions de travail. Sauf qu’il y a déjà eu un audit l’année dernière et un autre l’année d’avant. Et que le résultat a à chaque fois relevé la même chose : un énorme manque de personnel qui ne nous permet pas de pratiquer notre métier. Sauf que malgré ces évidences, il n’y a eu aucune embauche derrière. Ça nous paraît inhumain de nous infliger un nouvel audit. On a l’impression que ça ne la gêne pas de voir des gens ne plus s’alimenter. On ressent un mépris énorme à tous les étages : de notre direction au ministère, en passant par l’ARS.
Valérie Fourneyron est médecin, ex-maire de Rouen et ancienne ministre des Sports. Quel était le but de sa visite vendredi après-midi ?
Sachant qu’elle n’a aucun mandat politique, elle est venue en tant que soutien et aussi en tant que médecin, car elle a conscience que la santé de sept personnes est en jeu. Son fils, Nicolas, est infirmier chez nous. Il fait partie des gens qui sont là tous les jours auprès de nous. Lors de sa venue, il n’y avait pas de micro, pas de mise en scène médiatique. On était dans une pièce, nous sept et elle, et on a parlé. Je ne vais pas dire qu’en discutant avec Valérie Fourneyron, on espère atteindre les hautes sphères politiques, mais on a l’impression que ça a une autre portée que quand c’est le voisin du coin qui passe nous voir.
Benoît Hamon vous a lui aussi rendu visite trois jours auparavant. Même s’il n’est pas au gouvernement lui non plus, le fait de voir doucement défiler des personnalités politiques est-il un signe encourageant quant à l’issue de votre action ?
Oui ! Tous les soutiens sont bons à prendre. À la différence de Valérie Fourneyron, Benoît Hamon est peut-être venu se faire un peu de pub. Mais tant qu’il nous en fait aussi un peu à nous, ça nous va ! On est dans une situation où on ne peut pas se permettre de refuser le moindre geste de soutien. Car tous les jours sont compliqués. Le moral est fluctuant. Moi, le matin, je suis en forme, mais le soir, je ne vais pas bien du tout. C’est l’inverse des autres, qui accusent le coup en début de journée et vont un peu mieux à la fin. En fait, il n’y a pas de vérité scientifique, les corps ne gèrent pas tous de la même manière une grève de la faim.
Combien de temps pouvez-vous tenir cette grève de la faim ?
Forcément, on s’est un peu renseignés. Au début des années 80, les Irlandais ont fait 70 jours et dix d’entre eux sont morts. Les Kurdes, c’est particulier parce qu’ils ont droit au sucre dans une certaine mesure. Ils ont tenu une quarantaine de jours. L’année dernière, à l’hôpital de Limoges, ils ont obtenu des postes au bout de cinq jours. Nous, ça fait douze jours. Je pensais que le ministère de la Santé se souciait un peu plus de la santé de ses agents… Ici, le moral peut varier d’une seconde à l’autre. Un communiqué de l’ARS qui rappelle à quel point elle nous snobe a le pouvoir de nous détruire. Puis, quand on apprend qu’un média va parler de nous, on s’arrête de pleurer.
Vous pleurez beaucoup ?
Il y en a énormément d’entre nous qui chialent. Des crises de larmes, des coups d’énervement… Tous les matins, on sort devant l’hôpital et une centaine de collègues sont là pour nous applaudir. C’est émouvant, non ? Les six autres ont les larmes aux yeux. Moi, c’est le contraire. Je ne ressens plus rien. Je dois vite voir un psychologue parce que ça m’inquiète. Cette grève de la faim fait de moi un robot sans âme. Et je ne dis pas que je suis quelqu’un de forcément dur de manière générale. Dans la vraie vie, je chiale facilement. J’ai même lâché une larme à la fin d’Avengers.
Qu’est-ce qui vous manque le plus au niveau de la nourriture ?
Les autorités sont plus dans le dénigrement que dans la compassion. Elles n’ont pas le temps pour l’empathie. Ce sont des administrateurs qui te répondent à tout avec des chiffres
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L’envie de bouffe est là en permanence… Koh-Lanta, je le fais facile ! Moi, ce qui me manque le plus, depuis le premier jour, c’est de croquer dans une part de pizza. Le bout pointu, là, où il y a le moins de pâte… Plein d’huile, plein de fromage… Je pense à cette bouchée de pizza une fois par minute. Et le pire, c’est que quand cette action sera terminée, on passera par une phase d’alimentation à base de bouillons et tout ça, le temps que notre corps se réadapte. Les médecins nous ont bien alertés sur ça, en prenant l’exemple de la guerre : des juifs qui, à la sortie des camps, sont allés naturellement manger à leur faim sont morts deux jours plus tard parce que leur corps n’était pas préparé à cela.
Un médecin qui vous a auscultés a constaté que certains d’entre vous n’avaient pas bien abordé ce jeûne. Et il vous a rappelé que le manque de potassium pouvait mener à l’infarctus…
Tout cela est vrai. On le savait déjà, mais le médecin nous a rappelé que le potassium est primordial pour tous les muscles. Et le cœur est un muscle… Quand on sait ça, on comprend les risques qui se présentent à nous. Deux collègues sont déjà allés au CHU de Rouen pour se remettre d’aplomb. Mais ils sont aussitôt revenus poursuivre l’action avec nous. On fait des prises de sang tous les jours pour savoir où on en est. Pour l’instant, moi, ça va, je tiens, même si je deviens une crevette. J’ai perdu sept kilos. J’en faisais 71, je suis passé à 64. J’étais pas mal musclé – je fais du football américain en club – mais là, j’ai tout perdu. Je sais déjà que je vais devoir attendre quelques mois avant de reprendre le sport.
L’humour a-t-il sa place dans votre quotidien ?
Entre nous sept, on se l’autorise. On se vanne sur la bouffe, sur nos physiques. Rire, c’est obligatoire.
Envisagez-vous de tout plaquer pour changer de voie ?
Pas un seul instant ! Si je fais ce métier, c’est parce que c’est une vocation. Parce que j’adore ça. Parce que soigner des gens en leur parlant, même si ce sont des fous, ça me paraît simple. C’est ce que je sais faire de mieux. Je suis fait pour ça : parler avec les patients. Et là, je n’ai pas le temps de le faire parce qu’on n’est pas assez. Avant, parfois, je prenais un ballon et deux ou trois patients qui n’allaient pas bien, et on allait jouer au foot. Ça les aidait à penser à autre chose. Je ne l’ai plus fait depuis un an et demi.
Vous avez vu beaucoup de collègues partir en dépression ces derniers mois ?
J’ai un chiffre : par rapport à l’année dernière, il y a eu une augmentation de 40% des arrêts maladie. Ça inclut les petits arrêts maladie de rien du tout, les
Je travaille là depuis sept ans, un collègue depuis 29 ans. J’ai déjà assez de recul pour avoir vu les conditions se détériorer. Alors lui…
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classiques, mais aussi, évidemment, les dépressions, les troubles anxieux, les blessures physiques… Bah oui, quand on n’est pas assez par rapport au boulot qu’il y a à faire, les patients le ressentent. Les plus violents pètent les plombs plus facilement. C’est pour ça qu’il faut que l’on soit assez, pour avoir le temps de discuter avec eux. Pour empêcher l’escalade de l’agressivité, il faut du temps. Parfois, mon boulot consiste à parler toute une matinée avec un seul patient qui me répète en boucle qu’il est en pleine conversation avec Dieu. Quand il y en a 30 autres qui m’attendent derrière, forcément, je n’ai le temps de rien… J’ai arrêté de compter les collègues qui se sont fait casser la gueule par des patients qui sentent qu’on est de moins en moins capables de les aider. Ce sont peut-être des fous, mais ça, ils le comprennent très bien.
Depuis quand bossez-vous là-bas ?
Sept ans. Parmi nous sept, je suis celui qui a le moins d’ancienneté. Un collègue est là depuis 29 ans. J’ai déjà assez de recul pour avoir vu les conditions se détériorer. Alors lui…
Comment votre entourage vit-il cette situation ?
Ma mère appelle tous les jours la direction en pleurant et en demandant s’ils comptent vraiment me laisser crever.
Par Matthieu Pécot
À l’affiche de Manhattan Stories de Dustin Guy Defa, qui sort ce mercredi au cinéma, la jeune Tavi Gevinson débute au cinéma, mais pas dans la vie. À 11 ans, elle était déjà la petite fille préférée de l’Amérique. Mais comment passer de blogueuse mode à actrice respectée ? Elle raconte.
Par Hélène Coutard
C’est Tavi.
L’année des 12 ans de Tavi Gevinson, en 2008, son père lui offre une nouvelle. Elle s’en souvient comme d’un petit livre pour enfants du nom de Claudine. Comme Tavi, Claudine a 12 ans ; comme Tavi, Claudine écrit un journal. Sa belle-mère le trouve et le publie, et le monde commence alors à s’intéresser à Claudine. Puis, la belle-mère raconte que c’est elle qui a écrit le journal. Et au lieu de nier, Claudine en a tellement marre d’avoir l’attention des médias braquée sur elle qu’elle laisse tout le monde croire que c’est en effet l’œuvre de sa belle-mère, et retourne dans son petit monde fait de jouets et de rêves d’enfants. Rétrospectivement, Tavi pense que ce n’est pas un hasard si son père lui a offert ce livre cette année-là: c’est aussi l’année où Tavi est devenue une star, et en a subi les conséquences. “Il voulait me dire que l’attention ne veut pas dire bonheur, et que je n’avais rien à prouver à personne.” Dix ans après, Tavi Gevinson a désormais tout à prouver à tout le monde, et elle est prête.
Alors que sort ce mercredi au cinéma Manhattan Stories, de Dustin Guy Defa, archétype de cinéma new-yorkais indépendant réussi, la jeune fille de 22 ans enchaîne les interviews promo. Ce n’est que son deuxième rôle au cinéma –après un petit rôle dans All About Albert en 2013– mais ce ne sont pas ses premières interviews. L’Amérique connaît Tavi Gevinson depuis qu’à 11 ans, elle est devenue la plus jeune des blogueuses mode invitée à tous les défilés de la Fashion Week. C’était un après-midi d’ennui de 2008. Chez sa copine Caroline, Tavi rencontre la grande sœur de celle-ci, une adolescente de 16 ans avec un placard bien rempli. Elle a aussi un blog de mode, qu’elle montre aux deux fillettes. Vivant dans une banlieue d’Oak Park, près de Chicago, qu’elle a parfois comparée au film Virgin Suicides, Tavi n’a pas franchement grand-chose de plus excitant à faire que de s’inscrire immédiatement sur Blogspot et de lancer sa propre page. “Alors voilà, je suis nouvelle ici. Récemment, je me suis beaucoup intéressée à la mode, je prévois de poster quelques photos mais pour l’instant je débute. Sincèrement votre, Tavi.” Ce sera son premier post : “Style Rookie” est né.
“À l’époque, j’avais l’impression que certains pensaient: ‘C’est scandaleux que ses parents la laissent venir aux défilés, elle devrait être au lycée.’ J’avais envie de répondre: ‘Les filles sur le podium ont le même âge que moi!’”
Les photos viendront bientôt: Tavi, dans son jardin, se prend seule à l’aide d’un trépied, sans sourire, dans des tenues de sa création, souvent des superpositions de vêtements colorés, accordant peu de cas aux motifs, saisons ou couleurs. Le tout ressemble régulièrement à un déguisement, mais démontre une culture de la mode rare pour une petite fille du Midwest américain. Tavi se met aussi à écrire des critiques des dernières collections de la Fashion Week et, surtout, raconte sa vie de jeune adolescente: les films et livres qu’elle découvre, ses après-midi avec ses copines. Le buzz est immédiat. Alors que Tavi Gevinson poste une vidéo d’elle en train de chanter (littéralement) les louanges de Rei Kawakubo, designeuse pour Comme des Garçons, celle-ci l’invite avec sa mère au Japon pour son nouveau défilé. En 2010, John Galliano la fait venir au sien avec son père, lors de la Fashion Week à Paris. Rapidement, son lectorat atteint les 50 000 lecteurs par jour. C’est le moment où le scepticisme gronde: on raconte qu’elle est forcément aidée par un adulte, qu’elle n’a peut-être même pas 12 ans, ou alors que tout cela n’est qu’un piège marketing orchestré par des parents en quête de fortune. Mais rien qui ne suffise à briser son ascension. La petite silhouette frêle de Tavi –son mètre cinquante et ses 14 ans– est devenue une vision habituelle des défilés new-yorkais. Bientôt, elle est invitée à interviewer les couturiers, à discuter avec Karl Lagerfeld, à s’asseoir au premier rang. Elle apparaît dans le New Yorker et le New York Times. Elle devient ce que l’on appelle une It-girl, mais miniature: quand elle a une peine de cœur, elle prend un avion pour débriefer avec Taylor Swift. En 2009, Teen Vogue lui décerne le titre d’“adolescente la plus chanceuse du monde”.
“L’Amérique est obsédée par la jeunesse”
Aujourd’hui, Tavi Gevinson regarde tout cela de loin. Depuis son appartement de New York, elle se souvient : “Je venais souvent à New York quand j’étais petite, je me retrouvais avec des gens de trois ou quatre fois mon âge, qui me parlaient comme à une adulte. Ensuite, je retournais au lycée, où mes profs se fichaient de savoir ce que je faisais de ma vie. Ils voulaient juste mes devoirs à temps. Et les autres élèves connaissaient tout de mes activités extrascolaires, mais étaient généralement assez bizarres avec moi.” Finalement, Tavi ne sait pas trop ce qui est le pire: le monde impitoyable de la mode, ou le lycée. Au moins, au lycée, personne ne tweetera pour se plaindre de sa présence, comme cette journaliste de Grazia, en 2010, lorsque le chapeau –démesuré– de Tavi, au premier rang, lui bloquait la vue d’un défilé. En creux, Tavi sent bien que certaines personnes préféreraient la voir retourner à l’école. “J’avais l’impression que certains pensaient : ‘C’est scandaleux que ses parents la laissent venir, elle devrait être au lycée’, et j’avais envie de répondre : ‘Les filles sur le podium ont le même âge que moi!’ Tellement de filles qui font ça sont mineures, et le font pour pouvoir envoyer de l’argent à leur famille. Mais les gens s’en fichent parce qu’elles ne sont pas vues ni entendues.” Après une pause, elle ajoute : “Si le mouvement #MeToo n’a pas vraiment atteint le monde de la mode, c’est parce que si c’était le cas, tout le monde tomberait.”
Tavi Gevinson à côté de Maria Sharapova, lors de la Fashion Week.
Au milieu des critiques, Valerie Steele, directrice du musée du Fashion Institute of Technology, touche un point sensible dans le New Yorker : “L’aurait-on remarquée si elle n’avait pas 13 ans? Si elle avait créé ce blog à 23 ans, on aurait dit : ‘Ouais. Et?’” L’ironie de la situation n’échappe pas à Tavi. Dès 2010, elle déclare: “Plus je grandis, moins les gens peuvent se dire: ‘Wow, elle n’a que 13 ans!’ Tant pis, autant que j’attire l’attention pour ma crédibilité. Et si ce n’est plus le cas, c’est peut-être que je n’avais aucune crédibilité. Alors je regarderai les défilés en streaming. Ce qui m’intéresse, ce sont les vêtements.” Tavi a désormais 22 ans : difficile de passer encore pour une adolescente. “Il y avait, et il y a toujours, une part de moi qui a peur de perdre de ma pertinence, admet-elle. Mais c’est le cas de tous les jeunes gens qui travaillent et vivent en Amérique. Ce pays est obsédé par la jeunesse, les gens y dépensent des fortunes pour combattre la seule chose dont on est sûr : que l’on vieillit tous, et qu’ensuite on meurt.”
Pour ne pas disparaître, Tavi a dû s’adapter. Dès 2010, elle annonce la création du magazine en ligne Rookie, inspiré de son blog mais surtout de Sassy, une publication des années 90 pour adolescentes fans d’indie rock. Tavi s’associe même avec la rédactrice en chef historique de Sassy, Jane Pratt. Lancé en septembre 2011, le site atteint le million de visite en six jours. Comme Sassy, Virgin Suicides ou les meilleurs romans initiatiques, Rookie esthétise l’adolescence et emprunte parfois ses mots à Joan Didion pour exprimer “cette conviction adolescente que ce que vous vivez n’est jamais arrivé à personne avant”. Sauf que si, et pour le prouver, Tavi crée la section “Ask a Grown Man” (“Demandez à un Adulte”), dans laquelle Jon Hamm, Paul Rudd ou Judd Apatow défilent pour donner des conseils aux ados. Le site est unanimement félicité pour son mélange de mode et de féminisme. Dans sa quête de culture, Tavi a découvert les Riot Grrrl, Daria, Ghost World, et n’hésite pas à profiter de la première semaine de Rookie pour rédiger un édito sur la façon dont l’Amérique encourage la compétition entre les femmes : “Vous n’êtes pas sexiste, vous avez juste été élevé autour d’un certain nombre d’entre eux, qui prennent la forme d’affreux magazines ou films dans lesquels les femmes se battent en permanence pour le même homme, le même titre, où le personnage principal observe l’autre fille avec les cheveux brillants, qui flirte avec un mec en souriant et ne ressent rien d’autre que de la rancœur.” “J’ai beaucoup de rêves pour Rookie, pose Gevinson. Il ne s’agit plus exclusivement de moi.”
“Ce pays est obsédé par la jeunesse, les gens y dépensent des fortunes pour combattre la seule chose dont on est sûr : que l’on vieillit tous, et qu’ensuite on meurt”
Et donc, en parallèle, Tavi s’est trouvé un nouveau métier : comédienne. Qu’elle avait déjà en réalité commencé à sonder plus tôt. À peine diplômée du lycée, Tavi déménage seule dans le centre de Chicago et décroche son premier rôle au théâtre : elle joue dans This Is Our Youth de Kenneth Lonergan, aux côtés de Michael Cera. Son rôle est celui d’une jeune fille anxieuse qui essaie de grandir dans l’Amérique de Reagan. À 18 ans, elle croit à peine à sa chance: “Je n’arrêtais pas de me rappeler que j’avais eu le rôle légitimement, que j’avais passé plusieurs auditions, que le metteur en scène ne savait pas qui j’étais quand il m’a choisie…” À la suite de cette expérience, Tavi enchaîne les pièces et le cinéma, et zappe finalement la fac. “Même si c’est vrai que certaines grosses productions choisissent des acteurs selon leur nombre de followers sur Instagram, j’ai dû auditionner pour tout”, précise-t-elle. Et à ceux qui doutent de ce qu’elle raconte, Tavi offre en guise de réponse un haussement d’épaules. Elle a déjà connu tout cela. “Quand j’écrivais le blog, les gens pensaient que je ne méritais pas ma place aux défilés. Mais dans le même temps, les premiers rangs étaient remplis de ‘filles de’, qui venaient juste d’une famille avec de l’argent et qui n’avaient même pas de job. De toute façon, c’est comme ça. La mode n’est pas une méritocratie, Hollywood n’est pas une méritocratie. L’Amérique n’est pas une méritocratie.”
Par Hélène Coutard
Il a été romancier, reporter, essayiste, icône accidentelle de la mode. A fréquenté les hippies des années 60, les astronautes de la NASA, les oubliés de l’Amérique profonde, s’est moqué des critiques d’art de Park Avenue, puis a dépeint l’Amérique des 50 dernières années en quatre romans monstres. Tom Wolfe, le père fondateur du Nouveau Journalisme et auteur notamment du Bûcher des vanités, est décédé hier, à l'âge de 87 ans. Il y a quelques mois, il nous recevait chez lui pour raconter ses mille vies, à l'occasion de la sortie de ce qui sera sa dernière œuvre, Le Règne du langage –alors qu'il avait “encore peut-être huit idées de livres”. En costume blanc et le sourire en coin, fidèle à sa légende.
PAR HÉLÈNE COUTARD, À NEW YORK / PHOTOS: ROGER KISBY POUR SOCIETY
Vous êtes arrivé de votre Virginie natale à New York en 1962, pour travailler au Herald Tribune. C’était comment?
À l’époque, je vivais dans un petit hôtel miteux. Chaque matin, je me levais, j’achetais une part de tarte, et je marchais jusqu’au journal. Je me sentais un peu seul, mais courageux et noble. Et puis un soir, je croise une fille que je n’avais pas vue depuis la fac et qui me dit: ‘Je vais à une fête, viens.’ L’appartement était situé à l’ouest de la ville, c’était celui d’un homme très riche, parti pour l’été. La bossa nova commençait juste à être à la mode. Lors de la soirée, un homme lance à un autre: ‘Allez, joue-nous un truc!’ Le type attrape sa guitare et se met à jouer The Girl from Ipanema. C’était Antônio Carlos Jobim lui-même! Cette nuit-là, en rentrant, j’ai pris un taxi mais je n’avais que 99 cents en poche. Je me suis dit que j’allais arrêter la voiture quand le montant serait atteint et finir à pied. Mais je me suis endormi et le taxi a roulé jusqu’à chez moi. Quand il s’est arrêté, j’ai donné tout ce que j’avais au chauffeur et je suis parti en sens inverse de la circulation, pour ne pas qu’il me poursuive. Trente secondes après, j’entendais la voiture s’arrêter à ma hauteur et le chauffeur me hurler: ‘Hey! Tu m’as donné neuf cents en trop!’ Il m’a balancé la monnaie par la fenêtre. C’était ça, New York.
C’est lors de ce même été que vous écrivez votre premier article de ‘Nouveau Journalisme’, pour Esquire…
Le Herald Tribune m’a envoyé couvrir une petite course de voitures customisées en Californie. C’étaient des jeunes hommes qui récupéraient des vieilles bagnoles et les bricolaient, avec des designs complètement fous. C’était juste un petit article de news, mais je me suis dit qu’il y avait un sujet plus important à faire. J’ai donc proposé l’idée à Esquire, qui a accepté de me renvoyer en Californie parce qu’on était en pleine grève des journalistes et qu’ils avaient besoin de monde. Au début de la grève, il y avait sept journaux à New York ; à la fin, il n’y en avait plus que trois –merci les syndicats! Byron Dobell, le rédacteur en chef d’Esquire à l’époque, connaissait vaguement mon nom pour une brève que j’avais écrite sur la visite à Coney Island de Robert M. Morgenthau, un candidat démocrate au poste de gouverneur de New York. Il y a une tradition démocrate qui veut que tous les candidats soient obligés de venir manger un hot dog chez Nathan’s à Coney Island pour montrer que ce sont des hommes proches du peuple. Mais Robert M. Morgenthau venait d’une famille très riche et il avait été complètement dégoûté à la vue de ces hot dogs. Il avait écourté la visite. Je l’avais suivi jusqu’à sa voiture, où son fils de 5 ans était en train de s’enfiler un hot dog
J’ai une théorie qui s’appelle ‘l’information compulsive’: je pense que quand on demande à quelqu’un une information qu’il détient, il aura forcément cette pulsion de nous la donner
Tom Wolfe
sur la banquette arrière. J’avais conclu en écrivant: ‘Quelque part, la politique, c’est dans le sang.’ Bref, ça avait plu à Dobell et il m’a donc renvoyé en Californie pour écrire cet article sur les voitures customisées. J’étais logé dans un hôtel chic, et j’ai parlé à tous les acteurs de cette scène. Puis je suis revenu à New York. Mais quand j’ai essayé d’écrire l’article, malgré toutes mes notes, je n’y suis pas arrivé. Je n’avais jamais écrit pour un magazine avant, seulement pour des quotidiens. Alors j’ai traîné, traîné… jusqu’à ce que Dobell m’appelle pour me réclamer son dû. Je lui dis que je n’y arrive pas, et lui me répond que le magazine a dépensé 10 000 dollars dans des photos en couleurs pour illustrer l’article et qu’il faut absolument que je rende quelque chose. Puis, il me dit: ‘Bon, OK, envoie-moi tes notes, on va prendre un mec qui sait écrire’–la pire chose qu’on m’ait jamais dite de ma vie. Alors, je m’assois devant ma machine à écrire vers 23h pour lui écrire une lettre et lui recopier mes notes. Je commence ainsi: ‘Cher Byron, la première fois que j’ai vu des voitures customisées, c’était à un évènement qui s’appelait le Teen Fair à Burbank, bla-bla-bla.’ Et j’ai écrit comme ça pendant une heure, jusqu’à ce que je me dise: ‘Eh mais en fait, c’est pas mal!’Lorsque j’ai arrêté d’écrire, il était 6h ou 7h du matin. J’avais noirci 48 pages. C’était tout en scènes et en dialogues. Un style très différent de ce que j’aurais fait pour un article, puisque j’écrivais à un ami. Mais plein de gens sont de bien meilleurs écrivains quand ils écrivent une lettre à un ami. Finalement, ils ont enlevé le ‘Cher Byron’ et ils l’ont publié tel quel. J’avais 32 ans, c’était mon premier article de magazine.
Vous avez fini par théoriser ce genre, le Nouveau Journalisme, dans un livre paru en 1973.
C’était une aventure très excitante, qui a commencé avec un petit nombre de personnes. L’une d’elles était Gay Talese, qui écrivait sur le sport à l’origine. Moi, j’étais au Herald Tribune, lui au New York Times, on était plus ou moins dans la même sphère. Gay pensait que le Times ne lui offrait pas assez de liberté, alors il écrivait aussi pour Esquire, dans l’espoir que le Times trouve ça si formidable qu’on lui laisse faire ce qu’il voulait dans ses colonnes. Mais le Times a juste pensé qu’il se la racontait. En juin 1962, il a écrit pour Esquirece papier, ‘The King as a Middle-Aged Man’, sur le boxeur Joe Louis. Ça commençait par le retour en avion de Joe Louis, alors âgé de 50 ans, de New York à Los Angeles. Sa femme l’attend à l’aéroport. Quand elle le voit, elle lui dit quelque chose du style: ‘Joe, tu n’as pas ta cravate!’ –ce qui, à l’époque, était plus important qu’aujourd’hui– et lui, il répond: ‘Oh chérie, je me suis couché tard!’ Et cela continue: ‘Évidemment, quand tu es à New York tu as 25 ans, et quand tu reviens ici, tu en as 75!’ Quand j’ai lu cela, je me suis dit: ‘Gay a dû inventer ce dialogue, ce n’est pas possible.’ En réalité, il s’était débrouillé pour prendre l’avion avec Joe Louis, et il était là quand cela s’est passé. Et j’ai alors réalisé tout ce que l’on pouvait obtenir en faisant cinq fois, huit fois plus de reportages que les autres. Que si on faisait cela, on finissait simplement par être là quand les choses se passent. Jimmy Breslin (célèbre journaliste new-yorkais, ami de Norman Mailer, dont les titres de gloire furent d’avoir été passé à tabac par la mafia italoaméricaine et d’avoir reçu des lettres du serial killer David Berkowitz, ndlr), qui est mort en mars dernier, travaillait comme ça lui aussi. J’ai donc commencé à me dire: ‘Il se passe quelque chose.’
Quelle définition donneriez-vous d’un article de Nouveau Journalisme?
C’est un article qui emprunte quatre caractéristiques généralement utilisées dans la fiction: des descriptions, des retranscriptions de dialogues, des changements de point de vue et la présence de tous les petits détails qui indiquent, par exemple, le statut de quelqu’un. Le cinéma fait ça de manière évidente: dans Le Parrain, on nous fait comprendre que le personnage du producteur de cinéma est très riche rien qu’en montrant son immense maison, ses cheveux, ses draps, etc. À l’écrit, bien sûr, on ne peut pas voir ces choses du premier coup d’oeil. Alors, si deux hommes portent deux costumes différents, que l’un n’est pas cher et que l’autre est un Gucci, il faut l’écrire. Bref, toutes ces caractéristiques étaient utilisées dans la fiction, et je ne voyais pas pourquoi on ne pouvait pas les utiliser dans le journalisme.
Dans The New Journalism, vous regroupez sous ce label des gens comme Gay Talese, donc, mais aussi Joan Didion, Hunter S. Thompson ou Norman Mailer. Certains n’ont pas franchement apprécié cette étiquette de new journalist.
Non, ils n’ont pas aimé que quelqu’un d’autre donne un nom à ce qu’ils faisaient. Hunter Thompson, par exemple, refusait d’accepter le terme et répétait juste: ‘Mon travail est GONZO’ (rires) Tous les journalistes ont des techniques différentes. Breslin était agressif. George Plimpton (journaliste américain spécialisé dans le sport, qui a notamment écrit Paper Lion ou Out of My League sur ses reportages en immersion, ndlr), lui, était très discret. Il attendait que les joueurs lui proposent de venir s’entraîner avec eux. Et après cela, il les suivait
Je ne connais pas un chroniqueur actuel qui soit qualifié pour donner son opinion. Mais ils ont tellement envie de la donner…
Tom Wolfe
partout, sur le terrain, dans les vestiaires. Moi, j’utilisais une technique encore différente: ce que j’appelle ‘la technique de l’homme de Mars’. J’arrivais et je disais: ‘Wahou, ça a l’air vraiment intéressant ce que vous faites! Mais j’arrive de Mars, je ne connais rien, qu’est-ce que c’est?’ Et ça marchait? Il faut savoir que j’ai une théorie, qui est d’ailleurs ma seule contribution à la psychologie, et qui s’appelle ‘l’information compulsive’. C’est-à-dire que je pense que quand on demande à quelqu’un une information qu’il détient, il aura forcément cette pulsion de nous la donner. Si quelqu’un me demande sa route, par exemple, et que je ne connais pas la réponse, cela va m’énerver et je vais lui dire quelque chose comme: ‘Vous me prenez pour qui, l’office du tourisme?’ Mais si je connais le chemin, je vais lui dire: ‘Mais oui, bien sûr, il faut aller tout droit, prendre la troisième, attention pas la deuxième, la troisième sur la gauche, puis…’ Voilà la théorie. C’est peut-être plus difficile maintenant, parce que les gens sont plus méfiants envers les journalistes qu’ils ne l’étaient avant. À mon époque, les bureaux du Herald étaient à Times Square. On descendait poser des questions à des gens dans la rue, et on ne rencontrait aucun problème. Aujourd’hui, il est difficile d’obtenir un nom. Mais il n’y a pas d’alternative: il faut continuer à descendre dans la rue.
On vous a beaucoup reproché la façon dont, au milieu d’un article, vous pouviez vous mettre à parler à la place d’un personnage, comme si vous étiez lui, ce que vous avez fait par exemple avec Phil Spector. Des écrivains comme J. D. Salinger, notamment, ont critiqué votre travail sur ce point. Cela vous a-t-il touché?
J’ai souvent prétendu que non, mais en fait si. J’estime, à tort ou à raison, que si l’on passe assez de temps avec quelqu’un, et que cette personne s’ouvre assez sur sa vie, on devient qualifié pour écrire de cette façon, comme si on était dans sa tête. C’est une forme de narration extrêmement efficace. Je comprends que l’on s’y oppose, et il ne faut pas en abuser bien sûr, mais les personnages sur lesquels j’ai écrit de cette manière ne se sont jamais plaints. Et puis, il faut oser. Beaucoup de journalistes n’osent pas écrire ce qu’ils pensent, souvent parce que le personnage sur qui porte leur article les a aidés et qu’ils ne veulent pas avoir l’air de le trahir. Mais si on n’écrit pas ce que l’on pense vrai, on fait des RP, pas du journalisme.
À l’époque, vous pensiez que ce Nouveau Journalisme allait remplacer la tradition du grand roman américain?
Si vous voulez mon avis, ça l’a remplacé, mais beaucoup ne sont pas d’accord (rires). Il y a eu une période en littérature américaine, entre 1900 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, où le réalisme était la règle. C’est l’époque des auteurs comme Ernest Hemingway ou Sinclair Lewis. Puis soudainement, après la guerre, les écrivains ont pris des manières européennes et se sont mis à écrire beaucoup de romans centrés sur la psychologie. Les auteurs français, notamment, sont devenus terriblement populaires dans les universités américaines. Le réalisme n’était plus à la mode. On était à la recherche de quelque chose de plus sophistiqué, où l’auteur s’arrête au milieu d’une histoire pour dire: ‘Je suis assis à mon bureau à Paris et bla-bla-bla.’ Ce qui peut être intéressant pendant dix minutes, mais qui, passé ce temps, ne fait que tuer l’histoire. Moi, j’aime Zola, même s’il est un peu démodé, et Balzac. Je crois qu’ils sont imbattables. À l’inverse, je n’aime pas beaucoup ces romans psychologiques où toutes les émotions viennent de la famille, de relations passées… Je ne sais pas, ce n’est pas comme ça la vie. Ou peut-être que si. J’ai peut-être tort.
Au fur et à mesure des années, vous avez eu tendance à abandonner l’écriture à la première personne. Pourquoi?
Parce que, finalement, je pense que si vous n’êtes pas acteur dans l’action, mais seulement observateur, la première personne ne marche pas très bien. Dans mon premier papier sur les voitures customisées, dont on parlait tout à l’heure, j’ai écrit à la première personne. C’est une manière de sous-entendre que le journaliste fait partie du coeur de l’évènement. Mais à la relecture, ça ne fonctionne pas vraiment.
Le maximalisme.
Vous voulez dire que contrairement à des gens comme Hunter S. Thompson ou Norman Mailer, voire Truman Capote, vous ne vouliez pas être votre propre sujet?
Mailer écrivait à la première personne, mais c’était parce qu’il n’était jamais prêt à se mettre au second plan (rires). C’est marrant, parce qu’on a tous les deux écrit sur le programme spatial (Norman Mailer avec Of a Fire on the Moon en 1970 sur la mission Apollo 11, et Wolfe avec L’Étoffe des héros en 1979 sur les astronautes de la NASA, ndlr). Son livre à lui était sur Mailer, Mailer, Mailer. On se demandait s’il n’était pas chef de la NASA (rires). Le mien est différent. Hunter Thompson, lui, a fini par devenir très conscient de ce que l’on attendait de lui. Je me souviens d’une fois où il avait écrit un long passage de descriptions, assez direct pour une fois, et puis soudain il s’arrête dans son texte et il écrit: ‘Eh ben alors, qu’est-ce qui arrive à Hunter? Il a perdu son sens de l’humour, c’est terrible!’ Pour moi, c’était une erreur, parce qu’il écrivait tellement bien. Quand sa santé a commencé à décliner, ça ne ressemblait tellement pas à son personnage qu’il nous a annoncé, à quelques-uns de ses amis, qu’il allait se suicider, et il nous a invités à ses funérailles. Et en effet, il s’est suicidé. Son dernier souhait était que l’on envoie ses cendres avec des canons dans l’espace. Je ne pense pas que ses cendres aient atteint l’espace, mais c’était un sacré spectacle.
Vous trouvez que le journalisme a beaucoup changé depuis ces années-là?
Oui. Maintenant, quand je veux acheter un magazine, j’attends qu’il fasse nuit pour que personne ne me voie (rires). Les gens lisent sur Internet aujourd’hui. Mais je pense que vous ne pouvez pas lire autant de longs articles sur écran. Je pense qu’après 1 000 mots, vous perdez les gens. Je peux me tromper, bien sûr. Mais… Le phénomène des blogs est étrange aussi. Les gens ne vérifient plus rien, mais les lecteurs les croient quand même. C’est de là que viennent les fake news. En 1968, Marshall McLuhan avait prédit que la génération née avec la télévision retournerait à une sensibilité primitive et croirait tout ce qu’on lui susurre à l’oreille. Il avait raison.
À la fin des années 60, vous avez aussi passé du temps avec Ken Kesey et ses ‘Pranksters’, ce qui vous a donné matière à un livre, Acid Test. Est-ce que Ken Kesey vous a fait passer son ‘test du cool’?
Oui, il testait tout le monde. Il a demandé à conduire ma voiture et il conduisait comme un dingue sur les trottoirs juste pour voir ma réaction. Je ne voulais pas prendre de LSD avec lui, c’était un genre de test aussi. Même avec lui, je portais une veste, avec une pochette, et il me disait: ‘C’est ta cravate que t’as pliée là pour que personne ne la voie, hein?’ Il était très drôle, très charismatique. Et il avait du recul sur cette notion de ‘cool’ de l’époque. J’aurais pu faire de ce livre un roman, et pas un livre de non-fiction comme je l’ai fait, mais on m’aurait dit: ‘Tu inventes.’ C’était une histoire trop folle pour être un sujet de fiction.
Vous avez attendu 56 ans pour écrire votre premier roman, Le Bûcher des vanités. C’était en 1987. Pourquoi si tard?
J’ai écrit un roman juste parce que les gens disaient: ‘Oh oui, il fait son Nouveau Journalisme, mais il ne s’attaque pas au gros challenge.’ J’ai donc écrit Le Bûcher des vanités, et je ne voulais pas forcément en écrire d’autres derrière, parce que je considérais plutôt le roman comme une forme d’écriture inférieure. Mais le livre s’est avéré être un succès, et je me suis laissé emporter.
Est-ce que votre façon de travailler à vos romans est la même que celle que vous utilisez dans vos articles?
J’ai écrit un roman juste parce que les gens disaient: ‘Il fait son Nouveau Journalisme, mais il ne s’attaque pas au gros challenge.’ J’ai donc écrit Le Bûcher des vanités
Tom Wolfe
Tout à fait. Je fais les mêmes recherches. Pour mon dernier roman, par exemple, Bloody Miami, qui parle de la communauté cubaine et de ce phénomène culturel unique dans le pays –une communauté étrangère qui prend le pouvoir dans une ville–, j’ai passé du temps en Floride. Je ne connaissais pas de Cubains, alors j’ai passé beaucoup de temps à essayer de les comprendre. Pour Moi, Charlotte Simmons (qui se passe dans une université américaine fictionnelle, ndlr), je suis allé à Stanford et d’autres universités, j’ai suivi des cours, je suis allé à des fêtes, etc. Je me souviens d’ailleurs de l’une d’elles, lors de laquelle les étudiants ont appris je ne sais comment que la police du campus arrivait, et où tout le monde s’est mis à partir en courant. Je me rappelle m’être demandé: ‘Est-ce que je dois rester?’ Mais j’aurais été seul sur les lieux au moment de l’arrivée de la police, alors j’ai couru aussi. Avec dignité.
Vous n’avez presque rien écrit qui se rapproche d’un sujet politique depuis Radical Chic en 1970, dans lequel vous racontez une soirée organisée par le chef d’orchestre Leonard Bernstein en l’honneur des Black Panthers. La dernière présidentielle américaine et l’élection de Trump ne vous ont pas donné envie de réécrire sur le sujet?
Je pense que c’est stupide d’écrire en essayant de démontrer une opinion politique, je déteste ça. Les journalistes gâchent leurs carrières à essayer de pousser tel ou tel parti, défendre Trump, attaquer Trump… C’est vraiment la solution de facilité. Prenez le New York Times: il n’y a plus que des tribunes. Toutes ces pages qui pourraient être utilisées pour informer! Et non, ils expriment tous des opinions… Mais ça intéresse qui? Je ne connais pas un chroniqueur actuel qui soit qualifié pour donner son opinion. Mais ils ont tellement envie de la donner…
Dans votre livre Un homme, un vrai, paru en 1998, l’un des personnages principaux est Charles Croker, un riche magnat de l’immobilier d’Atlanta très endetté. Vous n’avez pas été inspiré par Donald Trump?
(Rires) Non, ce n’était personne en particulier! Pour parler de Trump, il n’a évidemment aucune expérience politique, mais je le trouve drôle. Les gens très riches font généralement profil bas sur la question, alors que lui a ce comportement enfantin, il dit à tout le monde que son nom ‘vaut cinq milliards’. Et je crois que beaucoup de gens l’aiment justement parce que personne ne l’aime. J’ai de moins en moins confiance dans les sondages, mais d’après eux, il n’aurait d’ailleurs pas perdu tant de popularité que ça depuis qu’il est président.
Dans Le Bûcher des vanités, le personnage de Sherman McCoy, trader dans une grosse banque, est présenté comme l’un des ‘maîtres de l’univers’. Qui seraient les maîtres de l’univers aujourd’hui, selon vous?
Pas les traders, en tout cas. Le trading informatisé a créé des machines incroyables qui calculent beaucoup plus vite que les hommes. Aujourd’hui, je pense que ce serait plutôt les gens de la Silicon Valley. Très peu de gens qui ont réussi dans ce milieu sont nés avant 1970, je n’arrive pas à trouver le nom d’une seule personne âgée dans ce milieu… C’est fascinant. Mon sujet favori reste d’ailleurs le statut et comment les gens s’y prennent pour l’obtenir. À ce sujet, j’ai lu quelque chose de très intéressant récemment sur une tribu au Brésil: les Piraha. Ils n’ont aucune figure d’autorité, un peu comme une communauté hippie. Aucune règle, aucun statut, aucune ambition sociale particulière, aucune motivation. Ils n’ont personne qui leur dit quoi faire en se pensant supérieur. La grande histoire du statut social reste à écrire.
Ce sera votre prochain livre?
Je travaille actuellement sur un livre de non-fiction. Je viens juste de commencer la partie reportage, les recherches. Je ne peux pas en parler parce que c’est un sujet tellement évident, et pourtant personne ne le regarde! Le reportage va prendre un peu de temps, même si je ne peux plus y consacrer autant de temps qu’avant. Et puis après tout, Zola avait tout fini en deux mois. Et j’ai encore peut-être huit idées de livres! Bien sûr, certaines d’entre elles ont peut-être des dates de péremption… Mais à mon âge, c’est mieux d’ignorer la péremption.
PAR HÉLÈNE COUTARD, À NEW YORK / PHOTOS: ROGER KISBY POUR SOCIETY
À l’heure où les tout-puissants réseaux sociaux et la télé-réalité se sont transformés en tribunaux, François Jost, sémiologue et professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne, explique comment la méchanceté a évolué.
Par Emmanuelle Andreani-Facchin et Manon Michel
Votre livre s’intitule La Méchanceté en actes à l’ère numérique. Mais c’est quoi, être méchant, au juste?
Le terme méchant est un peu enfantin, mais je n’en connais pas de meilleur. En revanche, il y a plusieurs degrés, qui peuvent aller de la médisance jusqu’à la haine. Elle peut également prendre différentes formes, comme le bashing, par exemple, qui relève de la cruauté. Il existe aussi deux grandes catégories de méchanceté aujourd’hui. Ce que j’appelle la méchanceté ad hominem, qui s’en prend à quelqu’un de particulier ; et la méchanceté ad statutum, qui est plutôt active sur Internet, c’est-à-dire qu’il s’agit de descendre quelqu’un sur son statut plutôt que sur ce qu’il dit.
Vous déplorez une ‘démocratisation’ de la méchanceté. Vous pensez que les gens sont plus méchants qu’avant?
Non, bien sûr. Le fait qu’il y ait de la méchanceté n’est pas nouveau, c’est même consubstantiel à l’humain. Mais ce qui est en train de changer, c’est que chacun a désormais la possibilité d’exprimer sa méchanceté, sa jalousie ou sa haine.
Vous dites que cela a commencé avec la télé-réalité. Comment ça?
En encourageant le public à intervenir dans les émissions, la télé-réalité a poussé à la méchanceté. Ça a commencé avec Loft Story, via le système de vote qui avait été mis en place pour éliminer les candidats chaque semaine par téléphone ou SMS. Il ne faut pas oublier que la période correspond aussi au début du téléphone portable pour tous, qui est l’outil qui va permettre d’agir sur l’autre.
D’une certaine façon, Loft Story a encouragé le fait de s’en prendre à l’autre, en appelant à l’éliminer ou en influant sur son existence
Dans son ouvrage La Méchanceté, le philosophe François Flahault définit la méchanceté comme le fait de s’en prendre à l’autre, c’est-à-dire à quelqu’un existant à ma place et que je jalouse, en raison de ma propre finitude. D’une certaine façon, Loft Story a encouragé le fait de s’en prendre à l’autre, en appelant à l’éliminer ou en influant sur son existence. Je vous rappelle que dans cette émission, les spectateurs étaient allés jusqu’à séparer un couple qui s’était formé dans l’émission (Aziz et Kenza, ndlr). La télé-réalité encourage aussi le désir de toute-puissance, dans lequel la méchanceté prend sa source. Pour le spectateur, le fait de pouvoir sortir tel ou tel candidat, par exemple, peut être comparé au jugement dernier. On regarde ce que font les gens et on se dit: ‘Lui, il peut aller au paradis’, ‘Lui, il va en enfer’. Rien qu’en tapant 1 ou 2, le téléspectateur peut mettre fin à la vie médiatique de quelqu’un. Ce n’est pas que le spectateur n’était pas déjà un peu sadique avant. Simplement, on ne lui donnait pas cette possibilité.
Vous analysez une autre forme de méchanceté, qui n’est pas le fait du téléspectateur, mais qui s’exerce entre les candidats.
Après Loft Story, il y a eu une prolifération des émissions où l’on note les gens, comme Un dîner presque parfait ou Quatre mariages pour une lune de miel, qui est vraiment immonde. Normalement, c’est censé être le plus beau jour de votre vie et vous vous faites descendre: ‘Ta pièce montée était nulle’, ‘Ta robe était affreuse’.
Dans votre livre, vous décortiquez une séquence d’un épisode d’Un dîner presque parfait, lors de laquelle une candidate finit par jeter un verre d’eau à la figure de son hôte parce qu’il a critiqué sa salade de fruits.
Il lui reprochait d’avoir servi des cerises venant d’une boîte de conserve. Et donc la fille l’insulte et finit par lui balancer son verre. Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit d’une réaction brute qui n’a rien à voir avec la vérité des rapports sociaux habituels. D’une part, la violence est exacerbée parce que la scène se déroule devant un tiers, le téléspectateur. D’autre part, parce que le concept même de l’émission est de formuler des jugements que normalement, on ne dit pas en face. Dans un dîner normal, on dézingue la cuisine ou les hôtes après, quand on rentre à la maison, mais on le fait entre soi. Dans ces émissions, les candidats sont encouragés à s’affranchir de toutes les normes sociales et de politesse habituelles. Ce qui favorise la violence et la méchanceté.
Mais ce ‘parler vrai’ est plébiscité par le public.
Oui. Dans les commentaires YouTube de cette séquence, personne ne dit que son geste est inacceptable. Au contraire: tous les commentateurs semblent d’accord pour affirmer que quand on invite des gens chez soi, il faut faire quelque chose de plus exigeant à manger. Ce n’est donc pas la violence qui gêne, mais l’hôte qui a mal fait la cuisine.
Vous expliquez aussi que tout est fait par les producteurs de ces émissions pour que cela dégénère et que la méchanceté s’exprime au maximum.
Dans une situation réelle, quand on est invité à un dîner où les convives ne se connaissent pas, on passe par une phase où l’on échange, on se présente, on se construit des représentations sur les uns et les autres, puis on les corrige, avant de formuler un jugement, qui évolue. Là, ces représentations sont biaisées parce qu’elles sont données à l’avance.
En postant son commentaire anonyme et méchant, le troll se met en scène
Chaque candidat fait l’objet d’un ‘portrait’, ce genre qui a envahi tous les programmes télé. On présente les candidats en voix off, en faisant appel à des stéréotypes: si vous êtes Bordelais, vous êtes froid, bourgeois ; si vous êtes Martiniquais, vous êtes exubérant, vous dansez toute la journée… Et toute l’émission va accentuer ça. On ne garde que les passages qui permettent de construire ce personnage. La télé-réalité est le contraire même du fonctionnement de la vie. En plus, les producteurs mettent les candidats dans des conditions épouvantables pour cuisiner: ils n’ont que quelques minutes pour faire leur décoration, les repas doivent être prêts des heures avant de passer à table. Tout est fait pour que ça se passe mal.
À propos d’Un dîner presque parfait, vous allez jusqu’à parler de lutte des classes.
Parce qu’on oppose des goûts. Dans un épisode, une candidate bordelaise s’offusque que l’on puisse ne pas apprécier les escargots, par exemple. On oppose des gens qui pensent qu’ils ont le ‘goût naturel’, comme dirait Bourdieu, aux autres. Chez Bourdieu, le goût, c’est le dégoût des autres, aussi. Et la lutte des classes, c’est aussi ça.
Est-ce que les réseaux sociaux, qui sont apparus après la télé-réalité, ont apporté une nouvelle forme de méchanceté?
Oui, et pour une raison très simple: les réseaux sociaux permettent l’anonymat. Schopenhauer écrivait qu’‘attaquer anonymement des gens qui n’ont pas écrit anonymement est une chose infâme’. Aujourd’hui, les insultes et les commentaires dégradants postés par des anonymes sont devenus l’ordinaire des sites d’information, des réseaux sociaux, des forums. C’est une discussion que j’ai souvent eue sur Internet avec des trolls: ‘Démasquez-vous, dites qui vous êtes, dites ce que vous faites’. Avant, quand vous receviez une lettre anonyme ou des coups de téléphone, vous pouviez prévenir la police pour qu’elle enquête. Aujourd’hui, non seulement on vous envoie sans cesse des lettres anonymes, mais en plus elles sont publiques. C’est une double peine. Vous ne savez pas qui vous attaque, mais tout le monde voit que vous êtes attaqué(e). Et il y a une autre cause: le fait que tout soit devenu ‘spectacle’, au sens de Guy Debord, c’est-à-dire que tout ce qui est vécu est transformé en images. Et ça commence dans la télé, mais ça reste vrai jusqu’à Internet: on se donne en spectacle sans arrêt. En postant son commentaire anonyme et méchant, le troll se met en scène.
Lire: La méchanceté en actes à l’ère numérique, de François Jost, CNRS
Cet entretien a été réalisé dans le cadre du Society #79, disponible ici
Par Emmanuelle Andreani-Facchin et Manon Michel
Présenté le 9 mai à Cannes puis sorti le lendemain en salle, le nouveau film de Christophe Honoré, Plaire, aimer et courir vite, raconte une romance impossible entre un étudiant rennais et un écrivain parisien atteint du sida. Une manière pour le réalisateur de faire revivre sa jeunesse bretonne et de mettre en scène ses années 90 sur fond de Massive Attack, de films de Leos Carax et de soirées passées à danser jusqu’au bout de la nuit.
Par Arthur Cerf, avec le CNC, à Cannes / Photos : Ad Vitam
Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de filmer votre jeunesse et les années 90 ?
C’est une histoire que j’avais envie de raconter depuis longtemps mais je ne me l’étais pas autorisé. Après, je me méfie parce que c’est dangereux d’essayer d’expliquer qu’il y a des raisons et des intentions alors qu’il n’y en a pas forcément. N’empêche que toutes les manifs autour du projet de loi sur le mariage pour tous, en tant qu’homo, ça m’a profondément marqué. Je me suis vraiment reproché quelque chose : “Tu étais aveuglé, t’avais ta petite vie tranquille…” Moi, j’ai toujours assumé mon homosexualité sans l’afficher, avec l’impression de la vivre sans conflit avec le monde. Et à ce moment-là, je me suis aperçu que c’était faux, que pour une partie de ce monde, je représentais quelque chose qui était de l’ordre du danger et qu’il pouvait y avoir une forme de discrimination entre les couples.
Avant, je me disais qu’on s’en foutait de parler de ça, que ce n’était pas des sujets. Donc je voulais, à travers un récit d’apprentissage, dresser une espèce de tableau de mœurs, qui n’a pas vocation à être représentatif mais qui est au plus proche de ma mémoire et de mes émotions, parler d’un groupe d’amis homosexuels, et étudier précisément leurs histoires d’amour, de vie, de famille. Je voulais raconter comment, à cette époque où l’on découvrait le sida, ce n’était pas exactement rien d’être un jeune pédé de 20 ans.
Pour vous, il y a quelque chose de l’ordre de la consolation ?
Arrivé à un certain âge, on aimerait toujours qu’on nous console de la jeunesse qu’on n’a plus. Donc ça me permettait de faire revivre ma jeunesse, de tourner dans l’appartement où je vivais, on a recréé le bar où j’allais. À l’époque, je rêvais d’être cinéaste mais je passais quand même plus d’heures à me dire que je ne serais jamais cinéaste et que ma vie serait ratée. Et puis c’est difficile de relier des identités successives. Relier le moi de 22 ans –qui rêvait d’être cinéaste, qui passait peu de temps à la fac et beaucoup de temps au cinéma– au moi d’aujourd’hui, c’est compliqué. Je ne comprends pas le trajet. Ensuite, ça me console aussi de l’impossibilité de rencontrer les gens qui comptaient
Je rêvais d’être cinéaste mais je passais quand même plus d’heures à me dire que je ne serais jamais cinéaste et que ma vie serait ratée
Christophe Honoré
énormément. Je lisais les livres de Guibert, je lisais les critiques de Daney, je regardais les films de Demy, je lisais le théâtre de Koltès. Et je rêvais aussi de la vie sensuelle qu’ils pouvaient mener à Paris et je me disais : “En tant qu’étudiant, je n’aurais pas grand-chose à leur offrir à part qu’ils puissent tomber amoureux de moi.” D’une manière joyeuse, vous voyez, pas du tout de manière opportuniste. Je suis arrivé à Paris, j’ai commencé à publier des romans et à faire des films et j’ai toujours été dans l’incapacité du lien, du café, de la rencontre, qui aurait forcément été frustrante et décevante, pour pouvoir payer sa dette et parler à des gens qui vous ont donné la force d’y croire. Moi, je n’ai pas fait d’école, je viens d’un milieu social qui n’était pas très cultivé et ce manque de la rencontre, je le ressens encore fortement aujourd’hui. Même dans mes films. Je vois bien que mes films flottent et que je vais chercher des vieux parrains de la Nouvelle Vague que je n’avais pas l’espoir d’avoir connus. Le film me console de ça. Je m’invente une histoire avec un écrivain, je l’appelle Jacques Tondelli parce qu’à l’époque, il y avait cet écrivain italien, Pier Vittorio Tondelli, dont j’étais tombé fou amoureux. De ses livres et de l’homme. Je savais qu’il allait mourir du sida avant que j’arrive à Paris. Parce que j’avais l’impression que tous les gens dont je tombais amoureux artistiquement crevaient du sida. Je luttais beaucoup contre la fatalité mais ça a quand même été le cas. Donc le film me console de ça, de cette non-transmission.
Quels souvenirs gardez-vous de vos années 90 à Rennes?
Ce sont des souvenirs tellement vivaces ! Je pourrais par exemple vous raconter l’après-midi où je suis allé voir La Bande des quatre de Rivette au Cinéma l’Arvor, rue d’Antrain, où j’étais assis dans la salle et comment, en sortant de là, j’ai rejoint mes amis pour boire une bière, comment je les ai quittés pour aller traîner sur un lieu de drague et comment j’ai fini par rentrer. Ce n’est pas du tout un monde englouti. C’est hier. Donc c’est très troublant. C’est une mémoire tellement vivace que je n’ai pas besoin de l’entretenir. Et je sais très bien que quand je suis sur un plateau de cinéma, ça me revient par vagues. J’ai toujours l’impression d’être un étudiant de 22 ans. Mais c’était une période inquiète aussi. J’étais inquiet et je sentais bien que les gens à qui je parlais de films pensaient : “Oh il est peut-être temps qu’il fasse un IUT.” On vivait beaucoup la nuit aussi. On avait un tropisme pour l’alcool. Ça coûtait moins cher, on buvait dans les bars, on ne buvait jamais en dehors, on restait là jusqu’à la fermeture. Puis on allait dans deux ou trois boîtes : le Cactus, la Prison et l’Espace. Vous êtes un peu ivre donc vous roulez un peu des pelles à des gens que vous ne connaissez pas, sans trop y croire et puis vous vous éclipsez parce qu’à un moment, vous avez envie d’un contact plus charnel, vous allez traîner dans des rues et des jardins, pour trouver ce que vous voulez trouver, d’une manière gracieuse, puis vous rentrez chez vous, sans trop savoir ce qui s’est passé après 23h. Ensuite, je me réveillais pour aller à la fac à 14h. On se sentait un peu les princes de la ville.
Plaire, aimer, courir vite et danser.
Quel regard portiez-vous sur Paris à l’époque ?
Moi, j’étais lycéen dans un petit bled qui s’appelle Carhaix, là où il y a Les Vieilles Charrues. Donc quand je suis arrivé à Rennes, c’était déjà New York pour moi. Les premières années, j’ai profité de Rennes. C’était après l’émergence d’un rock français post-Daho. Il se passait énormément de choses, pas seulement autour des Transmusicales. J’ai découvert le premier concert de Nirvana à Rennes, à la salle des sports. Ça avait été hyperimportant. L’album est arrivé et on a senti qu’il se passait un truc différent. J’avoue que j’étais plus dans un truc post new wave,
À Rennes, il y avait la possibilité de voir des films mais il n’y avait pas vraiment la possibilité de faire des courts métrages. Donc pour moi, le cinéma, c’était Paris. Il fallait aller à Paris.
Christophe Honoré
Morissey, Marquis de Sade, machin. J’étais très tourné vers l’Angleterre et la pop mais très peu vers le rock américain. Donc cette arrivée de Nirvana, c’était quelque chose. Mais je me souviens d’un truc encore plus fort à l’époque : la première année où j’étais à Rennes, j’allais dans ce bar, L’Ozone, et le serveur connaissait quelqu’un qui bossait avec Manu Chao et il avait une cassette de la Mano Negra enregistrée avant que l’album ne sorte. On était dingues de ça et quand c’est devenu plus accessible, ça nous a moins intéressés, évidemment, par snobisme. Donc mes journées étaient quand même très organisées autour des concerts que l’on pouvait voir le soir, des musiques à écouter, des trucs à découvrir. En revanche, pour le cinéma, il y avait la possibilité de voir des films mais il n’y avait pas vraiment la possibilité de faire des courts métrages. Donc pour moi, le cinéma, c’était Paris. Il fallait aller à Paris. Je me souviens d’avoir déposé un CV aux Cahiers du cinéma et d’être resté une demi-heure devant la porte d’entrée, de ne pas oser rentrer, d’y aller, de donner mon CV à la standardiste, de partir en courant et d’avoir l’impression d’avoir réalisé un acte héroïque. Quand je me suis installé à Paris un an après, j’ai renvoyé des textes à Serge Toubiana qui m’a proposé d’écrire aux Cahiers et qui m’a donné une chronique tout de suite. C’était assez dingue.
Il y a beaucoup de références culturelles dans le film, à des livres, à des films, à des chansons…
Je vis encore comme ça aujourd’hui. Quand j’étais plus jeune, j’allais au cinéma cinq ou six fois par semaine. Plusieurs fois par jour. Quand il y avait une rétrospective Fassbinder, j’allais tout voir. Il fallait rattraper le temps perdu. Donc il y avait une espèce d’organisation de la cinéphilie et de la littérature. Moi, j’étais cinéphile, mes amis l’étaient moins mais ils allaient malgré tout au cinéma. Lorsqu’un film de Blier ou de Sautet sortait, ils allaient le voir. Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, dans un groupe d’amis, celui qui n’est pas cinéphile pense que c’est important d’aller voir le film de Desplechin, d’Assayas ou de Mia Hansen Love. La valeur du film a été grignotée par d’autres sollicitations. Les séries, notamment. Aujourd’hui, la sortie d’un film français est un évènement pour moins de monde dans la vie culturelle.
Comment vouliez-vous représenter les années 90 dans le film ?
C’est compliqué, parce que les années 90 sont une période non révolue. Si vous allez dans la rue, il y a plein de trucs qui viennent des années 90 ; mais si vous posez juste votre caméra, ce ne sera pas ça. Il fallait qu’on stylise les années 90, donc j’ai pris le parti du bleu. On a donné cette couleur-là au film. La première raison, c’est qu’à l’époque, il n’y avait pas de LED dans les rues. Il y avait très peu d’éclairages au sodium, les rues étaient plutôt éclairées au mercure avec une lumière froide, blanche. Forcément, quand j’avais 20 ans, je traînais beaucoup la nuit et les rues étaient bleues. Maintenant, tout est doré, même dans les villes de province. En revanche du point de vue vestimentaire, comme ça fonctionne par cycle, la mode des années 90 est là. Les filles portent des jeans taille haute dont on pensait qu’ils ne reviendraient jamais plus. Donc c’était assez facile, pour la costumière, il n’y avait même pas besoin d’aller dans les fripes. Puis après, c’est la musique. J’ai eu la chance de démarrer ce film avec une chanson de Massive Attack, une musique vraiment particulière des années 90. Le film est assez fidèle à l’esprit 90. Il y a des anachronismes, mais le rapport à la cabine téléphonique est là. L’idée qu’on peut attendre 20 minutes dans une cabine pour que quelqu’un nous rappelle, les téléphones fixes, les vrais rendez-vous amoureux, avec des moments où l’on s’appelle, où l’on s’écrit des cartes postales, des lettres…
Un peu encombrant cet iPhone 11, mais bon.
Où l’on fume beaucoup aussi…
Ça fume énormément, c’est affreux ! Mais j’ai vu un film de Laurence Ferreira Barbosa qui s’appelle J’ai horreur de l’amour. Il y a une scène où un personnage est face au médecin et il clope. Je me suis dit : “Mais on a oublié : on clopait face au médecin !” Et le médecin clopait lui-même ! Ça paraît tellement dingue aujourd’hui. Il ne fallait pas se priver de ces scènes-là. Pas par provoc’ à deux balles ni nostalgie, mais pour montrer que sur la cigarette, sur la manière de draguer, de communiquer amoureusement, c’était une autre époque.
Vous la trouvez comment, la jeunesse, aujourd’hui ?
Je la trouve beaucoup trop belle, déjà. Ça m’embarrasse énormément. Je le dis dans le film : “J’en veux beaucoup aux gens de votre génération d’être beaucoup plus beaux que ce que nous sommes.” Je ne sais pas si on était vraiment laids mais chez les garçons, je ne sais pas, il ne fallait absolument pas faire beau. La coquetterie qu’il peut y avoir aujourd’hui chez des étudiants de 20, 25 ans, la manière dont les garçons se mettent en valeur aujourd’hui… Nous, on n’aurait jamais osé mettre une fringue neuve. On trouvait ça atroce de porter un truc
Je trouve la jeunesse d’aujourd’hui beaucoup trop belle. Ça m’embarrasse énormément.
Christophe Honoré
qu’on venait d’acheter. Il y avait une espèce de résistance à ça très forte. La jeunesse, je la trouve moins fumeuse, et c’est dommage. Mais plus politisée ? Je ne sais pas. Nous, nos parents étaient ceux qui avaient fait Mai-68, soi disant. Et nous, on était la bof génération, la génération des moins que rien, qui n’avait aucune conscience politique, etc. Et je pense qu’on n’a pas compris que notre politique, c’était le sida, qu’on soit pédé ou hétéro. Quand à 15 ans on a le sida dans les dents, on se construit avec ça et on a une colère envers le monde qui est liée à ça. Donc on a tendance à penser que c’était une génération très peu politisée parce qu’on n’a pas eu des Nuit debout, mais je ne crois pas. Nous, on n’avait pas connu Mitterrand, enfin pas en 1981, après on s’était tapé la droite, les Chirac, etc. Je me souviens aussi de l’Irak en 1991, on était très remontés et on n’était pas les plus idiots du monde parce qu’on sentait bien qu’en Irak, il se jouait quelque chose qui allait avoir des conséquences. Donc on est une génération un peu de riens. Et je crois que le sida nous a aspirés dans son vide.
C’est-à-dire ?
Je pense qu’on a évidemment tous voulu se débarrasser du sida et qu’aujourd’hui, même si on n’en est pas complètement débarrassés, ce n’est plus une épidémie –je parle en France. En se débarrassant du sida, on s’est un peu débarrassés de cette génération-là, finalement, pour être attentifs à celle d’après. Les gens qui ont eu 30 ans en l’an 2000, c’est comme si on ne les avait pas vus vieillir et qu’ils n’avaient pas eu de jeunesse. Aujourd’hui, si un cinéaste veut faire un film sur les années 70, vous avez tout de suite une image ; les années 80, pareil, on voit tout de suite. Années 90 ? Putain ça ressemble à quoi ? Comme si cette génération n’avait pas imprimé cette époque. Elle a imprimé un peu sa musique mais même du point de vue architecture, c’est comme si elle n’avait rien imprimé. Et après, on passe aux années 2000, en gros l’arrivée d’Internet, les iPhone, les portables, les ordis… et on voit bien le nombre d’objets qui sont réinventés dans les années 2000. Mais c’est aussi parce que les années 90 sont la décennie de fin de siècle. On passe du XXe siècle au XXIe et les dix dernières années, il ne se passe rien, en gros.
Vous vouliez que le film dise quelque chose de la jeunesse d’aujourd’hui ?
Je suis content que le film ne soit pas enfermé dans un écrin un peu nostalgique mais je ne me suis jamais demandé en termes de mise en scène ou de scénario : “Qu’est ce que ça raconte d’aujourd’hui ?” Il y a une espèce d’injonction faite aux cinéastes aujourd’hui : “Il faut parler de son temps, hein !” Je pense, alors qu’on pourrait faire des procès en égotisme et en narcissisme, que c’est en parlant des choses qui nous touchent le plus qu’on peut toucher le plus grand nombre. Étrangement, c’est souvent en étant particulier qu’on atteint des émotions assez brutes et partageables. Quand j’ai fait Les Chansons d’amour, ça relatait vraiment un épisode très personnel de nos vies mais quand on le faisait, on se disait que ça n’allait intéresser personne. C’était tellement gênant… Et en fait, c’est peut-être le film dont toute une génération beaucoup plus jeune que moi s’est emparé. C’est dangereux ces grands discours, d’essayer d’être dans l’époque, dans l’air du temps. Je crois que le cinéma est intéressant quand il représente autre chose que la société telle qu’on l’imagine. Et quand, en tant que cinéaste, vous commencez à avoir une idée suffisamment claire de la société pour dire : “Je vais la mettre dans un film”, en général c’est que vous êtes bien pourri, que vous avez une vision de la société bien simpliste. Donc je ne me sens pas prophète en tant que cinéaste, je ne me sens pas journaliste. Mon métier, c’est d’atteindre un point un peu utopique, où par la fiction, par la mise en scène, j’arrive à exprimer quelque chose d’une émotion d’aujourd’hui. Mais je ne pense pas que mes films soient moins politiques que les autres. C’est déjà une utopie de réunir 30 personnes et de leur dire : “On va faire un film.”
Par Arthur Cerf, avec le CNC, à Cannes / Photos : Ad Vitam
La réalisatrice kenyane Wanuri Kahiu a vu son film Rafiki être interdit dans son pays, puis ovationné à Cannes, où il a été présenté dans la catégorie Un certain regard. Elle nous en dit un peu plus.
Par Arthur Cerf et Sophie Garric, à Cannes, en partenariat avec le CNC
Wanuri Kahiu.
Le film questionne ce que c’est d’être ‘une jeune fille kenyane typique’, comme le dit l’un de vos personnages. C’est un questionnement avec lequel vous avez grandi?
Dans tous mes films, je cherche la même chose, je me pose toujours la même question : à qui et à quoi j’appartiens ? À quel endroit ? Quelle est ma place ? Dans ce film, on s’est posé cette question à travers le thème de l’identité et de l’acceptation. C’est la question que pose l’écrivaine Lucille Clifton : ‘Où avez-vous voyagé au-delà de votre propre sécurité ?’ J’ai donc commencé à me demander si le fait de choisir entre ma sécurité et autre chose altèrerait mon identité ? Mais c’est une question que je me suis posée toute ma vie parce que j’ai toujours pensé que j’avais un petit quelque chose de différent, que je n’étais pas ‘typique’.
Vous avez grandi à Nairobi dans les années 80. Quel était votre rapport au cinéma, à la littérature et au fait de raconter des histoires à l’époque ?
Au Kenya, les artistes ont la vie dure. Certains ont dû s’exiler. Mes parents étaient réticents à l’idée que je devienne une artiste. C’était difficile pour eux d’imaginer que leur enfant puisse choisir une vie aussi difficile. Quand j’étais jeune, le mot ‘artiste’ signifiait ‘dissident’. C’était étrange de grandir sous Daniel Arap Moi, qui était un dictateur. Tous les matins, on devait chanter des chansons qui parlaient du président. Beaucoup d’artistes devaient réaliser des monuments à sa gloire. À l’époque, l’art avait quelque chose à voir avec la fierté nationale. Ce n’était jamais de l’art pour l’art, il n’était jamais vraiment question d’expression artistique. Petite, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Et plus tard, j’ai réalisé qu’aucun des livres que j’avais lus n’avait de personnage noir ou africain. Aucun ne me ressemblait.
“Notre Constitution est jeune, elle a seulement huit ans et je pense qu’il faut parfois des lois pour changer l’état d’esprit des gens”
C’est quand j’ai commencé à faire du cinéma que je me suis dit que, évidemment, je voulais représenter la réalité et les gens qui me sont familiers. Je lisais des auteurs comme Judy Blume, des auteurs américains et anglais qui ne connaissaient rien au contexte dans lequel j’évoluais, et c’est seulement en arrivant au lycée que j’ai commencé à lire des auteurs africains. Au cinéma, pareil. Je regardais des comédies musicales. Je les aimais toutes, Mary Poppins, My Fair Lady. Sous Moi, beaucoup de livres étaient interdits, de nombreux d’auteurs finissaient en prison. C’est devenu difficile pour les artistes de créer. Quand je suis partie étudier en Angleterre à l’âge de 16 ans, ma mère m’a demandé de lui envoyer un livre qui était interdit au Kenya. Elle m’a dit de le faire passer en douce, en le cachant dans des vêtements à l’intérieur de ma valise.
Vous vous définissez souvent comme une conteuse d’histoires. Est ce une manière pour vous d’échapper aux étiquettes de ‘femme cinéaste’, ‘cinéaste africaine’ ou ‘première réalisatrice kenyane à Cannes’ ?
Quelque part, oui. J’aime faire des films mais j’ai envie d’expérimenter différentes manières de raconter des histoires, j’ai envie d’écrire des livres pour enfants, des pièces. À vrai dire, je n’ai pas peur de la manière dont les gens m’étiquettent. Ils me définissent comme ça les arrange. Même à Cannes, je pense que les gens pensent à moi comme ‘la cinéaste kenyane’. C’est plus facile pour eux. Peut-être qu’ils ne pensent pas assez large, qu’ils ne pensent pas au vrai sens de l’égalité. Les gens ici sont tous ‘cinéastes’. Voilà ce qu’on est, c’est tout.
Qu’est ce qui a déclenché votre envie de raconter cette histoire d’amour moderne au Kenya?
Quand j’ai lu Jambula Tree(le livre dont est adapté Rafiki, ndlr), j’ai été frappée par cette envie de jeunesse, cette énergie, cette naïveté, cette innocence et par la manière dont ces deux filles confrontent ce qui les sépare pour s’aimer et être ensemble. Quand j’étais petite et que j’ai découvert un film avec deux personnages africains qui s’aimaient, j’étais choquée : ‘Mon dieu, même les Africains peuvent tomber amoureux!’ Je n’avais jamais vu ça au cinéma. Je voyais des Américains tomber amoureux, des Européens, des Indiens à Bollywood.
Vous avez d’ailleurs créé Afrobubblegum, un site qui soutient la création africaine, pour changer l’image du continent au cinéma et dans les médias.
Oui, c’est un genre d’art africain –musique, littérature, cinéma, arts graphiques– fun, féroce et frivole. Avec de la joie et de l’espoir. Je voulais célébrer ça : l’énergie et la frivolité. Beaucoup trop souvent, l’Afrique est décrite comme un continent où il ne se passe que des choses sérieuses. Où il n’est question que du sida, de guerre, etc. Comme si on ne commandait jamais de pizzas, on ne mâchait jamais de chewing-gums, on ne couchait jamais avec la mauvaise personne.
“Dès que je fais quelque chose, je veux qu’il y ait un élément de joie et d’espoir sur l’Afrique”
On peut faire tout ça en même temps. On n’a pas qu’une dimension. Même dans les moments difficiles. J’ai un ami qui fait des documentaires au Soudan. Pendant qu’il tournait, il y avait des bombes qui tombaient sur les villages. Il y a ces espèces d’abris dans lesquels courent se réfugier les habitants. Dès que c’est fini, tout le monde se met à rire et à faire des blagues sur la manière de courir ou de sauter d’untel. Je voulais équilibrer un peu les histoires qui racontent l’Afrique. L’un des problèmes, c’est que l’argent que l’on reçoit en tant qu’artistes –puisqu’il n’y a pas tant de soutien à l’art et à la culture– vient des ONG. En Afrique subsaharienne, l’argent de la culture vient de personnes qui essaient de faire avancer des idées ou faire des films éducatifs. Donc il y a peu d’espace pour créer et s’exprimer librement. Quelque part, j’en ai fait ma mission avec Afrobubblegum : dès que je fais quelque chose, je veux qu’il y ait un élément de joie et d’espoir sur l’Afrique.
Vous dites que vous avez grandi en pensant que l’art était lié à une forme de dissidence. C’est quelque chose qui a impacté votre travail sur Rafiki ? Vous deviez savoir que le film allait poser problème au Kenya.
On se doutait que l’on serait interdit. Mais bon, quand je vais me coucher, j’essaie toujours de me dire que demain sera un jour meilleur. Donc même si ce n’était pas une grosse surprise, j’ai été déçue et affectée par cette décision. Je m’y attendais mais je n’étais pas préparée à ce sentiment de déception. Et je sais que ce n’est pas forcément personnel. Mais quelque part, ça l’est, puisque ça veut dire : ‘Vous n’avez pas votre mot à dire, vous n’avez pas le droit de vous exprimer.’ Pire, le plus tragique, c’est qu’ils m’ont demandé de changer la fin. Ils pensaient qu’elle était trop joyeuse et qu’elle disait aux homosexuels et à la communauté LGBT qu’ils était acceptés. Ce qui est anticonstitutionnel, car dans la Constitution, on a le droit d’exister, quelle que soit notre identité, sans discrimination. Notre Constitution est jeune, elle a seulement huit ans et je pense qu’il faut parfois des lois pour changer l’état d’esprit des gens. C’est quelque chose que l’on observe pour tout, même en France avec le mariage homosexuel.
Quelle est votre situation ? Vous rentrez au Kenya après le festival ?
Bien sûr, je n’ai enfreint aucune loi même si les autorités menacent de m’arrêter. Si on doit aller au tribunal, je peux prouver que je n’ai violé aucune loi. Mais je pense qu’ils ne font ça que pour m’intimider.
Par Arthur Cerf et Sophie Garric, à Cannes, en partenariat avec le CNC
Pour les 50 ans de la Quinzaine des réalisateurs, Martin Scorsese était de retour à Cannes pour une grande masterclass. Contre toute attente, le cinéaste américain n'y a pas du tout raconté l'histoire de sa dernière bouillabaisse sur la route du Cap d’Antibes. Un épisode qu’il n’a pourtant toujours pas digéré.
Par Arthur Cerf / avec le CNC, à Cannes
Très belle imitation de Steve Carell par Martin Scorsese.
“Monsieur Scorsese, impossible, impossible ! De Niro ? Plus jamais, plus d’invitation. Plus jamais. Impossible.” La scène se déroule en 1997. Le propriétaire de Tétou est clair quand il barre la route au critique américain Roger Ebert et sa femme, tous deux invités par Martin Scorsese dans ce petit restaurant coincé entre une voie rapide et la Méditerranée, où l’on sert la bouillabaisse la plus chère du monde. Scorsese a réservé pour 22h. Il est maintenant 22h15. Pas moyen. De Niro n’est pas attendu, apparemment. Les Ebert décident tout de même de s’installer autour de la grande table pour dix personnes, en attendant Monsieur Scorsese. Autour, les serveurs leur envoient des œillades fumantes. Chaud devant. “Désolé, impossible, vous devez sortir maintenant, reprend le propriétaire. Les gens qui attendent sont très en colère. Je ne peux plus les faire attendre ! Impossible ! Monsieur Scorsese, plus tard ! Monsieur De Niro, etc.” Bien. Les Ebert sont mis à la porte du restaurant pour piétiner devant la route qui relie Cannes à Antibes. Puis Scorsese débarque. Mais trop tard, la table a été donnée à un groupe de Français qui attendaient là depuis très longtemps, paraît-il. “Mon
Claude Lelouch ! Ils ont donné ma table à Claude Lelouch ! Eh bien, on est en France
Martin Scorsese
Dieu, qu’est-ce qu’on a, quinze minutes de retard ?” Il jette un œil à la grande table. “Claude Lelouch ! Ils ont donné ma table à Claude Lelouch, souffle-t-il. Eh bien, on est en France.” Martin Scorsese tombe de haut. Il est un habitué de chez Tétou. Il faut dire que depuis la présentation de Mean Streets à la Quinzaine des réalisateurs il y a 44 ans, le cinéaste a eu le temps d’arpenter Cannes à chacun de ses séjours. “Quand vous y allez chaque année, vous arrivez à un point où vous pouvez vous y promener les yeux fermés”, écrit-il dans la préface du livre Two Weeks in the Midday Sun, de Roger Ebert. Décrivant ce qu’il appelle le “Cannes State of Mind”. “À moins que vous soyez français ou italien, vous êtes en plein jetlag. À droite du Palais, le centre nerveux, il y a la Quinzaine, les hôtels, le Majestic, le Grand Hôtel, le Carlton, le Martinez et les plages privées. À gauche, les restaurants, le port et la vieille ville, si vous vous sentez de marcher (…) Il y a une forme de folie, avec les journalistes et les critiques qui se précipitent d’une salle à l’autre, tous les rendez-vous dans les cafés et les restaurants. Les files d’attente pour les projections, les festivaliers qui guettent la moindre star, les paparazzi qui crient leurs noms. Le feu d’artifice des flashs des photographes au moment de monter les marches. Des gens, des gens et encore d’autres gens. Ah, et ils y montrent aussi des films !”
“Je n’avais pas assez de monnaie pour donner un pourboire”
De ses années cannoises, le cinéaste conserve quelques bons souvenirs de projections. Celle de Mean Streats, en 1974, puis de Taxi Driver, deux ans plus tard, après laquelle le président du jury, Tennessee Williams, avait laissé entendre qu’il n’y avait aucune chance que le film remporte quoi que ce soit. Martin Scorsese avait alors décidé de rentrer au pays, apprenant la décision du jury de lui décerner la Palme d’or à l’autre bout du monde. Il y a aussi la projection de son documentaire La Dernière Valse. “Le seul moment où vous pouvez faire un test technique, c’est à 2h ou 3h du matin”, se souvient le cinéaste américain, qui s’était rendu dans la salle au milieu de la nuit, accompagné de l’attaché de presse Jean-Pierre Vincent et de Marcello Mastroianni, pour tester le son et l’image avec le projectionniste. Avant de quitter les lieux sans se retourner. “Des années plus tard, Jean-Pierre m’a dit qu’il s’était réveillé à 6h avec la tête de Marcello Mastroianni sur son épaule, dans le noir, au milieu de la salle vide. On les avait oubliés.”
Retour en 1997. Bloqué devant la porte de Tétou, le groupe mené par Scorsese se tasse autour de quelques tables dispersées dans les coins du restaurant et commence à s’impatienter. “Je connais le propriétaire depuis des années, remet Marty. La dernière fois que je suis venu, c’était en 1989. Je n’avais pas assez de monnaie pour donner un pourboire, je me demande s’il s’en souvient.” Sa menace de quitter le restaurant pour se rendre dans celui d’à côté, tenu par le frère du propriétaire de Tétou, fait mouche : une table de dix vient de se libérer.
Dans la salle, il y a le Tout-Hollywood. Rob Friedman, le ponte de la Paramount, Woody Harrelson, qui explique qu’il a fait la fête jusqu’au petit matin. À ses côtés, Milos Forman. En face, Sydney Pollack et John Boorman. Martin Scorsese ne passe pas une très bonne soirée. En plus d’être réalisateur, Boorman tient aussi la revue de cinéma Projections. “Dans l’un de ses premiers numéros, il a publié un article disant que Les Affranchis était un film moralement irresponsable. Irresponsable ! Vous imaginez ?” Il est maintenant minuit passé. Les bols de soupe et les assiettes de poisson débarquent à table. Un peu plus loin, Harvey Weinstein est là. Asia Argento aussi. Et Woody Harrelson somnole dans son coin, les yeux ouverts comme dans un état de transe. “Zut ! Alors !” crie le restaurateur. Ze restaurant it iz close. Terminé. Vous devez partir maintenant. Au revoir !” Bien. Ils partent. “Dites-lui que je ne lui ai pas donné de pourboire en 1989.” Réponse du serveur: un “pouf”, désabusé. Sans rancune, apparemment. Mais une chose est sûre, Scorsese n’ira pas cette année. Depuis quelques mois, Tétou, qui avait empiété illégalement sur le littoral, a fermé ses portes et a été démoli. Terminé. –Tous propos tirés de Two Weeks in the Midday Sun, de Roger Ebert
Par Arthur Cerf / avec le CNC, à Cannes
À la manière de Entre les murs, le livre de François Bégaudeau qui racontait le quotidien d’un professeur en dehors des clous dans une classe de ZEP, Marie-France Etchegoin retrace dans J’apprends le français son expérience de journaliste-écrivaine “un peu bobo” qui donne des cours de français à des migrants logés dans un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile du Nord-Est de Paris. A priori vu et revu. Sauf que, dénuée de pathos, de pitié, de bonne conscience et de l’habituel procès en angélisme, la rencontre éprouve autant les migrants que l’auteure sur les complexités de notre langue et le rapport à l’altérité.
Par Joachim Barbier / Photos : Renaud Bouchez pour Society
Pourquoi avez-vous eu envie de devenir, comme vous l’écrivez, une “bénévole”?
Quand est survenue ce que l’on a appelé “la crise des migrants” en 2015, ce lycée du XIXe arrondissement de Paris a été occupé par des associations de soutien aux réfugiés. À un moment, il y avait à peu près 1 300 personnes, et cela augmentait de jour en jour, avec de plus en plus de problèmes de voisinage, parce que des riverains protestaient, parce que les conditions d’hygiène devenaient difficiles, avec des gens qui vivaient dehors… Sans parler de toutes les bagarres internes, entre les associations un peu radicales ou les habitants qui voulaient juste donner un coup de main. Tout ça sous le regard éberlué des migrants. Tous les jours, je me disais : “Vas-y, c’est à côté de chez toi, va au-moins voir.” À l’époque, j’avais deux livres à terminer. Quand j’ai eu un peu de temps, j’ai frappé à la porte, je me suis présentée. La personne en charge des activités a dû penser en me voyant arriver : “Tiens, encore une bobo du quartier qui vient faire ses bonnes œuvres.”
À ce moment-là, vous n’aviez pas l’idée d’en faire un livre ?
Quand on est journaliste ou écrivain, on est souvent en surplomb des choses, protégé par sa fonction. De fait, il y a toujours cette distance. Même quand on peut faire passer sa subjectivité, on est à côté. Quand j’ai commencé les cours,
La personne en charge des activités a dû penser en me voyant arriver : “Tiens, encore une bobo du quartier qui vient faire ses bonnes œuvres”
MFE
plusieurs journaux m’ont demandé d’écrire là-dessus. Mais je n’ai pas voulu. Parce que, justement, je voulais sortir de ma zone de confort, de mon petit milieu médiatique et éditorial. Jouer le jeu à fond et ne pas être polluée par la grille journalistique. Je donnais des cours de français aux migrants, je n’avais pas le temps ni la volonté de les interviewer. Je ne prenais pas de notes. Je l’ai fait plus tard, quand, au bout d’un an, j’ai eu un déclic. Dans un premier temps, j’ai voulu ouvrir un blog. Pour raconter les cours et mettre en relation les résidents avec des Parisiens, pour qu’ils soient parrainés, que plus de cours soient organisés, ou même que les second prennent une heure pour aller boire un café, avoir une conversation. Puis mon éditrice m’a dit : “Fais-en un livre.” J’ai hésité. Comment parler de ça ?
Comment s’est déroulé le premier cours ?
Quand je suis arrivée, j’étais plus intimidée qu’eux. Je n’ai pas eu de formation – si tant est qu’une formation pertinente puisse exister dans ce cadre particulier–, je me suis lancée sans filet puisqu’il y avait besoin de bras. Il a alors fallu que je me présente. “Bonjour, je suis Marie.” Je n’ai pas osé dire “Marie-France”. Je l’ai dit une fois mais j’ai vu leur interrogation. “France ?” Avec cette langue, tout est problème… “LA France”, “LE Soudan”. Pourquoi ? “Marie, “marié” ? Pourquoi ? J’essayais de simplifier au maximum. Je n’ai pas non plus voulu dire “je m’appelle”, parce que cela amène d’autres complexités, comme les verbes transitifs. Donc j’ai commencé par “je suis Marie, je suis française”. Ainsi, j’ai exprimé une affirmation de soi qui est particulièrement évidente, sauf dans les périodes de profonde déprime. Se réapproprier un prénom, un pays de provenance, une identité flottante, c’est important. Parce qu’ils traversent un moment de vie en suspens. Il leur a fallu un courage ou une folie énorme pour quitter leur pays et arriver jusqu’ici. Quand ils arrivent, ils sont fatigués, intimidés, ils ont dormi dehors… J’étais là avec mon “je suis Marie” et je leur faisais répéter leur prénom. Ils étaient recroquevillés sur leur chaise, avec une forme d’embarras, mais petit à petit, ils se sont affirmés. C’était quelque chose de fort.
Pourquoi avoir été intimidée ?
Parce que j’imagine ce qu’ils ont vécu avant d’arriver ici. J’en ai parfaitement conscience. Et je sais très bien que si on parle de leur passé, il va y avoir des choses très dures qui vont ressurgir. Au début, j’y allais tout doucement, et puis en enseignant les temps du passé, j’ai été bien obligée d’aller plus loin. Je m’en suis rendu compte quand j’ai expliqué le mot “bateau”. J’ai dessiné mon bateau, et je me suis dit : “Qu’est-ce que tu fais, là ?” Certains m’ont raconté leur périple, mais je ne voulais pas les faire chier avec ça, leur demander de raconter dans quelles conditions ils avaient traversé. Ils sont dans un moment de vie entre parenthèses mais aussi dans une projection vers l’avenir. Je devais oublier mon rôle de journaliste et les questions qui vont avec. Rester sur ma mission, en essayant de la cadrer.
Ce matin, un lapin s’est lavé le ventre avec du savon. C’était un lapin qui n’avait pas de fusil.
Qui sont les gens que vous avez eus en face de vous ?
C’était un groupe très hétéroclite. Certains n’étaient jamais allés à l’école, d’autres avaient suivi des cours à l’université et parlaient l’anglais.
En voyant le chemin qu’il leur restait à parcourir avant de suffisamment maîtriser le français, pour pouvoir travailler par exemple, vous ne vous êtes jamais dit qu’ils n’allaient jamais y arriver ?
Certains progressent très vite –comme diraient un prof en salle des profs. C’est un petit contentement. Pour d’autres, souvent plus âgés, c’est très laborieux. Il y a un Soudanais qui vient d’arriver, il est étonnant. Il ne parle pas un mot d’anglais,
C’est aussi lors de ces cours de langue qu’ils établissent les premiers liens avec la France. Des liens autres que les secours d’urgence ou les associations
MFE
il est analphabète. Il s’alphabétise pour la première fois en alphabet latin. Je lui ai dit : “Il y a des cours le matin pour les débutants mais vous êtes le bienvenu.” Il s’accroche, c’est hallucinant ! Il recopie tous les cours et répète dans mon dos tout ce que je dis. Il invente sa propre méthode. À la fin du cours, il vient avec son téléphone, me demande de lire les mots et m’enregistre. Il utilise des applications français/arabe d’une complexité folle. Là, il commence à pouvoir échanger. Ce qui ne m’empêche pas de voir toutes les difficultés qu’il y a à maîtriser complètement cette langue. Qui est aussi importante qu’un travail, un logement, des papiers, finalement. Ils n’apprennent jamais aussi vite le français que quand ils ont un travail. C’est le cas pour certains qui ont obtenu des papiers. C’est aussi lors de ces cours de langue qu’ils établissent les premiers liens avec la France. Des liens autres que les secours d’urgence ou les associations. Donc j’essaye de faire passer une partie de notre culture, des clés pour comprendre la société française.
Comment ?
Par exemple, un jour, je leur ai demandé de faire une phrase avec “et”. Un Afghan a dit : “Je mange un cochon et je bois un Coca-Cola.” Alors, je l’ai félicité, puis je lui ai expliqué qu’en France, le cochon, c’est l’animal, que l’on dit plutôt : “Je mange du porc.” Sauf si l’on est un ogre. Ou “je ne mange pas de porc”, d’ailleurs. Cela peut arriver. Je leur ai dit aussi que certains de mes amis musulmans ou juifs mangeaient du porc, que l’on peut avoir la foi sans respecter toutes les règles à lettre. Il y en a un qui m’a dit : “Oui, la religion, c’est dans le cœur.” J’ai continué en expliquant que le cochon, en France, était un animal très important, que l’on mange tout, même la queue, le groin, etc., que mes grands-parents avaient une ferme et qu’une fois par an, on tuait un cochon et cela permettait de manger toute l’année. Ils étaient très contents d’apprendre tout ça. On a fini avec le dicton : “Tout est bon dans le cochon.” C’est toujours le début d’une conversation et d’un échange. Un jour, je leur ai demandé ce qui les avait le plus surpris en France. L’un d’eux m’a répondu : “Les champignons.” J’ai répondu que l’on en est tellement fous ici que l’on achète des truffes 700 euros le kilo. J’ai expliqué comment on les trouve, donc retour du cochon et de son importance dans notre culture.
Peu de gens se posent des questions sur la construction de leur langue maternelle. Qu’est-ce que cela vous a appris de devoir expliquer la logique du français ?
Il y a des moments où j’en rigole. Cette langue, c’est monstrueux ! Par exemple, je ne mettais pas les accents circonflexes, pour simplifier le travail et la compréhension. Certains, au bout d’un moment, me l’ont fait remarquer. Toute langue est compliquée. En anglais, la plupart des lettres se prononcent ; en français, beaucoup de lettres ne se prononcent pas. Pourquoi ? Ensuite, vous avez tous les double-sens. Les pièges. Un jour, j’ai écrit : “Je fais un pas.” Eh bien l’Afghan qui a compris que la négation se construit avec “ne/pas”, il ne comprend plus rien. Parfois, je me lançais dans des explications, puis je me disais : “Forget it, c’est trop compliqué pour l’instant.”
Un peu de sérieux.
Y a-t-il d’autres acquis culturels pour nous qui ne sont pas évidents pour des gens qui ont évolué au sein d’une autre culture ?
Un jour, je me rends au lycée et là, personne. Aucun élève. C’était la première fois. J’en croise un dans le couloir, Suleiman. Je lui dis : “Le cours va commencer. Tu viens ?” Il me répond : “J’arrive.” J’attends une demi-heure, personne ne vient. Avant de quitter la salle, j’écris sur le tableau : “Marie est venue, Marie a attendu jusqu’à 18h30, Marie est partie.” Là, Suleiman arrive. Pour la première fois, je lui dis : “Tu exagères. Je t’ai vu il y a 20 minutes.” Il me répond : “On peut quand même faire cours.” Donc je lui donne un cours particulier. Et là, j’ai réalisé qu’il n’avait pas compris que 18h, c’était 6h du soir. Comme la plupart d’entre eux. Parce qu’ils connaissent l’heure dans leur langue ou à la manière anglo-saxonne, donc “6pm”. J’ai passé une heure là-dessus. Un autre jour, j’ai découvert que certains ne connaissaient pas le mot “musée”. Ils ne savaient pas à quoi correspondait le concept.
L’Assemblée nationale vient d’adopter une nouvelle loi sur l’asile et l’immigration. Malgré les discours de rupture avec le passé, comment expliquez-vous cette constance de tous les partis en France à mener une politique à la fois inhumaine et inefficace ?
C’est très complexe. La France qui a été championne du droit d’asile pendant longtemps et celle qui a le moins accueilli ces dernières années. Depuis Hollande, qui a fait moins bien que Sarkozy. Bon, il y a eu les attentats et le rétablissement des contrôles aux frontières. Et puis la crise migratoire qui est, selon les spécialistes, plus une crise du droit d’asile. La France a accueilli beaucoup moins que l’Allemagne ou même l’Italie qui voit arriver tous les bateaux qui partent de Libye. Aujourd’hui, beaucoup de ces “Dublinés” ne veulent pas retourner dans ces pays qui ont déjà pris leur part. Mais la France continue de se comparer à l’Allemagne. Sauf que les Allemands ont accueilli un million de personnes ! Il y a un manque de courage de nos politiques, parce qu’on estime que le langage de vérité ne sera pas payant électoralement. Il y a bientôt des élections européennes, Gérard Collomb est l’un des ministres les plus populaires, la France a peur depuis les attentats. Même à gauche, les Insoumis, ils s’en foutent. Il reste que la France reste un des pays les plus généreux en matière de regroupement familial. Beaucoup de gens confondent ce droit avec celui des réfugiés.
Lire : J’apprends le français, de Marie-France Etchegoin (JC Lattès)
Par Joachim Barbier / Photos : Renaud Bouchez pour Society
À tout juste 30 ans, Kendrick Lamar s’est imposé comme le musicien américain le plus important du moment, au point de remporter le 16 avril dernier un prix Pulitzer dans la catégorie musique pour son album DAMN –une première pour un artiste hip-hop. Loin des dérives people d’autres stars, loin des pages faits divers aussi. Entre éthique du travail sans faille et engagement politique sans pause. Ceux qui l’ont vu grandir à Compton, sa ville de toujours et pour toujours, racontent son ascension de l’intérieur.
(Article issu du Society #75)
Par Raphaël Malkin, à Compton / Photos : Renaud Bouchez pour Society
Show Gudda, de dos.
La sortie récente au cinéma de Black Panther est historique, en tout cas de points de vue symbolique et politique: voilà que pour la première fois, Hollywood met à l’honneur un super-héros noir. Et, presque logiquement, c’est à Kendrick Lamar qu’a été confiée la charge de penser la bande originale du blockbuster. Le rappeur remplit les deux cases du projet Black Panther : il est aujourd’hui l’une des figures les plus puissantes du divertissement mondial, en même temps qu’une voix politique importante. En vérité, Kendrick Lamar est un homme de tout. Il est ce champion de la Great Black Music capable d’infuser son rap de soul, de jazz et de funk ; le premier artiste hip-hop à avoir remporté le prix Pulitzer dans la catégorie musique ; un collectionneur de Grammys à la pelle parmi lesquels, dernier en date, celui du meilleur album rap de l’année pour DAMN ; un complice de Rihanna, Bono et de toutes les autres têtes couronnées de la pop internationale ; et aussi un citoyen qui n’a jamais laissé tomber le sens au profit de l’attitude, toujours prompt à dénoncer les mauvaises manières de la police ou la fatalité de la culture de la canaille.
Qui d’autre que lui peut se targuer d’avoir reçu un 4 juillet les honneurs d’un président des États-Unis? C’était en 2016, et Barack Obama recevait le rappeur à Washington avec les égards d’un grand de ce monde. Choc énorme: un petit gars de Compton à la Maison-Blanche. Compton, oui. C’est là-bas, en Californie, à très précisément 17,5 miles et 50 minutes de voiture d’Hollywood, que se trouve la terre de Kendrick Lamar. Il y est né le 17 juin 1987. Alors, comme aujourd’hui, Compton est cette ville de palmiers fanés aux pieds desquels court un enchevêtrement de restaurants rapides où l’on sert du poulet, de supérettes aux paliers jonchés de bouteilles vides et de petits pavillons sans charme. Une ville où le père du rappeur, Kenneth Duckworth Senior, a atterri un jour après que sa tête a été mise à prix par des méchants de Chicago. Un faubourg noir considéré comme le royaume des gangs –les fameux Crips et Bloods– mais où trône aussi un genre de Mont Rushmore du rap west coast: King Tee, NWA, Eazy-E, Ice Cube, MC Eiht, DJ Quik, Dr. Dre…
Pas un hasard. Il y a dans les quatre albums de Kendrick Lamar toutes les tensions et les émotions qui parcourent Compton Boulevard et Rosecrans Avenue. Alors que le rappeur s’apprête à remplir deux Bercy d’affilée, ce sont ces tensions, et ces émotions, que racontent à Society tant ses proches de toujours, compagnons de quartier ou de studio, que les officiels de la ville, politiques, professeurs et mêmes policiers. Comment Kendrick Lamar, petit enfant sage qui a grandi dans un bain de folie, a-t-il fait pour devenir à 30 ans la personnalité la plus forte de sa génération? Lisez-ceci.
Show Gudda, 32 ans
Membre du gang Campanella Pirus
Show Gudda habite Corlett Avenue, une voie qui donne sur la fameuse Rosecrans Avenue maintes fois racontée par Kendrick Lamar dans ses albums. Il est l’un des premiers mentors du rappeur.
“Mon cousin Lil Yogi traînait toujours avec ce petit mec dont on se moquait parce qu’il avait de grandes oreilles, comme une souris de dessin animé. C’était Kendrick. Il rappait tout le temps. Une machine. Quand on braquait, il rappait. Quand on tirait, il rappait. Quand on allait en prison, il rappait. Parfois, on organisait des battles devant mon garage. Les gens enchaînaient les freestyles et Kendrick, lui, restait dans son coin, capuche sur la tête, sans rien dire, en attendant son tour. Et quand son tour arrivait, il enlevait sa capuche et broyait tout le monde. On se demandait comment tout ça pouvait sortir d’un si petit corps, de quelqu’un qui, le reste du temps, avait l’air si calme. Tout ça pour dire que Kendrick a toujours donné l’impression de vouloir découvrir autre chose, et de voir plus loin que Compton.
Pendant longtemps, les Bloods et les Crips de Compton ont été ennemis. Si mes gars et moi croisions des Crips, il y avait des chances pour qu’une bagarre éclate, ou pire, que des coups de feu soient tirés. Mais quand on lève la tête, on se rend compte d’une chose: que l’on porte du rouge (la couleur des Bloods, ndlr) ou du bleu (la couleur des Crips, ndlr), on est tous Noirs. On se fait du mal à nous-mêmes et Kendrick a été l’un des premiers à le faire remarquer haut et fort. Pour lui qui est neutre, l’idée a toujours été d’être unis. Cela n’a pas l’air de grand-chose, mais la violence entre gangs est tellement importante à Compton que ce qu’il a dit et matérialisé dans le clip de King Kunta (tiré de l’album To Pimp a Butterfly, en 2015, ndlr), qui réunit des Bloods et des Crips, est symbolique à bien des égards. Sur le tournage de ce clip, je me suis retrouvé à danser avec des Crips. Et j’ai commencé à voir les choses différemment dans ma vie. Je me suis dit qu’il fallait que je sois positif, que je me débarrasse du costume qui m’avait corseté jusque-là. Kendrick m’a montré qu’il était important de se réaliser par soi-même. Je ne suis pas obligé de n’être qu’un Bloods.”
Lil L,30 ans Membre des West Side Pirus, un gang de Compton
Lil L a grandi à l’angle de la 138e rue et de Dern Avenue, à Compton. Ami d’enfance de Kendrick Lamar. Tous les deux sont allés à la Centennial High School.
“À l’inverse de beaucoup d’entre nous, Kendrick a obtenu son bac. Il a toujours été suffisamment malin pour ne pas s’attirer d’ennuis, ne pas traîner là où il ne fallait pas traîner. La culture des gangs ne l’a jamais intéressé. Mais cela ne veut pas dire que c’est un sujet qui ne le concerne pas. Il a grandi au milieu. Il en connaît les codes, le quotidien, la violence. Au fur et à mesure qu’il a gravi les marches de sa carrière, Kendrick a vu certains de ses amis proches partir en prison et mourir. Il ne peut pas faire comme si cette culture ne faisait pas partie de sa vie. C’est ancré en lui et c’est une chose qu’il articule parfaitement, d’ailleurs.
Au moment où il a commencé à tourner beaucoup, moi aussi je voyageais. Je faisais des allers-retours entre Compton et le Texas pour vendre de la drogue: de la prométhazine et de la codéine. Un jour, Kendrick m’a appelé et m’a supplié d’arrêter: ‘Je ne veux pas savoir ce que tu fais, mais s’il te plaît, prends soin de toi, ne t’attire pas des ennuis. Je fais en sorte qu’un jour on puisse tous s’en sortir.’ J’ai juste répondu: ‘Ne t’inquiète pas. Je fais ce que j’ai à faire. J’en aurai fini dans pas longtemps.’ Kendrick est dur avec moi, mais il est aussi patient. Il sait que je dois me débrouiller, que j’ai des factures à payer, que j’ai deux gamins à nourrir. On n’a pas la même vie, il le sait et il respecte ça. Bon, finalement, je me suis fait arrêter et je suis allé en prison au Texas.
Lorsque je suis sorti et que je suis rentré à Compton, il m’a appelé à nouveau. Il est passé me prendre en voiture, on a roulé vers Hollywood et je me suis retrouvé dans le studio de Dr. Dre. Kendrick avait changé de dimension pendant que je purgeais ma peine, et je l’ai réalisé d’un coup. Depuis, je suis parti plusieurs fois en tournée avec lui. J’ai découvert le Nebraska comme ça. Je suis aussi allé à Porto Rico pour mon anniversaire, pendant une semaine entière. C’était la première fois que je prenais l’avion de ma vie et c’était en jet privé. Je me souviens que on a embarqué dans un hangar à l’écart de l’aéroport de Los Angeles. Et tout était payé d’avance! Sur place, on a fait du canoë, du Jet-Ski et on a beaucoup fait la fête en parlant du bon vieux temps. Quelque temps plus tard, je retournais en prison pour une histoire de possession d’armes et de cocaïne.”
Regis Inge,44 ans Professeur d’histoire et de littérature en collège, à Compton
Regis Inge a fait découvrir la poésie à Kendrick Lamar, quand ce dernier était en classe de quatrième à la Vanguard Middle School, au début des années 2000.
“Kendrick Duckworth (le vrai nom de Kendrick Lamar, Lamar étant son deuxième prénom, ndlr), était un enfant que l’on pouvait presque oublier. Dans ma classe, il était assis près de la porte et n’osait pas prendre la parole parce qu’il avait un problème: il bégayait. À cette époque, les élèves hispaniques et afro-américains se battaient entre eux en répétant les conflits entre gangs. Je pouvais sentir la tension dans ma classe, je voyais comment les gamins se regardaient. J’ai alors décidé de concentrer une partie de mes cours sur l’apprentissage de la poésie. Parce que celle-ci, avec ses images et ses sonorités, donne la possibilité d’extérioriser la violence que l’on porte en soi.
Un jour, alors que je sortais de ma classe, je suis tombé sur un petit attroupement dans le couloir. Pour moi, c’était du tout cuit: encore une bagarre à gérer. Mais en réalité, c’étaient des gamins en train de rapper les textes qu’ils avaient écrits avec moi. Parmi eux, il y avait Kendrick. Et il ne bégayait plus. Kendrick travaillait beaucoup. En classe, il aimait lire des textes de Langston Hughes, décortiquer les poèmes de Zora Hurston et il compulsait les pages du Los Angeles Times. À chaque nouvelle dissertation, son vocabulaire s’étoffait. Plus tard, au lycée, il a même intégré le fameux Ladies and Gents Class, un club où l’on réunissait les meilleurs élèves du lycée pour leur faire profiter d’une série de sorties.
Je l’ai perdu de vue, puis des années plus tard, un musicien de mon église m’a expliqué qu’il travaillait avec un rappeur qui s’appelait Kendrick Lamar. Dans le même temps, une professeure m’a appelé pour me dire qu’un jeune rappeur de Compton était venu parler à ses élèves en expliquant que j’étais celui qui lui avait donné le goût des mots. Un certain Kendrick Lamar, encore. J’ai appelé mon ami musicien pour vérifier le nom de ce type qui, bizarrement, ne me disait rien. ‘Hey, K. Dot, tu connais un certain M. Inge?’ a demandé tout haut mon ami. Et là, j’ai entendu une voix répondre: ‘Mais ouais, bordel!’ C’était le petit Duckworth!
Aujourd’hui, Kendrick est un véritable modèle pour Compton. On sous-estime le fait que les enfants venant de ce genre d’endroit ont une faible estime d’eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux, encore aujourd’hui, ne connaissent rien d’autre que la misère et la violence. En 23 ans de carrière, j’ai enterré 19 de mes élèves à cause de rivalités entre gangs. À la Centennial High School, où Kendrick est aussi passé, une collègue m’a récemment raconté qu’un élève avait refusé qu’elle marche avec lui vers le lycée parce qu’il se savait suivi. Lorsqu’il est finalement arrivé, il était en sang. Alors la trajectoire de Kendrick dit quelque chose d’important à nos gamins: eux aussi peuvent réussir.”
Maxine Keaton,80 ans Retraitée
Maxine Keaton est la grand-mère de Jason et Chad Keaton, deux amis d’enfance de Kendrick Lamar. Le premier purge une longue peine de prison pour tentative de meurtre et le second a été assassiné en 2013 dans une rue de Compton.
“Chad a eu une vie compliquée. Sa mère est morte lorsqu’il avait 7 ans. Je me suis retrouvée à m’occuper de lui, de sa sœur et de ses deux frères. Je crois que je l’ai bien élevé, Chad. Il voulait devenir médecin. Kendrick avait beaucoup d’amour pour lui aussi, il veillait sur lui comme s’il était son petit frère. Il avait demandé à Chad de se faire un passeport pour pouvoir l’accompagner en tournée en Europe. Il allait découvrir le monde, il était très enthousiaste. Et puis Chad s’est fait assassiner. Il venait d’avoir 23 ans. Il y a des choses qui se passent dans ce quartier contre lesquelles on ne peut pas vraiment lutter.
Il y avait tellement de monde pour les funérailles que l’on a dû changer d’église. Kendrick était présent. C’était la première fois que je le voyais. Cela m’a fait du bien de le voir, parce que je n’écoute pas de rap, donc je ne le connaissais pas. Et puis un jour, ma petite-fille, Maxine, m’a dit que Kendrick avait parlé de Chad dans une de ses chansons. Grâce à ça, j’ai l’impression que l’on n’oublie pas mon petit-fils. Et ça veut dire aussi que Kendrick n’a pas oublié d’où il vient, qu’il ne se situe pas au-dessus des autres. Il reste un garçon de Compton. Et il donne une bonne image de la ville. Et Dieu sait que ce n’est pas gagné.”
JaVonté, 33 ans Chanteur, actuellement pour Gladys Knight
JaVonté fait partie de ceux qui ont vu Kendrick Lamar éclore, puisqu’il a collaboré à ses premiers projets indépendants, Overly Dedicated et The Kendrick Lamar EP.
“Kendrick n’avait rien à voir avec les types pour qui je chante habituellement. Il n’était pas comme ces rappeurs qui voulaient toujours en imposer en studio. Lui était assez calme, mystérieux même. On ne savait pas vraiment ce qu’il pensait. Il gardait les choses pour lui. Et puis surtout, il avait quelque chose à dire, dès le début. Il se fichait des strip-teaseuses et de vendre de la drogue. Il voulait raconter tout un tas d’histoires, comme s’il avait déjà été le témoin de beaucoup de choses dans sa vie. Des choses trop sérieuses pour son âge.”
Nosaj Thing,33 ans Producteur
Nosaj thing est une figure de proue de la “beat scene” de Los Angeles, ce cercle de compositeurs alternatifs alliant la musique ambiante et les rythmes hip-hop. Il a rencontré Kendrick Lamar en 2011 et est, depuis, l’un de ses fidèles compagnons de studio.
“Un jour de 2011, j’ai reçu un mail de Dave Free, le manager de Kendrick. Il avait entendu parler de moi en surfant sur des blogs et voulais que je collabore avec Kendrick. Tout simplement. Cela ne m’a pas surpris. Kendrick avait l’air d’aimer tenter des choses, il y avait quelque chose de très expérimental dans sa démarche. Un peu comme OutKast, à leur époque. On s’est donc retrouvés en studio. Les salutations ont été très courtes: on s’est tout de suite mis à travailler. Ce qui compte pour Kendrick, c’est le boulot. Il ne voulait pas que l’on perde de temps.
Je me souviens que j’avais sélectionné plus d’une vingtaine de beats. Mais j’ai à peine eu le temps de jouer le premier que Kendrick a tiqué. Pour lui, c’était celui-là. Il a quitté la pièce et a écrit un texte en un rien de temps. J’ai eu l’impression qu’il avait tout modélisé dans sa tête au moment où il écoutait la musique. C’est comme s’il avait déjà une bibliothèque d’idées toutes prêtes. La session a duré trois heures et puis Dr. Dre a appelé. Kendrick avait rendez-vous à Vegas trois heures plus tard. Et je me suis retrouvé tout seul. C’était très étrange.
Depuis, on est restés en contact. Quand il prépare un nouvel album, il m’appelle pour que je lui envoie des playlists de morceaux ou que je vienne lui présenter des idées en studio, ou tout simplement pour que je lui donne mon avis sur ce qu’il fait. Je débarque dans la pièce, je me mets dans un coin et j’écoute. Kendrick impose quelque chose de très fort en studio. Il bouge en silence et les autres suivent. Ils lui font une confiance aveugle. Il aime aussi que l’air soit très froid. Il faut que l’air conditionné soit monté au maximum ou presque. Ça le rend plus alerte.
On était ensemble, en studio, lorsque Donald Trump a remporté l’élection présidentielle. On travaillait sur DAMN, son dernier album, en suivant du coin de l’œil CNN et d’un coup, on s’est tous arrêtés. Kendrick a fixé l’écran. Il a dû dire ‘fuck’ une centaine de fois, puis il s’est tu et il s’est remis immédiatement au boulot, sans rien dire d’autre. Il donnait l’impression qu’il avait vu venir tout ça depuis longtemps.”
Problem,37 ans Rappeur
Nouvelle figure du rap de Compton, Problem a grandi sur Dern Avenue, en face de chez Lil L.
“On n’a jamais vu un type comme Kendrick avant. Son CV est parfait: il sait être positif mais en même temps, il est gangsta. C’est un mélange des meilleurs, comme si Nas et Tupac s’étaient mis ensemble. Je le connais bien, on est voisins. Nos maisons étaient simplement séparées par Central Avenue. Lui était du côté tranquille et moi du côté dur. ‘The Deuce’ contre ‘The Fourth’, comme on disait. Kendrick est sorti un temps avec une bonne amie de ma petite sœur. On se croisait toujours dans les parcs alentours. Et surtout, je fréquentais souvent le studio de Top Dawg, où il était tout le temps lui aussi. Dès qu’il y avait un enregistrement, on débarquait. On voulait tous en être. Je me souviens que des règles de vie étaient affichées sur le mur du studio. L’une d’entre elles stipulait que le premier qui débarquait avec une arme se ferait casser la gueule en un rien de temps. Il y avait aussi des règles de savoir-vivre, des règles d’écriture. Et tout le monde les respectait.
Top Dawg est une vraie légende de la rue, à Los Angeles. Il surveille les gens qui s’approchent trop près de Kendrick. Il est comme son Original Gangster, son ange gardien. Aujourd’hui, TDE (le label de Top Dawg, sur lequel est signé Lamar, ndlr) est une véritable société secrète. Ils ont saisi la puissance de l’unité. Ils restent entre eux, on ne les verra jamais faire les malins. Ce ne sont pas des clowns.”
Bekon,32 ans Producteur et chanteur
Ancien collaborateur d’Eminem et Snoop Dogg, Bekon a participé à la composition de huit titres de DAMN, le dernier album de Kendrick Lamar.
“Cela faisait six ans que j’étais à Hollywood et que je produisais des rappeurs lorsque j’ai eu l’impression que j’étais arrivé à la fin d’un cycle. Petit à petit, j’ai ralenti le rythme de ma production, jusqu’à ne plus avoir beaucoup d’argent en poche. J’ai alors quitté Los Angeles pour revenir chez mes parents, à Long Island. J’étais perdu. Et c’est à ce moment-là que j’ai reçu un drôle de coup de fil. C’était un garçon que j’avais rencontré à Los Angeles. DJ Dahi, l’un des producteurs attitrés de Kendrick Lamar. D’une manière assez cosmique, Dahi m’a demandé si j’avais envie de travailler avec Kendrick. Et le lendemain, j’étais dans ce studio à Soho, avec une vue extraordinaire sur l’Hudson River.
Kendrick était là, seul, en train de regarder un film de kung-fu sur un grand écran. Il a une connaissance encyclopédique des films de kung-fu, et il se trouve que moi aussi. Je lui ai donc raconté l’histoire de The Hidden Path of Hirato Makzui. Un fils de nobles japonais qui refuse le mariage qu’on lui a arrangé et rejette son héritage pour devenir l’élève d’un maître kung-fu vivant dans un château au milieu de la forêt. Sa mémoire va peu à peu s’effacer et la seule manière d’enrayer ce phénomène est de faire le bien en aidant les gens autour de lui. Kendrick m’a très vite demandé où il pouvait voir ce film. Je lui ai répondu qu’il ne pouvait pas, parce que c’était une histoire que j’avais écrite chez moi quelques jours avant. Et pour lui prouver, je lui ai montré le texte sur mon ordinateur. Avec cette histoire, j’avais composé une courte bande originale que je lui ai jouée au piano, dans le studio. Kendrick a alors balancé: ‘On doit bosser ensemble.’ Voilà comment il travaille. Il fait ce qu’il veut, il se fiche de comment l’industrie fonctionne. Il aime essayer les choses.
Ensemble, on a composé, samplé, rappé et chanté, en nous laissant guider par notre seule inspiration, pendant près de huit heures, jusqu’à l’aube, et on a répété le même exercice les deux jours suivants. Jusqu’à ce que Kendrick me demande de venir à Los Angeles pour l’aider à terminer son album. J’ai alors convaincu mon agent, avec qui je ne m’entendais plus vraiment, de me payer un billet, ma mère m’a prêté 1 000 dollars, et j’ai vendu tout mon matériel en disant à tout le monde que je travaillais avec Kendrick. Personne ne me croyait. Mais j’ai passé les trois mois suivants avec lui, dans les studios No Excuses, à Santa Monica. À l’intérieur, il y a cette pièce qui n’est en fait rien d’autre qu’une boîte de nuit que Dr. Dre a fait construire à une époque. Juste pour pouvoir produire de la musique dans un club. C’était dingue de faire de la musique dans cet endroit, beaucoup trop glamour, presque vulgaire.
Là-bas, au bout de la nuit, quand tout le monde commençait à piquer du nez, il ne restait souvent plus que deux personnes encore debout: Kendrick et moi. Il pouvait être 3h ou 4h du matin et on avait tous les deux ces conversations étranges sur la vie. Kendrick est quelqu’un qui se demande pourquoi les choses sont telles qu’elles sont dans le monde. Il passe son temps à se poser des questions, à sortir de lui-même. Voilà pourquoi il est capable de raconter des histoires et d’inventer des personnages. Et lorsqu’on en avait marre de parler ou de jouer, on se levait pour faire des pompes, afin de se régénérer et de trouver un nouveau souffle. Des séries de 100.”
Tana McCoy,60 ans Conseillère municipale de Compton
Élue du premier district de la ville, qui s’étend entre Avalon Avenue et Central Avenue, Tana McCoy a participé à la remise des “clés de la ville de Compton” à Kendrick Lamar, en 2016.
“La dernière fois que l’on a voulu honorer le rap à Compton, les choses ont tourné au vinaigre. C’était il y a 30 ans et en tant que secrétaire principale du conseil municipal de Compton, j’avais organisé un concert du groupe NWA sur le campus du Compton College. Avant que les garçons ne montent sur scène, je leur avais dit une seule chose: ‘Je vous demande simplement de ne pas jouer votre titre Fuck the Police’. Et, bien sûr, c’est le premier morceau qu’ils ont joué. Les hommes en uniforme qui assuraient la sécurité du concert sont devenus fous, ils voulaient passer les menottes à Eazy-E et les autres. Il avait fallu interrompre le show. Je tremblais, j’avais peur que cela se transforme en émeute.
Avec Kendrick Lamar, les choses sont différentes. Lui ne monte pas en sauce la culture de la rue. Ses paroles racontent la ville et le monde, tout en impliquant les gens. Et même si parfois, je me dis ‘Oh mon Dieu, ce garçon peut être violent’, je le trouve subtil. La maire de Compton, Aja Brown, est une jeune femme qui n’a même pas 40 ans, elle est au fait de choses et surtout, de ce que ressent la jeunesse de la ville. C’est elle qui a proposé de ‘remettre les clés’ de la ville à Kendrick. On n’a même pas eu besoin d’un vote du conseil municipal. Tout le monde a été d’accord sur le champ. On a besoin de célébrer la jeune génération locale, de lui montrer qu’elle est une actrice importante de la vie d’ici. D’habitude, on se fout un peu des cérémonies de ce genre, pas grand-monde n’est là pour couper un ruban, ou bien l’on se demande toujours pour qui on organise tout ça. Là, c’était différent. Les gens étaient très excités. Le jour de la cérémonie, tout le conseil municipal était réuni, il y avait des représentants du Sénat de Californie, et des personnalités médiatiques. Kendrick Lamar a basé son discours sur son fameux morceau, Alright, en expliquant qu’il avait confiance en la ville et ses habitants, que l’on était tous capables de nous extraire de notre situation. Il y a quelques années, on a fait installer des plaques honorifiques pour les pasteurs les plus éminents de Compton. Peut‑être que dans 25 ans, Kendrick, lui, aura sa statue.”
Steve Soboroff,70 ans Président du bureau des commissaires du LAPD
Au printemps dernier, Steve Soboroff a publié une photo de lui accompagné de Kendrick Lamar.
“Kendrick Lamar s’est souvent fait remarquer pour ses discours attaquant le travail policier, comme lorsqu’il dit: ‘On déteste les flics/ Ils veulent nous abattre dans la rue, c’est sûr’ dans Alright. Je me souviens aussi que lors d’une de ses performances (un live lors de la cérémonie des BET Awards en 2015, ndlr), il ne s’était pas gêné pour se mettre en scène en train de sauter sur le capot d’une voiture de police. Mais c’est un ressentiment qui ne vient pas de nulle part. Lorsqu’on est originaire des bas-quartiers de Los Angeles, il est impossible de ne pas avoir en mémoire l’affaire Rodney King et les émeutes qui ont enflammé la ville dans la foulée. C’était le début des années 90, une autre époque: les policiers étaient alors policiers pour casser des gueules.
Kendrick Lamar raconte les sentiments qui animent les gamins noirs d’ici, ceux qui ont toutes les chances de finir en prison parce que tout le monde se fiche d’eux. D’une certaine manière, Kendrick m’aide dans mon travail. Ce qu’il raconte m’aide à saisir ce qui se passe sur le terrain et ce que je dois faire. Je ne pense pas qu’il soit l’un de ces militants extrémistes qui cherchent à attiser la colère contre les flics. Au contraire, je suis persuadé qu’il comprend le travail de proximité réalisé par la police et dans le même temps, il ne se gêne pas pour pointer du doigt les graves erreurs commises parfois par celle-ci. Je respecte ça. Je déteste les gens qui commettent des crimes, même s’il s’agit de policiers.
Kendrick Lamar et moi avons tous les deux la malchance de supporter l’équipe de basket des Los Angeles Clippers, connue pour ses nombreux échecs, et c’est comme ça que l’on s’est retrouvés par hasard l’un à côté de l’autre un soir de match. On en a profité pour parler de la police et prendre une photo. Je ne suis pas certain qu’il y a 20 ans, à l’époque du gangsta rap, il aurait été possible de voir Tupac avec le chef du LAPD! Mais je ne crois pas que Kendrick Lamar ait été critiqué pour avoir pris une photo avec moi. Et, de mon côté, personne ne m’a fait remarquer qu’il ne fallait pas que je m’affiche avec un rappeur. Pas un flic noir, pas un flic blanc. Personne.”
Mozzy,30 ans Rappeur
La nouvelle coqueluche du gangsta rap californien. Kendrick Lamar l’a convié sur la bande originale du film Black Panther, dont il est le producteur exécutif.
“Un soir que j’étais dans un studio d’Hollywood, je suis tombé sur Kendrick. D’habitude, quand mes fans viennent me voir pour prendre une photo, ils tremblent, et là, c’est à moi que ça arrivait. J’avais les mains tellement moites qu’il a fallu que je les essuie sur mon pantalon. Je suis un gangster, je ne lèche les bottes de personne, j’aurais dû montrer que je suis un dur, mais là, je ne pouvais pas: Kendrick est mon Dieu. Il m’a dit que j’étais son compagnon de tranchée et que ma musique donnait de la force à la sienne. Et là, il a récité de tête l’une de mes rimes. J’ai fondu pour de bon. Comment Kendrick Lamar pouvait-il connaître un bout de morceau de Mozzy? Le mec ne s’endort pas, il fait attention à ce qui se passe autour de lui.
Une autre fois, j’étais à Houston et je me rendais à la pharmacie quand mon téléphone s’est mis à exploser. Des messages en pagaille. C’était le chaos. Même mon oncle Gangster Jeff, de Sacramento, m’a appelé: ‘Les prix vont monter pour toi! Kendrick vient de parler de toi!’ Effectivement, il venait de me citer aux Grammys, devant toute l’Amérique. C’est mon passeport pour le mainstream. Après tout ce travail, toutes ces années, toute cette sueur, toutes ces larmes, tout ce sang, après la prison, après avoir dormi dans la rue, après avoir voulu abandonner, après avoir galéré en refusant de bosser chez McDonald’s, après avoir pensé mourir comme ça, après tout ça, j’ai été cité par Kendrick aux Grammys. Je n’arrive pas à y croire.”
Par Raphaël Malkin, à Compton / Photos : Renaud Bouchez pour Society
Enfant de Kabardie, dans le Caucase du Nord, Kantemir Balagov aime le hip-hop, Kurosawa et l'historien français Philippe-André Grandidier. Son premier film, Tesnota, réalisé à 25 ans, a été la révélation de la sélection "Un certain regard" du dernier festival de Cannes. Élève de Sokourov, il raconte sa République et son rapport à la Fédération.
Par Brieux Ferot
Kantemir Balagov.
De quoi parle Tesnota ?
C’est un film sur l’amour, qui peut d’ailleurs être terrible, vécu à l’intérieur de la famille, entre hommes et femmes et entre peuples de nationalités différentes au sein d’un même pays. J’ai l’impression que le cinéma a quitté le monde des relations humaines et j’aimerais que les gens aient plus confiance envers les autres, qu’il y ait moins de dureté. J’en ai pris conscience en lisant des livres d’écrivains soviétiques qui évoquaient les camps –Varlam Chalamov, Platonov. Tesnota est un film dont on n’aura pas besoin dans mon pays parce qu’il montre les Kabardes (peuple de Kabardino-Balkarie, république autonome située dans la région du Caucase, ndlr) vus de l’extérieur, et non par l’un des leurs. La manière dont je les présente ne va pas dans leur sens, ne préserve pas leur honneur. Ils ont déjà estimé que ce film n’était pas digne d’eux. Après, dans le Caucase du Nord, les gens ont tellement été blessés, vexés, offensés, qu’ils en veulent au monde entier, ils ne peuvent pas pardonner aux Russes de les avoir vaincus. Beaucoup de personnes sont antirusses dans le Caucase, qui appartient pourtant à la Russie. Cela dit, là-bas, quelqu’un de bien l’est complètement. Bon, je n’en connais pas beaucoup, deux ou trois, mais les qualités humaines sont là !
Vous vivez toujours dans le Caucase du Nord ?
Je l’ai quitté il y a deux ans. Il ne s’y passait pas grand-chose, parfois une troupe de théâtre était de passage avec des mises en scène vraiment pas terribles. Avant, on se retrouvait dehors avec mes amis, devant le Cinéma de l’amitié, un vieux cinéma avec des lettres brûlées sur la devanture, fermé depuis 20 ans désormais. Là, on y a vu Emmanuelle, puis c’était le temps des VHS avec Bruce Willis et Van Damme. Le dernier film que l’on a vu là-bas, ça doit être Le Seigneur des anneaux. On se retrouvait là sans trop savoir quoi faire de nos vies, beaucoup ont plongé dans l’alcool et la drogue.
Vous avez étudié le droit, paraît-il…
“La propagande n’a même pas besoin d’être importante, mettre les bureaux de vote dans des endroits de vie sociale suffit”
Au départ, je m’intéressais à la jurisprudence. Bon, je ne m’y intéressais pas vraiment, je n’allais pas en cours. Je ne savais pas quoi faire de ma vie. Ce qui m’intéressait, c’était les langues.Je voulais aller aux Affaires étrangères. Mon père m’a fait comprendre que ce n’était pas possible, vu mon niveau. Je me suis inscrit à la fac d’éco et j’ai pris des cours par correspondance en droit, pour trouver du travail. On pensait que ce serait le plus simple pour trouver du travail. Et puis j’ai découvert l’Institut national de la cinématographie. J’ai eu l’opportunité d’entrer directement en troisième année dans cette école de cinéma créée par Alexandre Sokourov.
Il y a une grande méconnaissance en Europe de ce qu’est la culture russe du rapport de force, sa topographie aussi…
Dans tous les pays, il y a un complexe de supériorité par rapport à l’extérieur. Après, la Russie, ce n’est pas seulement Moscou. Actuellement, dans le Caucase du Nord, les relations sont tendues entre les communautés. Il y a un désir d’autonomie et d’indépendance, une volonté de ne pas être sous la tutelle russe, mais ce n’est pas majoritaire. Tout le monde en parle beaucoup mais personne ne fait ne serait-ce qu’un pas vers un tel changement. Je pense que c’est bien car je n’ai aucune envie qu’il y ait une guerre. Chez nous, on sait que la guerre des idées peut toujours se transformer en vraie guerre. Même si la situation est plus tranquille aujourd’hui.
Comment décririez-vous les Kabardes ?
Moi, j’ai grandi dans une famille moyenne, classique, qui avait peur d’exprimer des émotions, de montrer des larmes ou de la tendresse. Pas parce que les gens sont méchants mais parce que ça ne se fait pas. On n’éduque pas les enfants, les sentiments doivent être pétrifiés. Ce sont des gens très durs mais qui peuvent devenir immédiatement comme des gamins sur autre chose. Un code de l’honneur avec des dimensions positives et négatives, une entraide entre amis aussi. Le plus important, c’est le fait de ne pas trahir, jamais, de ne pas enfreindre la morale. Quand je faisais mes études à l’Institut, je ne voyais plus mes amis, mais en les croisant par hasard dans la rue, la chaleur humaine revenait. Je n’ai jamais été un bagarreur.
Comment drague-t-on sans montrer ses sentiments ?
Beaucoup d’hommes prennent encore des femmes pour des objets dans le Caucase, parce que c’est plus facile et confortable. On n’aime pas le qu’en-dira-t-on chez nous. Voir un couple s’embrasser dans la rue dans le Caucase, c’est d’une grande rareté, des gens viennent vous voir pour dire que ça ne se fait pas.
L’élection en Russie est-elle aussi jouée d’avance dans le Caucase du Nord ?
En Russie, il y a certaines personnes qui votent pour l’opposition, mais ce que je vois dans le Caucase, c’est que globalement, il n’y a pas d’opposition. Ma mère est professeure de chimie. L’école où elle enseigne devient un bureau de vote au moment des élections. Globalement, une majorité écrasante vote pour le parti de Poutine, Russie unie. Certains sont obligés de voter pour Poutine, comme les fonctionnaires par exemple. La propagande n’a même pas besoin d’être importante, mettre les bureaux de vote dans des endroits de vie sociale suffit. Donc finalement, les journaux ne s’y intéressent pas car tout le monde sait qu’il va gagner.
Un grand film russe qui parlerait de la Russie d’aujourd’hui, ce serait plutôt une comédie ou un drame ?
Mon prochain projet est celui de deux femmes de retour de la bataille de Stalingrad, qui essayent de revenir à une vie pacifique. Mais un évènement qui n’a jamais été abordé, c’est la prise d’otage dans une école à Beslan, en Ossétie du Nord, qui a fait plus de 600 morts. Elle a laissé une empreinte très forte dans l’histoire moderne de la Russie. Ça s’est passé le 1er septembre 2004, et je peux vous dire que depuis, chaque 1er septembre, il n’y a pas une seule télévision qui en parle. Il faut raconter ce qui s’est passé et, surtout, les conséquences que cela a eu.
Une des conséquences a-t-elle été une forme de solidarité des minorités entre elles dans le pays, selon vous ?
Pas sûr. J’aurais plutôt tendance à répondre en fonction des peuples : les Kabardes ne sont pas très copains avec les Kabars, alors qu’ils font partie de la même république. Les Kabardes ne sont pas très copains non plus avec les Tchétchènes –qui eux sont plutôt potes avec les Ingouches– mais sont plutôt proches des Ossètes, de l’autre côté. Des antagonismes existent, d’autres moins. Un ami à moi pense qu’ils sont entretenus par la Russie, mais ça m’est difficile de le confirmer.
À quoi va servir la Coupe du monde de football ?
Je serais incapable de vous répondre, je n’en suis pas très fan, j’imagine que ça doit servir aux hauts fonctionnaires. À Sotchi, il y a eu quelques mouvements de la population, car la ville fait partie de la terre kabarde, or elle est désormais dans le Kouban. Comme à Rio, une fois que les compétitions ont commencé, on n’en a plus entendu parler. Donc là, vu que je n’ai vu personne s’y opposer…
À voir : Tesnota, de Kantemir Balagov, en salle
Par Brieux Ferot
En 2005, un boycott culturel d'Israël était décrété pour soutenir le peuple palestinien. Depuis, de nombreuses organisations, des centaines d'activistes et une poignée d'artistes de renom, parmi lesquels Brian Eno et Roger Waters, se battent pour que leurs pairs y adhèrent. Avec plus ou moins de succès.
Par Thomas Andrei
30 octobre 2017, près de 20 000 personnes empruntent les escalators de la station de North Greenwich, dans le sud-est de Londres. En blouson de cuir ou long manteau noir, ils bravent le crachin glacial pour le plaisir : celui de voir Nick Cave & The Bad Seeds à l’O2 Arena, salle de concert monstre qui accueille le poète en plein milieu de ce que l’on dit être la meilleure tournée de sa carrière. Celle-ci, a-t-il annoncé, est censée s’achever le 20 novembre à la Menora Arena de Tel Aviv et une poignée de militants en K-way trempé est présente pour le faire changer d’avis. Lorsqu’ils ne soufflent pas dans leurs mains froides, ils tendent des tracts sombres à des fans intrigués, intimant à Cave d’annuler. Le même genre de scène se reproduit à Paris, Amsterdam, Berlin. À Bournemouth, dans le Sud-Ouest de l’Angleterre, un fan va jusqu’à l’interpeler sur la question. Cinglant, le chanteur répond : “Tu es venu pour écouter le concert ou pour parler politique ?” Pour les deux, rétorque le fan. Plus tard, Nick Cave s’approche pour lui serrer la main. À ce moment-là, les activistes pro-boycott pensent remporter une victoire, après la récente déconvenue de la campagne Radiohead, qui a bien fini par jouer à Tel Aviv.
Conférence de presse et liberté artistique
Le jour même de la première date, Nick Cave tient une conférence de presse. Blazer noir à fines rayures sur t-shirt blanc échancré, il déclare : “Je suis ici pour deux raisons. L’une, c’est que j’aime Israël et les Israéliens.” Le chanteur n’avait pas tourné en Israël depuis l’échec commercial de The Boatman’s Call, album paru en 1997. Pourquoi y retourner ? Parce qu’il en a marre de subir des pressions, assure-t-il. “L’autre raison, c’est que je fais un principe de me dresser contre quiconque voudrait censurer et faire taire des musiciens. En quelque sorte, on pourrait dire que c’est grâce à BDS que je joue ici.” Le BDS ? Trois lettres qui signifient “Boycott, Divestment and Sanctions”, nom d’une ONG fondée en 2005, qui organise différentes formes de boycott envers Israël. Membre du BDS France, Frank Barat n’en revient pas. En pleine réalisation d’un documentaire sur le mouvement, Barat est une figure de la lutte pour les droits des Palestiniens.
« C’est mon artiste préféré depuis que j’ai 16 ans. Je l’ai vu cinq fois en concert. Quand j’ai lu qu’il jouait en Israël, ça a été un choc. Je me suis dit que ce n’était pas possible, que c’était une connerie »
Franck Barat, membre de BDS France
Aujourd’hui, il travaille pour un institut transnational, vit à Bruxelles et a deux enfants. Pour endormir le plus grand, il aime lui chanter une ballade de son artiste préféré : Into My Arms. Par Nick Cave. En veste de sport vert et jaune sur t-shirt noir, il explique : “C’est mon artiste préféré depuis que j’ai 16 ans. Je l’ai vu cinq fois en concert. Quand j’ai lu qu’il jouait en Israël, ça a été un choc. Je me suis dit que ce n’était pas possible, que c’était une connerie.” Outre un amour pour sa musique, Frank pensait aussi jusqu’en 2017 partager des opinions politiques avec son –ancien– héros. “Il est parrain de Hoping Foundation, qui fait de l’humanitaire avec la Palestine, explique-t-il. Il a levé des fonds, fait des vidéos pour les enfants de Gaza. Par mon intermédiaire, il a signé deux lettres pour soutenir des activistes, et surtout une appelant à un embargo militaire sur Israël. Il n’y a même pas un an, Nick Cave était pour moi le prochain à annoncer son soutien à BDS.” Pendant des mois, Frank et d’autres activistes du BDS échangent des e-mails avec le manager de Cave. Parmi eux, le leader de Pink Floyd, Roger Waters, et le musicien expérimental et producteur de la trilogie berlinoise de David Bowie, Brian Eno.
Né le 15 mai 1948, Eno trouve toujours amusant de partager sa date de naissance avec celle de l’État d’Israël. Une coïncidence qui déclenche dès l’adolescence une passion pour le pays. “Je supporte toujours l’idée de l’existence d’un État israélien, assure-t-il par téléphone, marchant chez lui entre deux sessions d’enregistrement à Londres. Je comprends pourquoi les Juifs du monde veulent avoir une terre.” Compagnon de route du BDS, l’auteur de Music for Airports envoyait en 2014 150 e-mails –qu’il appelle toujours “lettres”– à divers artistes et musiciens pour expliquer son soutien au boycott. “Mais je comprends que l’on ne suive pas ma position, précise-t-il. Je n’essaie jamais de convaincre qui que ce soit. J’essaie seulement d’exposer la situation aux gens. Ils peuvent m’écouter et ne pas penser que le boycott soit la bonne solution.” Si c’est le cas, Eno dégaine toujours le même argument. “Que faire, alors ? Pensez-vous que les Palestiniens ne devraient simplement rien faire et attendre que ça passe ? Quelles autres options ont-ils ?”
On this day 70 years ago, the #UN voted in favour of the partition of #Palestine … against the wishes of the indigenous people
Pour BDS, le boycott constitue en effet le dernier recours des Palestiniens. “Ils ont essayé la résistance armée, rappelle Barat. Ça n’a pas marché du tout. Ils se sont fait démonter et ça a été horrible pour eux ainsi que pour les Israéliens. La résistance pacifique ? Ils se sont fait tirer dessus. Il n’y a plus que ça à faire. Tant qu’Israël ne reconnaîtra pas le droit international, on appellera au boycott.” Malgré cet argument, les “lettres” envoyées à Nick Cave ou Jonny Greenwood avant lui ne font pas mouche. “Nick Cave a répondu que l’appel au boycott était limite antisémite, assure Barat. Ilest allé jusqu’à citer Noam Chomsky, disant qu’il serait contre le BDS. Or, j’ai bossé avec Chomsky sur deux livres. Il a dit que c’étaient des conneries et qu’il avait juste des différences stratégiques avec le BDS.” Le célèbre penseur américain, né dans une famille juive ashkénaze de Philadelphie, ajoute qu’il est opposé à toute “hasbara”. Une forme de propagande culturelle que Barat résume ainsi, prenant la voix d’un bureaucrate israélien : “Regardez, Nick Cave et d’autres viennent jouer ! Cela prouve bien qu’Israël est une démocratie.”
Un véritable apartheid ?
Pour autant, le dialogue entre Nick Cave et BDS est donc réel. Côté activiste, on est surpris et choqué du report de la conférence de presse. Nick Cave accuserait Eno et Roger Waters “d’humilier publiquement” ceux qui jouent en Israël. “Déjà, je ne brutalise pas les gens, pouffe Brian Eno. Tu n’obtiens jamais de bons résultats en forçant les gens. Ça n’a d’intérêt que s’ils croient en ce qu’ils font.À vrai dire, Nick Cave m’a écrit après cette conférence de presse. Il s’est excusé que cela soit sorti comme ça. Il ne voulait pas exactement dire ça.” Reste que Nick Cave, comme d’autres, défend un principe que nul démocrate ne viendra contredire : celui de la liberté artistique. Si un groupe veut jouer quelque part, il en a le droit. Et, comme dirait Thom Yorke : “Jouer dans un pays ne revient pas à soutenir son gouvernement.” Des arguments que Brian Eno comprend. “Il y a cinq ou six ans, j’ai moi-même pensé que BDS n’était pas la bonne solution, révèle-t-il. Je n’aimais pas l’idée que des artistes refusent de jouer quelque part. Puis j’ai comparé les problèmes. La vie de générations de réfugiés qui ne peuvent pas quitter Gaza, c’est plus important que la liberté artistique.”
« J’ai moi-même pensé que BDS n’était pas la bonne solution. Je n’aimais pas l’idée que des artistes refusent de jouer quelque part. Puis j’ai comparé les problèmes. La vie de générations de réfugiés qui ne peuvent pas quitter Gaza, c’est plus important que la liberté artistique »
Brian Eno
Finalement, pour BDS, le débat ne se situerait pas sur l’opposition entre liberté artistique et liberté tout court, mais dans la reconnaissance même de la situation des Palestiniens. Pour l’organisation, la Palestine est sujette à un état d’apartheid. “Comme en Afrique du Sud, assure Barat. C’est pour ça que l’archevêque Desmond Tutu et d’autres figures de la lutte anti-apartheid sont du côté du boycott.” Selon Barat et Eno, il suffit d’aller en Palestine pour constater la situation. Le militant parle de son premier voyage, en 2007. Pendant six mois, dans une école d’un camp de Naplouse aux murs criblés d’impacts de balles, il donne des cours de français à des enfants qui “connaissent par cœur les résolutions de l’ONU”. Plus tôt, Eno s’est lui rendu à Susya, un village près d’Hébron, où les habitants ont été déplacés par le gouvernement israélien pour que l’on opère des fouilles archéologiques, avant d’y installer une colonie en 1983. Certains habitants vivent désormais dans les grottes environnantes. Mais les deux hommes s’accordent sur ce qui les a les plus touchés : les checkpoints. “Celui de Bethléem, c’est une sorte de long couloir, avec des petites cages, décrit Barat, les traits tendus. Un haut-parleur gueule ‘Avance ! Avance !’ à 500 Palestiniens. On dirait du bétail. Parfois, les gens restent coincés dans des tourniquets pendant deux minutes. Tu réalises qu’ils vivent cette humiliation chaque jour depuis des années.” Brian Eno renchérit : “J’ai rencontré un Palestinien qui travaillait en Israël. Il devait partir à 3h30 du matin, rester assis dans sa voiture à un checkpoint, parfois pendant des heures. Il a passé la moitié de sa vie dans sa voiture, sur ces quelques kilomètres.” Des checkpoints qui servent de porte d’entrée au sein du mur de séparation bâti par Israël en Cisjordanie en 2002, au cours de la seconde intifada et décrite comme “une mesure d’autodéfense qui sauve des vies humaines”. Un argument que l’on peut entendre, sachant que cette “guerre des pierres” fit plus de 1 000 morts côté israélien et trois fois plus chez les Palestiniens. Néanmoins, la construction du mur est reconnue comme contraire au droit international, selon une décision de la Cour de justice internationale en 2004. Parmi les nombreux détracteurs de l’existence d’un état d’apartheid, Richard Ferrer, rédacteur en chef de Jewish News, éditorialiste pour The Independent et le Daily Mail, et opposant régulier au boycott. “Je ne comprends pas l’emploi de ce mot, assure-t-il. Ça ne veut rien dire. Je n’ai pas connu l’Afrique du Sud ou les États du Sud des États-Unis, mais je connais Israël. J’ai rarement rencontré une société culturellement plus diverse. Tu peux prier à la mosquée, à l’église, à la synagogue. Le taux de chômage en Israël est de 4%. Il n’y a pas de meilleure opportunité au Moyen-Orient qu’en Israël.”
L’opposition de Ferrer à BDS ne s’arrête pas là. “Je ne dirai pas qu’ils brutalisent les gens, grimace-t-il. Mais quand tu es un jeune artiste et qu’une rock star comme Roger Waters vient te contraindre à faire quelque chose, tu as du mal à dire non. Il y a aussi beaucoup de pression sur les réseaux sociaux. Pourquoi voudrais-tu jouer en Israël si tu reçois tant d’hostilité ? Ça demande de la force de jouer en Israël.” L’éditorialiste fait référence à la dernière artiste en date à y avoir annuler des dates. Le 18 décembre, la popstar néo-zélandaise Lorde annonçait un concert au Tel Aviv Convention Centre, prévue en juin 2018. Très vite, la machine pro-boycott se met en marche. Brian Eno lui fait passer une lettre et le 21 décembre, deux activistes néo-zélandaises se fendent d’une tribune sur le site The Spinoff. Elles se présentent comme une Juive et une Palestinienne, qui serait née dans une grotte, au nord d’Hébron. Elles citent le petit-fils de Nelson Mandela, qui décrit Israël comme “le pire des régimes d’apartheid” et rappellent que“l’occupation viole la Convention de Genève”. Au début de l’article, un lien offre le contre-argument d’un membre de la communauté juive néo-zélandaise.
« Quand tu es un jeune artiste et qu’une rock star comme Roger Waters vient te contraindre à faire quelque chose, tu as du mal à dire non. Il y a aussi beaucoup de pression sur les réseaux sociaux. Pourquoi voudrais-tu jouer en Israël si tu reçois tant d’hostilité ? Ça demande de la force de jouer en Israël »
Richard Ferrer, rédacteur en chef de Jewish News
L’auteur argumente que l’exclusion n’est pas une solution et que les checkpoints sont mis en place pour des raisons de sécurité valables. Le 24 décembre, Lorde annule sa date et annonce être certaine d’avoir pris la bonne décision. Brian Eno envoie un nouveau courrier et prévient la jeune chanteuse : “Je lui ai dit de se préparer à beaucoup de merdes. Ça nous est arrivé à tous. Dès que tu prends position, on t’accuse immédiatement d’être antisémite. C’est une manière de tuer le débat. Parce que personne ne veut être accusé d’antisémitisme. Du moins, pas moi.” Dans une pub publiée dans le Washington Post, Lorde est accusée de sectarisme. Les deux activistes auteurs de la lettre ouverte sont, elles, poursuivies en justice pour “blessure émotionnelle” par trois ados israéliens, soutenus par Shurat HaDin, une ONG de défense des droits juifs et israéliens. Le boycott déchaîne toujours les passions, dans les deux camps. Mais pour les pro-Palestiniens, d’autres solutions protestataires existent. Le week-end des concerts de Nick Cave à Tel Aviv, le duo électronique français Acid Arab joue également en Israël, à Haïfa et Jaffa. Sauf que, via un post Facebook, les deux Parisiens précisent ne se produire que dans des “salles palestiniennes” pour des soirées “organisées par des promoteurs palestiniens”. En privé, le duo révèle : “Ça s’est très bien passé. Nous avons joué dans des salles combles devant un public phénoménal. Des personnes qui nous avaient incendiés sur Facebook ont compris un peu plus tard que l’on ne stigmatise personne. Nous avons juste choisi d’apparaître dans des endroits symboliquement liés à la Palestine pour marquer notre soutien à un peuple opprimé. Nous ne boycottons rien.” Dans une interview à Haaretz, Acid Arab rappelait que si tout citoyen de Tel Aviv venait au concert, ce serait plus difficile pour ceux de Gaza et de Cisjordanie. En septembre, en revanche, les Palestiniens se rendaient à un concert historique, celui de Nicolas Jaar à Ramallah, en Cisjordanie. Certains commencent même à rêver que les artistes organisent systématiquement deux dates lors de leurs tournées dans la région : une en Israël, l’autre en territoire palestinien. Mais comme tout le monde balance toujours à Brian Eno lorsqu’il aborde le sujet : “C’est plus compliqué que ça.”
Par Thomas Andrei
Ils ont décidé de moins se laver, ou différemment, fuient les shampoings et ont arrêté d'utiliser toute forme de savon, mais assurent disposer d'une hygiène parfaite et sont persuadés qu'ils sont sur le vrai chemin de la propreté. Bienvenue dans le monde du "No-poo".
Par Florian Cadu
À l’origine, ce ne devait être qu’une expérience sans lendemain. Prenant son courage à deux mains, Corinne s’était engagée à ne pas se laver pendant un mois. Juste pour essayer. Un an après, cette blogueuse belge de 38 ans, conquise par son test, n’a toujours pas retouché à un gel douche. “En fait, je n’ai pas vraiment arrêté de me laver, je prends toujours une douche par jour. Mais je n’utilise plus de produits nettoyants. Je ne me sers que d’eau tiède et de poudre de rassoul, une argile venant du Maroc, qui possède un fort pouvoir absorbant”, explique-t-elle. Un soin miracle, selon son témoignage. Avec le rassoul, Corinne dépense moins de cinq euros par mois pour rester propre. Sans le moindre effet négatif. Surprenant. “En Europe, on a toujours connu le savon, on a été éduqués dans la philosophie selon laquelle ‘la mousse lave’, estime la Belge. Mais on ne nous a jamais proposé autre chose. Et pourtant… Il faut montrer qu’il y a des alternatives plus saines pour la santé, la peau et la planète. On n’a pas besoin d’un produit moussant qui vient du commerce pour être propre. Ni de surconsommer.”
Comme elle, nombreux sont les curieux à adopter une façon alternative de se laver. Loin de considérer l’hygiène comme quelque chose de secondaire, ils affirment que les produits trouvés dans les commerces occidentaux ne sont pas les plus adaptés pour satisfaire la peau et les cheveux. Et qu’il n’y aurait finalement besoin de pas grand-chose pour ne pas être sale. Certaines publications scientifiques, démontrant qu’une partie de la population se laverait trop et que la société actuelle impose une chasse aux bactéries exagérée, ne leur donnent d’ailleurs pas tort.
“C’est sûr qu’ils ne sentent pas le parfum… En fait, ils ne sentent tout simplement rien, même au bout de trois ou quatre jours sans poudre”
“La première motivation, c’est de revenir à des choses beaucoup plus naturelles. Ensuite, je crois qu’il y a une recherche inconsciente du milieu adapté pour nos cheveux, pose Marcel Salvador, expert capillaire, qui possède son propre institut spécialisé à Montpellier. Je m’explique : la majorité des shampoings ‘classiques’ disposent d’un pH alcalin (basique, ndr), alors que le cheveu réclame un pH acide pour rester en bon état et briller davantage. Donc oui, chercher des alternatives peut être une bonne solution. Une bonne démarche intellectuelle, en tout cas ! Même si je préconise de prendre des produits du commerce de haute qualité au pH acide, qui s’adaptent bien au cuir chevelu.” Autrement dit, une petite partie des produits de grande surface restent largement capables de faire le boulot. À condition de savoir les choisir. “On est dans une société de consommation, et les industries n’ont évidemment pas intérêt à proposer des études qui ne vont pas dans leur sens, dénonce calmement Corinne. Ils omettent de nous fournir certaines informations. Ne parlons même pas des lobbies cosmétiques qui achètent les brevets et des droits sur certaines études.”
Ne pique pas les yeux, abîme les cheveux
“Les shampoings du commerce sont en fait assez mauvais, et on entre dans un cercle vicieux quand on les utilise, croit même savoir Blandine, qui ne met plus que de la poudre sur sa tignasse brune. Plus ils nous agressent, plus on les réutilise, plus on a les cheveux qui graissent rapidement, plus le cuir chevelu est irrité. Quand j’ai commencé à réfléchir sur le sujet, je me suis rendu compte que je lavais finalement très peu les si beaux cheveux de mes enfants.” Argument valable, répond le professeur Salvador : “Beaucoup de shampoings ne sont pas idéalement faits pour nos cheveux. Par exemple, certaines marques ont privilégié d’adapter le produit à l’œil, afin qu’il ne ‘pique’ pas les yeux du bébé et que celui-ci ne pleure plus, au lieu de se concentrer sur l’effet sur le cheveu. À partir de ce moment-là, tout le monde est passé d’un shampoing au pH acide à un shampoing à la solution alcaline. Mauvaise idée.” Depuis qu’elle a adopté le “No-poo”, nom de la tendance apparue ces dernières années et qui consiste à arrêter de se shampouiner, cette maman de trois enfants assure que l’état de ses cheveux s’est nettement amélioré. Et l’odeur, alors ? “C’est sûr qu’ils ne sentent pas le parfum… En fait, ils ne sentent tout simplement rien, même au bout de trois ou quatre jours sans poudre.” Idem pour Alice, qui a balancé ses shampoings à la poubelle en novembre 2016 “pour des raisons écologiques, économiques et pour savoir ce qu’[elle] mettait sur [s]on corps”.
“La majorité des shampoings ‘classiques’ disposent d’un pH alcalin, alors que le cheveu réclame un pH acide pour rester en bon état et briller davantage”
Marcel Salvador, expert capillaire
Désormais, son crâne n’accueille qu’une mixture étrange élaborée à base de fécule de tapioca et de bicarbonate alimentaire. Ses autres secrets ? “Je me brosse beaucoup les cheveux avec une brosse en poils de sanglier. Et en me mettant au No-poo, j’ai aussi découvert le ‘No-soap’.” Autrement dit, Alice ne se lave qu’à l’eau, une seule fois par semaine, et n’utilise ni savon pour le corps ni déodorant. “Je ne sens pas mauvais ! se défend-elle face aux moues que ses habitudes peuvent susciter. Je demande souvent à mon copain. Disons que je sens l’humain, je ne sens pas le produit chimique, quoi. En réalité, je ne l’ai dit qu’à très peu de gens et personne ne s’en est rendu compte. Et puis, moins j’utilise de savon, moins je transpire !” Un argument qui reste à confirmer, mais qui est partagé par Corinne : “La première semaine sans déodorant ni savon est difficile niveau odeur, je l’avoue… Mais après, ça se stabilise, et l’odeur devient neutre. Comme si l’on avait évacué toutes les toxines et que le corps n’avait plus besoin d’excréter une sueur acide et odorante.” De quoi convaincre un paquet de personnes dans les années à venir et s’inscrire dans un mouvement plus général. “Ces tendances sont en vogue, assure Blandine. Les gens se posent de plus en plus de questions sur ce qu’ils consomment, que ce soit dans l’alimentaire ou l’hygiène, et certains changent petit à petit leurs habitudes en passant par des alternatives plus saines.”
Par Florian Cadu
En juin 2013, alors qu'il est l'homme le plus recherché de la planète, Edward Snowden se planque dans les bas-fonds de Hong Kong. Il passe plusieurs nuits dans l'appartement de Vanessa Rodel, une demandeuse d'asile originaire des Philippines. Depuis, l'ancien employé de la NSA a trouvé refuge en Russie. Vanessa, elle, vit toujours dans l'ancienne colonie britannique et se bat contre la justice hongkongaise. L'aide portée au lanceur d'alertes lui vaut de sérieux ennuis judiciaires. Elle se retrouve en situation irrégulière, menacée d'expulsion et risque de perdre la garde de sa fille âgée de 6 ans.
Par Pierre-Philippe Berson / Photo : Emmanuel Serna
Où en est votre combat judiciaire ? Avez-vous obtenu une demande d’asile ?
Ma demande auprès des autorités hongkongaises a été rejetée. J’attends la décision en appel. Ma fille et moi sommes expulsables. On peut se faire arrêter à tout moment. On risque d’être séparées, et moi d’être reconduite aux Philippines. Ma fille est apatride. Notre avenir à toutes les deux est très incertain.
Lors de votre arrivée à Hong-Kong, vous travailliez comme femme de ménage. Depuis votre demande d’asile, vous avez cessé toute activité. De quoi vivez-vous désormais ?
Je n’ai pas le droit de travailler. Les autorités de Hong-Kong l’interdisent. C’est le cas pour tous les demandeurs d’asile, ici. Si on se fait arrêter, on risque 22 mois de prison ferme. C’est la règle. Les demandeurs d’asile doivent rester chez eux. Je ne fais rien. Je suis énervée, ça me déprime.
De quoi vivez-vous, alors ?
Nos seules ressources proviennent des donations de l’association For the Refugees, qui nous vient en aide, à moi et aux deux autres familles qui ont hébergé Edward Snowden. Des particuliers font des dons sur le site internet.
Comment expliquez-vous la situation à votre fille ?
Je lui dis que l’on vit un moment difficile mais que l’on va s’en sortir. Elle a la chance d’aller dans une bonne école, une très bonne école même. On est épaulées. On a de bons amis parmi les réfugiés. J’aimerais que ma fille aille à l’université, fasse des études, obtienne un bon travail. Elle aimerait être pilote d’avion.
Ce que je souhaite, c’est la sécurité pour ma fille et moi. Légalement parlant, on n’est pas en sécurité à Hong Kong. L’ambassade des Philippines ne nous est d’aucune aide
Vanessa Rodel
Les autorités hongkongaises vous accusent de mensonge. Selon elles, vous n’avez jamais rencontré Edward Snowden. Que leur répondez-vous ?
Ces gens se fichent de la vérité. Quand ils ont rejeté mon cas en première instance, ils m’avaient fait comprendre le contraire. Que parce que j’avais aidé M. Snowden, je devais servir d’exemple. Maintenant, ils me traitent de menteuse…
Que souhaitez-vous ? Où voulez-vous vivre à l’avenir ?
Ce que je souhaite, c’est la sécurité pour ma fille et moi. Légalement parlant, on n’est pas en sécurité à Hong Kong. L’ambassade des Philippines ne nous est d’aucune aide. Elle n’a aucun intérêt à m’aider. J’aimerais partir au Canada. On fait une demande d’asile auprès des autorités canadiennes, j’espère que cela va aboutir.
Regrettez-vous d’avoir aidé Edward Snowden ? Lui avoir ouvert la porte vous a surtout attiré un paquet d’ennuis…
Jamais. Surtout pas ! Je ne regrette rien. Edward Snowden m’a toujours aidée. Il n’a jamais arrêté d’afficher son soutien. Pour moi, c’est un héros. Il a changé ma vie, pour le mieux.
Par Pierre-Philippe Berson / Photo : Emmanuel Serna
Certains étaient juste venus pour participer, d'autres se sont ramassés en beauté ou, au contraire, ont touché de l'or sur un malentendu. Mais ils ont tous en commun d'avoir été des héros inattendus des Jeux olympiques d'hiver dont la 23ème édition a commencé aujourd'hui, à Pyeongchang, Corée du Sud.
Par Alexandre Pedro
Le dernier sera le premier.
1988, Calgary – Équipe de Jamaïque de bobsleigh
Le bobsleigh est une discipline où les Allemands et les Suisses-Allemands gagnent souvent à la fin. Mais à Calgary, une équipe leur vole la vedette. Normal, quatre Jamaïcains qui descendent une piste glacée dans une grosse luge, ça change. L’aventure se termine sur le toit lors la troisième manche. Dans Rasta Rocket, qui raconte leur histoire, le quatuor porte son “bob” jusqu’à l’arrivée, une des nombreuses entorses à la vérité du film. Ainsi, l’équipage n’est pas composé de sprinteurs recalés aux JO d’été mais de militaires. Oui, mais ça collait moins bien avec la BO de Jimmy Cliff.
1988, Calgary – Michael Edwards (Grande-Bretagne), saut à ski
Les Britanniques ont inventé beaucoup de sports, mais pas le saut à ski. Une aubaine pour Michael Edwards. Parce qu’il veut participer à tout prix aux JO, ce skieur raté (plombier dans le civil) tente sa chance dans une discipline où la concurrence locale n’existe pas. Et tant pis s’il est myope et trop bien portant. Le Britannique réalise son rêve à Calgary. Edwards termine très bon dernier au tremplin de 70 puis de 90 mètres. “Avec moi, il y avait toujours une chance que mon prochain saut soit le dernier”, ironise celui dont l’histoire donnera un improbable biopic Eddie The Eagle, dans lequel on voit Hugh Jackman, son coach fictif, sauter en veste à jean et avec une clope au bec.
Aux Jeux olympiques, il y a les disciplines au programme officiel et celles dites “d’exhibition”, que l’on teste pour voir ou faire plaisir au pays organisateur. À Albertville, Fabrice Becker devient ainsi champion olympique de ballet artistique, ou acroski. Sur un air de tango argentin, le Français enchaîne les triples boucles piqués et les arabesques, mais avec des skis aux pieds. Malheureusement, sa discipline disparaîtra du programme dès 1994. “Le CIO ne voulait pas d’un patinage bis, avec sa subjectivité, ses travers”, regrette celui dont la prestation olympique lui permettra d’être repéré par le Cirque du Soleil, où il exerce depuis ses talents.
1998, Nagano – Philip Boit (Kenya), ski de fond
Le ski de fond est une discipline qui demande une grosse endurance. Comme celle des coureurs kenyans, par exemple. Partant de ce postulat, Nike envoie Philip Boit, spécialiste du cross, en Finlande pour préparer les Jeux de Nagano. Mais le Kenyan a peut-être la caisse, rien ne remplace le fait d’être né sur des skis comme un Norvégien. Dernier du 10 km, Boit est attendu par le vainqueur de l’épreuve, le légendaire Bjorn Dælhie, pour une belle accolade. Une image pour faire plaisir à l’esprit du baron Coubertin ? Peut-être, mais aussi le début d’une belle amitié. Boit a même appelé son fils aîné Dæhlie, en hommage à l’octuple champion olympique.
2002, Salt Lake City – Steven Bradbury (Australie), short-track
La vie et le short-track n’ont pas toujours souri à Steven Bradbury. L’Australien s’est brisé le cou et a même eu sa jambe tranchée par la lame d’un rival. Mais sur la patinoire de Salt Lake City, ce 16 février 2002, rien ne peut lui arriver. Repêché en quart de final du 1000 mètres, il profite d’une chute au tour suivant. Lucide, Steven comprend qu’il n’est pas le plus rapide et décide de patiner à quelques mètres des quatre autres finalistes, au cas où… Et le miracle arrive dans le dernier virage. Incrédule, Bradbury souffle la victoire à l’Américain Apolo Ohno, qui trébuche en se relevant. “Je ne savais pas si je devais me cacher dans un coin ou célébrer ma victoire”, avoue celui dont la victoire donnera naissance à l’expression “faire une Bradbury” dans son pays.
2002, Salut Lake City – Marie-Reine Le Gougne (France), patinage artistique
“J’étais la personne la plus recherchée de Salt Lake City. Un torchon m’a même qualifiée de ‘Ben Laden du patinage’.” Mais quel “crime” a donc commis Marie-Reine Le Gougne ? Malgré une faute à la réception d’un saut, la juge française place les Russes en tête au détriment des Canadiens dans l’épreuve du couple sur glace. Avant de se rétracter, elle avoue avoir agi sur ordre de Didier Gailhaguet, président de la fédération française, afin de favoriser les chances du duo Anissina-Peizerat en danse. Un petit arrangement franco-russe (où plane l’ombre du dénommé Alimzhan Tokhtakhounov, mafieux russe proche de Marina Anissina) qui vaudra à l’Alsacienne le surnom de “The French Judge”. Un très bon titre de biopic.
The French Judge.
2010, Vancouver. Marion Rolland (France), descente
La vidéo débute par la voix d’Alexandre Boyon : “Allez Marion, les espoirs de la descente française reposent sur ses épaules, qu’elle a solides… Ah ben non, non.” Une faute de carre à la poussée, Boyon s’étrangle, et Rolland termine sa descente dans la poudreuse de Vancouver après trois secondes de course. La skieuse, tombée en martyr du web, y laisse même un ligament croisé. À son retour au pays, un brancardier lui lance même : “Vous avez fait rire toute la France !” Trois ans plus tard, elle la fera vibrer avec un titre de championne du monde. Mental.
Par Alexandre Pedro
Après avoir capté la tempête au milieu de l’océan Atlantique en 2014 pour 60° Nord 43’, le musicien électro français Romain Delahaye, alias Molécule, revient aujourd'hui avec un projet transmédia, -22,7°C, un album audio qui se décline en livre photographique et épistolaire ainsi qu'en film documentaire et en expérience de réalité virtuelle. Pour cela, il s’est immergé pendant plus d’un mois au cœur du Groenland, accompagné par le caméraman Vincent Bonnemazou. À eux deux, ils dressent le portrait visuel et sonore d’une nature hostile… et spectaculaire.
Par Manon Mercier
Pourquoi avoir décidé de réaliser ce nouvel album au cœur de l’Arctique ?
À la base, je rêvais du Grand Sud, de l’Antarctique. J’avais très envie de travailler autour du silence. C’est un peu le comble pour un musicien, mais c’est une notion qui me fascine. Et quand on pense au silence, par association d’idées, on pense au désert, et surtout au désert blanc. J’ai commencé à chercher des partenaires et à réfléchir à ce nouveau projet. Pour différentes raisons, le voyage aurait pu se faire seulement en 2018. J’ai donc opté pour le Grand Nord, le Groenland. Ce qui me plaît, c’est le froid, le blanc et le côté monochrome du lieu.
Une aventure d’un mois et demi…
Je suis parti là-bas avec le caméraman, Vincent Bonnemazou. Je tenais à ramener des images pour la scénographie et pour les clips. On avait travaillé ensemble sur mon album précédent, 60° Nord 43’. En novembre 2016, je lui ai envoyé un texto :
J’avais très envie de travailler autour du silence. C’est un peu le comble pour un musicien, mais c’est une notion qui me fascine
Molécule
“Est-ce que ça te dit de partir avec moi au Groenland, un mois et demi ?” Deux jours après, on s’est vus et on a mis les choses en place. On a rejoint le Groenland fin janvier de l’année dernière. On est donc partis à deux avec des kilos de matériel. Deux vols d’avion, deux vols d’hélico et près de huit heures de traîneau pour rejoindre le village et cette petite maison que nous avions louée. Une fois arrivés sur place, on s’est dit : “Qu’est-ce qu’on fout là?” On ne s’attendait pas à tout ça. Ce qui est sûr, c’est que tout seul, j’aurais pété les plombs. Les conditions de vie et le contact avec la population nous ont déroutés. D’ailleurs, c’est le pays du monde au plus fort taux de suicide et l’alcoolisme est un vrai fléau. La dépression guette. La température est glaciale et il n’y a que trois heures d’ensoleillement par jour.
La banquise joue-t-elle un rôle dans votre manière de composer ?
Elle est toujours présente, en filigrane. J’ai réalisé un morceau, par exemple, avec les craquements de la banquise. Il y a quelque chose de très organique avec cette glace qui grince et qui crée de belles harmonies, ces icebergs qui se brisent sous l’effet du réchauffement climatique. Un autre morceau a été construit autour des aurores boréales. Leur silence fait toute la beauté du son. Il y a quelque chose de quasi mystique. On se sent observé. Pourtant, à des kilomètres à la ronde, tout est blanc et silencieux. Mais on n’est pas seul.
Au Groenland, la mort est toujours très présente. Elle flotte dans l’air. Les hommes ont appris à vivre avec ce sentiment. On sort du village et au bout d’une dizaine de mètres, on a de la neige jusqu’aux cuisses. On a un fusil dans le dos parce qu’un ours peut débouler à n’importe quel moment. C’était parfois dur de garder le cap, de travailler dans ces situations extrêmes. Je me souviens aussi de ces moments où les Inuits égorgeaient les phoques à même la banquise. Le sang était partout. C’était un décor hitchcockien terrible. Un décor apocalyptique.
Le froid a-t-il joué un rôle lors des enregistrements ?
Il y a un morceau que j’ai composé avec tous les bugs des machines que j’utilisais sur place. Les enregistreurs, avec le froid, avaient un comportement très étrange. Ils étaient complètement déréglés. Ça donne des genres d’artéfacts sonores. Le froid a une incidence très concrète sur la musique.
Dans quel état d’esprit avez-vous enregistré ce projet ?
Cela s’est fait de manière complètement fluide. Presque inconsciente. Il n’y a eu pratiquement aucun doute. La musique est venue toute seule, comme une façon
Il y a un morceau que j’ai composé avec tous les bugs des machines que j’utilisais sur place. Les enregistreurs, avec le froid, avaient un comportement très étrange
Molécule
de se mettre dans sa bulle et d’arriver à vivre cette situation qui n’est pas évidente. La nature est très présente et dangereuse. Cette fragilité qui émane de cette nature et de l’homme que je suis est à prendre en compte dans le résultat final. Elle naît un peu du dogme que je m’impose. À savoir : partir sans rien connaître, ne pas trop savoir quoi faire en amont, et revenir avec un album fini. C’est une musique faite d’imperfections. Je photographie l’instant présent tel qu’il est vraiment. Ma musique est une photographie du Groenland. Je voulais m’y confronter, vivre quelque chose qui me dépasse et que je ne maîtrise pas. J’avais besoin de ça pour créer mon album. Ça m’inspire, ça me bouscule.
Vos morceaux abordent-ils des thèmes particuliers ?
Chaque morceau a sa propre histoire. C’est quelque chose de très instinctif et j’analyse souvent après coup. Il y a un morceau, par exemple, qui est fait à partir des cris d’une chienne. Dans notre village, il y avait 30 Inuits et 300 chiens. Les hommes sont très minoritaires. On entend parfois les enfants jouer, mais les aboiements restent omniprésents. Les chiens sont indispensables à la survie des hommes. C’est avec eux qu’ils se déplacent, chassent et se défendent. Seul bémol : ce ne sont pas des animaux domestiques, ils sont sauvages. Ils s’attaquent entre eux et s’en prennent parfois à la population. J’ai voulu faire un morceau autour de ça. Avec une chienne qui hurle et qui chante en même temps.
Comment qualifieriez-vous votre album ?
Il symbolise l’histoire d’un musicien et de sa reconnexion à la nature. C’est le cheminement d’un artiste qui redécouvre la noblesse des éléments qui l’entoure. De ce que ça impose. Je témoigne de quelque chose avant tout. Sans aucune prétention, de manière hypersubjective, j’essaie de faire passer des messages. C’est un instantané d’une période à un endroit précis, et peut-être que ça aura une certaine valeur dans quelques décennies.
Écouter : -22.7°C, l’album audio (Because Music/Headbanger publishing) Lire : -22.7°C, le livre photographique et épistolaire (éditions CLASSIC) Voir : -22.7°C, le film documentaire (produit par ZORBA) Aller : Molécule, en concert à L’Élysée Montmartre le 8 mars
Par Manon Mercier
Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".
Enfin !!!! Après 52 semaines d'attente, les Grammy Awards façon Daphné Bürki déboulent ce soir dans votre service public pour une soirée haut de gamme en direct de Boulogne-Billancourt. Le suspense est à son comble: à quelle heure Orelsan va-t-il recevoir sa première Victoire ?
Par Maxime Chamoux et Sylvain Gouverneur
All white everything.
Par Maxime Chamoux et Sylvain Gouverneur
Cette nuit, les New England Patriots et les Philadelphia Eagles s’affronteront pour s’adjuger le Super Bowl, l’événement sportif le plus regardé de la planète, à 3,8 millions de dollars les 30 secondes de pub. À 9 000 kilomètres de là, sur les terres de Viktor Orbán, tandis que le ballon rond perd des fans au fil des défaites de l’équipe nationale, le football américain, lui, ne cesse d’attirer de nouveaux adeptes.
Texte et photos : Joël Le Pavous
Facile de savoir qui Gábor Boda supportera cette nuit devant le Super Bowl, vu le rapace qui orne sa casquette verte dissimulant son crâne déplumé. Le costaud président de la Fédération hongroise de football américain et coach des Budapest Eagles observe l’entraînement de ses troupes dans un gymnase scolaire du neuvième arrondissement de la capitale hongroise réquisitionné deux fois par semaine, et il respire la sérénité. Ayant accompagné l’émergence du football américain en Hongrie après la chute du communisme, l’ancien défenseur savoure la popularité grandissante de son sport chéri dans son pays. “Quand j’étais jeune, on écrasait la D3 autrichienne en 93-94 avec mes potes des Budapest Star Force, se souvient-il. Les entraîneurs américains toquaient au portillon mais il a fallu attendre jusqu’en 2004 pour que la mayonnaise prenne, grâce à la première diffusion en live d’un Super Bowl commenté par Attila Árpa (un journaliste hongrois, ndlr). Le succès a été tel qu’une vraie fédé hongroise s’est montée l’année suivante. Aujourd’hui, le pays compte 22 clubs pro, la finale du championnat réunit 5 000 spectateurs, soit trois fois plus que n’importe quel match d’OTP Bank Liga (le championnat hongrois de football, ndlr) et notre sélection monte en puissance.”
Merci “Ricsi”
Budapest Cowbells, Debrecen Gladiators, Dunaújváros Gorillaz, Eger Heroes, Fehérvár Enthroners, Győr Sharks, Miskolc Renegades, Nyíregyháza Tigers, Szombathely Crushers, Tatabánya Mustangs… Bien qu’il faille emprunter des gazons réservés au ballon rond pour jouer et qu’aucune subvention ou presque n’aide le foot US sauce goulash, chaque grande ville hongroise a désormais son équipe locale et vibre en voyant des casques se télescoper. Celle de Székesfehérvár s’est d’ailleurs impliquée en finançant un stade entièrement
Nous sommes encore loin des États-Unis mais l’intérêt grandit vraiment ici
Márk Bencsics, quaterback des Budapest Wolves
dédié à l’ovale ocre. Le terrain de 120 yards inauguré en avril 2016 accueillera les Mondiaux universitaires dans deux ans.
Une telle perspective n’aurait sans doute jamais été envisageable sans un certain Richárd Faragó. Commentateur sur la chaîne câblée Sport 2 et fan des Kansas City Chiefs, il répand depuis une décennie la NFL (la ligue américaine) chez les Magyars et captive des milliers de téléspectateurs chaque dimanche. Impossible de parler football américain en Hongrie sans que le nom de “Ricsi” ne surgisse quelque part, tant ses explications claires et détaillées ont sorti de l’anonymat ce sport jadis extrêmement discret à Budapest. Grâce à lui, le pays s’est familiarisé avec Tom Brady, Peyton Manning, les touchdown et les field goal. “Ricsi est l’ambassadeur numéro un. Il m’a proposé de le rejoindre en cabine en 2009 et je ne pouvais pas refuser même si je flippais”, confirme le quarterback des Budapest Wolves et consultant Márk Bencsics, suivant Faragó ce week-end au 52e Super Bowl. L’an dernier, j’étais avec lui à Houston quand les Pats ont conquis le trophée 34-28 en prolongations contre les Falcons alors qu’ils perdaient 28-3. L’ambiance était si démentielle que j’ai enlevé mon casque quelques secondes pour l’apprécier ! Nous sommes encore loin des États-Unis mais l’intérêt grandit vraiment ici.”
Vrai. Car au-delà du succès télévisé impulsé par “Ricsi”, nombreux sont les quidams budapestois arborant t-shirt, maillot, hoodie, bonnet ou porte-clés à l’effigie de leur équipe américaine préférée. Des goodies vendus en pagaille au magasin spécialisé Touchdown Store situé près de la place Boráros. L’unique boutique 100% foot américain de la capitale hongroise accueille les clients entre parquet pelouse, ambiance vestiaire et reproduction d’un cabinet médical où trônent les crèmes et onguents. Aficionados enrichissant leur collection et joueurs en quête d’équipement s’y croisent régulièrement.
“Une vraie communauté”
Si la Hongrie de Bencsics rivalise difficilement avec le bien meilleur voisin autrichien, elle propose un cursus d’entraîneur de football US ouvert depuis 2007 par l’université du sport de Budapest et dispense une formation pointue des arbitres saluée dans toute l’Europe centrale. Ses arbitres officient à Vienne comme en Allemagne ou bien encore en Serbie sur demande expresse des fédérations amies. La littérature locale sur le sujet n’est pas en reste. Le livre sur la NFL coécrit par “Ricsi”, l’autobiographie traduite du receveur Robert Gronkowski étanchent la soif des mordus, tout comme le magazine Touchdown. “Nous avons environ 30 000 lecteurs et ne comptons en aucun cas nous arrêter en si bon chemin”, se réjouit son rédacteur en chef Ádám Galambos, également éditeur du bouquin sur Bob Gronkowski. Une vraie communauté s’est construite en six années d’existence et les meilleurs experts hongrois mettent la main à la pâte sur les papiers. Je coordonne en parallèle des publications sur les fléchettes et le hockey mais Touchdown est la seule à susciter autant d’engouement. Depuis le premier numéro en 2012, l’effectif s’est renforcé et nous sommes désormais quinze à bosser dessus.”
Ádám Galambos.
Underground malgré tout, le football américain peine encore à séduire les annonceurs et à se faufiler dans les arcanes du pouvoir. Un stade spécifique comme celui de Székesfehérvár devait voir le jour dans le quinzième arrondissement de Budapest mais le chantier fut brutalement interrompu faute de soutien municipal. Pas de quoi désespérer Gábor Boda pour autant: “Nous avons transformé cette curiosité en sport structuré séduisant tous les âges. Je suis certain que les politiques en comprendront l’intérêt un jour.”
Texte et photos : Joël Le Pavous
Depuis plus de deux ans, l'ancien surfeur professionnel Vincent Lartizien s'applique à remettre au goût du jour le chanvre. Son idée : fabriquer des t-shirts à partir de cette plante longtemps prohibée. Portrait garanti sans THC.
Par Colin Henry, à Saint-Geours-de-Maremne / Photos : CH
Vincent Lartizien inspecte la production d’huile de chanvre.
“J’ai cru que c’était un surfeur qui voulait fumer du cannabis.” Quand Vincent Lartizien est venu exposer son idée de fabriquer des t-shirts en chanvre dans le bureau de Pierre Jouglain, conseiller bio de la chambre d’agriculture des Landes, ce dernier s’est montré quelque peu circonspect. C’était il y a deux ans, et dans l’esprit de Pierre Jouglain, il n’y avait aucune différence entre le chanvre et le cannabis. Mais en réalisant que le projet de l’ancien surfeur professionnel pouvait offrir de nombreuses opportunités au département, il s’est ravisé. Surtout que les variétés utilisées ne contiendraient aucune substance illégale. Depuis février 2016, avec sa société Nunti Sunya, Vincent Lartizien et ses deux employés transforment la graine de chanvre pour en faire de l’huile, des protéines et bientôt du lait. Soit des produits faciles à fabriquer et rapidement rentables. Depuis fin juin, ils alimentent les rayons de quelque 200 magasins Biocoop en France. Cette année, si tout fonctionne comme prévu, l’entreprise devrait commencer à fabriquer des matériaux de construction, puis, en 2019, des produits cosmétiques et thérapeutiques, et du textile.
“Des entreprises comme Kering, Balenciaga et Lacoste s’intéressent beaucoup à cette matière pour leurs vêtements. Dans dix ans, on sera sûrement habillés avec du chanvre, comme nos grands-parents”
Vincent Lartizien
“Mais cela nécessite de relancer la filature en France. Toutes les machines sont parties en Chine il y a 50 ans”, dit Vincent Lartizien. Jusqu’à maintenant, les t-shirts mis en vente ont été confectionnés dans les Landes avec du chanvre bio importé d’Asie. Aujourd’hui, le projet vit et grandit grâce à l’aide financière de François Payot, ami de Vincent Lartizien et ancien directeur général de Rip Curl Europe, désormais actionnaire majoritaire de la jeune entreprise. En 2017, les fonds s’élevaient à 400 000 euros, soit deux fois plus qu’en 2016. Stéphanie Calvino, à l’initiative du colloque Anti-Fashion, organisé début juin à Marseille, a en revanche été tout de suite emballée par le projet de Vincent. Pour elle, créer des vêtements avec du chanvre correspond tout à fait à l’esprit de ce week-end de conférences. En partant du monde de la couture, les intervenants sensibilisent les gens à des modes de consommation alternatifs. Issue de l’univers de l’aide au développement des créateurs, Stéphanie Calvino affirme que “BMW et Jaguar fabriquent déjà leurs portières de voiture en chanvre. Des entreprises comme Kering, Balenciaga et Lacoste s’intéressent aussi beaucoup à cette matière pour leurs vêtements. Et je suis en contact avec H&M pour les convaincre d’investir dedans. Dans dix ans, on sera sûrement habillés avec du chanvre, comme nos grands-parents”.
“Millions de dollars”
À plus de 50 ans, cheveux gris en pagaille et joues creusées, Vincent Lartizien a gardé son attitude de “free-surfeur” professionnel. Un peu rebelle. Son enfance, il l’a passée à Saint-Tropez. Son père l’imaginait chirurgien, comme lui, mais il n’a jamais eu le bac. Les études l’ennuyaient et sa première expérience avec le surf à 13 ans avait déjà déterminé la suite de sa vie. À peine majeur, en 1983, il rejoint Hawaï. Pour se faire un nom dans le milieu de la glisse, l’île du Pacifique est incontournable. Professionnel au bout d’un an et sponsorisé par Rip Curl, Vincent Lartizien gagne sa vie en s’aventurant dans de nouveaux spots de surf un peu partout sur la planète. Après 18 ans passés à Hawaï, il revient en Europe, imprégné d’un mélange des cultures locale et hippie, dont il garde encore les habitudes aujourd’hui. Puis, en 2002, il devient le premier surfeur à se mesurer à la désormais célèbre vague de Belharra, la plus grosse d’Europe, située au large du Pays basque. Une vague qui orne désormais le packaging de ses produits, en dessous des feuilles et graines de chanvre.
Deux feuilles.
Vincent Lartizien coupe le moteur de sa voiture et fait passer sa ceinture de sécurité au-dessus de sa tête sans prendre la peine de la détacher. Arrivé sur le demi-hectare de chanvre de Julien Larfargue, qui fait partie de la quarantaine d’agriculteurs à lui vendre leur production, l’ancien surfeur est épaté. En se baladant, il glisse ses doigts sur les têtes de cannabis et s’extasie de leur odeur ronde et suave. L’état de forme des plants le ravit également. Avec peu d’arrosage, aucun pesticide ni outil pour les entretenir, ils sont déjà hauts de 1,20 mètre. Le jeune agriculteur de 28 ans laisse pousser les mauvaises herbes et a recouvert toute une partie de son champ avec de la paille pour protéger le sol et “recréer une vie microbienne” sous terre. L’ensemble est visuellement brouillon mais apparemment efficace. “On n’invente rien, c’est ce que faisaient les anciens”, défend modestement Julien Lafargue.
“Au début, on passait pour des illuminés, voire des drogués. Parce qu’on a toujours tort quand on a raison trop tôt”
Jenny, ex-femme de Vincent Lartizien
De retour à son hangar, installé au cœur d’une pépinière d’entreprises située sur la commune de Saint-Geours-de-Maremne, entre Dax et Bayonne, Vincent Lartizien explique que le surf constitue toujours son “mode de vie”, sa philosophie. Son entreprise y est également intimement liée. La volonté de lancer sa marque de t-shirt s’est imposée lorsqu’il a fait le constat que l’industrie du surf avait “abandonné les valeurs qu’elle représentait”, notamment en termes de protection de l’environnement. Un thème auquel il est très sensible : “À cause de leurs usines en Chine ou en Inde, beaucoup de produits chimiques ont été déversés dans l’océan dans lequel on surfe.”
“Crime contre l’humanité”
L’idée de Vincent Lartizien d’utiliser du chanvre pour fabriquer ses produits remonte à son séjour à Hawaï, où “tout le monde parle de cette plante depuis les années 80. Ils disent que c’est le business qui peut faire gagner des millions de dollars”. Et aujourd’hui, “la demande explose, tout le monde en veut”, assure-t-il. Pour preuve, une étude publiée par le cabinet d’études Arcview évalue le marché légal américain du cannabis à 6,9 milliards de dollars en 2016, tout en anticipant le triple d’ici 2021. Sauf que, malgré une réhabilitation progressive insufflée par plusieurs États américains ou l’Uruguay, la plante est toujours perçue comme une drogue. Alors, Vincent Lartizien doit lutter contre les a priori. Pour Jenny, son ex-femme, qui travaille avec lui et qui s’est convertie au végétarisme et à son ésotérisme il y a une quinzaine d’années, le regard des gens n’a pas toujours été tendre non plus : “Au début, on passait pour des illuminés, voire des drogués. Parce qu’on a toujours tort quand on a raison trop tôt, comme le disait Marguerite Yourcenar.”“C’est une aberration, le chanvre a été la première plante domestiquée par l’homme. Les Indiens se soignent avec depuis des millénaires, certaines pyramides d’Égypte ont été construites en béton de chanvre et toutes les voiles des bateaux qui ont découvert le monde étaient en chanvre”, enchaîne son mari.
Des t-shirts fabriqués à partir de fibres de chanvre, produits par l’entreprise Nunty Sunya.
La version industrielle du chanvre reste confidentielle, avec seulement quelques centaines d’hectares en France actuellement. D’après Vincent Lartizien, des “lobbies” ont réussi à l’interdire au début du XXe siècle pour instaurer une dictature du pétrole, des produits chimiques et des OGM, qui “foutent notre planète en l’air. C’est un crime contre l’humanité de nous avoir privé d’une telle plante”. Pourtant, “on peut tout faire avec”, dit-il en remplissant d’huile de chanvre des bouteilles en verre. En 2015, le Conseil économique social et environnemental estimait d’ailleurs que le chanvre agricole était une alternative à l’épuisement des ressources minérales et pétrolières. Sur le sol, une triskèle censée envoyer de “bonnes intentions” énergétiques aux graines pour en améliorer leur qualité. “Tout dans cette plante est extraordinaire. Ca pousse partout en six mois. On pourrait éradiquer la faim dans le monde avec et arrêter de couper des arbres pour faire du papier”, plaide l’ancien surfeur. Le nom de sa marque en est le manifeste. Dans “un langage codé énergétiquement”, en vieux sanskrit, Nunti Sunya signifie “la fin de l’emprisonnement”. Il est libre, Vincent.
Par Colin Henry, à Saint-Geours-de-Maremne / Photos : CH
Ils s'appellent Amélie Borgne, Marie-Sarah Bouleau, Julie Cateau, Théo du Couedic, Jéromine Doux, Colin Henry, Jeanne Massé, Charlotte Mispoulet, Maxime Recoquillé, Florent Reyne, Martin Vienne et Lucile Vivat, ils sont étudiants en contrat de professionnalisation au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) et, pendant quinze jours de juin 2017, ils ont travaillé sur un journal d'application en partenariat avec Society.
Ont éclos 24 articles sur le thème – bien moins futile qu'il n'y paraît – de l'apparence, qui seront publiés sur society-magazine.fr. Celui-ci en fait partie.
En août dernier, Emmanuel Macron se retrouvait au cœur d’une polémique : pour ses trois premiers mois à l’Élysée, le président aurait dépensé 26 000 euros en prestation make-up. Polémique essentiellement budgétaire. Preuve que, même en dehors des plateaux de cinéma et de télévision, où personne n'a jamais rien trouvé à redire, le maquillage des hommes est (de nouveau) accepté ? Pas vraiment, non. Du moins, pas encore.
Par Victoria Lasserre
Jordan, on air et on fleek.
“Après avoir hydraté sa peau, on commence évidemment par appliquer une base pour fixer le maquillage et resserrer les pores.” Cheveux noirs bien coiffés et sourcils on fleek, Jordan a tout de la youtubeuse beauté classique, à un détail près : c’est un homme. Pinceau en main, il mélange les fards et les applique sur son visage. “On n’oublie pas de faire son petit color correcting pour enlever les rougeurs”, précise-t-il, face à sa caméra et ses lumières. Installé dans un coin de son salon, son studio improvisé lui permet d’enregistrer son prochain tutoriel. Sa chaîne YouTube, Beautyction, est suivie par plus de 6 300 abonnés, avec lesquels il s’amuse, voix chantante et mimiques marrantes. Passionné par le maquillage, Jordan est aussi make-up artist pour la marque de cosmétiques Zoeva. “À la base, j’étais photographe de mode. J’ai commencé à vouloir faire mes maquillages moi-même pour les shootings et je suis tombé dans l’univers de la beauté”, raconte-t-il. Ensuite, il décide de faire de sa passion son métier et devient maquilleur, notamment pour Mac Cosmetics et Tom Ford. Désormais, il propose des vidéos pour réaliser un smoky eye, un teint bronzé ou encore un maquillage spécial pour l’automne.
Jordan n’est pas seul. Sur YouTube, les chaînes tenues par des hommes maquillés sont de plus en plus nombreuses. Ils s’appellent James Warden, Jeffree Star, James Charles, Manny Guttierez ou encore Patrick Starrr et comptent des millions d’abonnés les ayant élevés au rang de star. Sur Instagram, le hashtag #makeupboy recense plus de 28 000 photos de visages masculins fardés ; #makeuphasnogender (“le maquillage n’a pas de genre”) a, lui, été repris près de 9 000 fois. Ce slogan, plus qu’un hashtag, a été lancé par Jack. Enfin, plutôt par la mère de Jack. À 10 ans seulement, ce très jeune Anglais bat des faux cils sur le compte MakeuupbyJack, suivi par plus de 375 000 personnes qui voient en lui un militant anti-genre.
Il fut un temps où Jordan, Jack et les autres n’auraient pas vu leur passion considérée comme féminine. À l’époque où la mouche sublimait les visages de la cour et de la bourgeoisie, collée sur les joues, les lèvres, les tempes ou le front, “les rois semaquillaient énormément. Ils portaient de la poudre et des parfums à outrance, pour camoufler la crasse et les odeurs”, explique Martine Tardy, auteure du livre Histoire du maquillage : des Égyptiens à nos jours. Selon la spécialiste, c’est à la fin de la Première Guerre mondiale que les hommes ont laissé tomber les artifices. Il faut se montrer viril, on se laisse pousser la
Un jour, quelqu’un m’a pointé du doigt en déclarant : ‘Encore un pédé, Hitler n’en a pas tué assez.” C’est très violent
Adantko, youtubeur beauté
moustache. Aujourd’hui, les hommes s’imposent de plus en plus sur un marché devenu exclusivement féminin. Jordan précise que ses tutoriels beauté sont destinés à tout le monde. “Je fais des vidéos pour transmettre ma passion de la beauté, mais j’ai aussi des messages importants à véhiculer”, assure-t-il. Et ce combat est justifié.
En pénétrant dans un milieu généralement réservé aux femmes, les “make-up boys” chamboulent les codes et doivent affronter l’intolérance. Début 2017, Matt Walsh, journaliste américain et conservateur chrétien, publiait une photo du maquilleur professionnel Manny Gutierrez accompagnée de la légende suivante : “Pères, voici pourquoi vous devez éduquer vos fils.” Le post avait suscité une vive polémique, et le make-up artist avait répondu au chroniqueur que, selon lui, un homme ne se définissait pas par le fait d’être solide ou masculin. “Il y a un gros travail à faire du côté de la tolérance”, appuie Adrien, make-up artist pour Lancôme et lui aussi youtubeur, plus connu sous le nom d’Adantko. Sur sa chaîne, Adrien reçoit régulièrement “des messages homophobes, parfois très agressifs”. “En général, je me contente simplement d’effacer le message, designaler le compte en question et ensuite de le bloquer, dit-il, dégoûté. Un jour, quelqu’un m’a pointé du doigt en déclarant : ‘Encore un pédé, Hitler n’en a pas tué assez.” C’est très violent.”La question du genre revient sans cesse dès que l’on aborde le sujet des hommes maquillés. Sont-ils gays ? Sont-ils transgenres ? À terme, souhaitent-ils devenir des femmes ? Pour eux, le maquillage ne devrait pas remettre en question leur genre ni leur sexualité : “Les gens ne peuvent pas s’empêcher de mettre tout le monde dans des cases et font constamment l’amalgame entre le maquillage et l’homosexualité, qui sont deux choses complètement différentes”, estime Jordan. Durant mon adolescence, je mettais beaucoup de fond de teint pour camoufler mon acné. Lors d’un repas, un membre de ma famille m’a clairement dit : ‘Tu n’as pas compris que le maquillage, c’était pour les filles ? Regarde-toi, on ne voit que ça ! Essaie d’être un garçon, quand même.’Mais j’ai la chance d’avoir une communauté bienveillante.” Adrien s’adresse “aux personnes qui aiment se maquiller, c’est tout”.
Une opportunité marketing
Devant ce phénomène grandissant, l’industrie du make-up réagit. Quelques marques américaines, comme 4Voo, Myego ou encore Mënaji se sont lancées dans les produits de maquillage dédiés aux hommes : poudre, correcteur, anticernes, eye liner, mascara transparent, etc. En France, on les retrouve sur des
C’est à la fin de la Première Guerre mondiale que les hommes ont laissé tomber les artifices. Il faut se montrer viril, on se laisse pousser la moustache
Martine Tardy, auteure du livre Histoire du maquillage : des Égyptiens à nos jours
sites spécialisés dans la beauté de l’homme, comme MenCorner ou Un jour, un homme, qui proposent un onglet dédié au maquillage. “Depuis 2008, nous vendons des articles de maquillage masculins, explique Jean-Christophe Jacquet, dirigeant du site Darkly Handsome Cosmetics etauteur du livre Le guide pratique des soins pour homme. À la base, on voulait surtout proposer quelque chose que les autres n’avaient pas, du point de vue marketing. Aujourd’hui, le maquillage se démocratise.” Depuis l’été dernier, Asos, le géant britannique de la vente en ligne, commercialise une ligne de make-up pour les hommes. Baptisée MMUK MAN, la gamme propose des fonds de teint, des crayons, des pinceaux, etc. “Chez Asos, nous sommes persuadés que le maquillage est destiné à tout le monde et n’est pas défini par un genre. Dès le lancement de la marque sur le site, nous avons eu un très bon retour puisque certains produits ont été liquidés en quelques semaines”, précise l’intéressé. Mais certaines marques vont plus loin. Fin 2016, pour la première fois, la firme de maquillage Cover Girl choisissait un homme comme égérie : James Charles, 17 ans à l’époque. Manny Gutierez a, lui, tourné deux vidéos pour le lancement du mascara Big Shoot de Maybelline. D’autres, comme Jeffree Star, ont même lancé leur propre collection de maquillage.
Une publication partagée par Jeffree Star (@jeffreestar) le
Dans une interview pour le Telegraph, Vismay Sharma, directeur britannique de L’Oréal a assuré que des corners de maquillage pour homme pourraient voir le jour d’ici cinq ou sept ans. Selon lui, la demande ne fait qu’augmenter. Mais pour Adrien, comme pour beaucoup d’autres, ce qui ressemble à une initiative révolutionnaire n’est pas forcément une bonne idée. “Je ne crois pas que des produits uniquement dédiés aux hommes plairaient davantage à la gent masculine. Le maquillage n’a pas à être genré, il est pour tout le monde.”
Par Victoria Lasserre
Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".
Comme Renault pour entretenir votre Renault, qui mieux que Monsieur Poulpe pour analyser un site de courts métrages pour adultes ? Le présentateur de Crac Crac, la nouvelle émission de Canal+ qui s'est fixé comme mission de décrypter la société à travers le sexe, donne son avis éclairé sur les statistiques Pornhub. Avec délicatesse, toujours.
Par Nicolas Fresco / Photo : Nicolas du Pasquier pour Society
Mister Octopus.
Rentrons directement dans le vif du sujet : 76% du trafic de Pornhub provient de téléphones et tablettes, contre seulement 24% pour les ordinateurs. Tu aurais une autre preuve que ce n’est pas la taille qui compte ?
Ce n’est pas la taille qui compte, mais le goût. On peut le vérifier avec une tablette et un ordinateur : le gout de la tablette est plus salé.
Entrée remarquée pour le dessin animé Rick et Morty qui se place en 2e position des mots clés les plus recherchés sur la plateforme en 2017. C’est un peu inquiétant ces générations qui sont de plus en plus précoces, non ?
Je trouve ça bien que les générations soient de plus en plus connectées. Plus elles seront sur leur ordinateur, moins elles feront de sport. Je pourrai donc continuer à taper des jeunes sans qu’ils puissent se défendre, même quand j’aurai 70 ans.
Continuons dans l’excentricité : la 3e recherche la plus effectuée sur Pornhub en 2017 est “fidgetspinner”, la version anglophone de notre hand spinner. La routourne aurait-elle enfin tourné ?
Alors là, j’avoue que du hand spinner dans le porn… Je ne visualise pas du tout le kink en question. Éclairez-moi Society, s’il vous plaît, faites un dossier de fond.
Avec 120 millions de votes sur ses vidéos en seulement 365 jours et plus de 60% d’internautes âgés de 18 à 34 ans, Pornhub semble avoir redonné le goût de la démocratie aux jeunes citoyens. Aurais-tu un conseil à donner à nos politiques pour remettre nos compatriotes sur le chemin des urnes ?
Hélas, les politiques tentent de draguer les 18-25 en allant sur le terrain des réseaux sociaux, et c’est quasiment toujours un bon gros seum. J’ai hâte de voir débarquer les filtres Snapchat de candidats. Ce jour-là, on s’immolera tous, OK ?
La durée moyenne d’une session sur Pornhub est de 13 minutes et 28 secondes pour les Philippin(e)s, alors qu’elle n’est que de 7 minutes et 41 secondes chez les Russes. Encore un coup du réchauffement climatique ?
Je ne me vautrerai pas dans du racisme minable en disant que les Philippins ont besoin de plus de temps que les autres pour retrouver leur queue dans leur pantalon, ce serait vraiment nul de ma part.
Avec toutes ces statistiques folles qu’il affiche, on oublie de préciser que le site Pornhub fête seulement ses 10 ans. T’en étais où niveau cul toi à cet âge-là ?
Je frottais fort mes GI Joe. La capitaine rousse prenait cher au milieu des commandos. Mais je crois que deux ou trois ninjas se suçaient mutuellement aussi.
Depuis sa création, la plateforme a reçu près de 6,9 millions de commentaires sur ses vidéos. Une explication au pourquoi des comments ?
J’ai une vraie passion de la lecture de commentaires sur les sites porno. Les mecs qui écrivent “SUCE-MOI LAETITA VIXXEN” me fascinent. C’est une sorte de cri du cœur désespéré, une bouteille à la mer avec un peu de jute dedans. C’est crépusculaire.
Le 15 février 2017, la finale du Super Bowl a fait chuter les connexions sur Pornhub aux États-Unis de 24% quand la finale de l’Eurovision du 13 mai n’a infligé qu’une baisse de 10% aux visites du site en Europe. Qu’est-ce que ça dit de nos sociétés ?
C’est beau, ça veut dire qu’on peut jouir intellectuellement. On peut avoir un orgasme en regardant un chanteur estonien en justaucorps à paillette avec une coupe mulet chanter de l’eurodance. La science n’a pas fini de nous étonner !
En 2017, 3 732 petabytes de vidéos porno ont été uploadés sur Pornhub, soit assez de data pour remplir intégralement la mémoire de tous les iPhone en circulation dans le monde actuellement. Beats by Dre, bitcoin, Petabytes, y en a pas marre de cette phallocratie ?
Mec, j’ai rien pigé. Laisse-moi tranquille.
Le samedi 13 janvier à 8h07, les habitants de Hawaii reçoivent un message les prévenant d’une attaque au missile nucléaire. Dans la foulée les connexions à Pornhub baissent de 77%. À 8h45, on leur confirme que c’est une fausse alerte. Le trafic sur le site redécolle et dépassent de près de 50% la moyenne habituelle pendant la demi-heure qui suit. Tu penses que c’est de là que provient l’expression “branle bas de combat” ?
Ce ne serait pas là la meilleure illustration de “faites l’amour, pas la guerre” ? Avec un Mai Tai.
Dans le top 5 des pornstars les plus recherchées par les Français en 2017 on retrouve Clara Morgane, Vic Alouqua et Katsuni. Est-ce qu’on peut y voir un certain succès d’Arnaud Montebourg et son Made in France ?
C’est beau, cet amour du patrimoine. J’en profite pour embrasser fort Clara et Katsuni, deux très bonnes amies. Moi, ce qui me fait plaisir, c’est que l’actrice porno la plus recherchée sur Pornhub Monde, c’est Lisa Ann, et c’est le sosie de mon associée dans ma boîte de prod, Ninja&Associés.
Les Français sont, en proportion, les plus gros consommateurs de sexe anal de la plateforme. Est-ce que c’est une façon pour nous, le pays des Lumières, de lutter contre l’obscurantisme ?
Le #anal n°1 en France me fait vraiment plaisir parce que cela prouve que nous sommes encore un pays de rebelles. L’anal représente la transgression, le sulfureux tabou sexuel. J’aime savoir que mon pays est encore composé d’irréductibles rabelaisiens voués à la chair.
Voir : Crac Crac, chaque deuxième jeudi du mois en deuxième partie de soirée, sur Canal+ Décalé.
Par Nicolas Fresco / Photo : Nicolas du Pasquier pour Society
Trouver des vêtements qui nous plaisent n'est pas toujours simple. Le faire sans les voir l'est encore moins. Alors des initiatives naissent un peu partout, sous forme de chaînes YouTube, de marques de vêtements spécialisées ou d'associations comme Un regard pour toi, pour aider les malvoyants à soigner leur apparence.
Par Lucile Deprez / Photo : association Un regard pour toi
Mardi après-midi, 14h. Céline*, 50 ans, se rend au centre commercial des Halles, au cœur de Paris, pour une séance shopping. Objectif : trouver une robe-pull, un gilet long noir et un legging avant la fermeture des boutiques. “J’ai le même style depuis des années, je veux le garder, mais je suis aussi ouverte à d’autres vêtements”, explique Céline. Direction Calzedonia, marque spécialisée dans les bas et collants, avant de faire un tour chez Zara. Bref, une séance shopping classique. Sauf que Céline est malvoyante. Et cette fois, elle est accompagnée de Mylène Pereira, 29 ans, bénévole de l’association Un regard pour toi qui, depuis 2014, conseille les déficients visuels dans leurs achats vestimentaires. La présidente, Hayette Louail, 30 ans, est elle-même atteinte de cécité. “J’ai toujours été soucieuse de mon apparence et nous vivons dans une société d’image, dit-elle. Quand on est déficient visuel, il est difficile de savoir quelle image on renvoie aux autres. J’ai donc voulu aider ces personnes à pouvoir suivre la mode, car c’était pour moi très important.” Depuis peu au chômage et passionnée de mode, Mylène Pereira voulait, elle, s’engager dans une association pour donner de son temps. Quoi de mieux alors que de “fairedu shopping par procuration” ?
Associations, vêtements dédiés et chaînes YouTube
En France, 1,7 million de personnes sont atteintes de troubles de la vision, selon la Fédération des aveugles et amblyopes de France. Les déficients visuels, souvent dépendants de leurs proches, sont aussi entourés par plusieurs associations qui les aident à vivre simplement, à profiter de chaque activité,
En France,
1,7 million de personnes sont atteintes de troubles de la vision, selon la Fédération des aveugles et amblyopes de France
sportive, ludique ou professionnelle. “Un regard pour toi leur permet de s’émanciper par rapport à leur famille ou à leurs amis qui les habillent souvent selon leurs propres goûts. Ils ont peur d’avoir un style vieillot”, détaille Stéphane Garrido, qui fait partie de l’association. Ce stewart de 42 ans prend son rôle très à cœur : “Je vois des tendances différentes dans chaque pays où je vais, ça m’inspire beaucoup et je pense parfois aux adhérents, je me dit que tel ou tel article pourrait leur plaire.” Sandya Sandanakichenin, une autre bénévole de 24 ans, se souvient : “Pendant une séance shopping, j’ai voulu expliquer à une adhérente ce qu’était un cropped top. Je lui ai dit que c’était comme un t-shirt mais qui s’arrêtait au-dessus du nombril. Ça a été un bon moment de rigolade car elle ne comprenait pas l’intérêt de montrer son ventre.”
Ainsi, on voit naître de plus en plus d’initiatives dédiées à accompagner les malvoyants, stylistiquement parlant. Les frères Bryan et Bradford Manning, atteints d’une déformation génétique de la rétine et donc bien conscients que le toucher est pour certains primordial dans leurs choix vestimentaires, se sont lancés en 2016 dans l’élaboration de vêtements pour lesquels le tissu prime, mais pas au détriment du style. Leur marque, Two Blind Brothers, basée à New York, propose aux déficients visuels des basiques féminins et masculins fabriqués à partir de coton ou de bambou. L’objectif, résumé avec le slogan “Sentez la différence”, est d’obtenir un toucher doux. De jeunes malvoyantes ont également lancé leur chaîne YouTube de conseils beauté et mode. Parmi elles, la Britannique Lucy Edwards et la Canadienne Molly Burke. Toutes deux âgées d’une vingtaine d’années, elles passent plus de dix minutes par vidéo à détailler leur routine maquillage ou shopping. Molly Burke, égérie Dove, a plus de 195 000 abonnés et approche en moyenne les 15 000 vues à chaque nouvelle vidéo. Dans l’une d’elle, la jeune femme fait l’inventaire de ses derniers achats. Casquette, collier, ceinture, jean… tout y passe. “Ce top noir, aux manches longues, avec un imprimé rouge à lèvres ira parfaitement avec le collier que je vous ai montré et avec un jean.” Les youtubeuses s’adressent aux filles partageant le même handicap, mais pas seulement. Dans les commentaires, des jeunes filles, malvoyantes ou non, remercient Molly Burke pour ses conseils, lui demandent son avis pour l’achat de vêtements et l’encouragent.
“Montrez-moi, que je touche”
Aux Halles, Céline est un peu déçue. Il ne reste plus que deux leggings du modèle qu’elle affectionne chez Calzedonia, alors qu’elle en aurait voulu trois. Le vendeur lui en propose un autre, plus épais. “Montrez-moi, que je touche”, demande-t-elle. L’inspection commence. L’acheteuse tâte, longe les coutures, fait glisser le vêtement entre ses doigts. “Non, ça n’ira pas.” On lui en apporte un autre, en similicuir cette fois. “La ceinture est plus fine et la matière ressemble plus à ce que je porte. » Céline veut bien essayer. Mais elle est dubitative. Mylène aussi. Céline passera pour cette fois. Chez Zara, la bénévole trouve un long gilet
Nous ne devons pas calquer le style des adhérents sur le nôtre, ils ont leur propre personnalité, nous devons juste être des assistants
Sandya, bénévole d’Un regard pour toi
noir. Une minute suffit à Céline pour affirmer que ce n’est pas la bonne taille : “Il est trop petit, il n’y a pas la taille au-dessus ?” Ellene voit pas les vêtements, elle les ressent. Une manière de vivre la mode bien loin des habitudes des voyants – qui n’a pas déjà craqué pour une couleur ou un motif au détriment de la matière ? Au moindre doute, Mylène est là pour lui donner un avis neutre et objectif, c’est son rôle. Sandya détaille : “Nous ne devons pas calquer le style des adhérents sur le nôtre, ils ont leur propre personnalité, nous devons juste être des assistants.” Un avis partagé par Stéphane : “Nous pouvons aimer un modèle qu’ils n’aiment pas et inversement. Il m’est arrivé qu’une adhérente flashe sur un t-shirt. Elle le trouvait agréable à porter mais il y avait une énorme tête de tigre dessus, jusque sur les manches. Je lui ai donc expliqué qu’elle ne pouvait pas aller travailler avec ce type de vêtement.”
Vers 16h, Céline met enfin la main sur un gilet noir long, mais au style plus sophistiqué que ce qu’elle recherchait. En fait, c’est Mylène qui l’a trouvé, et a tenté quand même : “Il est ouvert sur le devant comme tu le veux et les finitions sur le col et le haut des poches sont en similicuir, comme le legging de tout à l’heure.” Tournant le dos au miroir, Céline s’exclame dans un large sourire : “C’est joli !”
*le prénom a été changé
Par Lucile Deprez / Photo : association Un regard pour toi
Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".
Les minimalistes étaient d’accord pour se débarrasser des objets et accéder à un état de conscience supérieur. Ils ont créé des communautés, écrit des livres et empêché leurs invités de s’asseoir sur des chaises. Mais la spiritualité à l’heure de Facebook et YouTube n’est pas aisée, et la quête de la pureté se confond souvent avec celle de l’image.
Par Aymeric Guittet
La première chose qui frappe dans l’appartement de Jenny Mustard, c’est l’écho. Les pièces, vides, et les murs, dépourvus de décoration, font rebondir la voix comme dans une église. Tableaux, canapé, tabourets, tables, tapis, affiches, livres, vaisselle, chaussures, vêtements, rideaux ou armoire de la grand-mère ont disparu. Jenny Mustard, 31 ans, a décidé de débarrasser son appartement de tous les objets inutiles pour “se concentrer sur ce qui est joyeux et important”. Elle a aussi choisi de se raser les sourcils chaque matin et de ne porter que des habits monochromes. Jenny Mustard est minimaliste. Et pas n’importe laquelle. Avec sa chaîne YouTube qui compte 280 000 abonnés, elle est une icône du rejet des biens matériels nommé “minimalisme”. Après avoir touché la musique et la mode, cette tendance a envahi les appartements, mais aussi les réseaux sociaux et les livres, qui relaient à l’envi des messages tels que “less is more”, “apprendre à jeter pour simplifier sa vie” ou “libérez-vous du superflu, reprenez le contrôle”. “Asseyez-vous dans une pièce et regardez tous les objets qui s’y trouvent. Imaginez qu’ils sont tous reliés à vous par une corde. […] Essayez de vous lever et de vous déplacer avec tous ces trucs qui traînent, cognent, s’entrechoquent. Pas facile, hein ?” écrit par exemple Francine Jay, dans une publication Facebook. Avec le Japonais Fumio Sasaki, l’Américain Josha Becker ou la Française Dominique Loreau, elle est l’une des penseurs de ce mode de vie qui voient dans les objets un obstacle à une plus grande liberté, une meilleure connaissance de soi et un temps retrouvé.
“Se détacher du matériel pour ne vivre qu’avec ce dont on a besoin”
Sur Facebook, des groupes dédiés très actifs ont fleuri, “Les Licornes pailletées du 71”, “Gestion budgétaire, entraide et minimalisme” ou encore “Les Apprentis minimalistes”. Mino Rakotozandriny est l’administratrice de ce dernier, qui compte 13 000 membres. Née à Madagascar, elle raconte son chemin vers le minimalisme : «“Quand je suis arrivée en France, j’ai découvert la société de consommation. J’ai commencé à beaucoup acheter. Le samedi, j’allais dans les centres commerciaux. Cela a continué avec mon mariage et l’arrivée de mon premier enfant.” C’est à l’occasion du déménagement dans un appartement dépourvu de cave qu’elle se met à tout jeter. “On se fie aux publicités, à ce que la société nous dit de faire. Il y a une forme de course à la nouveauté, et on se retrouve avec plein d’affaires inutiles. Je me suis débarrassée de ma bibliothèque pour ne
On se fie aux publicités, à ce que la société nous dit de faire. Il y a une forme de course à la nouveauté, et on se retrouve avec plein d’affaires inutiles
Mino Rakotozandriny
garder que quelques livres. Je ne fais presque plus d’achats coup de cœur. Le minimalisme, c’est se détacher du matériel pour ne vivre qu’avec ce dont on a besoin.” Son groupe se veut une communauté d’entraide pour atteindre ce nouvel anticonsumérisme. Les minimalistes en herbe y échangent retours d’expérience et conseils dans un esprit bienveillant. Ici, une jeune fille vient “partager son expérience de matelas au sol”, quand une autre informe qu’elle “croule totalement sous les chaussettes” ; une modératrice, ailleurs, relaie un article du site espritminimaliste.com en concédant “qu’avec toute la bonne volonté du monde, on rencontre parfois un obstacle majeur vers une vie plus simple : notre conjoint”. Mais les publications les plus appréciées, celles qui peuvent entraîner une avalanche de likes et de commentaires, sont les photos d’appartements minimalistes. “Instit’ Coton” demande ainsi à la communauté “[s]on avis sur son salon, j’aimerais savoir s’il est minimaliste. En quoi pensez-vous qu’il puisse être amélioré ?” et joint les photos d’un appartement aux tons blanc et noir, rideaux tirés. Deux lampes dévoilent un parquet flottant nu, un écran plasma 30 pouces fixé au mur, quatre tabourets rouges et une plante verte. Les réactions sont plutôt positives : “J’aime beaucoup, ça a l’air tout doux”, pense Maud, alors que Jeanne remarque une “petite touche de rouge Feng Shui” dans les tabourets, pas du goût de Stéphanie qui trouve que leur couleur “casse l’harmonie”. “À l’origine, le groupe n’était pas centré sur le partage de photos d’appartement, et nous avons un vrai problème avec ça, reconnaît Mino. Les membres sont trop focalisés sur le désencombrement matériel, nous sommes obligés de les recadrer.Parfois, nous relevons des profils extrêmes. Je me souviens de Paul, qui avait posté une photo de son séjour avec juste une chaise.” Pour qu’ils ne perdent pas le nord, Mino propose sur son site un programme “Je simplifie ma vie” en treize étapes pour “reprendre sa maison en main” et amorcer “un nouveau départ”, facturé 157 euros.
“J’aime le côté vaisseau spatial de ce WC”
Puisque alléger sa vie ne semble décidément pas facile, de nombreuses youtubeuses se chargent aussi de vous montrer la voie. Outre-manche, Silke Dewulf, professeure de yoga, propose une visite virtuelle de son logis, annoncée par le titre “New London Apartment Tour / Vegan Minimalist Apartment”. Le deux pièces respire la lumière. Les murs bleu ciel sont vierges. Au sol, une plante
Pas de chaise : “Mes amis et moi trouvons cela très confortable de nous asseoir par terre”
Silke Dewulf
Monstera, une table basse où reposent un ordinateur portable et un smartphone griffés d’une pomme. Pas de chaise : “Mes amis et moi trouvons cela très confortable de nous asseoir par terre”, dit Silke. Finalement, le seul engin qui dépasse le mètre trente est le purificateur d’eau autonome. Placé au centre de la pièce, haut de 76 centimètres et de forme cylindrique, il serait “le système idéal en cas d’urgence ou de désastre naturel”, selon le fabricant, qui en demande 250,10 euros. Pour Silke, le passage vers le minimalisme s’est fait après une période de sa vie où quand elle s’ennuyait, elle faisait du shopping. “J’étais une acheteuse compulsive. Mais je ne me servais jamais des objets ou vêtements acquis.” C’est grâce à des vidéos sur Internet que se produit le déclic. Silke passe de 20 paires de chaussures à deux. Pour elle, il y a différentes interprétations du minimalisme, mais la sienne tient à “être averti de ce que l’on achète, notamment sur la qualité. Je serai minimaliste toute ma vie. Je pense que ce n’est pas une mode, mais que cela va devenir un mouvement encore plus grand”.
Jenny Mustard présente elle aussi ses appartements simplifiés, dans pas moins de quatre vidéos dédiées, qui totalisent 1,6 million de vues. Certaines pièces sont agencées selon un thème (“intérieur scandinave moderne”, par exemple), d’autres sont presque totalement vides. Leur point commun ? L’absence de couleur et le soin porté au choix de l’objet. Chacun bénéficie d’un arrêt sur image, et le nom de la marque apparaît. Au fil des visites, on découvre la chaise acapulco par Ok Design, le placard “réservé aux vêtements noirs” et le “siège des WC qui ressemble à un vaisseau spatial”. Jenny reconnaît qu’elle n’a “pas toujours vécu dans des lieux blancs et porté des vêtements monochromes. Cela a été un cheminement, ma recherche de la beauté passant par différentes phases”. La quête du beau fut le point de départ : “J’ai commencé le minimalisme comme une démarche esthétique. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai compris que la simplicité était un concept applicable à la totalité de mon style de vie, et pas seulement à son apparence.”
Les minimalistes cacheraient des choses sous leur tapis imaginaire
L’apparence. C’est ce que reproche Dominique Loreau à cette ébullition minimaliste. L’essayiste française, qui vit au Japon depuis 38 ans, a façonné malgré elle le mouvement avec un ouvrage paru dès 2005, L’Art de la simplicité. Elle y explique que certains associent l’image qu’ils ont d’eux aux biens qu’ils détiennent, et que tout ce que nous possédons devrait être transportable dans un sac de voyage. Mme Loreau, dont la photo de profil WhatsApp est une tasse de thé, regarde pourtant avec tristesse les pratiques actuelles de désencombrement : “Je ne me reconnais pas du tout dans le terme ‘minimalisme’. Je prône la simplicité,
Ils sont esclaves de leur minimalisme. C’est devenu une mode déplorable, un business. Les visites d’appartement, c’est d’un ridicule, c’est creux. Il est possible d’être très simple en étant entouré de beaucoup de biens matériels
Dominique Loreau
qui ne se résume pas à compter le nombre de petites cuillères que l’on possède. C’est à l’opposé du m’as-tu-vu.” Pour elle, les minimalistes peuplant les blogs et les réseaux sociaux “chérissent l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. Ils sont esclaves de leur minimalisme. C’est devenu une mode déplorable, un business. Les visites d’appartement, c’est d’un ridicule, c’est creux. Il est possible d’être très simple en étant entouré de beaucoup de biens matériels.” À l’écouter, les minimalistes extrêmes, aux appartements quasi vierges, cacheraient même des choses sous le tapis – à supposer qu’ils en aient un : “Vivre avec trois fois rien, c’est faux. Les gens qui prônent cela ne nous montrent pas tout.” Et de prendre en exemple le très couru Fumio Sasaki, dont le livre Goodbye Things a été publié en quatorze langues, et qui se serait remis à accumuler des objets. Pour Dominique Loreau, le minimalisme extrême touche au religieux. Au Japon, il est pratiqué par les bonze zen, des prêtes bouddhistes vivant avec très peu. “Des gens comme Fumio Sasaki, il y en peut-être dix au Japon, prévient l’essayiste. Ils ont tellement influencé les jeunes que plusieurs ont fini dans des hôpitaux psychiatriques. Ils se sont consumés de l’intérieur.”
Comment, alors, trouver la voie vers le bonheur, le temps, l’ataraxie, si ce n’est en se débarrassant du matériel ? Florie Buecheler, romancière installée à Paris, a bien une idée : «“Le but n’est pas de se lancer dans la course à celui qui aura le moins d’objets possible, parce que le travers est le même que dans la consommation : l’objet est placé au centre.” Au contraire, avance t-elle, “c’est en questionnant le sens émotionnel que l’objet a pour nous, en le détachant de notre identité, en acceptant qu’il n’apporte pas la réponse à nos questions, que l’on peut atteindre ses buts et se retrouver. Ce n’est pas posséder une GoPro qui fera de vous un aventurier.” Mission peut-être accomplie pour Florie, qui pense avoir ainsi “retrouvé le plaisir des objets”. Dominique Loreau va encore plus loin : “Il faut se détacher du monde virtuel. Je ne sais pas ce que les gens font toute la journée avec leur portable. Et la vraie simplicité, c’est de rejeter son ego.” Ah, voilà, on savait que ce n’était pas si facile.
Par Aymeric Guittet
Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".
Le 9 janvier dernier, l'Autorité des marchés financiers rappelait à la star de télé-réalité Nabilla que “le Bitcoin c'est très risqué ! On peut perdre toute sa mise. Pas de placement miracle. Restez à l'écart”. Un peu plus de quatre mois plus tôt, le 30 septembre, le lanceur d’alerte Edward Snowden remettait lui aussi en question le Bitcoin. Mais cette fois, en mettant en lumière une autre cryptomonnaie, le ZCash, qui a depuis vu son cours grimper et suscité l’intérêt d’une grande banque américaine, JP Morgan Chase, et d’un groupe de hackers très influent, les Shadow Brokers.
Par Cyril Coantiec
“À la prochaine crise financière, le Bitcoin s’imposera comme une monnaie à part entière. Les autres ne tiendront pas le choc.” Sofiane Bouhaddi est sûr de lui. Tellement que dans son bar, le Sof’s Bar, situé en plein cœur de Paris, il organise des meet-up plusieurs fois par mois, où des aficionados du Bitcoin, âgés de 25 à 40 ans, travaillant dans la finance et l’informatique, viennent discuter de l’avenir de la cryptomonnaie créée en 2008 par un Japonais contre le système bancaire traditionnel. Et lors de ces rendez-vous, le pub affiche toujours complet. Il faut dire que, malgré la bulle spéculative qui l’entoure, la pionnière et la plus médiatique des monnaies virtuelles se retrouve à un niveau jamais atteint auparavant : un Bitcoin vaut aujourd’hui 11 500 euros. Devant un tel succès, des centaines d’autres monnaies virtuelles ont vu le jour. Comme le Ripple, qui a connu une croissance de 36 000 % en 2017, soit la plus grosse augmentation. Mais aussi le ZCash qui, depuis octobre 2016, truste le haut du classement des cryptomonnaies les plus en vogue.
La confidentialité, pierre angulaire du ZCash
Créé par l’Américain Zooko Wilcox, le ZCash se base sur ce qui a fait le succès du Bitcoin : être une monnaie virtuelle, ne dépendre d’aucun État et s’autoréguler automatiquement. Mais il inclut un volet de confidentialité en plus. À la différence du Bitcoin, pour lequel chaque transaction est inscrite dans une immense base de données, la blockchain, l’équipe de développeurs à l’origine du ZCash a réussi à intégrer une technologie, le zk-SNARK, qui rend les transactions entre les utilisateurs totalement anonymes. Fabrice Marchal, ingénieur et co-créateur de la communauté francophone du ZCash, s’est laissé séduire par cette
La banque JP Morgan Chase, plus grande banque des États-Unis, a intégré, le 17 octobre dernier, la technologie de confidentialité du ZCash, le zk-SNARK, à son système de transaction
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monnaie. Elle permet, selon lui, de revenir à ce qui fait l’essence d’un moyen de paiement basique tout en pariant sur l’avenir. “En réalité, cette confidentialité revient au cheminement d’un billet de banque en liquide. Lorsqu’on effectue un achat avec un billet, aucune donnée n’est enregistrée concernant l’émetteur, le destinataire et la valeur fiduciaire, confie l’homme de 28 ans. Pour le ZCash, c’est le même principe. La seule différence est que la monnaie n’est pas matérielle, tout est virtuel. Et si on peut gagner plus que ce que qu’on a injecté, c’est tentant d’essayer » Le féru d’informatique, DUT informatique et école d’ingénieur en poche, utilise et rembourse de temps en temps un ami en ZCash. « Il y a trois mois, j’ai taché la chemise d’un pote, Maxime. Je lui ai remboursé le pressing, une somme de 20 euros qu’il avait avancée, en ZCash. Aujourd’hui, avec le cours actuel, il possède 90 euros en monnaie virtuelle (11 600 euros désormais, le cours du ZCash ayant grimpé depuis, ndlr). En rigolant, je lui ai dit que je pouvais tacher sa chemise encore plusieurs fois.” Car un ZCash vaut aujourd’hui 580 euros. Une somme qu’un détenteur de ZCash peut retirer à tout moment à la Maison du Bitcoin, à Paris, ou sur le site internet coinhouse.co.
La banque JP Morgan Chase, plus grande banque des États-Unis, a intégré, le 17 octobre dernier, la technologie de confidentialité du ZCash, le zk-SNARK, à son système de transaction pour masquer toutes les informations identifiables, tout en permettant au réseau la possibilité de vérifier les échanges. La monnaie virtuelle a alors vu son cours doubler en quelques heures, puis ne plus cesser d’augmenter. Un groupe de hackers américains, les Shadow Brokers (les courtiers de l’ombre, en français), a offert en mai 2017 la possibilité à des personnes de lire des informations confidentielles de la NSA contre l’équivalent de 22 000 euros à payer en ZCash. Une bonne publicité pour la monnaie, comme le certifie Renaud Lifchitz, ingénieur expert sécurité à Digital Security : “C’est bénéfique pour le ZCash. Plus on parle de quelque chose, plus on suscite l’intérêt et plus le cours de la monnaie monte. C’est exactement le même principe que sur les marchés boursiers. À chaque annonce, on a assisté à une montée du cours.”
Minage à trois
Un potentiel qui attire de plus en plus de gens, donc. Et si certains achètent juste de la monnaie, d’autres ont pris le pari de “miner”, ce qui signifie “créer de la monnaie” dans le monde des monnaies virtuelles, car pour que la monnaie maintienne son cours, il faut produire de la valeur. Pour cela, il est nécessaire
Un paiement en ZCash n’est pas encore possible sur un smartphone. Le système est complexe. Il ne faut pas oublier que c’est une cryptomonnaie récente. Il faut lui laisser encore un peu de temps. Le Bitcoin a mis cinq ans pour se démocratiser en France
Renaud Lifchitz
d’investir dans du matériel informatique : plusieurs cartes graphiques, un peu bruyantes à cause des ventilateurs ; une carte mère ; un disque dur ; une connexion à Internet ; et des palettes en bois, sur lesquelles poser le tout. Cependant, le minage n’est pas à la portée de tous. Pour installer et faire démarrer le procédé, de très bonnes connaissances en informatique sont requises. Le minage peut se révéler coûteux. “Même si l’on trouve le matériel nécessaire dans n’importe quelle boutique d’informatique, les prix sont un peu élevés, assure Fabrice Marchal, qui fait partie de ceux qui ont préféré créer plutôt qu’acheter. Il faut compter 350 euros pour une carte graphique correcte et au minimum 350 euros encore pour le reste de l’équipement. Comme je ne disposais pas de l’argent nécessaire, nous sommes trois à partager un rig de minage. J’ai installé le matériel dans une petite chambre, dans mon appartement. Nous produisons au total 0,012 ZCash par jour (soit 7,02 euros sur le cours actuel, ndlr).”Si la somme peut paraître faible, le cours de la cryptomonnaie varie et certaines périodes se montrent plus intéressantes financièrement que d’autres, comme l’explique l’ingénieur. “Je mine toute l’année. En hiver, c’est encore plus profitable parce que l’énergie qu’utilisent les cartes graphiques permet de chauffer les pièces de l’appartement. Je ne dépense pas d’argent dans l’électricité. Et ça rapporte de l’argent, contrairement à un radiateur”, s’amuse-t-il, dans sa doudoune sans manches.
Payer en ZCash d’ici cinq ans ?
Cependant, s’il est présenté comme une bonne alternative, le ZCash montre quelques limites. Après un peu plus d’un an d’existence, il est encore peu démocratisé, que ce soit sur le web et dans les établissements. Pour Renaud Lifchitz, la cryptomonnaie n’est pas encore assez facile à utiliser pour plaire au plus grand nombre. “Un paiement en ZCash n’est pas encore possible sur un smartphone. Le système est complexe. Il ne faut pas oublier que c’est une cryptomonnaie récente. Il faut lui laisser encore un peu de temps. Le Bitcoin a mis cinq ans pour se démocratiser en France”, précise l’ingénieur de 35 ans. D’autant qu’un concurrent lui donne du fil à retordre : l’Ether. Créé en mai 2015, il est la deuxième cryptomonnaie la plus utilisée après le Bitcoin, exploitée par une trentaine de grandes entreprises comme BP, Intel, ING et Microsoft. Selon Victor Abraham, fondateur du site d’actualité sur les cryptomonnaies CryptoActu, voir le ZCash s’imposer peut prendre du temps. “Il est compliqué pour un commerçant de proposer un produit dont le prix affiché ne vaudrait pas la même chose d’une heure à l’autre, et pour un utilisateur de ne pas savoir si l’argent qu’il possède vaudra assez le lendemain pour faire ses courses, assurel’étudiant de 20 ans en ingénierie informatique. La stabilité est un réel pari à surmonter pour une cryptomonnaie comme le ZCash, dans l’idée de remplacer les monnaies fiduciaires. Le défi est compliqué à résoudre, personne ne semble avoir la solution aujourd’hui.” Fabrice Marchal, lui, y croit dur comme fer : d’ici cinq ans, le ZCash s’imposera comme une monnaie à part entière. En attendant, il aura bien d’autres occasions de tacher la chemise de Maxime.
Par Cyril Coantiec
Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".
Aujourd'hui, on a les applis de santé sur smartphone et la télémédecine. Mais quelles seront les prochaines innovations majeures de la médecine ?
Par Stéphane Lancelot
Les pansements soigneront
En Angleterre, le Dr Amber Young et des chimistes ont mis au point un pansement qui devient fluorescent en cas d’attaque bactérienne. Le but : éviter les infections, parfois fatales chez les enfants gravement brûlés. En France, les laboratoires Urgo ont développé un bandage porteur de composants électroniques surveillant les paramètres physiologiques d’une plaie. La société planche également sur des pansements révolutionnaires qui pourraient nettoyer et traiter les blessures, afin de favoriser et accélérer la cicatrisation. Ils devraient voir le jour d’ici dix ans.
On greffera de la peau par impression 3D
À l’aide de bio-imprimantes laser, la société française de biotechnologie Poietis est capable d’imprimer des tissus humains en trois dimensions. Les impulsions laser de l’imprimante projettent un mélange de cellules humaines et de collagène en différents points, jusqu’à reproduire un épiderme. Avec cette technologie, l’entreprise espère pouvoir, dans les dix prochaines années, reconstituer des greffons de peau afin de soigner des patients.
On soignera les embryons
Guérir avant même que la maladie ne se déclare ? C’est possible. Une équipe de chercheurs chinois a récemment réussi à soigner des embryons humains contre la thalassémie, une maladie du sang. Avec une sorte de chirurgie de l’ADN, l’équipe a pu modifier la mutation d’un gène. Cette technique permet ainsi d’éviter une maladie chez un futur enfant avant qu’il ne soit un fœtus. Problème : cela pourrait ouvrir la porte à l’eugénisme (l’amélioration du patrimoine génétique de l’humain) sans aucune motivation médicale.
Les paraplégiques marcheront
Les paraplégiques pourraient un jour troquer leur fauteuil roulant contre un exosquelette, qui les ferait marcher à nouveau. Plusieurs modèles existent déjà. En France, le Centre de médecine physique et de réadaptation de Pionsat, dans le Puy-de-Dôme, participera cette année à l’expérimentation d’un nouvel exosquelette par 35 paraplégiques. Nouveauté : ce modèle sera le premier à ne pas nécessiter l’utilisation de béquilles par son porteur, qui aura donc les mains libres.
Les sourds entendront
Soigner la surdité. Oui vous avez bien lu. Sensorion, une société française, s’est lancée sur le marché du traitement des maladies de l’audition. La biotech développe actuellement plusieurs médicaments. L’un d’eux, le Sens 401, pourrait empêcher les pertes d’auditions irréversibles consécutives à une surdité immédiate.
Par Stéphane Lancelot
Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".
Ils ont été condamnés à plus de dix ans de prison et ont été confrontés aux nombreux problèmes de réinsertion. Parmi eux, peut-être le plus cruel, celui de “l’anesthésie affective”, un mélange de frustration émotionnelle et sexuelle, les empêchant d’aimer à nouveau une fois libres. Plusieurs d’entre eux témoignent.
Par Charles-Édouard Ama Koffi à Bayonne, Lille et Paris / Photos : Charles-Édouard Ama Koffi
En cet après-midi d’octobre froid et pluvieux à Paris, Bernadette tient son café brûlant entre ses mains, se réchauffant comme elle peut. Le genre de journée à rester au chaud. Même pour cette ancienne détenue. “Quand j’avais le droit à des permissions de sortie mais qu’il faisait un temps pareil, qu’est-ce que j’allais faire dehors ? Quand on est détenue pendant si longtemps, on devient comme un animal en cage, on s’habitue à y rester”, lâche-t-elle, la mâchoire serrée. En 2006, cette ancienne salariée dans le social de 59 ans, aujourd’hui à la recherche d’un emploi, a été condamnée à 20 ans de réclusion criminelle, faisant partie des quelques 8 500 “longues peines”, ces personnes condamnées à plus de dix ans de prison. Bénéficiant de remises de peine, elle a retrouvé sa liberté en novembre 2016. Si Bernadette a vécu une vingtaine d’années avec le père de son fils, désormais, elle est habituée à être seule. “On s’aperçoit à la sortie quepour de nombreux couples avec un ancien longue peine, ça ne marche pas. Il y a beaucoup trop de séquelles de la prison. Personnellement, j’y ai vu des choses horribles.”
La plupart des longues peines sont insupportables car ils ont vécu beaucoup de frustration, alors leur conjoint doit être à leur disposition pour réparer tout le mal que la prison leur a fait
Jacques Lesage de la Haye
Pour Jacques Lesage de la Haye, psychothérapeute et ancien prisonnier, les longues peines connaissent le phénomène de “l’homme de métal”, titre de l’un de ses romans où il évoque cette “carapace” qui les entourent. À 79 ans, cet ancien braqueur a vécu un peu plus de onze ans en détention, de 19 à 30 ans. Il y a passé son bac et une partie de ses études. “Doctorant mais pas docteur” en psychologie, il a écrit clandestinement sa thèse en prison sur les effets psychologiques de la frustration affective et sexuelle des détenus. Désormais militant anticarcéral, il a bien analysé le phénomène. “Quand on sort d’une longue peine, on n’est pas apte pour aimer à nouveau. On est confronté à une anesthésie affective.” L’anesthésie affective, Gabi Mouesca, l’un des leaders historiques de l’organisation séparatiste militaire basque Iparretarrak, l’a connue avant de rencontrer Maëlys, son actuelle compagne, avec laquelle il a deux enfants. Après 17 ans de prison, lui aussi avait cette “carapace” émotionnelle une fois sa liberté retrouvée. Entre quatre murs, il était “un tas de viande dans sept ou neuf mètres carrés”. “Peu à peu, tu sens que cette cuirasse disparaît à la sortie. J’étais comme un oignon à qui on enlève les pelures”, se souvient l’homme de 56 ans. C’est grâce à Maëlys qu’il a retrouvé un semblant de vie normale. “En juillet prochain, ça fera 17 ans que je suis dehors, et je suis incapable de dire si je suis normal. J’ai posé des actes qui le laisseraient penser. J’ai fondé un foyer, j’ai deux enfants. J’essaye d’être un papa à la hauteur de sa responsabilité mais je suis toujours habité par la prison.” Président d’une association qui aide à la réinsertion des prisonniers basques, il reste régulièrement en contact avec l’univers carcéral. Pour lui, pas de doute, la prison est un lieu “asphyxiant pour les sentiments”.
Gabi Mouesca.
Une sexualité opprimée en prison
Avec ses tatouages de motard sur les bras, son mètre 90 et son crâne rasé, Éric Sniady a de quoi intimider. Le Ch’ti de 57 printemps en a passé 32 dans ce monde “ultraviolent” qu’est la prison. Lui assure qu’il ne l’est pas. Pour preuve, tombé pour vols à main armée dans les années 80, la presse l’avait surnommé “le braqueur poli”. “La prison est toujours en moi, j’ai vécu trop de souffrances et de violences.” Parmi elles, il y a notamment les agressions sexuelles. “Bien sûr que ça existe, regardez ce qui s’est passé à Meaux dernièrement (en octobre, trois surveillants du centre pénitentiaire de la ville ont été accusés par un détenu de viol avec une matraque, ndlr) !” Ces actes restent difficiles à chiffrer. Surtout que par pudeur, beaucoup de détenus ne témoignent pas. “J’ai vu des mecs se prendre des manches à balais dans le cul ! Il y a des agressions sexuelles et homosexuelles en prison mais pas tant que ça. Moi je n’y crois pas, le pourcentage d’homos est assez faible”, glisse Éric Sniady en se rasseyant sur son siège, un brin mal à l’aise.
Je suis incapable de dire si je suis normal. J’ai posé des actes qui le laisseraient penser. J’ai fondé un foyer, j’ai deux enfants. J’essaye d’être un papa à la hauteur de sa responsabilité mais je suis toujours habité par la prison
Gabi Mouesca
La question n’est pas seulement réservée aux quartiers des hommes. “Il y avait un bon nombre du personnel féminin homosexuel. Beaucoup de détenues se faisaient attraper par les seins, par exemple. Une fois, j’ai même vu une fille se faire taillader le visage dans son lit pour une histoire de jalousie”, se souvient Bernadette. Arnaud Gaillard, sociologue auteur de Sexualité en prison, désirs affectifs et désirs sous contraintes, confirme : “Les tensions se manifestent autour des questions du désir. En clair, les détenues se piquent les femmes entre elles. Leur ego va être basé en fonction de qui elles ont dans leur lit. Tout le monde veut compenser la dévalorisation due à la détention. Les femmes redorent leur blason en étant celle qui faut être désirée. La pratique de l’homosexualité est plus libre que chez les hommes.” Selon lui, en prison, il existe deux types d’homosexualité chez les hommes : “Certains vont avoir des relations avec un homme qu’ils vont considérer comme une femme. C’est une forme d’homosexualité de substitution. Le corps du partenaire est là pour imager le corps d’une femme.” Et il y a l’homosexualité de circonstance, “par des hommes qui se disent hétérosexuels mais qui finissent par avoir des pratiques homosexuelles en prison parce que faute de merles, on mange des grives”. Pour tous les autres, il faut faire face à la question de la privation de la sexualité, ajoutée à celle de la liberté. Et cela passe souvent par les plaisirs solitaires.
De la misère sexuelle à l’anesthésie affective
Loin des regards, avec de l’imagination ou devant un écran, les détenus comblent le manque. Notamment le premier samedi du mois. “On m’a raconté que les soirs de diffusion de films pornographiques sur Canal+, il régnait un grand silence dans les prisons, raconte Aranud Gaillard. Chacun s’activait avec sa propre libido. Seul, à distance de la pudeur.” La masturbation en prison n’a pas seulement vocation à satisfaire une pulsion ou un plaisir. “Une bonne partie des personnes détenus hommes m’expliquaient que l’une des premières raisons de la masturbation en prison était de maintenir le bon fonctionnement des organes. Il n’était plus seulement question d’enrichir une narration libidinale. La masturbation était pratiquée pour être certain que cette partie du corps qui est l’endroit de l’intime avec le cerveau soit sauvegardée.” Pour Jacques Lesage de la Haye, qui a interrogé plus d’une cinquantaine de détenus pour sa thèse, le recours à la masturbation en prison “crée un mal-être affectif et une misère sexuelle. Les films érotiques et pornographiques sont un exutoire minimal”. Il ajoute que l’absence prolongée de relations sexuelles débouche sur une “intolérance à la frustration et un état d’hypersensibilité”, qui participe à rendre les détenus violents et irascibles. Éric Sniady a connu cela et ne peut qu’approuver, pudiquement. Le problème étant que quand il est pratiqué seul, il peut “provoquer des éjaculations précoces ou de l’impuissance à la sortie. Environ 80% des anciens détenus souffrent de ça. C’est destructeur pour un homme”, déplore Jacques Lesage de la Haye. De son côté, Bernadette “fantasme” désormais la vie à deux mais a peur de s’y “confronter”.
Jacques Lesage de la Haye.
À tel point qu’il lui est arrivé de rencontrer plusieurs hommes et de “disparaître” en changeant de numéro au moment où elle sentait qu’ils pouvaient réellement s’intéresser à elle. Cette opposition entre le fantasme et la difficulté d’apprivoiser le corps de l’autre est un thème récurrent pour les longues peines. Chez les femmes, la masturbation est aussi pratiquée à l’intérieur mais semble moins courante que chez les hommes. “Les femmes ne vont pas exprimer la même nécessité de faire fonctionner leur corps. Dans leur discours, elles disent beaucoup plus qu’elles ont un besoin de tendresse qui va passer par le sexe ou la périphérie du sexe”, analyse Arnaud Gaillard. Bernadette enchaîne : “Le manque d’affectivité était le plus dur mais je l’ai reporté sur mon fils, sur mes amis, sur les combat à mener au sein de la prison, où l’on est amputé de sa raison d’être un humain complet.”
“La prison fait son sale boulot”
Conscient de cette problématique aussi brûlante que taboue que représente la sexualité en prison, le ministère de la Justice a mis en place des unités de vie familiales (UVF) en 2003. Surnommés “baisodromes” par les détenus et les matons, les UVF sont de petits appartements meublés de 50 à 80 mètres carrés où les longues peines peuvent rencontrer leur conjoint ou leur famille. Selon les chiffres du ministère, il existe aujourd’hui 120 UVF réparties sur 37 des 186 établissements pénitentiaires français. Ces UVF sont “accordés tous les trois mois et durent de six à 72 heures max”, précise Éric Sniady. Même s’il regrette qu’ils soient utilisés comme une “carotte” avec les détenus, il reconnaît l’utilité de ces structures souvent loin des regards des surveillants, beaucoup moins pressants que dans les parloirs. “Les UVF ne sont pas des parloirs. Avoir une relation sexuelle dans les parloirs, c’est dégradant, c’est pire qu’entre animaux, il n’y a aucun plaisir”, estime Bernadette qui milite pour que ces UVF soient présentes dans toutes les prisons. Malgré tout, elles ne sont pas des remparts au délitement des couples du fait de la distance et de l’éloignement. La plupart du temps, ils ne résistent pas aux années d’incarcération. C’est ce qu’a connu Gabriel Mouesca, qui s’est marié en détention avant de divorcer au bout de dix années derrière les barreaux. “La prison a fait son sale boulot dans la relation et on est passés du lien amoureux au lien amical. À un moment est venu sur la table le mot divorce, se remémore-t-il, le regard au loin. L’absence de lien physique est presque secondaire. Quand tu sais que ton courrier va être lu par un magistrat et par des fonctionnaires pénitentiaires, tu sais que ton message va être violé. Tu envoies alors un courrier qui est presque neutre dans le fond et dans la forme, par pudeur. Sur le long terme, quand tu reçois un courrier tiède, qui n’est pas chaud comme un langage amoureux, tes sentiments deviennent tièdes et la relation amoureuse devient une relation d’amitié.”
Éric Sniady et Marie-Agnès, sa compagne.
Une fois dehors, les longues peines sont constamment ramenées à leurs difficultés rencontrées en prison. En couple depuis quatorze mois, Éric Sniady en sait quelque chose. Il a rencontré Marie-Agnès, sa compagne, à Lille, lors d’une séance de dédicaces de son livre, Entre quatre murs. “Les anciens détenus veulent rattraper les années perdues. La plupart des longues peines sont insupportables car ils ont vécu beaucoup de frustration, alors leur conjoint doit être à leur disposition pour réparer tout le mal que la prison leur a fait”, analyse Jacques Lesage de la Haye. Pour Bernadette, c’est dans les magasins de prêt-à-porter que ses années de prison lui reviennent à la figure comme un boomerang : “Dans les cellules, il y a une espèce de glace incrustée dans les murs que l’on ne peut pas déplacer, et on ne peut pas vraiment se voir. Le problème est que l’on ne sait pas comment on est foutue. C’est parfois un choc à la sortie quand on ne voit pas son corps pendant plusieurs années.” Après toutes ces années qui “déshumanisent”, elle semble résignée. “Je ne me sens pas spécialement désirable. Je ne suis plus dans la même attitude qu’avant. Ça me faisait plaisir de plaire, maintenant je m’en fous. Je me maquille seulement pour essayer de me donner encore une figure humaine.”
Par Charles-Édouard Ama Koffi à Bayonne, Lille et Paris / Photos : Charles-Édouard Ama Koffi
Cet article est le fruit d’un partenariat avec le CFPJ, dont douze étudiants ont traité spécialement pour Society des sujets sur les thèmes suivants : "Révolution" et "En Marge !".